Enseignant-chercheur en linguistique française, avec dix ans d’expérience. Il enseigne à l’Institut Supérieur des Arts et Métiers de l’Université de Gabès et est affilié à la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de l’Université de Sousse. Ses recherches, publiées dans des revues internationales, portent sur la syntaxe, la sémantique et la sociolinguistique du français. Membre d’un laboratoire international, il apporte une dimension mondiale à ses travaux.
Enseignant-chercheur en linguistique française, avec dix ans d’expérience. Il enseigne à l’Institut Supérieur des Arts et Métiers de l’Université de Gabès et est affilié à la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de l’Université de Sousse. Ses recherches, publiées dans des revues internationales, portent sur la syntaxe, la sémantique et la sociolinguistique du français. Membre d’un laboratoire international, il apporte une dimension mondiale à ses travaux.
Abstract
Le don, dans sa multiplicité de formes et de significations, demeure un acte fondamental au sein des relations humaines et sociales. Loin de se réduire à une simple transaction, il révèle des dynamiques complexes entre donateurs et bénéficiaires. Nous examinerons les travaux sociologiques et anthropologiques contemporains qui éclairent les motivations sous-jacentes à l’acte de donner, et comment ces motivations s’inscrivent dans les contextes économiques et sociaux modernes. En particulier, les contributions de Pierre Bourdieu sur la distinction sociale, ainsi que les analyses sur la réciprocité du don, « offriront un cadre d’analyse pertinent pour comprendre les logiques d’échange qui structurent les pratiques de don ». Par ailleurs, les études de Boltanski et Chiapello permettront d’analyser comment les pratiques de don sont influencées et transformées par le capitalisme moderne. Les réflexions de David Graeber sur les dettes et les implications sociales de l’économie renforceront notre compréhension des dynamiques sous-jacentes au don. Cet article vise ainsi à déchiffrer les épreuves individuelles et les enjeux collectifs liés au don, en mettant en lumière ses dimensions pragmatiques et ses paradoxes sociaux.
Whisk ferns - Fukami, Gyokuseidō, and Kanga Ishikawa. Seisen Matsuranfu : shokoku bonsai shashin. Mikawa: Gyokuseidō zōhan, 1837.
Un vecteur privilégié de hiérarchisation des rapports humains
Lorsque l’on se saisit de l’épistémè du don, ce sont les strates les plus vertigineuses de l’expérience humaine qui se donnent à lire, condensant en un seul et même fait social les infinies potentialités de la solidarité et de la domination, du désintéressement et du calcul, de la créativité et de l’aliénation.
Cette polysémie fondamentale, par laquelle l’acte en apparence le plus anodin se révèle traversé de paradoxes irréductibles, en fait un objet d’étude d’une richesse singulière pour qui veut saisir les tensions et les défis qui travaillent nos modernités en ce début de XXIème siècle. Car si le don a pu longtemps être envisagé sous l’angle essentialiste d’une pure spontanéité gratuite, les avancées des sciences humaines et sociales ont permis de mettre au jour ses soubassements stratégiques, symboliques et pragmatiques. Loin d’être anecdotique, il apparaît comme un vecteur privilégié de hiérarchisation des rapports humains, de structuration des cosmologies et d’inscription des rapports de force au cœur du lien social. Cette ambiguïté fondatrice se décline sous des formes plurielles à l’aune des enjeux contemporains. Le don se trouve réinvesti dans les mouvances citoyennes des économies solidaires et des luttes pour la reconnaissance, tout en étant instrumentalisé par les logiques néo-philanthropiques du capitalisme conscient. Son appréhension convoque des univers aussi différents que les biopolitiques humanitaires, les cultures urbaines ou les défis environnementaux.
Mais par-delà ces enjeux d’actualité, le don demeure indissociable de la béance des expériences culturelles singulières, charriant dans son sillage des visions du monde, des régimes de valorisation et des codes symboliques irréductibles à toute unicité. Son exploration nous plonge aux sources des imaginaires cosmologiques et des dynamiques créatives façonnant l’humanité dans sa riche diversité. Dès lors, se saisir pleinement des ressorts du don, de ses significations ambivalentes et de ses enjeux polysémiques, c’est embrasser l’une des plus fécondes voies d’accès aux paradoxes et aux complexités de la condition humaine contemporaine. Un défi d’une brûlante actualité que ce présent essai se propose de relever.
L’ambiguïté pragmatique du don
Dans une optique de fine délimitation des contours pragmatiques inhérents à l’acte de donner, il nous faut embrasser la polysémie intrinsèque qui préside à sa compréhension. En effet, le phénomène du don, par-delà sa dimension transactionnelle, revêt des significations plurielles qui transcendent la simple translation d’un objet d’une main à l’autre.
Le don, manifestation asymétrique d’un échange
Pris dans son acception la plus immédiate, le don se présente comme « le transfert volontaire d’un bien, d’un service ou d’une valeur sans contrepartie obligatoire » (Godbout, 1992 : 23). Cependant, cette définition quelque peu réductrice occulte les soubassements anthropologiques profonds qui sous-tendent sa réalisation. Comme souligné par Marcel Mauss (1924), « le don entretient un lien indéfectible avec l’obligation de rendre, consacrant ainsi un système d’échanges réciproques indispensable au maintien du lien social ». L’ambiguïté réside alors dans la tension perpétuelle entre gratuité apparente et dette sous-jacente.
Le don, vecteur de reconnaissance sociale
Au-delà de l’aspect purement transactionnel, le don opère comme un puissant vecteur de reconnaissance mutuelle entre les parties prenantes. En effet, comme le note Bourdieu (1994 : 179) : « L’échange généralisé de dons, d’objets dotés, [...] d’une valeur à la fois économique et symbolique, permet ainsi d’accumuler cette sorte particulière de capital qu’est le capital symbolique ». Sous le prisme anthropologique, le don participe d’une dynamique de prestige social, de consolidation des rapports de pouvoir et des stratifications hiérarchiques. L’ambiguïté pragmatique naît de cette tension constante entre « pure générosité » et « intérêt latent ».
Le don, expression d’un ethos culturel
Plus fondamentalement, le don se révèle comme la manifestation pragmatique d’un ethos culturel, d’une vision du monde singulière à chaque société. À titre d’exemple, dans l’Antiquité grecque, la pratique de « la philoxénie » (l’hospitalité envers l’étranger) relevait d’un devoir sacré et structurait les rapports sociaux de manière indéfectible. Dans les sociétés haugunaires du Nord-Ouest américain, « la distribution périodique de biens matériels lors des célèbres potlatchs constituait l’expression d’une conception cyclique du temps et de l’identité » (Mauss, 1924). L’ambiguïté provient ici du décalage potentiel entre « la norme du don » prescrite culturellement et « la pluralité des intentionnalités individuelles ».
En définitive, l’analyse du don, loin de se cantonner à sa dimension transactionnelle, invite à une approche pluridisciplinaire riche et subtile, intégrant des perspectives philosophiques, anthropologiques, économiques et sociologiques. Cet objet d’étude révèle avec acuité la complexité des rapports humains, tissés de contradictions et de paradoxes insolubles, mais également les mécanismes fondamentaux assurant la cohésion des corps sociaux.
Le don, liant social et outil de pouvoir
L’ambiguïté pragmatique du don se révèle également dans sa capacité à créer du lien social tout en servant potentiellement d’instrument de domination. Le don instaure ainsi des rapports de dette et de reconnaissance qui peuvent être mobilisés pour asseoir une autorité ou un prestige social. On retrouve cette dynamique à l’œuvre de manière exemplaire dans les sociétés traditionnelles de Mélanésie où le don cérémoniel, « le kula », permettait d’établir « un vaste réseau d’alliances et de dépendances mutuelles à travers les îles de l’archipel » (Malinowski, 1989 : 56). L’ambiguïté résidait dans le fait que sous des apparences de générosité et d’ouverture, ces échanges généralisés visaient en réalité à accroître le pouvoir symbolique et la surface relationnelle des « grands hommes » insulaires. Dans les contextes urbains contemporains, on assiste à une instrumentalisation similaire du don à des fins de « positionnement social » ou de « création de capital relationnel », que ce soit au sein du « monde des affaires » ou de « la haute société » (Dupont, 2023 : 45).
Le don, entre calcul stratégique et spontanéité
L’étude pragmatique du don met en lumière une dernière ambiguïté fondamentale : celle de l’intentionnalité réelle guidant l’acte de donner. En effet, le don peut procéder d’un calcul rationnel et stratégique visant à maximiser un profit (matériel, symbolique ou social), ou au contraire jaillir d’un mouvement spontané et gratuit de « générosité désintéressée ». Certaines ethnographies mettent en évidence des systèmes d’échanges ritualisés, codifiés jusque dans leurs moindres détails, où le calcul des intérêts réciproques est omniprésent. Tel est le cas du potlatch étudié par Franz Boas chez les Kwakiutls, véritable « combat à coups de propriétés » (Boas, 1966 : 95) dans lequel la munificence apparente des dons masquait en réalité de complexes stratégies d’« ascension hiérarchique » au sein du clan. À l’inverse, de nombreux témoignages ethnographiques rendent compte de dons « purs », gratuits, spontanés, émanant d’un authentique élan de solidarité et d’abnégation. On pense par exemple aux pratiques d’entraide vivrière observées au sein des sociétés de chasseurs-cueilleurs pigmées d’Afrique centrale, « système qualifié par les anthropologues d’économie du don » (Bonnie et de Garine, 1988).
En définitive, le don apparaît comme un fait social total d’une richesse et d’une complexité remarquables, perpétuellement pris dans les paradoxes de la gratuité et de l’intérêt, de l’altruisme et du calcul, du lien et de la contrainte. Son étude convoque ainsi une multiplicité d’approches, de la philosophie morale à l’anthropologie économique, afin d’en saisir les moindres nuances pragmatiques.
Le don dans le contexte des enjeux sociaux contemporains
S’il était de mise autrefois d’appréhender le don sous l’angle des sociétés traditionnelles, force est de constater que ce phénomène revêt aujourd’hui des significations plurielles au cœur des défis sociétaux actuels. Son analyse invite dès lors à un examen minutieux des enjeux qui le sous-tendent et des formes inédites qu’il emprunte.
Le don à l’ère de l’hyper-individualisme
À rebours d’une certaine vulgate postmoderne louant les mérites d’un individualisme hédoniste et consumériste, on assiste ces dernières années à une réaffirmation du don comme vecteur de lien social et de cohésion communautaire. Comme le note le sociologue Alain Caillé (2000 : 248) « de plus en plus de gens éprouvent le besoin d’échapper à la force dissolvante de l’individualisme moderne en réactivant les solidarités primaires ». Ce regain d’intérêt prend corps notamment dans les mouvements d’économie solidaire, du bénévolat associatif aux systèmes d’échanges locaux en passant par les réseaux d’entraide de proximité. L’analyse ethno-pragmatique de ces initiatives fait apparaître une constante tension entre aspiration à l’horizontalité des rapports et reproduction insidieuse de logiques hiérarchiques. En attestent ces paroles d’un bénévole d’Emmaüs recueillies sur le terrain : « Au début j’aidais les autres par bonté d’âme, mais avec le temps j’ai pris goût à me sentir un peu supérieur » (Ibos, 2012 : 77).
Don et philanthropie à l’ère de la mondialisation
Longtemps apanage des élites traditionnelles soucieuses d’afficher leur munificence, la philanthropie a pris ces dernières décennies un tour nettement plus massif et médiatique à l’ère de l’hyper-capitalisme mondialisé. Des fondations caritatives aux programmes de « mécénat d’entreprise » en vogue, le don semble avoir été phagocyté par une nouvelle forme de « capitalisme conscient » (Ghoshal, 2005). Cependant, plusieurs analystes dénoncent une certaine ambiguïté pragmatique dans ces entreprises philanthropiques d’un genre nouveau. Comme le souligne l’anthropologue David Graeber : « ce qui était autrefois la responsabilité des institutions publiques est de plus en plus délégué à la ’’bienfaisance privée’’ des ultra-riches » (Graeber, 2018 : 337). Le sociologue Frédéric Lordon va plus loin en qualifiant ces pratiques d’« anti-don » visant à « rassurer les donateurs sur leur propre désintéressement, alors qu’ils ne font que reconduire les logiques d’un capitalisme de classe » (Lordon, 2019).
Altruisme et économie des interactions en ligne
Les technologies ont intégralement transformé les pratiques du don et de l’entraide à l’orée du XXIème siècle. L’ethnographie des communautés virtuelles fait apparaître des formes inédites de solidarités à distance et de gratuité numérique, comme en témoigne l’économie du don prévalant au sein des univers du logiciel libre. Au-delà du seul engagement bénévole, l’analyse conversationnelle des échanges en ligne révèle l’émergence de véritables « rituels de don » régissant implicitement les interactions socio-numériques. Dans un forum en ligne, un « remerciement chaleureux » formulé en réponse à une aide reçue relèverait ainsi d’un « contre-don langagier permettant de solder symboliquement la dette contractée » (Rompillon-Touzery, 2009). Cette extension du don à la sphère du langage en ligne n’est pas sans poser la question du rapport entre « motivation altruiste » et « calcul personnel » d’un capital symbolique accru. Les controverses entourant la « reconnaissance des contributeurs éminents de Wikipédia illustrent ces tensions inhérentes » (Cardon et Souchier, 2014).
En définitive, l’examen des nouvelles formes de dons et de solidarités à l’œuvre dans nos sociétés révèle une ambiguïté pragmatique fondamentale : entre vecteur de réenchantement du lien social et instrument de pouvoir, ordre des relations humaines et ressort du branding capitaliste, spontanéité généreuse et stratégies de positionnement symbolique. L’analyse transdisciplinaire du phénomène n’en apparaît que plus indispensable à l’aune des enjeux contemporains.
Le don au prisme des enjeux environnementaux
L’essor des préoccupations écologiques dans les sociétés contemporaines a ouvert un nouveau champ d’investigation relatif aux significations pragmatiques du don. En effet, celui-ci se trouve réinvesti dans une perspective de durabilité des ressources et de préservation du patrimoine naturel. Cette inflexion se donne à voir notamment dans les mouvements d’économie circulaire promouvant le réemploi et le recyclage. Le don d’objets usagés y est envisagé comme un levier de réduction des déchets et de lutte contre l’obsolescence programmée. Les ressourceries, friperies et autres « gratuiteries » se multiplient ainsi dans le paysage urbain, portées par une rhétorique militante de la « surconsommation zéro ». Cependant, une analyse distanciée fait apparaître une certaine ambiguïté dans les motivations réelles des donateurs. Comme le relève l’ethnologue Sylvie Sonie, « sous couvert d’écologie, le don permet bien souvent de se défaire de manière valorisante d’objets encombrés de part et d’autre d’affects contradictoires » (Sonie, 2017 : 89). Le don d’objets désuets servirait ainsi potentiellement d’exutoire à une forme de « déculpabilisation » face aux logiques consuméristes intériorisées.
Sur un autre plan, le champ naissant de l’écologie politique met en lumière les apories du don de la nature par les peuples autochtones aux sociétés industrielles prédatrices. L’anthropologue Philippe Descola montre « combien cette sémantique recèle une conception dualiste déconnectée des conceptions holistiques du rapport au vivant » (Descola, 2021).
Don, diversité et enjeux de reconnaissance
Le prisme pragmatique du don permet d’interroger les dynamiques de pouvoir, de domination et de reconnaissance à l’œuvre au sein des sociétés pluriculturelles contemporaines. De l’aumône charitable aux politiques d’intégration républicaine, le don apparaît en effet comme un vecteur privilégié d’affirmation des rapports de force symboliques. Dans le contexte français, l’ethnographie des associations caritatives met en évidence une tension constitutive entre l’idéal d’un don bienveillant désintéressé et la persistance de postures miséricordistes et inégalitaires. Comme le révèle cette bénévole : « bien sûr qu’on les aide, mais c’est à eux de faire des efforts pour s’intégrer à notre mode de vie également » (Labbens, 2004 : 113). Certaines franges minoritaires revendiquent d’ailleurs une approche alternative du don, davantage inscrite dans un rapport d’horizontalité réciproque que de verticalité charitable. Tel est le cas des pratiques d’entraide économique et domestique « conceptualisées sous le terme de “Don Converti” au sein de la communauté noire américaine » (Pitt, 2018).
Au final, le don s’avère un puissant analyseur des tensions et contradictions traversant l’épistémè contemporaine : affirmation des singularités et aspiration au lien social, consumérisme et quête d’authenticité, dominations et émancipations. Son étude, à la croisée des sciences humaines et sociales, promet d’éclairer les enjeux éthiques, politiques et ontologiques de la modernité mondialisée.
Le don comme outil de pouvoir et de contrôle social
Bien que le don puisse revêtir les atours de la générosité désintéressée, de nombreuses analyses ont mis en lumière sa dimension fondamentalement stratégique d’instrument de pouvoir et de contrôle au sein du corps social. Loin d’être un acte anodin de transfert gratuit, le don se révèle comme un vecteur privilégié de hiérarchisation des rapports humains et de reproduction des structures de domination symbolique.
Le don, ciment des logiques de prestige
Dans la lignée féconde des travaux de Marcel Mauss sur le potlatch, l’anthropologie a abondamment documenté le rôle clé du don cérémoniel dans l’établissement de rapports statutaires au sein des communautés traditionnelles. Le don d’objets précieux, loin d’être pure dépense ostentatoire, s’inscrit dans une véritable « économie du prestige » où la munificence apparente « cache en réalité de complexes stratégies d’affirmation hiérarchique » (Godelier, 1996). Ces dynamiques de compétition agonistique semblent d’ailleurs perdurer dans les sociétés contemporaines comme l’illustre cette parole d’un milliardaire londonien : « À la City, on ne fait pas de don par pure charité. » C’est un outil pour tisser son réseau et afficher son rang » (Navaro-Yashin, 2012 : 209). Le don permettrait ainsi d’obtenir un véritable « capital symbolique », vecteur privilégié de pouvoir et d’autorité légitime au sein de la sphère sociale.
Don et domestication des dominés
Selon certains analystes et de manière plus insidieuse, le don opère comme un redoutable dispositif de domestication sociale et d’assujettissement des classes dominées. C’est la thèse défendue avec force par le philosophe Pierre Klossowski analysant la pratique de l’aumône charitable : « L’aumône ne fait pas que soulager, elle assujettit » (Klossowski, 1997 : 24). En instituant une relation asymétrique de dépendance et de gratitude, l’acte de donner placerait durablement le receveur dans une position de « subalterne », de « débiteur » à l’égard de son bienfaiteur. Le terrain contemporain des associations caritatives offre de multiples illustrations de ces rapports de sujétion intériorisés, comme en témoignent ces propos d’un bénéficiaire : « On ne va pas leur cracher dessus, ce sont eux qui nous donnent à manger » (Laé, 2005 : 67). De même, Jacques Derrida souligne combien « le don n’est jamais une opération désintéressée » mais procède au contraire « d’une violence symbolique destinée à placer le receveur dans un rapport d’obligation et de reconnaissance » (Derrida, 1991 : 229). On retrouve ici l’ambiguïté pragmatique fondamentale du don.
Don et exercice discret du biopouvoir
Une lecture foucaldienne des phénomènes de don permet en outre de mettre au jour leurs féconds rapports au déploiement insidieux des bio-politiques de contrôle des populations. En opérant une « microphysique du pouvoir » par le truchement de l’assistance caritative, le don permettrait en effet une prise en charge diffuse mais effective des classes défavorisées. C’est ce que laisse entrevoir cette note manuscrite d’un philanthrope new-yorkais du XIXème siècle : « En secourant les malheureux, nous préservons la paix sociale tout en resserrant les mailles du filet autour d’eux » (cité dans Katz, 1996 : 42). De même, les campagnes de dons massifs orchestrées par les fondations humanitaires apparaissent comme un vecteur privilégié de structuration des flux migratoires et de gestion des populations vulnérables. Cette perspective offre un éclairage singulier sur le fonctionnement des États-providence contemporains, qu’il s’agisse des mécanismes de redistribution par l’impôt ou des politiques d’insertion sociale. Comme l’écrit A. Caillé (2003 : 175) : « Le prétendu désintéressement de l’État social permet de dissimuler la contrainte immanente à son exercice du don aux pauvres » (Alain Caillé).
Le don à l’épreuve des dominations contemporaines
Dans le sillage des études critiques, plusieurs recherches ont éclairé comment le don s’est constitué en puissant dispositif idéologique de domination. Pour le philosophe argentin Enrique Dussel, « le don prôné par les conquistadors institue une logique profondément excluante en postulant une radicale extériorité entre donateurs et receveurs, une frontière infranchissable entre l’Être et le Non-Être » (Dussel, 2017 : 74). Les missions humanitaires du XXème siècle perpétueraient ce schème de soumission par le don supposément désintéressé. De même, certains analystes ont souligné la propension des grandes ONG à reproduire, dans une logique de domination contemporaine, des rapports de domination économique et culturelle avec les populations secourues au moyen des flux massifs de dons internationaux.
Résistances et réappropriations du don
Pour autant, le don comme technologie de pouvoir et de contrôle n’est pas une fatalité. Plusieurs contre-exemples ethnographiques illustrent la capacité des dominés à se réapproprier ses codes et en subvertir la portée aliénante par la mise en œuvre de véritables « contre-dons » rendant possible l’affirmation d’une agentivité propre. C’est ce qui ressort de cette parole d’un Amérindien ayant participé aux fameuses « potlatchs à l’envers » étudiés par l’anthropologue Hugh Brody : « Nous avons détourné leurs aumônes et leurs cadeaux ‘empoisonnés’ pour célébrer notre fierté et affirmer notre existence souveraine » (Brody, 2001 : 128). Le philosophe François Delaporte souligne à ce titre « l’ambiguïté fondamentale du don qui malgré les aliénations dont il peut être porteur, demeure toujours un lieu possible de résistance et de réinvention de l’autonomie » (Delaporte, 2005 : 88). En définitive, le don apparaît bien comme un vecteur privilégié d’inscription des rapports de force « au cœur du lien social, mais aussi comme un espace potentiel d’affirmation de contre-pouvoir » où se rejouent sans cesse les luttes pour l’émancipation et la liberté.
Les dimensions culturelles et symboliques du don
Au-delà de ses aspects pragmatiques et stratégiques, le don se doit d’être appréhendé dans toute l’épaisseur de ses dimensions culturelles et symboliques. Loin d’être un simple geste anodin de transfert d’objet, il se révèle comme un véritable fait social total, condensé de significations et de représentations inhérentes aux visions du monde particulières.
Le don, vecteur de cosmologies
De nombreuses ethnographies ont montré que les systèmes cérémoniels de dons et de contre-dons se trouvent indissociablement liés à l’expression d’univers cosmologiques singuliers. Comme le souligne Marcel Mauss, « les choses échangées ne sont pas seulement des biens économiques, mais avant tout des réalités respectables, sacrées même » (Mauss, 1924 : 97). L’exemple notable est celui des potlatchs des tribus kwakwaka’wakw des côtes nord-ouest du Pacifique. Ces immenses festins de redistribution des richesses visaient en réalité à renouer périodiquement avec l’ordre cyclique du cosmos et les forces mythiques des ancêtres tutélaires (Goldman, 1975). Le don prenait alors une dimension propitiatoire et régénératrice essentielle. De même, dans les sociétés haugunaires des îles Trobriand, l’intrication du kula (système d’échanges cérémoniels de la région) avec la mythologie insulaire et les puissances occultes était totale, comme en témoigne cette formule incantatoire de B. Malinowski (1922 : 315) : « De même que les vagues de la mer ne cessent de buter sur le récif, ainsi ces hameçons rouges, ne cessent d’arriver... » (Bronislaw Malinowski).
Le don à l’épreuve de la pluralité des régimes de valeurs
Une analyse approfondie du don invite également à questionner les régimes de valorisation variables à l’œuvre selon les aires culturelles. Qu’est-ce qui fait la valeur d’un don ? Comment se constituent les échelles de prestige qui confèrent au geste sa dimension distinctive ? Ces interrogations sont au cœur de nombreux travaux anthropologiques comparatifs. On sait par exemple qu’à Ithaca dans l’Odyssée d’Homère, « ce qui faisait la valeur d’un présent était essentiellement sa dimension artistique, décorative et ostentatoire » (Testart, 2007). Dans la Rome antique en revanche, la munificence se mesurait d’abord à l’aune de l’utilité pratique du don (sa fonctionnalité, ses retombées concrètes pour la Cité). De même, l’ethnographie des sociétés de chasseurs-cueilleurs amazoniens met en évidence une conception radicalement différente du don, pensé non comme un vecteur de prestige ou de hiérarchisation, mais bien comme « l’expression première d’une éthique d’entraide, de coopération et d’horizontalité relationnelle » (Berthet, 2019).
Don et sémiotique des objets
L’objet donné revêt par ailleurs une épaisseur sémiotique et symbolique intrinsèque qui participe pleinement de la ritualité globale du don. Son choix, sa provenance, ses qualités esthétiques ou spirituelles ne sont jamais neutres mais s’inscrivent dans un vaste système de représentations et de classifications cosmologiques. On a ainsi pu observer au sein de certaines ethnies d’Amérique du Nord d’ancestrales pratiques cérémonielles de don de « bundles » (paquets d’objets hétéroclites). Ceux-ci représentaient « la totalité de l’univers, associant des pièces d’origines végétale, animale ou minérale » (Lowie, 1963). Leur don permettait de perpétuer le cycle sans fin des renaissances et des régénérations saisonnières. Dans les Îles Trobriand, l’examen des fameuses « bargau » (grandes enfilades de coquillages rouges échangés lors du kula) fait apparaître une codification extrêmement précise de leurs motifs, formes et provenances, « autant de traits sémiotiques déterminant leur rang dans les échelles de valeur locales » (Severi, 1994).
Don et économie des biens symboliques
Le don se trouve en outre indissociable de la vaste économie des biens symboliques dans laquelle les sociétés humaines sont prises. En d’autres termes, il procède d’une quête fondamentale de reconnaissance et de prestige social qui transcende la simple circulation d’objets et de richesses matérielles. Cette dimension se donne à voir avec force dans les grandes chefferies polynésiennes de l’Océanie où les cycles ininterrompus de dons et de contre-dons visaient avant tout à « consolider les rangs statutaires respectifs des parties en présence selon des codes cérémoniels extrêmement complexes » (Godelier, 1996).
De même, dans le monde arabo-musulman médiéval, les joutes poétiques et autres « musamarat » (défis oratoires) relevaient d’une économie du don proprement symbolique et langagière, « permettant aux orateurs d’acquérir un immense prestige social » (Kilito, 1983).
Certains analystes contemporains voient dans cette prégnance du symbolique une dimension anthropologiquement constitutive du fait humain, notamment par « son inscription au cœur des dynamiques de reconnaissance mutuelle » (Honneth, 2000). Le don serait en ce sens un vecteur privilégié des processus civilisationnels d’humanisation.
Le contre-don, espace de créativité symbolique
Le phénomène hautement ritualisé du contre-don, par lequel le receveur initial se doit d’honorer à son tour le donateur premier, apparaît comme un lieu privilégié de créativité symbolique et de consolidation identitaire. Loin de se cantonner à une simple réciprocité mécanique, le contre-don se révèle souvent comme un espace de réappropriation des codes et de leur réinvention singulière. C’est ce qui ressort de cette observation d’un 3potlatch kwakiutl » par l’anthropologue Philip Drucker : « Le chef n’a pas seulement rendu le don, il l’a transformé selon son identité propre, composant de nouveaux motifs cérémoniels d’une extrême complexité » (Drucker, 1963 : 42). Le contre-don permet ici l’advenue de formes inédites d’expression artistique et rituelle. Cette dynamique se perpétue aujourd’hui, par exemple, dans les pratiques de « remixage » et de « ré-échantillonnage » à l’œuvre au sein des cultures urbaines hip-hop et électroniques, où le « sample » (emprunt musical) fait l’objet de « réélaborations créatives infinies » (Lashua, 2005).
Au final, la riche polysémie du don, entre réalités concrètes et significations abstraites, en fait un objet d’étude passionnant pour qui veut saisir la diversité des expériences culturelles humaines et leurs soubassements symboliques vertigineux.
Synthèse du don un fait social total
Le phénomène du don, par sa nature foncièrement ambivalente et polysémique, se révèle comme un puissant analyseur des tensions et des défis traversant l’épistémè contemporaine. Dépassant la simple translation d’objets, il condense une somme vertigineuse d’enjeux pragmatiques, éthiques et ontologiques qu’il nous faut embrasser dans toute leur complexité. D’une part, le don se présente comme un fait social total pris dans les paradoxes de la gratuité et de l’intérêt, de la spontanéité généreuse et du calcul stratégique. Son étude met au jour les ressorts symboliques et les dynamiques de pouvoir qui le sous-tendent, qu’il s’agisse de logiques de prestige, de dispositifs de contrôle biopolitique ou de mécanismes de domination. D’autre part, celui-ci se trouve réinvesti dans les mouvances des sociétés contemporaines, devenant vecteur d’affirmation identitaire, d’engagement citoyen ou d’accès à la reconnaissance sociale. Les nouvelles technologies en renouvellent les formes d’expression, du partage numérique aux « rituels de don » en ligne.
Mais, le don n’en demeure pas moins indissociable de la richesse des cultures symboliques particulières où il puise son épaisseur anthropologique. Son analyse convoque des univers cosmologiques singuliers, des régimes de valorisation distincts et des schèmes sémiotiques complexes, révélant la béance des mondes vécus humains. À l’heure de la mondialisation accélérée des échanges, le don apparaît dès lors comme l’un des hauts lieux de la réflexivité critique. En un même mouvement, il recèle les potentialités d’émancipation et d’affirmation de soi, mais aussi les apories de l’aliénation et du contrôle des corps. Son étude transdisciplinaire apportera sans doute un éclairage précieux sur les voies d’un ré-enchantement du lien social et d’un plein accomplissement de l’humanité.
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