Professeur de philosophie des arts à l’École Supérieure des Beaux-Arts de Tunis pendant 22 ans, docteur en Sciences et Techniques des Arts, spécialiste des arts musulmans.
Abstract
La recherche du sens a été le souci majeur du questionnement humain. Que dire des sens de l’ultime ? Question totalement épineuse car elle touche à une pensée de l’extrême. Où se décideraient les champs de réflexion sur la question de l’ultime : dans la pensée métaphysique, religieuse, dans la pensée scientifique ? Ou bien parce que touchant à une limite extrême ouvre sur un espace nouveau ? Poétique celui-là ne tenant compte ni de la réalité des faits, ni de la véracité des convictions, ni de l’exactitude de ce qu’on affirme, ni de la justesse de ce qu’on croit être ou ne pas être. Tout est balayé pour faire place à une autre réflexion. Nouvelle celle-là, du moins différente.
ABE–TH–00017–JG: TB Abell, The Stability and Seaworthiness of Ships, University Press of Liverpool, 1926. Les biblio-graffitis de Roy Gold (1918-2008), artiste outsider de sa collection de livres. Par Nicholas Jeeves (designer, écrivain et professeur à l'école d'art de Cambridge), in D. Graham Burnett éditeur de la série Conjectures, Revue du domaine public (Mai, 2018).
L’ultime ? Qu’est-ce à signifier ?
Ultime dans un processus naturel ?
Rationnel ? Artistique ?
Ou ultime, expression de désespérance ?
Au cœur de toute préoccupation, l’ultime chevauche dans la majorité des registres, de par son ancrage, dans une donnée fondamentale de l’être existant : le début et la fin. Nécessairement. La question majeure dans cette thématique est la suivante : peut-on aborder l’ultime sans basculer dans une approche métaphysique et à fortiori une approche métaphysico-religieuse ?
Dans l’intervalle spatio-temporel que délimite la physique classique, l’ultime se décide comme une étape finale. Mais paradoxalement s’en échappe. L’ultime voulant être une pointe, une visée, une ligne d’horizon. Un téléos. Une fin en soi. Les grecs ont construit leur pensée sur cette fin ultime, moteur de toute chose. C’est comme si, par nature, les choses naturellement se meuvent vers … cette fin ultime, afin d’atteindre leur perfection, mais en même temps leur finitude. Ce n’est pas si simple d’aller vers une forme de complétude et qui paradoxalement, est l’expression de la fin. Se mouvoir vers son ultime serait donc, et en même temps, se mouvoir vers sa fin. Comme si les êtres n’avaient pour but que d’atteindre leur fin. Ainsi le monde est structuré de telle manière que tous les êtres ont leurs lieux naturels. Tout revient au repos. La physique d’Aristote et de Ptolémée a expliqué la nature des choses par l’observation de leurs mouvements. L’air et le feu montent en haut, les corps descendent en bas. Le léger est naturellement supérieur au lourd puisqu’il monte vers le ciel. Le lourd reste en bas, proche de la terre, et, est réduit à la corruption et la finitude.
Les destins sont sellés. La vie, les actes, les pensées des hommes aussi. Ces derniers vivent dans un monde harmonieux, clos où tout est prédéterminé à l’avance. Vivre serait occuper une place dans le grand échiquier. C’est-à-dire, reconnaitre la place naturelle assignée dans cette vaste destinée. Trois axes fondamentaux de notre pensée et de notre mode d’agir politico-moral en découlent.
La perduration d’un ordre métaphysico-religieux absolu
Véhiculant des valeurs traditionnelles en dépit du décalage avec les avancées de cette époque, ses exploits scientifiques, ses pouvoirs technologiques, Etc., l’ordre hiérarchique de la physique d’Aristote se prolonge et se maintient jusqu’à nos jours. Cet ordre se base sur une hiérarchie qui domine tous les niveaux de la pensée et de l’agir humain. Hiérarchie qui fonde la suprématie du haut sur le bas, c’est-à-dire de l’âme sur le corps, de l’esprit sur la matière, du monde éternel sur ce monde éphémère. Et tout y passe, rien n’échappera à cette dichotomie qui écartèle des éléments constitutifs de la vie, et laisse les choses dans un abime inconsolable. Les têtes s’orientent vers un haut-extérieur dans l’espoir de se hisser vers un ailleurs promis. Le tout est démystifié. Et la vie devient le prix à payer quand on a si peu compris. L’allégorie de la caverne nous interpelle de si loin. Son sens reste intact : se fier au groupe et vivre parmi des ombres ou avoir le courage de sortir de ce leurre et affronter le choc de l’impromptu. Le choc de l’aveuglement par la lumière. Au prix de perdre la raison. Précisément, cette raison-là.
Cette division est l’idée de base de l’astrophysique d’Aristote et de Ptolémée que les musulmans ont prise comme prémisses de leurs travaux ultérieurs. Paradoxalement [1], l’ordre métaphysique affirmé par la science des Grecs s’accommode avec la vision religieuse, et plus que cela les deux constructions sont en parfaite adéquation [2].
La verticalité du pouvoir
Quel qu’il soit (politique, moral, religieux) descendant d’en haut, acquiert par là une sacralité le mettant hors-champ de la pensée critique qui, en interrogeant les idées fondamentales du corpus et, par ce faire pouvant les déstabiliser du moins les gêner, risque de faire tomber l’édifice [3]. Puisant son principe fondateur dans une législation divine, ce pouvoir reste un bloc intouchable depuis des siècles. Il continue à sévir dans la plupart des civilisations dans le monde [4]. Le dissocier de ses principes métaphysiques fondateurs et donc, le désacraliser demanderait un mouvement aussi long et conséquent que celui de la révolution encyclopédique du 18éme siècle.
La légitimité du patriarcat
Qui, fermant toutes les ouvertures qui l’infirment ou du moins le contestent dispose de tous les moyens pour perdurer comme l’unique modèle d’organisation sociétale et morale. L’ordre métaphysico-religieux traditionnel bat son plein, et paradoxalement s’accommode [5] et même s’épanouit dans une époque appauvrie [6], versée totalement dans des valeurs de hiérarchie entre les genres et de consommations à outrance.
En gommant sciemment l’unité profonde qui lie l’être humain à son essentialité, l’homme moderne se plie aux dogmes par devoir et plonge dans l’assouvissement de l’autre être, visible celui-là, matériel. Et là, tout devient plausible : l’acquisition pour l’acquisition. L’acquisition comme fin en soi devient le moteur de la vie. Le but ultime de nos actions [7]. Encore une fois, l’ultime loge ou le très haut [8], ou le plus bas [9].
Ainsi présupposaient les anciens savants en essayant de donner une visibilité et, la plus nette qui soit, à ce monde. Visibilité tombée en désuétude de tant de contradictions, de tant de paradoxes et, est devenue de nos jours, le témoin d’une forme d’aveuglement [10] ou bien l’expression d’un arrêt. Une forme de suspension de l’élan vital, comme si on a tout compris, tout saisi. Comme si, le champ d’investigation est balisé par un début et un ultime, l’un est connu, l’autre est ce vers quoi on tend. Bergson explique cette rigidification de la vie par une stagnation qui emprisonne l’énergie et réduit les actes des hommes à une danse sur place [11].
Pendant longtemps, l’ultime a été cette limite extrême de la compréhension humaine du monde. Au-delà de cette compréhension-limite, l’ultime recule, à chaque obstacle, c’est-à-dire, à chaque faillite des concepts que nous utilisons pour expliquer le monde, la vie et tout ce qui nous entoure.
Mais pourquoi poser la question de l’ultime ?
Quelle urgence pour nous de questionner cet horizon qui nous scrute à distance et nous engloutit dès qu’on l’interroge ? Serait-ce la conscience de notre passage court qui, par cet abord, nous donne l’illusion d’être rallongé dans l’existant ? Ou bien, attestant et assumant cette finitude, on va au-delà de ce qui est décrit comme ultime, pour l’amadouer, l’apprivoiser et probablement finir par l’accepter ? Serait-ce l’acceptation de l’inévitable et donc l’amorce d’un apprentissage de la mort ? Dans cette optique, les efforts seraient inévitablement couronnés de résultats pathétiques. On serait mieux lotis si on faisait de la poésie. Cette dernière est le lieu où s’expriment à juste titre, toutes les nostalgies. On serait alors dans une séparation lamentablement affirmée de l’homme avec sa vie dans son aspect ultime et par là-même judicieusement assumée. Comme si, on se tendait son propre piège. Par inadvertance, ou par inconscience ? Certainement par oubli. Oubli de quoi ?
Oubli d’une unité originelle diraient les Grecs ?
Et dans cette unité, l’adversité n’est pas exclue mais s’oriente vers un autre que soi. Extérieur à soi, dieu par exemple ! Ou bien, unité perdue, comme le conçoivent les doctes de toutes les religions pour enfin structurer la vie dans des contenants de plus en plus réduits, de plus en plus ritualisés jusqu’à l’asphyxie totale qui mène inconditionnellement à l’abdication complète. Dans cet espace de réflexion, l’ultime est assurément bien temporisé. Il devient même un lieu de prédilection. Il nous offre son espace pour nous réveiller et réactiver en nous la peur de la fin. Suite à quoi, nous allons galoper vers des sorties de salut. L’ultime s’offre comme un secours salutaire qui nous sauve de l’abime. De la vie.
Dans cette optique, le mot d’ordre serait inévitablement le pathétique. Car, toute cette grandeur, toute cette beauté, toute cette merveilleuse aventure qu’est la vie, n’aura été qu’une évolution de reptiles. Des êtres englués dans une chair, réduits à n’être que de la matière et essayant désespérément de faire leurs mues, mais n’y arrivant pas, s’abattent sur ce qui, illusoirement, les libère de cette prison. Serions-nous réduits à n’être que des reptiles cherchant incurablement à se transformer en êtres spirituels au détour de ce qu’on nomme la quête ultime d’une sortie, à l’image d’un Dieu, et non d’une limace ?
Schématiquement la thématique de l’ultime s’expose comme suit :
L’initial … ultime.
Le schéma l’indique. À son début, l’ultime procède d’un initial. L’initial n’a pas d’origine, ou du moins, on ne se pose pas la question de son début. Il peut jaillir spontanément. Il est présupposé déclencher un début [12]. En fait, l’ultime serait une hypothèse pour expliquer ce qui adviendra ultérieurement. Dans cette optique, le mouvement serait linéaire. C’est pour cette raison qu’il y a un début et une fin. Une naissance et son interruption. Et dans le cheminement de l’un à l’autre, sous-jacente, l’angoisse de la fin. Dans ce cas, l’ultime porterait inévitablement une visée, un objectif. L’ultime serait toujours coloré de sens qui dépassent cette linéarité de l’existence pour la projeter dans une autre sphère. Inconnue celle-là, très certainement dans la sphère du métaphysico-religieux.
Mais, si on remplaçait la ligne par le cercle, comme l’ont fait les Grecs en construisant leur pensée mathématique, ou comme l’ont fait les mystiques musulmans en érigeant leur représentation de l’espace-temps [13], que se passerait-il dans notre compréhension du mouvement de la vie que nous supposons linéaire ? Serions-nous plus réceptifs pour saisir le changement profond entre les deux schémas ? Serions-nous plus ouverts pour faire de l’ultime, non une étendue spatio-temporelle, c’est à dire, une limite et donc, une fin, mais plutôt de concevoir une entité sans début et sans fin ? Qu’est-ce qui se comporte comme une substance sans forme, sans début, ni fin ? Une entité qui se libérerait des limites du temps et de l’espace ? Cette entité relèverait-elle de l’énergie ? Trois registres peuvent nous éclairer sur cette possibilité de compréhension et qui bizarrement, aussi éloignés les uns des autres dans le temps et dans l’espace se rejoignent ou du moins, se suppléent :
* L’ultime comme expression d’un renouveau dans la physique quantique ;
* L’ultime dans l’approche métaphysico-religieuse ;
* L’ultime, champs poétiques de l’expérience de l’existant.
Si on se base sur le mouvement de la plus petite composante physique, le quantum, on déduirait que le mouvement circulaire n’est pas une limite à l’intérieur de laquelle se meut le quantum, mais que la circularité est inscrite par le mouvement lui-même. C’est le mouvement qui crée la forme. Il n’y a pas d’ultime. Ou bien, tous les points sont des ultimes. C’est-à-dire, des stations. On n’est plus dans ce qui tend vers…pour aller toujours plus loin, mais dans ce qui reste, parce que s’autosuffisant. Un présent éternel. Ce là-maintenant, qui est un espace/temps prend toute la place, toute la préoccupation. Il n’y a plus d’après, et dans ce cas, il n’y aurait plus d’ultime. La découverte majeure de la physique quantique est que l’infime partie [14] qui compose l’univers et, conséquemment notre monde, est une énergie et que cette dernière circule selon des lois qui ne la figent pas en un lieu précis [15]. Si on se base sur les conclusions de cette physique, on serait enclin à infirmer complétement la question de l’ultime, pour la simple raison que le sens d’une pointe, d’un horizon justifiant une direction, ou orientant un élan devient caduque. Le tout est dans le tout, sans début ni fin. On est très loin de la représentation classique du monde.
À partir de là, nos concepts de compréhension subissent un séisme qui les sort de leur sphère de sens. Ultime n’aurait ni un sens spatial, ni événementiel. Dans ce registre de la physique quantique, l’ultime relèverait plutôt de l’ordre des possibilités expérimentales. L’ultime serait une expérience. Un vécu qui fait exploser les limites. Et dans ce cas, l’ultime se ressourcerait dans un paroxysme. Un état plein, un trop-plein. De quoi ? Un quelque chose qui reste à l’intérieur de soi et pour lequel, le début serait lui-même la fin. Une entité auto-génératrice. Une vibration. Un rythme. Une correspondance. Rien à chercher à l’extérieur de soi. Le réel est dans cette ultime vibration qui porte la vie dans une fluidité insaisissable, et comme telle, elle est énergie pure.
Ce qui se clarifie davantage quand il s’agit de comprendre la nature du mouvement aussi bien dans l’infiniment petit que dans l’infiniment grand, ce sont les enjeux de cette question de l’ultime. Car, ce qui se trame dans notre compréhension des deux infinis décide de l’envergure et du sens de ce qu’on désigne par l’ultime.
Ce dernier serait le réceptacle qui abrite la non-acceptation de la finitude de notre existence, la non-compréhension de ce passage, si court dans la vie. Un bric à brac de nostalgie, de sentiments confus, de rêves invraisemblables et d’imaginations décousues. Bref l’ultime est l’expression de la soif insatiable, inconsolable d’éternité. Malgré cette limite, est-il possible de traiter de l’ultime sans basculer dans le métaphysico-religieux ? Par quoi se nourrit la connotation de l’ultime, de l’extrême limite pour verser inévitablement dans le comportement rituel ?
L’ultime dans l’approche métaphysico-religieuse
Pris dans un débat intellectuel et scientifique pouvant couter la vie, et dans une atmosphère de terreur et de suspicion, Descartes inaugure une nouvelle ère de pensée, la nôtre : la pensée moderne. Diplomate et évitant les tergiversations avec les savants de son époque qui ont condamné avant lui G. Bruno au bucher et Galilée à la quarantaine, Descartes se fait humble et même petit devant ses contemporains. Néanmoins, il ne mâche pas ses mots pour traiter Campanella, savant de son époque, de tête de chair pour souligner son incompréhension des problèmes de la physique. Cette division de la composition de l’homme en chair et en esprit était la vision officielle au temps de Descartes. Ce dernier, ayant saisi les enjeux de cette polémique[16], va plus loin en établissant, pour la première fois, l’hypothèse que ce corps, cette chair vouée à la corruption, est une machine autonome qui fonctionne indépendamment des commandements de l’esprit.
À partir de cette affirmation, la séparation entre l’esprit et le corps prendra une nouvelle envergure [17]. Le corps, substance matérielle s’éveille et revendique un fonctionnement autonome. Il ne reçoit pas ce qu’il doit faire d’une entité en dehors de lui. Il le crée. Son but n’est plus d’exécuter des commandements et d’être sous le joug de l’esprit qui décide de tout, qui s’infiltre partout, qui justifie tout, car étant le but ultime de toutes les actions de la vie, mais de s’arranger pour perdurer dans l’existence. L’affranchissement de l’emprise de l’esprit sur la matière a été un acte qui signe la fin d’une époque de pensée. Le sens profond de l’ultime est encore une fois délogé.
Où mettrait-on l’ultime si ce n’est pas dans l’expression de la fin ?
Depuis cette époque et jusqu’à nos jours, un nombre infini de traités ont été rédigés pour étayer cette fin ultime. L’ultime serait dans ce cas l’expression de la limite de toute destinée relevant de l’existant. Peut-on traiter de l’ultime sans basculer dans le métaphysico-religieux ? Les glissements de la pensée humaine vers des approches eschatologiques ont toujours été imminents.
Les conséquences de cet écart et ses répercussions, 4 siècles plus tard ne se limiteront pas à la conception de l’homme, mais aussi à notre perception de la vie et du monde. Et, sournoisement combleront les vides intellectuels dans une époque appauvrie par les crises de tout ordre, et surtout par l’absence de valeurs culturelles, je veux dire philosophiques et artistiques. Ces valeurs restent jusqu’à nos jours les piliers de toute civilisation apaisée parce qu’établie dans la sphère de la communication évoluée, comme le démontre si judicieusement J. Habermas, pour inaugurer une nouvelle ère des modes humains de communication [18].
Seulement, ce que Descartes n’a pas prévu en réduisant l’homme à un mécanisme matériel [19] est la séparation radicale de l’homme avec son essence [20]. Certes, les exigences scientifiques de son époque ne permettaient aucun écart par rapport à l’interprétation officielle de l’homme, de la vie, du monde, mais dans sa construction scientifique de ce nouveau mode de penser, Descartes a sciemment érigé un bel écart. Un écart qui va paradoxalement conforter les thèses religieuses : l’homme serait une chair insufflée de l’âme de Dieu. Un être de chair et un être d’esprit : la scission devenant totale, l’ultime s’immisce au plus profond de l’être. Une chair qui porte dans sa nature profonde la déchéance et un esprit qui prône sa sortie de cette prison.
L’ultime serait une délivrance
Délivrance de cette vie inconsolablement écourtée par cette fin imminente. Délivrance du désespoir de n’être pas infini, éternel, un peu comme Dieu. Et si on est à son image, pourquoi ne pas être un peu lui. Et tendre encore, et encore pour lui ressembler. Mais comment le faire ? Les religions n’ont pas laissé de choix. Se conformer. Obéir. Il faudra pour cela inventer une hiérarchie de restrictions. Rien de plus facile. Le dogme nait de l’urgence à canaliser cette conscience désespérée de la fin, d’étouffer l’écart que, paradoxalement on souligne pour fonder la faille entre l’ici-maintenant et la vie ailleurs, libre, éternelle.
Tout un stratagème légitimé par l’urgence de cette sortie ultime se met en place. Stratagème, comme on le verra, rime avec fourberie. Une ruse pour créer l’illusion, pour tromper les réelles attentes, la réelle liberté, le réel lien avec soi, c’est-à-dire, avec la transcendance. Le soi étant une partie intégrante d’un tout. Unité originelle réduite à n’être qu’une issue de sortie. Une déchéance totale. Et un ultime inéluctablement encore plus ambigu, encore plus fuyant. Encore plus attrayant. On s’y accroche.
Le rituel vient en force pour faire oublier cette déchéance désespérante de l’homme, devenu une coquille vidée, reconduisant des gestes répétitifs, tellement réitérés qu’ils ont perdu leurs sens. La nature spirituelle de l’homme est complétement bafouée. Réduite à sa dimension visible, cette entité spirituelle se distille imperceptiblement dans les détails de cette vie, et ils sont infiniment nombreux, jusqu’à l’engloutissement total de toute la vie. Ne restent que le pas qui poursuit un autre pas, la parole qui répète une autre parole. Le geste, le regard, la pensée qui se suivent, et à la queue leu leu, se poursuivent. Suivre la trace, parce qu’on est incapable de l’inventer.
Ainsi et pour resserrer ce qui a précédé, on affirmera que toutes les religions ont bâti leur argumentaire sur deux axes. Le premier est la peur archaïque de n’être qu’un reptile, issu d’une longue chaine d’évolution. Le deuxième est l’insupportable fait de la finitude. Et, tout le souci serait de trouver un moyen pour répondre à cette question fondamentale et accablante : Comment créer l’éternité ?
Dans cette interrogation, l’ultime est, encore une fois, délogé. Serait-il une recherche de sens, incessamment reculée, parce qu’insaisissable ? Et insaisissable parce que privée de contenu ? Et le contenu, serait-il d’un autre ordre que le sens ? Quelque chose qui est un hors-sens parce qu’un hors le champs-perceptible ? Peut-on aller au-delà de la sphère significative qui désigne les choses par leurs sens, c’est-à-dire, leurs fonctionnalités ? L’ultime serait-il une limite langagière ? Et dans ce cas, faut-il taire ce qu’on ne peut pas dire, comme l’affirme Wittgenstein dans le Tractatus ? La poésie serait-elle l’espace pour que s’épanouisse cette expérience du trop-plein qu’on vient de décrire précédemment ?
L’ultime, champs poétiques de l’expérience de l’existant
Dans les méandres même du simulacre – dont parle Gilles Deleuze [21] - se tisse de fil en fil toute l’histoire de l’humain. Et, inévitablement dans les plis de ce tissage, le simulacre a été au rendez-vous : Ce qui est n’a pas besoin d’être conforté par une existence extérieure. L’homme se créée sa propre réalité, son environnement selon ses attentes, ses besoins, ses croyances, ses espérances et essentiellement ses désespérances. De tout temps, la réalité subjective a primé dans l’élaboration de ce qui est en face. Ce qui compte c’est ce qu’on croit faire-être. Et, si on se trompe, il n’y a pas de peine à s’ajuster. Aucun problème de crédibilité pour l’état actuel de notre vision de ce qui nous enveloppe. Mais l’univers reste infini et le cerveau, outil pour le connaitre est pareillement infini, parce qu’élastique [22]. Le simulacre se hisse au niveau du modèle, car il est lui-même toujours un renouveau absolu.
Ultime ? Tendre vers, et donc oublier cet instant qui s’efface pour laisser la place à ce qui, en attente désespérée viendra après ? Mettre en berne l’actuel pour se confondre dans un sursaut que l’on croit salvateur ? Le présentiel, l’ici-maintenant sont dans nos sociétés contemporaines occultés pour orienter toute l’énergie vers ce qui l’absorbe entièrement : continuer à tendre vers ce qui arrivera, s’oublier, se confondre, aller…vers l’ultime station. C’est comme si tout est démystifié. Que faire pour redresser le mât, tombé si bas ?
Qu’interroge cette question ?
Les impératifs de notre vie contemporaine, les dictats de la société de consommation sur les individus, la tyrannie des canons esthétiques sur les modèles qui canalisent notre style, notre mode de penser, de faire, de se vêtir, etc. ? La thématique de l’ultime serait-elle en fin de compte un déclencheur d’éveil, de prise de conscience des dérives de nos sociétés actuelles ? Nous faudra-t-il inventer un nouveau monde ? Un monde qui fait de l’ultime non pas un horizon à atteindre alors qu’on sait pertinemment qu’on n’atteindra pas, mais l’affaire de chaque instant, de chaque moment. Le-tendre-vers… serait plutôt un vivre-concentré sur l’ici- maintenant, une attention calme aux choses qui nous sollicitent et un rythme relâché qui ne fait qu’accompagner l’ordre des choses.
Il n’y aurait pas de fin, juste des moments pleins. Et par ce plein, les moments vécus engloberaient l’éternité. Interviendrait alors la poésie, comme l’espace de tous les possibles. Et parce qu’elle se joue constamment des fins, parce qu’elle ne s’agrippe pas aux faits, elle se faufile entre les interstices de la vie et jouit de sa fragilité.
Pour la poésie, l’ultime ne serait pas une fin. C’est un espace ouvert qui porte en lui toutes les urgences. Celle d’être attentif, celle de l’instant intense qui, pourtant passe. Mais cela n’est pas grave, le renouveau la guette tout le temps et elle prend acte de sa présence. La poésie est sans cesse en train d’inventer un nouveau monde, poétique celui-là. Et par là devenant éternel. À la base, sa matière est un chant en l’honneur de la vie éphémère. La poésie est une création qui s’inscrit dans les plis de l’éternité. Elle s’extirpe du fait statique et devient une onde : expression d’une vibration et intense expression de la vie.
L’Art serait-il exclusivement le remède ?
Notes
[1] La métaphysique des grecs fonde l’Ontos, cet arrière existant, principe de toute chose. Mais cet Ontos demeure dans la pensée grecque hypothétique, c’est-à-dire, principe logique d’explication. Repris par Plotin, dans ses « Ennéades », les sens prennent une autre envergure, religieuse, celle-ci et ouvrent la voie à toutes les interprétations monothéistes.
[2] La physique d’Aristote et de Ptolémée sépare les lois de la terre de celles des astres. Cette séparation est la pierre angulaire de toutes les croyances que le ciel est ontologiquement parfait et appartient à un ordre différent de celui qui gère la terre. Unifier les deux mondes se fera sur deux siècles par l’une des plus profondes révolutions que l’humanité fera. Acceptée par la communauté scientifique, la physique de newton mettra fin à cette vision. Les conséquences de cette science agissent sur les cerveaux jusqu’à nos jours.
[3] Annuler la légitimité de cette verticalité a été la base de toutes les réformes réalisées au 18eme siècle. Inverser la source des valeurs (désormais venant du bas allant vers le haut) a constitué le fondement de tous les domaines ; politique : le pouvoir monte d’en bas, il est issu de la volonté du peuple. Les valeurs morales sont posées par un consensus qui, une fois accrédité devient souverain. Les vérités scientifiques se construisent progressivement par la validation de l’expérience, Etc. toute connaissance serait une affaire de construction et non de dé-couverte.
[4] Ici, il s’agit simplement de faire un constat des régimes politiques qui gouvernent le monde arabe. Sous couvert de légitimité puisant ses fondements dans le divin, la dictature, le totalitarisme sont bien installés.
[5] Religion ne se contredit pas avec l’extravagance, la démesure, le luxe, l’exhibition comme le tentent ostentatoirement des civilisations contemporaines riches par leurs ressources naturelles.
[6] Déjà, en étudiant son époque, Voltaire avait affirmé que la société étant privée de culture comme la sienne, du moins avant la vulgarisation des sciences et de la connaissance encyclopédique, permettait à la référence religieuse de prendre toute la place du penser, et par la suite de devenir la seule forme de savoir légitime.
[7] Herbert Marcuse, Éros et civilisation, Paris, édit. De Minuit, 1963, Critique acerbe développée par l’auteur dans son livre « Éros et Civilisation ».
[8] Dieu, fin suprême de toutes les actions et but ultime de toute la vie.
[9] La consommation pour consommer, jusqu’à faire de la vie une course infinie pour acquérir des biens matériels comme fin en soi, et jusqu’à réduire l’homme à un ventre hypotrophié et malade de ce besoin d’avoir pour avoir.
[10] Aveuglement dans le sens de voir sans comprendre, c’est-à-dire : sans établir de liens.
[11] Henri Bergson, La pensée et le mouvant, (édition critique) Paris, PUF, 2009.
[12] Quand Descartes postule qu’au début du mouvement des corps naturels, intervient la force initiale, il ne se pose pas la question de son origine. Elle sert de base hypothétique à son explication scientifique des phénomènes de la physique.
[13] Les mystiques musulmans ont bien saisi la nature circulaire du temps et de l’espace, d’où l’invention de cet art qui reproduit à l’infini une entité qui, éternellement, débute à sa fin : la calligraphie. Dans leur art, la représentation spatio-temporelle traduit la coexistence des 3 moments du temps : passé, présent, futur.
[14] Les électrons qui tournent autour du noyau d’un atome.
[15] Un électron peut avoir plusieurs lieux en même temps.
[16] Même les doctes du Moyen Age n’étaient pas dupes : il s’agissait d’un renversement radical d’une certaine vision du monde qui domine depuis des siècles sur tous les niveaux de la vie. Cette thèse revendiquée par les précédents, Kepler, Copernic et Galilée annonçaient la fin de la mainmise de l’église sur la vie publique, les mentalités, la législation etc. Et Descartes était conscient des conséquences qui en découlaient, bien que quelques critiques récentes le contestent en affirmant que Descartes n’était pas suffisamment cartésien pour assumer intellectuellement tous ces bouleversements.
C’est du moins l’avis de Martial Gueroult in Descartes selon l’ordre des raisons, TII, L’Âme et le corps, Paris, Aubier,1953. C’est aussi l’avis de : Ferdinand Alquie in Études cartésiennes, Paris, Vrin 2023.
[17] Envergure qui sera pour Spinoza l’expression du plus grand scandale de la raison. Car comment peut-on affirmer la coexistence de deux substances contraires dans une même entité : l’homme. Le conflit sera total entre les deux conceptions de l’homme et la rupture entre elles s’affirmera plus aisément, après la mort de Spinoza.
[18] Jürgen Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, Tome 1 et 2, Paris, Fayard, 1987.
[19] Première prémisse qui fonde la naissance de la biologie. Concevoir le corps comme une machine le libère d’une conception de subordination à l’âme. Le corps n’est pas soumis aux commandements de l’âme mais aux lois qui le régissent, à l’image, on le comprendra plus tard, des phénomènes de la nature.
[20] Terme ambigu, prêtant à plusieurs confusions. Ici, il désigne l’être profond de l’homme, la conscience qu’il a de soi.
[21] Dans la définition même que donne Platon, le simulacre traduit l’acte de faire être ce qui n’est pas. Sa nature principielle est de créer le leurre et de brouiller les genres. Gilles Deleuze dans « logique du sens » le réhabilite et fait du simulacre l’expression de l’ingéniosité de la copie par rapport au modèle. Gilles Deleuze, Logiques du sens, Paris, éditions de Minuit, 1969.
[22] Comme le confirment les découvertes scientifiques récentes des neurosciences. JoAnn Deak, Ton fantastique cerveau élastique, Paris, éditions Midi Trente, 2017. Steve Parker, A la découverte du corps humain, Paris, éditions de l’Imprévu, 2016.