Francia-Polinesia. Uno stralcio della terza opera classificata nella sezione Biografie della sesta edizione del premio internazionale Thrinakìa.
Michele Nappi, Istituto I.S.I.S.S. Einaudi – Molari di Rimini - Sezione speciale L’isola Thrinakìa. AMIS Archivio della Memoria e dell’Immaginario Siciliano, Le Stelle in Tasca ODV.
La piste défilait sous les roues du side-car à travers les champs d’oliviers : poussiéreuse, chaude et caillouteuse. Chacune de nos virées à Oued Ellil était joyeuse et exaltée. Nino, notre cousin, conduisait la moto Guzzi et son équipage cocasse. Mon père siégeait derrière lui, Rosetta, ma petite sœur, était sur le réservoir. Ma mère et moi étions installés dans le side, pendant que ma sœur Yolanda se contorsionnait dans le coffre.
Nous riions aux éclats, c’était l’aventure.
Pourtant, ce jour-là, le voyage qui devait nous mener à notre cousine n’avait pas le même parfum de fraîcheur et de légèreté. La nonna nous avait quittés. Pour toujours.
Avec elle, c’était un chapitre de notre enfance qui se clôturait. Avec sa disparition, nous étions amputés d’un morceau de Sicile, d’un morceau de nous-mêmes. Nous devenions alors, encore un peu plus, des exilés.
Vitina était née en 1875, à Castelvetrano, dans la province de Trapani. Issue d’une famille de saisonniers, elle n’a eu d’autre choix que de s’inscrire dans cette lignée, l’enfance et l’adolescence s’égrenant en cueillant olives et amandes sous la chaleur méditerranéenne. Elle y a rencontré Joia, avec lequel elle a eu deux enfants : Rosina et Giuseppe. Puis, la maladie lui a enlevé son mari. Seule, elle a dû faire face et nourrir ses deux bambins. Ce fut l’heure des premières injustices pour elle. Souvent, elle nous racontait l’histoire de cette femme qui cueillait les amandes à ses côtés. Un jour où la faim devait l’assaillir plus que d’autres, son geste guidé par le manque la poussa à glisser dans les poches de son tablier quelques poignées d’amandes décortiquées. Pour améliorer l’ordinaire, pour partager avec les siens. Le patron, un riche propriétaire terrien dont le cœur était aussi sec que les terres les plus arides de l’île, s’en rendit compte. Son avarice et sa cruauté furent telles que, non seulement il humilia la pauvre hère, mais il retint quelques lires sur la solde de chaque travailleur. Pour l’exemple soi-disant. Avec, il se fit fabriquer deux amandes en or montées sur une chaîne faite du même métal précieux. La nonna le décrivait, arpentant les allées comme un coq, fier et puissant, écrasant de son immonde morale les petites gens qu’ils étaient.
Au vu des larmes qui baignaient ses yeux clairs quand elle racontait cette histoire, je n’ai jamais douté qu’elle soit révoltée. Mais, quelles armes une jeune veuve de moins de 25 ans, mère de famille, pouvait-elle opposer face à cet oppresseur ?
Vitina était une taiseuse, elle n’avait pas beaucoup de temps, elle travaillait en permanence. Elle était la première levée et la dernière couchée. Veillant à ce que personne ne manque de rien.
Mais, quand Vitina évoquait la Sicile, le temps était comme suspendu. Je pouvais voir les personnes qu’elle décrivait, entendre les sons, sentir les odeurs, toucher les pierres de Castelvetrano et même avoir en bouche le goût des pasta vruoccoli, les pâtes aux choux-fleurs, qui constituaient quasi le seul repas qu’elle pouvait offrir à Rosine et Giuseppe.
Vitina rentrait donc chez elle, dans cette petite pièce qui leur servait de refuge dans le village. Elle donnait sur un patio et une cuisine partagés par plusieurs familles. La vie s’y écoulait chichement, mais paisiblement. Les vieux discutaient entre eux, jouaient à la scopa et à la briscola. Les femmes s’activaient, vêtues de noir - il y avait toujours un deuil à porter - mais néanmoins souriantes et bien vivantes. C’était comme ça. C’était la vie. C’était leur vie. Teintée d’une certaine fatalité.
Une fois par semaine, la cour se trouvait envahie d’une dizaine de chèvres, et le berger fournissait directement le lait aux différents occupants des lieux. Et, puis parfois, très occasionnellement, un habitant du quartier jouait au loto national et gagnait. Alors, un orchestre jouait de la musique au pied de son balcon et tous profitaient de cet air de fête. J’imaginais Vitina, s’offrant quelques minutes de répit, l’oreille attentive à une mélodie joyeuse, promettant des jours moins rudes.
Et, puis, il y a eu sa rencontre avec Giovanni Bonelli, le nonno, mon grand-père. Ensemble, ils ont eu cinq enfants : Antonietta - ma mère, Vincenzo, Michele, Nina et Francesca. Tous nés à Castelvetrano.
Vitina ne savait ni lire, ni écrire, ni compter. Elle a donc tenu à ce que ses enfants aillent à l’école. Puis, vers dix ans, les filles allèrent travailler chez des couturières du voisinage pour se former et apprendre à leur tour un métier. Elles ne seraient pas saisonnières. La vie était misérable à cette époque en Sicile et les habitants parlaient de plus en plus d’émigrations. Quitter l’île… pour aller où ?
Dans les rues de Castelvetrano les rumeurs se répandaient vite et se rapprochaient du patio. L’Amérique. Le rêve américain. Là-bas, il y avait du travail pour tous. Un pays immense à construire. Les gens mangeaient à leur faim, ils arrivaient de toute l’Europe pour se fabriquer un nouvel eldorado. Là-bas, bien au-delà de la Méditerranée, là-bas de l’autre côté de l’Atlantique. Là-bas, dans un autre monde.
Si Vitina hésitait à répondre aux chants des sirènes, Rosine et Giuseppe, la vingtaine, rêvaient de cette terre outre-Atlantique. Et, puis un jour, ils l’ont fait. Ils ont utilisé leurs économies pour acheter un billet sans retour vers la Nouvelle-Orléans.
Vitina, partagée entre la perspective joyeuse d’une vie plus facile pour ses deux aînés et la détresse d’une mère à laquelle on enlève ses enfants, les a accompagnés jusqu’à Palerme. Une dernière embrassade, une dernière accolade, et leurs deux silhouettes se sont éloignées, devenant de plus en plus petites… « De véritables fourmis, tellement le paquebot était haut ! » racontait-elle encore des décennies plus tard. Puis le géant d’acier avait fini par s’éloigner, devenant à son tour un minuscule point sur l’horizon méditerranéen.
Ils s’étaient quittés plein d’espoir et de promesses. Ils se retrouveraient bientôt aux États-Unis, c’était sûr. C’était en 1926.
Les années ont passé, et la famille manquait d’argent pour les retrouver. Vitina, Giovanni et leurs enfants ont aussi dû quitter la Sicile… mais pour la Tunisie. Les migrants n’étaient plus les bienvenus aux États-Unis. Si elle eut des nouvelles de Giuseppe et Rosina jusqu’à la fin de sa vie, Vitina n’a jamais revu ses deux enfants.
Elle parlait peu de la souffrance de cette séparation. Mais, alors qu’elle approchait de ses 75 ans, une phrase est restée à jamais gravée dans ma mémoire : « S’il y avait une route entre les États-Unis et la Tunisie, j’irais à pied. »
Ainsi, elle l’aurait fait.
Oncle Vincenzo fut le premier à traverser vers les côtes africaines. Menuisier, il trouva rapidement du travail et mena une vie de débauche entre bistrots et maisons closes.
Puis vint le tour de mes grands-parents et du reste de la fratrie. C’est ainsi qu’en 1931, tous s’installèrent à Tunis. Comme à Castelvetrano, ils trouvèrent une habitation qui devait être partagée par plusieurs familles, rue Monge. Le lieu était constitué de logements d’une ou deux pièces dans lesquels il fallait s’entasser à quatre ou cinq personnes. La cour ici était encombrée de carrosses et de chevaux. Pas de princesse, mais un cocher maltais logeait au même endroit.
La deuxième guerre éclata, et son fils Michele fut appelé. Pendant ce temps, Francesca décéda de la tuberculose… C’est Vitina et Giovanni qui s’occupèrent alors d’élever ses deux enfants, Jojo et Carolina, mes cousins.
Vitina retrouva vite un rythme de travail soutenu. Elle faisait des ménages et des lessives pour les familles nanties de Tunis. Elle pouvait récupérer les pièces oubliées dans les poches des pantalons. Et, elle le faisait, car la Tunisie, ce n’était pas l’Amérique.
Mes premiers souvenirs remontent à cette époque. Mes parents, mes sœurs et moi, nous vivions à La Soukra, une petite ville proche de la banlieue de Tunis. Mon père horticulteur avait vite trouvé du travail auprès d’un français, propriétaire d’une orangeraie.
Nous allions régulièrement voir mes grands-parents à Tunis avec le tombereau attelé à une mule. Nous nous faufilions enfants dans ce décor d’un autre temps, entre deux carrosses, riant et évitant avec soin les bouses des chevaux. Puis, nous entrions chez Vitina. Sur l’unique commode, un carillon, son seul luxe. Dans la pièce, je me souviens d’un lit de ferraille, très haut. Jojo dormait dans la « pile » (une bassine de zinc), pleine de linge, jusqu’à l’adolescence. Il y avait aussi une table bancale, quatre chaises et un tout petit lit, celui de Carolina. Un débarras au fond de la pièce abritait un réchaud. Partout, il y avait cette odeur persistante de chevaux.
Vitina était toujours habillée en noir, sauf pour les noces. Peut-être par habitude. Je la revois si petite, elle portait toujours un chignon qui rassemblait ses cheveux gris clair et elle couvrait ses épaules d’un châle à carreaux foncés. Elle avait des yeux vert clair, de la couleur des feuilles des oliviers où elle s’était tant usé les mains.
Elle nous accueillait dans cette unique pièce, toujours souriante, toujours gentille et douce. Déjà du haut de mes huit ans, j’avais du mal à réaliser que cette petite bonne-femme avait enduré autant d’épreuves : la perte d’un mari, le départ de deux de ses enfants, l’émigration, la mort de l’une de ses filles… En tout, elle avait eu sept enfants. Et, malgré la présence du grand-père, elle assumait la plus grande partie du travail, effacée et soumise, avec une totale abnégation pour ses enfants et petits enfants.
Le nonno était gentil avec elle, mais, disons ce qu’il était… il travaillait peu, faisait quelques travaux de jardinage pour la municipalité de Tunis et… guère plus. Il avait d’immenses moustaches et portait toujours une casquette. Nous, ses petits-enfants, nous l’adorions. Il avait le don d’éloquence et nous racontait des centaines d’histoires, plus ou moins fantasques, lesquelles tantôt nous faisaient rêver, tantôt nous empêchaient de dormir.
Parfois, lorsqu’ils nous rendaient visite à La Soukra, nous jouions au loto. C’était l’une des rares distractions de Vitina. L’un de nous faisait alors équipe avec elle, lui lisant les chiffres… Savoir que nous allions à l’école était l’une de ses grandes satisfactions : Labbisi cchiù liggeru da zappa « Le stylo est moins lourd que la bêche » nous disait-elle. J’aimais quand elle venait passer deux ou trois semaines à la maison. Elle y semblait heureuse, dans cet îlot familiale qui était encore imprégné de sa terre natale, de cette terre sur laquelle la vie avait été si rude et qui pourtant était la sienne, la seule qu’elle n’ait jamais eue.
Nous étions Siciliens. À la maison, nous parlions sicilien. Nous mangions sicilien. À Noël, nous avions droit aux pâtisseries traditionnelles, faute de miel, Vitina confectionnait un caramel avec du sucre et de l’eau. À Pâques, elle préparait avec maman les campanare, passés au four à bois.
Elle riait aux éclats quand, pour des occasions spéciales, elle nous portait des cassateddi faits maison dont un ou deux étaient « piégés » par ses bons soins : elle remplaçait la ricotta par du coton pour nous taquiner.
Nous étions bercés par la culture et les proverbes siciliens. Et, quand nous étions réunis, famille et amis de l’île, les conversations portaient souvent sur celles et ceux qui étaient partis.
Je n’ai jamais vécu en Sicile.
Nous, les enfants d’Antoniette étions la première génération à naître ailleurs, en Tunisie, sur une terre qui nous accueillait pour quelque temps, quelques années. Nous étions Siciliens, mais à l’école, nous parlions arabe et français. Nous étions Siciliens et nous tentions de nous accrocher à nos racines à travers la culture, les histoires, la langue, mais pourtant, sans que nous nous en rendions compte, elle nous échappait déjà. Notre destinée devrait se construire loin de la terre de nos ancêtres.
Pourtant, la Sicile était bien présente, sous les traits de nos parents, mais aussi de Vitina qui en était le pilier fondateur, le symbole, la représentante. Discrète et forte. Affrontant les épreuves au cours du temps.
Elle était paysanne et a vécu dans la misère, mais elle était une femme pleine d’amour. Peu loquace, son courage a été un exemple. Oui, du haut de mes dix ans, je m’étais promis que pour elle, pour ses sacrifices, je devais m’en sortir. Je devais travailler à l’école et choisir un métier. Je ne devais pas laisser la fatalité gagner.
Installé dans le side-car, je la vois, en filigrane, assise à la place de ma mère, dans son habit noir, le regard porté sur la piste, le sourire apaisé. Combien de fois avions-nous parcouru ces vingt-cinq kilomètres, ballotés sur une piste caillouteuse, mais heureux, de ce bonheur propre à l’insouciance de l’enfance ?
Nous étions là, réunis sous sa protection.
Oui, je vois cette petite bonne-femme vieillie et souriante, qui est passée à travers le temps, et qui nous a, en toute discrétion, légué un héritage inégalable.
Oui, nous sommes des exilés, mais nous avons toujours su quelles étaient nos racines et où elles avaient puisé leur force.