Enseignant-chercheur en linguistique française, avec dix ans d’expérience. Il enseigne à l’Institut Supérieur des Arts et Métiers de l’Université de Gabès et est affilié à la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de l’Université de Sousse. Ses recherches, publiées dans des revues internationales, portent sur la syntaxe, la sémantique et la sociolinguistique du français. Membre d’un laboratoire international, il apporte une dimension mondiale à ses travaux.
Enseignant et chercheur en langue arabe à l’Institut Supérieur des Arts et Métiers de Tataouine, Tunisie, où il est également responsable du département Éducation et Enseignement. Ses recherches se concentrent sur les interactions multi et transdisciplinaires de la langue arabe, notamment au confluent du français et de l’anglais. Il contribue activement à l’amélioration des programmes éducatifs et publie des travaux sur le bilinguisme et le multilinguisme dans des contextes variés. Ses efforts académiques ont un impact significatif sur les études linguistiques et les approches pédagogiques en Tunisie et au-delà.
Abstract
Le don, en tant qu’acte social, est empreint de complexités et de significations diverses. Cet article étudie la manifestation linguistique du don, en examinant ses interprétations sémantiques et sociolinguistiques. Nous nous appuierons sur les travaux de Marcel Mauss qui considère « le don comme un fait social total, engageant divers aspects de la vie sociale, économique et culturelle ». En complément, nous examinerons les perspectives contemporaines, telles que celles proposées par Godbout et Caillé, qui explorent la dynamique du don dans les sociétés modernes. En analysant les discours sur le don dans différents contextes sociaux et culturels, nous mettrons en lumière comment le langage du don révèle les attentes et les normes sociales en constante évolution. Notre méthodologie repose sur une analyse linguistique et sociologique des termes et expressions associés au don dans divers corpus textuels, permettant ainsi de dégager les représentations collectives et individuelles qui façonnent cet acte.
Whisk ferns - Fukami, Gyokuseidō, and Kanga Ishikawa. Seisen Matsuranfu : shokoku bonsai shashin. Mikawa: Gyokuseidō zōhan, 1837.
Introduction : subtilités des expressions langagières liées au don
Dans le tissage complexe des interactions humaines, le concept de don émerge tel un fil d’or, tissant des liens inextricables entre langage, culture et société. L’article présent se propose d’explorer les nuances subtiles et les ramifications profondes de ce concept fondamental à travers le prisme de la linguistique, de la sémantique et de la sociolinguistique. En nous plongeant dans les méandres de la parole, nous entreprenons un voyage érudit à travers quatre axes principaux, chacun éclairant une facette distincte de la richesse et de la complexité du don : « les manifestations linguistiques », « les interprétations sémantiques », « les perspectives sociolinguistiques » et « les dimensions culturelles et anthropologiques ».
Cette exploration minutieuse vise à dévoiler les subtilités des expressions langagières liées au don, à sonder les strates sémantiques de son concept, à scruter les dynamiques sociales qui le sous-tendent et à sonder les profondeurs culturelles qui l’érigent en pilier de l’existence humaine. Par cette démarche académique et rigoureuse, nous aspirons à éclairer les recoins sombres de ce phénomène universel et à contribuer ainsi à une compréhension plus profonde et éclairée des intrications de la vie sociale et linguistique.
1. Manifestations linguistiques du don
Les manifestations linguistiques du don constituent un champ d’étude riche et complexe, où la langue ne se contente pas de nommer un acte, mais devient elle-même l’acte de donner. Dans cette perspective, les théories linguistiques modernes, notamment celles basées sur les corpus de langues parlées, offrent des outils précieux pour analyser comment le don se manifeste dans le discours quotidien. Le corpus C-ORAL-ROM, dirigé par Cresti et Moneglia (2005), est une ressource incontournable pour une telle analyse, fournissant des données authentiques et variées sur les langues romanes parlées. Le don, en tant qu’acte social, est intimement lié à la langue qui le véhicule. La langue, dans ce contexte, devient le véhicule de ces obligations à travers des formes variées de discours. Dans les expressions langagières à propos du don dans les langues romanes, certaines manifestations linguistiques sont observées à travers plusieurs dimensions discursives, notamment les actes de parole, les expressions idiomatiques et les structures syntaxiques.
Actes de parole et pragmatique
Les actes de parole associés au don constituent un élément fondamental de la communication sociale. Ces actes incluent les promesses, les remerciements, les offres et les acceptations, qui sont autant de moyens par lesquels les individus expriment leur engagement envers le don. Dans le contexte des langues romanes, ces actes de parole sont fréquemment observés et offrent un terrain fertile pour l’étude de « la pragmatique linguistique ». Les exemples authentiques de ces actes de parole peuvent être trouvés dans divers contextes sociaux, allant des interactions quotidiennes entre amis et membres de la famille aux échanges formels dans des contextes professionnels ou institutionnels. Par exemple, une promesse de don peut être formulée de manière explicite, comme lorsque quelqu’un déclare « Je te donne ce livre », ou de manière implicite, comme dans une phrase telle que « Ce serait pour toi ». Ces variations reflètent la complexité des normes sociales et des attentes contextuelles qui entourent l’acte de donner dans les langues romanes.
L’analyse de ces actes de parole dans le corpus C-ORAL-ROM permet de mieux comprendre leur fonction et leur fréquence dans le discours quotidien. En examinant les différents contextes dans lesquels ces actes se produisent et en étudiant les choix linguistiques des locuteurs, il est possible de saisir les nuances subtiles de la communication verbale liée au don.
Expressions idiomatiques et locutions figées
Les expressions idiomatiques et les locutions figées représentent un aspect essentiel de la manifestation du don dans les langues romanes. Ces expressions, souvent ancrées dans la culture et l’histoire d’une communauté linguistique, véhiculent des valeurs et des significations profondes liées à l’acte de donner. Les exemples authentiques d’expressions idiomatiques liées au don sont parsemés dans une variété de sources, y compris la littérature, la musique, le théâtre et les médias populaires. Par exemple, en français, l’expression « faire un cadeau » dépasse souvent le sens littéral de donner un objet matériel pour exprimer une intention altruiste ou un geste de générosité. Cette utilisation de la langue illustre la manière dont les locuteurs des langues romanes attribuent des significations symboliques et culturelles au don. L’exploration de ces expressions idiomatiques dans le corpus C-ORAL-ROM permet de cartographier la diversité linguistique et culturelle des langues romanes. En identifiant les différentes manières dont le don est conceptualisé et exprimé à travers ces expressions, il est possible de mieux comprendre les valeurs et les croyances qui sous-tendent la pratique du don dans ces communautés linguistiques.
Structures syntaxiques
Les structures syntaxiques utilisées pour exprimer le don dans les langues romanes offrent un autre angle d’analyse important pour comprendre la dynamique de la communication verbale. L’emploi de certaines constructions syntaxiques peut refléter des nuances subtiles dans l’acte de donner, telles que l’hésitation, la politesse ou l’engagement. Des exemples authentiques de ces structures syntaxiques peuvent être observés dans divers types de discours, y compris les conversations informelles, les discours publics et les écrits formels. Par exemple, l’utilisation du subjonctif dans des phrases comme « Il faudrait que je vous offre quelque chose » peut indiquer une certaine réserve ou incertitude dans l’acte de donner. De même, les constructions indirectes, telles que « Je te ferai ce cadeau » versus « Je te donne ce cadeau », montrent comment la syntaxe peut influencer la perception et l’interprétation du don. L’analyse de ces structures syntaxiques dans le corpus C-ORAL-ROM permet de comprendre comment les locuteurs des langues romanes utilisent la langue pour exprimer le don.
En examinant les variations dans les choix syntaxiques et en les replaçant dans leur contexte socioculturel, cela rend possible de sentir les tendances et les motifs sous-tendant la communication verbale liée au don.
Analyse comparative des langues romanes
L’analyse comparative des données du C-ORAL-ROM fait ressortir des écarts et des analogies dans les manifestations linguistiques du don parmi les langues romanes. Dans ce contexte, le français et l’italien montrent une prédominance des actes de parole explicites, tandis que l’espagnol utilise plus fréquemment des formules implicites pour exprimer le don. Cresti et Moneglia (2005 : 213) notent que ces différences peuvent être attribuées à des facteurs socioculturels et historiques qui influencent la manière dont le don est perçu et exprimé dans chaque langue. Dister et al. (2007 : 117) ont également souligné l’importance des exemples authentiques dans l’analyse des manifestations linguistiques du don. Dans leur étude sur « l’évolution de la banque de données textuelles orales VALIBEL », ils mettent en avant l’usage de corpus réels pour comprendre comment les locuteurs expriment le don dans différents contextes sociaux. Par exemple, les enregistrements de conversations informelles peuvent révéler des stratégies discursives uniques utilisées pour offrir ou refuser un don.
Les manifestations linguistiques du don dans les langues romanes offrent une fenêtre unique sur les dynamiques sociales et culturelles de ces communautés. À travers l’analyse du corpus C-ORAL-ROM et d’autres ressources comme VALIBEL, il est possible de saisir les nuances et les variations qui caractérisent cet acte fondamental. Les travaux de Cresti et Moneglia (2005) fournissent une base solide pour explorer ces dimensions linguistiques, soulignant l’importance de la langue dans la perpétuation et l’expression du don.
2. Interprétations sémantiques du concept de don
Dans cette partie, les différentes interprétations sémantiques du concept de don vont mettre en lumière les diverses facettes linguistiques et culturelles qu’il revêt. Cette exploration nous permet d’appréhender la subtilité de ce concept, qui transcende les frontières géographiques et temporelles, occupant une place centrale dans de nombreuses sociétés à travers le monde.
Le don comme acte de générosité altruiste
L’interprétation la plus répandue du don est celle qui le considère comme un acte de générosité désintéressée, motivé par le désir d’aider autrui sans attendre de contrepartie. Cette perspective trouve écho dans les travaux de Marcel Mauss (1924) qui explore « les différentes formes de don dans les sociétés traditionnelles ». Ce maître à penser annonce dans ses écrits que : « le don revêt une dimension symbolique profonde, étant à la fois un moyen d’établir des liens sociaux et un mécanisme de redistribution de la richesse au sein de la communauté ». Un exemple historique éloquent est celui des potlatchs chez « les peuples autochtones de la côte nord-ouest du Pacifique ». Ces cérémonies fastueuses étaient l’occasion pour les chefs de démontrer leur générosité en offrant des présents somptueux, tout en renforçant leur statut social et en consolidant les alliances entre clans[1].
Le don comme marque de reconnaissance sociale
Une autre interprétation du don le valorise comme marque de reconnaissance sociale. Selon cette perspective, donner est une manière pour l’individu de signifier son appartenance à un groupe, de renforcer ses liens avec ses pairs et d’affirmer son statut au sein de la communauté. Cette notion est étroitement liée à celle de prestige, comme l’illustre brillamment le concept de « potlatch » chez les Kwakwaka’wakw, décrit par l’anthropologue Franz Boas dans ses travaux au début du 20e siècle. Un exemple contemporain de cette interprétation se retrouve dans les pratiques de mécénat dans le domaine artistique et culturel. Les grandes entreprises et les individus fortunés offrent des dons à des institutions telles que les musées et les théâtres non seulement par philanthropie, mais aussi pour afficher leur « statut » et leur « influence au sein de la société » (Martin, 2023 : 145).
Le don comme stratégie communicationnelle
Une troisième interprétation du don se concentre sur sa dimension communicationnelle. Selon cette perspective, donner peut se percevoir comme une stratégie visant à établir ou à renforcer une relation interpersonnelle, à exprimer des émotions ou à transmettre un message particulier. Dans son approche sur le don, le sociologue Goffman (1971 : 82) explore dans son analyse des interactions sociales où il « met en lumière le rôle du don dans la construction et la maintenance de l’image de soi ». L’exemple pertinent contemporain est celui des échanges de « cadeaux lors des fêtes de fin d’année » quand chaque individu offre des présents à leurs proches non seulement pour exprimer leur affection, mais aussi afin de leur communiquer des sentiments tels que la gratitude, la reconnaissance ou l’amour.
Le don comme forme de pouvoir et de contrôle
Enfin, une quatrième interprétation du don met en évidence sa dimension de pouvoir et de contrôle. Selon cette perspective, donner peut être utilisé comme un moyen de domination ou de manipulation, permettant à celui qui donne d’exercer une influence sur celui qui reçoit. Cette dynamique est explorée par P. Bourdieu (1984 : 113) dans sa théorie de la reproduction sociale, où il analyse : « les mécanismes de domination symbolique au sein des différentes sphères de la société ». Un exemple historique éclairant est celui des cadeaux diplomatiques échangés entre les dirigeants politiques et les souverains au cours de l’histoire. Ces présents, souvent somptueux, étaient destinés à sceller des alliances ou à obtenir des faveurs, mais pouvant également servir de moyen de pression ou de subordination.
En conclusion, les interprétations sémantiques du concept de don sont multiples et variées, reflétant la complexité des relations humaines et des dynamiques sociales. En explorant ces différentes perspectives, nous comprenons la nature et la portée de ce phénomène universel, qui transcende les barrières culturelles et temporelles.
3. Perspectives sociolinguistiques sur les pratiques de don
Ici, nous plongeons profondément dans « les pratiques de don » à travers le prisme de la sociolinguistique en explorant en détail les dynamiques complexes de langage, de pouvoir et de culture qui sous-tendent ces échanges. Notre approche analytique se nourrit d’une série d’exemples pertinents et bien choisis ainsi que de citations d’auteurs éminents dans le domaine, ce qui nous permet une exploration approfondie des multiples facettes des pratiques de don.
Le langage comme vecteur de transmission culturelle
Le langage, au-delà de sa fonction communicative, agit souvent comme un vecteur essentiel de transmission culturelle. Dans les sociétés où les pratiques de don revêtent une importance primordiale, l’analyse sociolinguistique révèle comment les discours entourant le don sont profondément ancrés dans des normes culturelles et linguistiques spécifiques. Par exemple, les cérémonies de don dans certaines sociétés autochtones sont accompagnées de discours rituels riches en métaphores et en expressions culturellement significatives, illustrant la manière « dont le langage est utilisé pour donner forme et sens aux échanges de biens matériels et symboliques » (Smith, 2010 : 72).
Le don comme acte de solidarité linguistique
Le don linguistique, défini comme « le partage de compétences linguistiques ou de ressources langagières » (Gumperz, 1982 : 123), revêt « une importance particulière dans les contextes de diversité linguistique et de préservation culturelle ». Les communautés linguistiques en danger, par exemple, sont souvent « le théâtre d’actes de don linguistique où les locuteurs natifs transmettent leur langue à la génération suivante, renforçant ainsi le tissu social et culturel de leur communauté » (Hale, 2008 : 45). Ce processus complexe de transmission linguistique dépasse le simple échange de mots ; il reflète également les relations de pouvoir et les enjeux identitaires au cœur des pratiques de don.
Le don comme performance identitaire
Dans de nombreux contextes, les pratiques de don sont intrinsèquement liées à la construction et à la performance de l’identité sociale et linguistique. Les échanges de cadeaux verbaux, tels que les éloges ou les salutations élaborées, servent à « renforcer les liens communautaires et à affirmer l’appartenance à un groupe culturel ou linguistique spécifique » (Wortham, 2006 : 98). Cette dimension performative du don souligne la manière dont les pratiques linguistiques sont utilisées quant à négocier et maintenir des identités sociales complexes, révélant ainsi les stratégies subtiles de positionnement et d’affiliation au sein de différents groupes sociaux. Un exemple historique illustre la manière de laquelle les pratiques de don linguistique ont façonné les relations interculturelles : c’est celui des échanges de vocabulaire entre les langues autochtones et les autres langues lors des premiers contacts en Amérique du Nord. Pour preuve, les autochtones ont souvent « généreusement offert des mots et des concepts issus de leur langue aux nouveaux arrivants, contribuant ainsi à l’enrichissement mutuel des langues et à la formation de nouvelles formes linguistiques hybrides » (Ostler, 2004 : 117).
Dans un contexte contemporain, les initiatives de revitalisation linguistique menées par des communautés autochtones du monde entier offrent des exemples concrets de linguistique en action, pour le don. À travers des programmes éducatifs et des ressources linguistiques, ces communautés s’efforcent de préserver et de transmettre leurs langues aux générations futures, incarnant ainsi les principes du don linguistique dans la lutte contre la perte de diversité linguistique (Grenoble & Whaley, 2006 : 213). En limite, cette analyse sociolinguistique des « pratiques de don » nous révèle la manière dont le langage reste intrinsèquement lié aux processus de don et de sa réciprocité dans divers contextes culturels.
4. Les Dimensions culturelles et anthropologiques du Don
L’étude des dimensions culturelles et anthropologiques du don offre une plongée fascinante dans les méandres des relations humaines à travers les âges et les civilisations. Cette exploration s’inscrit dans un cadre pluridisciplinaire où se rencontrent « l’anthropologie », « la sociologie », « l’histoire » et « la philosophie ». Enrichie par les réflexions d’éminents auteurs et éclairée par une diversité d’exemples, cette analyse vise à complémenter notre conception des multiples facettes du don.
Les fondements anthropologiques du Don
Marcel Mauss érige le don en tant que phénomène social total. L’auteur nous révèle les intrications complexes entre économie, culture et identité. Il met en lumière la notion de « hau »[2], ce flux d’obligations et de contre-dons qui maintient l’ordre social au sein des sociétés traditionnelles. Trois phénomènes territoriaux sont, ici, étudiés.
Le système des mariages en Tunisie
En Tunisie, les mariages traditionnels impliquent une série de dons et d’échanges entre les familles des mariés. Les préparatifs incluent des échanges de cadeaux, des festivités et des célébrations qui peuvent durer plusieurs jours. Parmi les cadeaux échangés, on trouve des bijoux, des vêtements, de la nourriture, et d’autres biens précieux. Le mariage en Tunisie est plus qu’une simple union entre deux individus ; c’est un événement social qui renforce les liens entre les familles et les communautés. Les échanges de cadeaux et les festins sont des expressions de générosité et de statut social. Ils servent à afficher la capacité des familles à organiser des événements importants et à honorer les alliances sociales. Ce système de dons et de contre-dons crée des obligations mutuelles et renforce la solidarité communautaire. Selon les principes décrits par Irvine (2000 : 44), ces pratiques « montrent que le don n’est jamais gratuit mais est intrinsèquement lié à des attentes de réciprocité et de respect ». En offrant des cadeaux et en organisant des célébrations, les familles se positionnent socialement, établissant et renforçant des réseaux d’alliance et de soutien mutuel. Cela illustre comment les pratiques de don peuvent jouer « un rôle central dans la structuration des relations sociales » et « l’affirmation de l’identité culturelle » au sein de la société tunisienne.
Le système des prestations en Mélanésie
En Mélanésie, les prestations cérémonielles sont courantes, où les chefs et les membres influents de la communauté offrent des biens tels que des cochons, des ignames, et d’autres produits agricoles lors de mariages, de funérailles et d’autres événements importants. Ces prestations jouent un rôle crucial dans la consolidation des relations sociales et politiques. En offrant des biens lors d’événements publics, les donateurs affichent leur générosité et leur capacité à mobiliser des ressources, ce qui leur confère du prestige et renforce leur position sociale. La réciprocité implicite dans ces prestations crée des obligations durables entre les individus et les groupes, favorisant ainsi la cohésion sociale et la reconnaissance des statuts. Ces dons créent un système de dettes et de contre-dons qui maintient l’équilibre et la stabilité des relations sociales au sein de la communauté.
Le Kula Ring dans les îles Trobriand
Le Kula Ring est un système d’échange cérémoniel pratiqué par les habitants des îles Trobriand en Papouasie-Nouvelle-Guinée. Les participants échangent deux types d’objets précieux : « les colliers de coquillages (soulava) qui circulent dans le sens des aiguilles d’une montre », et « les bracelets de coquillages (mwali) qui circulent en sens inverse » (Malinowski, 1922 : 140). Le Kula Ring va au-delà du simple échange économique, en établissant et renforçant des liens sociaux et politiques entre les îles participantes. Ces échanges symboliques ne visent pas à accumuler des richesses matérielles, mais à maintenir des relations sociales et des alliances inter-îles. Cette pratique montre comment le don peut servir à structurer de complexes réseaux sociaux et politiques. Ces exemples illustrent comment le don, loin d’être un simple acte de générosité désintéressée, est profondément ancré dans les structures sociales et culturelles ; celles-ci interprétées dès 1925 par M. Mauss comme « jouant un rôle central dans la formation et le maintien des relations sociales et des hiérarchies de pouvoir ».
5. Les dimensions culturelles du Don
Le don, comme le donner, inclut des nuances culturelles variées. C’est le reflet admissible des valeurs et des pratiques spécifiques à toute société. En Chine ancienne, le concept de « Ren » (仁) trouve son expression dans la générosité désintéressée et le respect mutuel. Ce principe confère au don une dimension morale où la bienveillance envers autrui – quel qu’il soit - va être considérée telle une vertu fondamentale. À l’inverse, chez les Maoris de Nouvelle-Zélande, le « hongi »[3] - qui est un cadeau, une offre presque personnelle - est l’échange de souffle entre deux individus. Il symbolise l’établissement de liens de parenté et d’alliance et de fortes amitiés, de reconnaissance, inscrivant ce don dans un cadre rituel et spirituel profondément enraciné dans cette culture autochtone indigène.
Les Enveloppes Rouges en Chine
En Chine, des enveloppes rouges contenant de l’argent, appelées hongbao (红包), sont distribuées lors de diverses occasions comme le Nouvel An chinois, les mariages, et d’autres célébrations importantes. La couleur rouge symbolise la chance et la prospérité. Le don des enveloppes rouges en Chine « est profondément enraciné dans la culture et les traditions chinoises. Il ne s’agit pas seulement de donner de l’argent, mais de transmettre des vœux de bonheur, de chance et de prospérité » (Ng, 2018 : 25). Ce geste renforce les liens familiaux et sociaux, tout en affirmant des valeurs culturelles importantes comme la solidarité et le respect. Les enveloppes rouges montrent comment le don peut être un vecteur de valeurs culturelles et de cohésion sociale. Le don d’une enveloppe rouge est aussi une manière de respecter et de perpétuer les traditions, assurant ainsi la continuité culturelle.
Le « Mutirão » au Brésil
Le « mutirão » est « une pratique courante au Brésil où les membres d’une communauté se regroupent pour accomplir des travaux collectifs » (Carvalho, 2005 : 89) Ces travaux dits collectifs vont de la construction de maisons, la réparation d’infrastructures locales, ou la récolte des cultures. Chacun apporte son aide bénévolement. Le « mutirão » est « une manifestation de l’esprit communautaire et de la solidarité sociale ». Cette pratique reflète des valeurs culturelles de coopération et d’entraide. En participant à un mutirão, « les individus renforcent les liens au sein de la communauté » et construisent un réseau de soutien mutuel. Cette forme de don, basée sur le travail et le temps, montre que le don n’est pas uniquement matériel mais peut aussi être une contribution de ressources immatérielles. Le mutirão est un exemple de comment les pratiques de don peuvent être intégrées dans la vie quotidienne et refléter les valeurs culturelles de « solidarité » et de « coopération ».
Le « Kanreki » au Japon
Le « Kanreki » est une célébration japonaise marquant le 60e anniversaire, considéré comme un nouveau cycle de vie. Lors de cette occasion, il est courant d’offrir des cadeaux significatifs comme des vêtements rouges, symbolisant le renouveau et la vitalité. Le « Kanreki » illustre comment les pratiques de don peuvent être profondément symboliques et culturellement significatives. Les cadeaux offerts lors de cette célébration « ne sont pas choisis au hasard » (Reynolds, 2005 : 26) ; ils portent des significations profondes liées à la renaissance et au passage du temps. En offrant ces cadeaux, les donateurs participent à une tradition culturelle qui honore et célèbre le destinataire, renforçant ainsi les liens familiaux et sociaux. Cette pratique montre comment le don peut être une expression de respect et de reconnaissance, et comment il peut marquer des étapes importantes de la vie dans un contexte culturel spécifique. Ces exemples montrent que le don, dans différentes cultures, va au-delà de l’échange matériel. Il est chargé de significations symboliques, sociales et de valeurs culturelles.
6. Le don comme expression identitaire
Logiques de la pratique du don
Les pratiques de dons servent souvent de vecteurs d’expression identitaire façonnant ainsi les dynamiques sociales et politiques.
Dans le monde antique méditerranéen, les banquets symposiaques furent des lieux de compétition sociale où la prodigalité du don était un moyen de démontrer son statut et son influence. Louis Dumont souligne dans Homo Hierarchicus (1966 : 86) que « cette logique de prestige et de hiérarchie imprégnait profondément les sociétés où le don était un moyen de consolider les structures de pouvoir et de domination ». À travers ces divers exemples et les perspectives offertes par des auteurs éminents, il devient manifeste que le don transcende les frontières culturelles et temporelles, constituant par-là un prisme privilégié pour comprendre les dynamiques sociales et anthropologiques des sociétés humaines. De la solidarité tribale à la compétition sociale, le don se révèle comme étant un élément essentiel de la vie en société, imprégnant chaque aspect de notre existence collective. En conséquence, l’étude sur le don comme expression identitaire continue de susciter l’intérêt des chercheurs, offrant un éclairage précieux sur l’histoire de la nature même de l’humanité et de ses interactions sociales.
Synthèse des multiples dimensions du concept
Par cette synthèse, les multiples dimensions du concept du don ont été explorées en profondeur, avec celui du donner à travers les prismes de « la linguistique », de « la sémantique » et de « la sociolinguistique ». En nous concentrant sur les quatre axes principaux, la recherche analyse comment le don peut s’exprimer linguistiquement, s’interpréter sémantiquement, et être étudié dans ses ramifications sociolinguistiques … tout en explorant ses racines culturelles et anthropologiques.
Dans la première partie, les manifestations linguistiques du don sont explorées à travers une variété de langues et de structures linguistiques, mettant en lumière les diverses façons dont le don est verbalisé, exprimé et conceptualisé à travers le langage. Cette section illustre comment les choix lexicaux, les tournures de phrases et les expressions idiomatiques révèlent les nuances culturelles et sociales associées au don.
La deuxième partie se penche sur les interprétations sémantiques du concept de don, examinant comment il est compris et défini dans différentes communautés linguistiques. À travers une analyse sémantique fine, cette section met en évidence les multiples facettes du don, allant de la générosité désintéressée à l’échange économique, en passant par les notions de reconnaissance sociale et de solidarité communautaire.
La troisième partie aborde les perspectives sociolinguistiques sur les pratiques de don, en examinant comment celles-ci sont façonnées et influencées par des facteurs socioculturels, économiques et politiques. Cette analyse met en lumière les dynamiques de pouvoir, les inégalités sociales et les discours identitaires qui sous-tendent les pratiques de don dans différentes sociétés et contextes linguistiques.
La quatrième partie, enfin, explore les dimensions culturelles et anthropologiques du don, en montrant comment celui-ci est ancré dans des systèmes de valeurs, de croyances et de pratiques culturelles spécifiques à chaque communauté. Cette section souligne l’importance de comprendre le don dans son contexte culturel et historique pour saisir pleinement son sens et sa signification.
7. Riche et nuancé, un concept fondamental de la vie sociale et humaine
En résultat conclusif, cette étude nous offre une perspective riche et nuancée sur un concept fondamental de la vie sociale et humaine. Finalement, sont explorées les différentes manifestations linguistiques, les interprétations sémantiques, les perspectives sociolinguistiques ajoutant les dimensions culturelles du don, notre recherche met en lumière « la complexité » et « la diversité » de cette phénoménologie universelle. Insistant sur les multiples modalités du don, les écrits montrent une compréhension approfondie de son rôle dans « la construction des identités individuelles et collectives », ainsi que dans la régulation des relations sociales et des échanges interpersonnels (Lopez, 2020 : 330).
Nous invitons in fine à poursuivre les prospections dans ces domaines multiples afin d’enrichir la préhension de « la nature humaine », de « la dynamique des sociétés » à travers le prisme de tous les langages et des communications par les biais du don, du donner et du savoir accepter.
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Notes
[1] Potlatch. Un potlatch implique de donner ou de détruire des richesses ou des objets de valeur pour démontrer la richesse et le pouvoir d’un leader. Les potlatchs visent aussi à réaffirmer les liens familiaux, claniques et internationaux, ainsi que la connexion humaine avec le monde surnaturel. Le potlatch sert également de régime strict de gestion des ressources, où les peuples de la côte discutent, négocient et affirment les droits et les usages concernant des territoires et des ressources spécifiques. Les potlatchs impliquent souvent musique, danse, chant, récits, discours, plaisanteries et jeux. Le sacré et la récitation d’histoires orales sont une partie centrale de nombreux potlatchs. Url : fr.wikipedia.org/wiki.
[2] Précisions : ‘‘hau’’ est une exclamation lors de la chasse à courre et s’emploie pour appeler la meute, quand le cerf est dans l’eau. Pour Mauss, en effet, les objets rendus ne sont pas ceux qui ont été donnés, mais des objets de la même espèce. Cependant, l’auteur tient à dire que cette espèce est très générale : des objets à ‘‘hau’’, donc des objets ‘‘à mana’’ comme il disait dans la Magie « choses à mana », des « véhicules de mana » comme il se dit maintenant.
[3] « Hongi » : des Maoris de Nouvelle-Zélande, cette salutation est utilisée lors des réunions et cérémonies traditionnelles telles que le pōwhiri. Il est d’usage que les visiteurs serrent la main et fassent un hongi à leurs hôtes après les discours de bienvenue. La tête est penchée, les yeux sont baissés ou fermés et les nez sont pressés l’un contre l’autre avant de reculer.