Professeure de langue et littérature française à la Faculté des Sciences Juridiques et Politiques, Université Hassan 1er Settat Maroc. Chercheuse associée au Laboratoire de recherche en Ingénierie Didactique, Entreprenariat, Art et Littérature, Université Hassan 1er Settat, Maroc (LIDEAL).
Abstract
L’expression du Moi migrant est une caractéristique majeure des récits migrants, ces écrivains reproduisent leur vécu en mettant en scène le biographique qui s’interfère avec l’origine ethnique ou la généalogie. Leurs productions s’apparentent d’autant plus à une écriture qui libère l’expression de la subjectivité et investit une surproduction de sens, dans une débauche métaphorique subvertissant toute loi. Dans notre réflexion, il est question d’étudier, dans quelques récits migrants, le processus de la fictionnalisation du Moi migrant, un passage obligé de l’identité personnelle à l’identité narrative. L’expérience migratoire devient, ainsi, le catalyseur d’une écriture qui n’est enfin qu’une quête expérientielle et transformatrice du Moi migrant.
Ulysse et les sirènes (1742), François Hutin (artiste français, 1685-1758), The National Gallery of Art.
La migration constitue un paradigme humain, où le déplacement d’un lieu à un autre n’est plus un événement exceptionnel ou occasionnel, mais une habitude, une issue, un mode de vie fondé sur l’absence et prédéfini par les exigences de la modernité. Dans les récits migrants, la question du déplacement et de la traversée opère une métamorphose dans le parcours du sujet migrant, une perte des points d’ancrage, d’où l’emboîtement spatio-temporel et ontologique. L’écriture des migrations, dans ce cas, devient désormais un espace de dire dans lequel, chaque expérience est branchée sur le collectif, la politique, l’économie et l’Histoire.
Plusieurs formes littéraires sont produites par les écrivains issus de cette expérience en l’occurrence des témoignages, des biographies, des romans, de la poésie, des reportages, etc. Les écrivains migrants reproduisent-ils ainsi leur vécu en prenant en considération l’hétérogénéité et les différentes appartenances linguistiques, éthiques, et nationales. Autrement dit, il est question, dans ces récits, d’une mise en scène du biographique qui s’interfère avec l’origine ethnique ou la généalogie des auteurs. Ils s’apparentent à une écriture qui libère l’expression de la subjectivité et investit une surproduction de sens, dans une débauche métaphorique subvertissant toute loi.
Dans cette écriture de la migration, l’identité narrative s’identifie à l’identité personnelle de l’auteur. La mise en intrigue consiste à donner une unité de signification à toutes les péripéties et à tous les événements qui surviennent dans son histoire et affectent son identité. L’écriture autobiographique/ autofictionnelle est fondée sur la pratique de l’introspection, néanmoins l’auteur introduit quelques scènes fictives pour maintenir une certaine distanciation du réel. Pour l’écrivain migrant, la permanence de soi-même est relayée par la mémoire et l’imagination.
Plusieurs questions pourraient retentir chez le lecteur/récepteur de cette écriture : Dans ces récits migrants, le déplacement constitue la matrice de l’acte d’écriture, comment l’auteur migrant peut-il traduire cette expérience ? L’œuvre produite est-elle une autobiographie ou s’agit-il simplement d’un glissement permanent entre le biographique et le fictionnel ? N’est-elle pas une quête de moi expérientielle et transformatrice pendant laquelle l’écrivain s’enlise dans une pratique d’introspection ? La mise en intrigue du Moi ne contribue-t-elle pas à sa fictionnalisation ? Comment s’opère-t-il ce passage de l’identité personnelle à l’identité narrative dans les récits migrants ?
Pour étayer ces questions, notre réflexion s’articulera autour de trois axes principaux : Le premier point sera consacré à l’ambiguïté générique qui caractérise les récits migrants, nous tenterons d’esquisser l’impact de l’expérience migratoire sur les récits en question, les thématiques abordées et les formes génériques des projets auctoriaux. Dans le deuxième axe, nous traiterons l’écriture autobiographique en tant que quête expérientielle et transformatrice du Moi migrant. Chaque écrivain procède à la fictionnalisation de son Moi en suivant un parcours identitaire particulier, le Moi migrant est sujet à des transformations relatives à la mise en intrigue. Le but de l’autodiégèse dépasse la narration des faits, elle tend à expliquer et faire comprendre d’une manière intelligible les circonstances, les buts et les résultats. Dans le dernier point, nous abordons ce passage obligé de l’identité personnelle à l’identité narrative, qui s’avère telle une quête expérientielle et transformatrice. La narration permet de configurer le passé comme une véritable intrigue, de construire le rapport à soi selon une aporétique de l’identité personnelle et une aporétique de l’ascription des actions. L’intention de la mise en intrigue est de se raconter soi-même.
Dans cette réflexion autour de l’identité narrative dans les récits migrants, il sera question d’un corpus composé de huit romans, dont les auteurs sont d’origines diverses, mais partageant la même réalité socio-historique. Du Québec, nous avons opté pour La Québécoise de Régine Robin, Chronique de la dérive douce de Dany Laferrière, Les Urnes scellées d’Émile Ollivier, et Carrefours d’une vie de Naïm Kattan. De la France, nous avons interpellé : Les Mots étrangers d’Alexakis Vassilis, Origines d’Amin Maâlouf, Comment peut-on être français de Chahdortt Djavann et Les Coqs cubains chantent à minuit de Tierno Monénembo.
Ambiguïté générique : autobiographie, autofiction, fiction
Chaque œuvre se veut construction et déconstruction de la mémoire, dont le recours s’avère une nécessité pour relater le déplacement. Il provoque des changements relatifs à son existence, car l’expérience de l’exil est transcrite à travers une écriture considérée comme une prise de parole où se reconstitue l’identité mise en péril, une parole de la mouvance. Elle permet de mettre en scène un imaginaire très riche, des thématiques diverses relatives à l’exil et à l’errance, et des expériences qui déclenchent la recherche identitaire et le travail de la mémoire.
La mise en intrigue des expériences migratoires des écrivains est tout d’abord un agencement interne mais aussi une proposition du monde, dont la finalité est de revenir à la vie même et de transformer ainsi les identités personnelles. Autobiographie ? Autofiction ? Fiction romanesque ? Ou s’agit-il simplement d’un glissement permanent entre le biographique et le fictionnel ?
Philippe Lejeune, dans son ouvrage Le pacte autobiographique définit l’autobiographie comme étant « un récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité » (Lejeune : 1975, p. 14). Cette définition insiste sur le retour aux scènes antérieures de l’existence du sujet concerné. Le « Je » s’impose et organise des textes souvent construits sur des moments de réminiscences du narrateur laissant la mémoire guider le récit. D’ailleurs, la dimension autobiographique dans une œuvre s’apparente au pacte qu’entreprend l’auteur avec son lecteur. La véracité des faits est une condition majeure puisque l’auteur évoque l’exil selon une expérience personnelle, vécue. L’œuvre devient proche du témoignage ethnographique, à travers lequel, il transmet au lecteur l’image construite de la société d’accueil.
Marie Darieussecq insiste sur le caractère fictif de l’autobiographie, le décalage que l’auteur tente de créer entre lui et son texte permet de se distancier, elle considère l’autofiction comme : « Un récit à la 1ère personne se donnant pour fictif (souvent on trouvera la mention roman sur la couverture) mais où l’auteur apparaît homodiégétiquement sous son nom propre et où la vraisemblance est un enjeu maintenu par de multiples effets de vie » (Darieussecq : 1996, pp. 369-370).
Dans le cas des récits migrants, les expériences des écrivains créent un type spécial de vraisemblance et laissent des traces de la migrance dans l’écriture. La plupart des œuvres migrantes, évoquées dans cette réflexion, sont étiquetées par le sous-titre « roman » qui peut donc être interprété comme une volonté de rendre compte de l’élément fictif du texte qu’est la proposée mise en place par l’auteur pour minimiser le caractère ouvertement autobiographique de l’œuvre. À ce titre, Philippe Gasparini insiste sur la fonction indicative du sous-titre qui se trouve largement subvertie. De nombreux textes autobiographiques, quoique sous-titrés « roman », proposent au lecteur un pacte référentiel* (Gasparini).
Selon Lebrun et Collès, l’empreinte des auteurs migrants retentit dans leurs œuvres, malgré les nombreuses tentatives de dissimuler l’aspect autobiographique de l’œuvre migrante. Ils ajoutent : « L’auteur semble se dévoiler mais se dissimuler au lecteur en ne qualifiant pas son œuvre d’autobiographique […] l’auteur relate des événements personnels, mais en altérant certaines modalités de l’autobiographie »* (…).
Le récit migrant appartient, ainsi, au genre romanesque, l’auteur procède par transformation ou transposition du passé en récit, le passé fictionnel sert à expliciter le présent. L’auteur traduit forcément sa migrance à travers un personnage qui se débat entre « l’indétermination, la discordance linguistique, la brisure et la désorganisation de l’identité, ainsi que l’éclatement du temps et de l’espace»* (…).
Quant à Paul Ricœur, il s’interroge dans son ouvrage Temps et discours I* sur la permanence du sujet à travers la multiplicité de ses expériences. L’identité narrative constitue, ainsi, la 3e composante de l’identité personnelle, il s’agit de la capacité de la personne de mettre en récit de manière concordante les événements de son existence. La construction d’une telle identité n’est possible que par la fréquentation de récits d’histoire ou de fiction selon un double transfert, relatif d’une part aux personnages du récit, et d’autre part à l’identité personnelle.
Cette dialectique configuratrice entre les deux principes de concordance et de discordance ; concordance en ce qui est agencement de faits permettant de rendre intelligible l’histoire racontée, et discordance en ce qui est transformation réglée de l’intrigue depuis la situation initiale jusqu’à la situation finale.
L’identité narrative, dans les récits migrants en question, ne prend sens que lorsque s’opère une synthèse « concordante-discordante » d’événements. La mise en intrigue consiste à donner une unité de signification à toutes les péripéties et à tous les événements qui surviennent dans l’histoire du sujet migrant et affectent son identité. Il s’agit d’un transfert de l’identité du personnage du récit à l’identité personnelle de l’écrivain. Selon Paul Ricœur, il s’agit de la refiguration définie comme suit : « Quelle que puisse être la force d’innovation de la composition poétique dans le champ de notre expérience temporelle, la composition de l’intrigue est enracinée dans une précompréhension du monde de l’action : de ses structures intelligentes, de ses ressources symboliques et de son caractère temporel » (Ricœur : 1983, p. 108).
Dans les récits migrants, les écrivains s’engagent dans une opération de constitution de l’identité narrative, car non seulement le récit est un agencement interne des faits, mais il s’agit également d’une proposition du monde. La finalité est de revenir à son expérience migratoire et de transformer ainsi les identités personnelles. En effet, la mise en intrigue provoque bien évidemment une distanciation du réel, néanmoins dans le cas des récits migrants, les écrivains se réfugient dans l’espace romanesque pour ainsi effectuer ce passage obligé de l’identité personnelle, dont les traits figurent dans le récit, à l’identité narrative, une instance narrative où l’histoire d’une vie ne cesse d’être refigurée par toutes les histoires que les sujets migrants racontent sur eux-mêmes : cette refiguration fait de la vie elle-même un tissu d’histoires racontées, en s’inscrivant dans une quête réparatrice et transformatrice.
Selon cette perspective, le personnage devient un représentant de l’expérience migratoire de l’écrivain, malgré les tournures narratives et les tentatives de brouillage. Les déplacements autofictionnels agencent cette écriture fondée sur les glissements permanents de l’autobiographie vers la fiction.
Partant de cet aperçu théorique, nous avons pu réaliser une catégorie provisoire des œuvres du corpus : autobiographie, autofiction et fiction. Toutefois, quelques exceptions génériques ainsi que de nombreux détails relatifs aux expériences migratoires de ces écrivains sont récurrents dans leurs œuvres.
La fictionnalisation du Moi migrant : une quête expérientielle et transformatrice
Quel que soit le genre romanesque adopté par un écrivain migrant, son Moi est omniprésent dans les fils qui tissent les trames de fond. Chaque écrivain migrant transcrit son expérience migratoire selon un style particulier, une forme générique distincte. Cela permet de s’enliser dans une pratique d’introspection et de se situer dans une permanence relayée par la mémoire et l’imagination.
Depuis les premiers récits migrants, l’expérience de ces écrivains est un leitmotiv de l’intrigue, elle constitue un événement narratif, source de concordance et de discordance selon Paul Ricœur. Cet événement nécessite une mise en ordre indispensable à l’agencement des faits. Sans événements, sans péripéties, sans surprises, l’histoire perdrait toute dynamique temporelle, les événements disparates se réduisent à de simples occurrences sans espoir de les unifier. Les récits migrants deviennent-ils ainsi un espace où la biographie de l’auteur se matérialise en filigrane des histoires racontées. Entre la réalité et la fiction, se construit une nouvelle identité du sujet migrant.
Dans La Québécoite de Régine Robin, il s’agit de plusieurs tentatives de mise en scène d’un personnage en migration qui paraît comme son double : même origine, même appartenance géographique, ethnique et religieuse, même parcours académique et même destin. La narratrice une juive polonaise en exil à Montréal tente de relater son arrivée, son séjour et son retour. L’impossible ancrage dans l’espace d’accueil se traduit par une déambulation non seulement spatiale, mais aussi scripturale, « Sans présent, sans passé. Simplement des lointains un peu flous, des bouts, des traces, des fragments. Des regards le long de ces travellings urbains. Étrangeté à fixer tout de suite car la nostalgie crevait à la surface des jours par surprise. C’était du langage, du langage jouissant tout seul, du corps sans sujet » (Robin : 1993, p. 95).
La narratrice de Régin Robin opte pour une parole mnésique dans laquelle le passé est un sujet récurrent. Il se présente sous forme de « fragments discontinus », des « traces » brouillés que l’écrivain emprunte à son vécu. Plusieurs éléments biographiques retentissent dans le roman, l’histoire du peuple juif, le voyage à Montréal, les tentatives vaines d’ancrage, les épigraphes, le séjour, et puis l’échec et le retour à Paris. L’écrivain choisit de greffer le vécu sur le fictif et vice versa, ce qui crée une distance par rapport au réel, « [à] la croisée du biographique et de la fiction se constitue cet espace constitutif d’une identité pluralisée. Il s’agit d’une identité palimpseste, d’une recréation du moi » (Gusdorf : 1991). Le « fond migrant » du texte est assuré par l’expérience personnelle de l’écrivain qui se glisse entre les lignes, se trouve à l’origine des paroles et des sentiments des personnages migrants.
La Québécoite est un récit de la mouvance, le déplacement perpétuel de l’auteure affecte le récit en cours de rédaction. Elle apparaît en filigrane dans toutes les sections du roman, les tentatives d’ancrage spatial traduisent le malaise vécu par le sujet migrant nouvellement installé à Montréal.
Dany Laferrière, dans Chronique de la dérive douce, s’engage à narrer l’arrivée à Montréal après avoir fui le régime Duvallier. Tous les éléments du récit renvoient au statut autobiographique du texte même si le nom de l’auteur ne figure pas dans le cadre du récit. Le narrateur autodiégétique raconte des moments cruciaux de son arrivée à Montréal sans même révéler son identité, il se contente de l’emploi du pronom « Je », et quelques éléments biographiques. L’œuvre de Dany Laferrière s’inscrit au cœur de ce que Philippe Lejeune appelle l’« espace autobiographique »[1]. Il recourt à la technique du détour, prend la voie d’une mémoire qui se présente en fragments où le pénible et le dicible devient un leitmotiv : « Je quitte une dictature/ tropicale en folie/ encore vaguement puceau/ quand j’arrive à Montréal/ en plein été » ( Laferrière : 1994, p. 11), dans un autre fragment du récit il ajoute : « Je suis allé voir le boss/ après le déjeuner/ sur un coup de tête, / et je lui ai dit/ que je quitte / à l’instant/ pour devenir écrivain » (Laferrière : Ibid, p. 185).
La parole migrante de Laferrière suit le mouvement de la mémoire qui ne cherche pas l’exhaustivité. L’auteur se contente de sélectionner quelques faits expressifs, notamment le contact avec l’autre, les exploits sexuels, les différences climatiques et caractériels, l’intégration dans la société montréalaise, la pluralité. Il s’agit d’un récit de l’arrivée, de la découverte d’un nouvel espace géographique et non pas un récit analeptique. En d’autres termes, le passé n’est pas aussi important que la chronique de la dérive. Après l’apparition de son roman, Dany Laferrière avoue lors d’un entretien avec Danielle Laurin publié sur le Monde : « [...] dans mes livres, je me prends comme personnage et je mêle les situations vraies avec les situations fausses, sans aucun scrupule. Je n’essaie pas de dire la vérité, j’essaie de retrouver l’émotion première. [...] Écrire, c’est mentir vrai, comme disait Aragon » (Le Monde 1 septembre 1994).
Dany Procède par une fictionnalisation du Moi, il se prend pour un personnage qui met en scène son expérience migratoire pour créer un type de vraisemblable. Le récit est constitué d’une parole véridique et mensongère, car les événements sont surtout un mélange entre la fiction et la réalité. L’exil et les tentatives d’intégration à la société d’accueil s’imposent au récit de la dérive.
Contrairement aux deux récits cités, Émile Ollivier s’éloigne du genre autobiographique en optant pour une pure fiction romanesque. Il s’agit d’un récit du retour au bercail d’un archéologue haïtien, Adrien Gorfoux dont le retour coïncide avec l’assassinat de Sam Soliman, un candidat aux élections présidentielles. La quête policière entretenue par Adrien accompagne les retrouvailles avec l’île natale, les deux actions constituent la trame de fond du récit.
Pour évoquer la souffrance du protagoniste pendant son exil, le narrateur adopte un ton pathétique en usant d’une fausse interrogation dans l’intention de susciter la pitié et la compassion du lecteur vis-à-vis la situation des exilés haïtiens : « Vingt-cinq années [...] qu’il n’avait remis les pieds sur cette terre, où il avait laissé ses...racines. [...]Aïe ! si tu n’as pas de racines, pourquoi t’ont-elles tant fait souffrir, de cette douleur en tout point pareille à celle que ressentent les mutilés longtemps après qu’on leur a enlevé le membre gangrené ? Pourquoi se sont-elles ramifiées comme les ongles et les cheveux qui continuent de pousser même après la mort » (Émile Ollivier : 1995, p. 35).
Le narrateur, dans ce récit, extradiégétique et omniprésent, est susceptible de voir la moindre des pensées et des sentiments des personnages, traverser les frontières spatio-temporelles et intervenir dans le récit de sa propre voix. Dans « Les Urnes scellées », le récit policier imprègne le récit du retour et de la quête identitaire, le narrateur extradiégétique suit les traces de ses origines et en même temps les investigations sur l’assassinat de Sam Soliman. Le récit policier et le récit du retour laisse entrevoir quelques échos autofictionnels, les glissements répétés de la fiction vers la réalité biographique de l’auteur justifient la présence de ce dernier. Son expérience migratoire motive l’écriture, un haïtien en exil à Montréal qui décide de regagner son pays natal.
Quant à Carrefours d’une vie de Naïm Kattan, il s’agit d’une autobiographie mettant en scène les moments décisifs de son vécu d’exilé, le pacte autobiographique est révélé dès le début de l’œuvre : « Dans mon itinéraire d’écrivain, la volonté tenace de raconter le réel comme une histoire, la mienne ainsi que celle des autres, a failli se briser dans le passage de l’Europe à L’Amérique du Nord et de l’arabe au français. Ce livre narre mon parcours de vie ? Pour l’écrivain que je suis, le raconter est devenu plus qu’une simple illustration, mais bien la condition même de mon existence » (Kattan : 2016, p. 11).
Les deux premières parties de l’autobiographie abordent le parcours migratoire de Naïm Kattan, le changement de la langue d’écriture, sa situation de juif d’Irak exilé et son rapport aux autres confessions. Dans les autres parties, il rend hommage à des amis qui ont marqué sa carrière d’écrivain, et des essais divers sur différents sujets en relation avec l’altérité, l’hybridité et le métissage. D’ailleurs, les faits autobiographiques et les prises de position de l’auteur permettent de faire le lien entre son parcours, ses idées et ses principes.
Dans le roman d’Alexakis Vassilis, le récit met en scène M. Nikolaïdés, un écrivain auto traducteur grec vivant à Paris. Il transmet surtout ses pensées sur son statut d’écrivain bilingue, son attirance pour les langues, les mots et l’écriture. Il avoue : « J’ai le sentiment d’avoir épuisé le sujet de mes allés et venues entre Athènes et Paris […] je ne désire pas non plus inventer une histoire. Je le devais sans doute, car mon œuvre romanesque est tout de même un peu mince. Il faut dire que le travail de traduction de mes propres ouvrages, du grec au français ou du français au grec, me prend beaucoup de temps » (Vassilis : 2002, pp. 11-12).
Dans cet extrait, le narrateur s’identifie à l’auteur, écrivain grec et francophone, il lui emprunte de nombreux traits. La mise en scène de quelques événements de sa biographie et des procédés métafictionnels permet de créer une réalité différente. Il exprime sa propre personnalité et laisse son vécu apparaître de manière cyclique dans sa fiction en le transférant vers des personnages réceptacles. Le narrateur autodiégétique évoque son parcours d’écrivain, l’écriture en français, l’auto-traduction en grec, les va-et-vient entre Athènes et Paris, l’apprentissage du Sango, le décès du père, l’exil et les raisons du départ. Plusieurs faits renvoient à la biographie de l’auteur Alexakis Vassilis, qui se fictionnalise, se montre et s’observe sous le masque de l’autre dans un mouvement de déplacement autofictionnel. En fait, le Moi devient la matrice créatrice de l’auteur, ce dernier revendique le droit de greffer le vécu dans le fictif.
Dans le cas de Vassilis, le genre autobiographique se trouve déséquilibré, vu qu’il incarne le décalage qu’implique toute représentation subjective, ce genre d’écrit est qualifié par Linda Lê, romancière et critique littéraire, d’« autobiographie désaxée », une écriture qui laisse entrapercevoir le moi personnel de l’auteur là où se cohabitent le monde romanesque et le monde autobiographique. Les Mots étrangers est une tentative de méditer sur la carrière de l’écrivain bilingue Alexakis/ Nikolaïdés où l’écriture permet de se regarder, de s’étudier et de s’auto-évaluer.
Avec Amin Maâlouf, le récit autobiographique revêt une autre dimension. L’auteur se penche sur son passé familial et personnel et propose une véritable quête de ses ancêtres pour constituer une mémoire individuelle et collective du Liban. La quête des origines de Maâlouf est « patiente, dévouée, acharnée », elle est singulière car elle retrace le destin de sa famille en migration perpétuelle, « sans doute avais-je manifesté, après la disparition de mon père, l’envie de mieux connaître ces épisodes du passé familial […] Mais rien qui ressemble à cette rage obsessionnelle qui s’emparait régulièrement de moi quand je m’adonnais à mes véritables recherches […] » (Maâlouf : 2004, p. 9).
Le texte est plutôt un récit de vie déclenché par le décès du père, pour remonter à son passé, à celui de son grand père, à celui de son grand-oncle et à une foule des membres de sa famille. Il s’agit d’une tentative de reconstitution de la vie amoureuse de ces hommes et de ces femmes dont il se sent l’héritier. Le narrateur autodiégétique plonge le lecteur dans l’intimité de ces ancêtres, la rétrospection dans le passé mystérieux des Maâlouf, une tribu à la fois arabe et chrétienne lui permet de connaître le destin de ces libanais mus par la tentation de partir ailleurs.
À part le récit qui retrace les voies parcourues par les Maâlouf, le texte contient également des photographies tirées des archives de l’auteur. Une représentation graphique de ses origines familiales ( carte routière p 482), un arbre chronologique présentant les ascendants et les descendants, ainsi que des extraits de la correspondance ancestrale. L’intégration des commentaires des photographies sert dans un texte autobiographique de révélateur du passé, de capteur d’une réalité lointaine.
La réalité de l’exil et de la déportation est une matière riche pour le roman migrant, Chahdort Djavann, dans son roman Comment peut-on être français ? met en scène une jeune femme iranienne en exil à Paris, à la recherche de la liberté de jouir de plaisirs aussi menus et naturels. Le récit raconte les peines et les difficultés d’intégration surtout l’apprentissage de la langue française et le retour du passé qui entravent le cours normal de la vie, « Elle ressentait dans son cœur la haine des dogmes qui pendant ses années d’adolescence et de jeunesse lui avaient dérobé le droit à la vie, le droit à la liberté, le droit au plaisir. Qu’une fille arpente les rues, ça n’existe pas en Iran […] Au pays des Mollahs, les regards des hommes s’accrochent à vous, vous pénètrent, malgré le manteau et le voile » (Djavann : 2005, pp. 29-30).
Djavann choisit un personnage en fugue que la répression politique et le dogmatisme religieux, étaient les raisons de son exil en France. Il est le double de l’auteur, car le vécu de la migration est présent dans le récit, Djavann revient aux scènes de son arrivée à Paris, la découverte des mœurs des français, l’apprentissage de la langue française et surtout la rencontre avec l’altérité. La découverte de l’autre génère chez Roxane le besoin de se réfugier dans la culture perse, des traits propres à la société iranienne (la polygamie), la tyrannie religieuse (le régime des Mollahs). Quoique la couverture indique « roman » au-dessous du titre, le récit contient des échos autofictionnels. Il existe des ressemblances entre l’auteur et son personnage à qui l’exil est une fuite du régime religieux extrémiste.
Pour Tierno Monénembo, il opte pour une fiction romanesque dont la thématique principale est la quête des origines, le héros est un jeune guinéen en quête de ses origines à Cuba. Le narrateur extradiégétique semble détenir tous les fils du récit. L’œuvre de Monénembo se nourrit de l’histoire et l’actualité africaine notamment celles de la Guinée. L’expérience personnelle retentit dans le roman, l’origine du personnage principal, son nom Tierno, le retour à l’Histoire de la Guinée et Sékou Touré. La quête des origines est animée par des souvenirs fugaces, elle permet de tisser des liens avec les origines africaines des cubains et mettre en parallèle le désenchantement politique dans les deux pays. En revanche, même si l’œuvre s’inscrit dans la catégorie du roman, l’auteur est présent en filigrane, son expérience migratoire et ses lectures, le narrateur déclare : « Tierno Alfredo Diallovogui […] un africain à la recherche de ses racines[…] débarquer un beau soir de Paris tout en se disant de Guinée et revendiquer des ancêtres cubains, cela méritait pour le moins une explication » (Monénembo : 2015, pp. 25-26-27).
Il est à noter qu’après l’étude du corpus migrant, les œuvres, quel que soit le genre littéraire adopté par chaque écrivain, contiennent des échos biographiques. L’écrivain migrant se réfère à son expérience migratoire, son principe de base est « la fictionnalisation de son Moi », autrement dit le Moi devient une matière première pour les récits migrants. Dans ce processus de fictionnalisation, l’auteur effectue un passage de l’identité personnelle à l’identité narrative, il s’engage dans une pratique introspective pour ainsi fusionner l’histoire personnelle avec celles des autres. Les personnages mis en scène répondent à cette exigence dictée par les auteurs migrants.
De l’identité personnelle à l’identité narrative
La théorie narrative de Paul Ricœur est fondée sur la triade : décrire, raconter, prescrire. Chaque moment de cette triade implique un rapport spécifique entre constitution de l’action et constitution de soi. Autrement dit, le récit s’articule autour de deux aporétiques ; une aporétique de l’identité personnelle, selon laquelle le narrateur invoque des faits ayant marqué sa vie antérieure, et une autre aporétique relative à l’ascription des actions. Ces dernières sont organisées en récit présentent des traits qui ne peuvent être élaborées thématiquement que dans le cadre d’une éthique prétendant faire médiation entre la description et la prescription des faits. L’histoire de l’identité personnelle s’apparente à une série de faits sociaux qui servent de ressources nécessaires pour faire comprendre cette identité. L’identité devient ainsi l’union de l’histoire et de la fiction. « Toute identité est problématique comme lieu d’intégration de la motivation personnelle et d’élection sociale, lorsqu’il affirme encore qu’histoire personnelle et histoire sociale confluent. Le terme d’identité renvoie pour lui au sentiment subjectif et tonique d’une unité personnelle et une continuité temporelle » (Erikson : 1972, p. 13).
Dans le cas des récits en question, le sujet migrant part à la recherche de son identité à l’échelle de la vie entière. La problématique de l’identité personnelle est liée à la permanence de temps, car il est facteur de dissemblance, d’écart et de différence. La mise à distance temporelle permet de remettre en question le vécu, de l’assimiler et enfin de lui trouver des explications. L’instance narrative dans les récits migrants, quel que soit le point de vue adopté, repose sur des ressources intrinsèques à la vie de l’auteur, elles retentissent dans son œuvre littéraire et constituent, par la suite, l’idée matricielle de l’acte d’écrire. Les expériences migratoires racontées sont marquées par l’intervention de l’identité narrative dans la constitution conceptuelle de l’identité personnelle. L’identité narrative permet-elle ainsi d’ascrire les actions dans une perspective fictive, sans pour autant renoncer à la quête de soi amorcée par le récit.
Dans La Québécoite de Régine Robin, le récit de l’exil est assuré par plusieurs voix narratives, la première est celle de la narratrice qui représente l’acte d’écriture par lequel elle crée un personnage racontant ses errances et ses essais de (ré) enracinement déçus : « Il serait une fois une immigrante. Elle serait venue de loin- n’ayant jamais été chez elle. Elle continuerait sa course avec son bâton de juif errant et son étoile à la belle étoile [...] » (Robin : 1993, p. 64).L’autre voix est celle d’une narration intradiégétique qui assure le récit de soi et met en scène d’autres héros scripteurs, « pourtant j’avais essayé. Une autre vie, un autre quartier, d’autres réseaux sociaux, une nouvelle aventure [...] » (Robin, 1993, p. 97).
Dans les trois récits, la narratrice recourt à une autre technique narrative, le ressassement. La vieille juive Mimi Yente et son chat bilou sont récurrents dans toutes les sections du roman. Elle assure la continuité avec la mémoire juive et exprime certaines obsessions liées à la Shoah, comme elle lui rappelle l’appartenance à la confession juive (La célébration du Sabbat). Dans les trois esquisses du récit, la multiplicité des voix traduit la volonté de comprendre le processus de la construction de l’identité narrative. À l’insu de l’identité personnelle, se tisse une autre identité prenant en considération la dimension historique.
Le passage à l’identité narrative exige, chez la Québécoite, l’invocation de faits socio-historiques marquant la première moitié du XXe siècle. La compréhension de soi s’opère à travers l’ancrage dans la réalité socio-historique L’autofiction, chez Robin, est à la fois individuelle et collective, d’une part elle rend hommage à son identité migrante, et d’autre part elle tente d’ascrire les actions dans un cadre plus élargi, celui de l’Histoire.
Dany Laferrière, en relatant son arrivée à Montréal et la découverte du pays d’accueil adopte un regard examinateur. La diégèse représente les étapes parcourues pour s’intégrer dans la société montréalaise. Le souci de concision préoccupe le narrateur qui ne s’attarde pas sur les détails. Aussi le récit se caractérise-t-il par l’absence de linéarité car les faits sont organisés selon leur présence dans l’esprit de l’écrivain. Le passage d’une séquence narrative à une autre se fait promptement, sans transition.
Les digressions narratives sont fréquentes dans le roman de Laferrière, le récit de l’arrivée est interrompu par les différents retours au passé haïtien : « À Port-au-Prince, la nuit est/ brève. La ville dort à poings/ fermés entre onze heures du / soir et quatre heures du matin [...] » (Laferrière : 1994, p. 44),la rétrospection/ l’analepse est assez fréquente dans le roman. Les digressions intellectuelles introduisent l’auteur dans un jeu littéraire ouvrant l’espace du texte sur d’autres facteurs qui pourraient enrichir l’identité narrative en cours de construction. La mise en intrigue de l’identité migrante obéit, chez Laferrière, à des règles diverses. Le passage de la description à la prescription exige un recours permanent aux facteurs externes, sociaux surtout, vu que l’identité narrative s’est construit simultanément avec la trame narrative.
Dans Les Urnes scellées, le récit policier s’interfère avec le récit de quête identitaire, les deux genres s’articulent autour des thèmes de la perte, du manque et de leur réparation, et s’entremêlent intimement dans le récit en donnant naissance à un phénomène d’intergénérécité[2]. Le récit policier amorce le roman Adrien, témoin du meurtre de Sam Soliman, s’engage dans une enquête policière en vue de déceler la cause du crime, ce qui lui permet d’accéder aux scènes du passé. Il se comporte tel un archéologue qui s’apprête à dépoussiérer le passé et le reconstruire, néanmoins l’enquête se heurte à de nombreux obstacles en l’occurrence le silence des proches et des témoins, et la dominance des rumeurs du passé émises par les hâbleurs. L’échec de l’enquête est un indice de la transgression des règles génériques, le récit policier demeure inachevé car l’enquête est insoluble alors que le passé demeure irrécupérable. Ollivier effectue une distanciation du schéma narratif traditionnel et de le recontextualiser à travers son expérience de l’exil.
L’imbrication du récit policier et celui de la quête identitaire laisse entrapercevoir un narrateur extradiégétique, qui intervient par des ingérences pour ajouter des commentaires aux faits et aux péripéties de l’intrigue. Ce narrateur, ayant pour référence son propre vécu migratoire, mélange les genres et transgresse la forme canonique du récit classique du retour. Dans le roman d’Ollivier, la conception narrative de l’identité du soi repose sur les pouvoirs de la narration. L’intergénérécité permet d’identifier une identité narrative qui se construit en filigrane, les faits historiques constituent des ressources indispensables pour se comprendre. Entre la fiction et l’histoire, se construit une certaine continuité temporelle de l’identité permettant ainsi d’apporter une réplique poétique aux apories de l’ascription.
Carrefours d’une vie de Naïm Kattan, le genre autobiographique est annoncé dès les premières lignes, le narrateur autodiégétique insiste sur le processus de la construction de l’identité narrative influencée par l’expérience de l’exil, l’ancrage linguistique et culturel dans la société d’accueil, les figures littéraires ayant impacté sa carrière d’écrivain, ainsi que des essais réflexifs relatives à son statut d’écrivain migrant juif. Dans cette autobiographique, le mélange des genres et des procédés narratifs permet de faire le point sur la vision de l’auteur autour de la rencontre et du croisement. L’éclatement des frontières textuelles exprime le souci d’éradiquer les frontières géographiques et culturelles. D’ailleurs, le passage de l’identité personnelle à l’identité narrative s’opère à travers une quête expérientielle et transformatrice qui, à travers l’analepse, tente de trouver des explications aux choix personnels de l’écrivain à travers les faits historiques.
Depuis la naissance en Irak jusqu’à l’ancrage dans la société québécoise, Naïm Kattan recourt au ressassement ; une stratégie narrative qui permet à l’auteur de reprendre des faits jugés indispensables à la formation de sa personnalité, pour s’inscrire dans une tradition juive diasporique. Dès la première partie, Kattan revendique son appartenance religieuse à travers la naissance, l’éducation, les récits bibliques, les pratiques religieuses surtout la célébration du Sabbat. La judéité de Kattan constitue la trame de fond de son œuvre littéraire, d’où le passage de la narration des faits socio-historiques à la réflexion sur des thématiques relatives à son existence d’écrivain exilé. L’histoire d’une vie ne cesse d’être refigurée par toutes les histoires racontées par le sujet lui-même, la vie, ainsi, devient un tissu d’histoires racontées. Le but est de revenir à sa vie antérieure et transformer ainsi les identités personnelles. L’histoire personnelle et l’histoire sociale confluent pour contribuer à la constitution de l’identité narrative permettant par la suite de proposer une vision du monde.
Le récit autobiographique de Vassilis Alexakis est fondé sur un événement narratif bien déterminé, celui de l’apprentissage du Sango. Tous les événements, les péripéties s’articulent autour de ce voyage linguistique, la mise en intrigue donne une unité de signification lors de l’apprentissage du Sango. L’écrivain auto-traducteur qui assure la diégèse part à la recherche d’autres univers linguistiques, pour réussir enfin à vivre son altérité linguistique et lui trouve des explications rationnelles.
La distanciation du réel est une stratégie indispensable pour méditer sur son avenir d’écrivain bilingue, auto-traducteur. La mise en intrigue opère plusieurs médiations entre les événements et l’unité temporelle de l’histoire racontée, entre les composantes disparates de l’action, intentions, causes et hasards, et l’enchaînement de l’histoire, entre la pure succession et l’unité de la forme temporelle. Le récit part d’un événement réel celui de l’apprentissage du Sango et déclenche, par la suite, un ensemble d’actions et des péripéties. La réalité s’emmêle à la fiction pour créer un univers romanesque où se déploient les quatre espaces linguistiques : le français, le grec, l’auto traduction et le Sango. La configuration narrative exige la concurrence entre la concordance et l’admission des discordances, l’identité narrative, dans le cas de Vassilis Alexakis que lorsque s’opère une synthèse « concordante-disconcordante d’événements ». Le roman permet à Alexakis de se livrer à un mélange des langues où il crée des imaginaires linguistiques et culturelles diverses, pour ainsi se constituer une identité narrative et transformer ainsi son identité personnelle.
Chahdort Djavann, dans son roman Comment peut-on être français ? adopte un métissage textuel éloquent, le roman épistolaire fusionne avec le récit de fiction. L’alternance des chapitres rétrospectifs et les lettres adressées à Montesquieu est une caractéristique inhérente à l’œuvre. Dans les chapitres rétrospectifs, la narratrice extradiégétique relate le parcours de Roxane, avant et pendant l’exil. L’enthousiasme de la découverte de Paris se métamorphose en une appréhension surtout quand le passé envahit le présent et le torture. Les scènes de l’enfance se confondent avec celles de la vie parisienne, l’apprentissage de la langue française et la douleur de l’exil rappellent le traumatisme de l’incarcération et du viol. Les multiples analepses auxquelles recourt la narratrice traduisent l’ancrage du personnage dans le passé, ainsi que la désappartenance et l’exclusion ressenties dans la société d’accueil.
Dans l’espace du récit en question, celui de Djavann, l’auteure revient sur sa vie antérieure et transforme ainsi son identité personnelle. La mise en intrigue de son histoire de vie nécessite des événements narratifs multiples, des péripéties, des surprises qui, sans mise en ordre, sans concordance, se réduisent à de simples occurrences et ne peuvent aboutir au dénouement. Elle consiste à donner une unité de signification à toutes les péripéties et à tous les événements qui surviennent dans son histoire et affectent son identité. Dans l’histoire racontée, le personnage de Roxane/ Djavann, avec ses caractères d’unité, d’articulation interne et de complétude, conserve tout au long de l’histoire une identité corrélative de celle de l’histoire elle-même.
Entre récit rétrospectif et récit épistolaire, Djavann recourt à une subversion des formes littéraires canoniques, le récit de la migration rompt avec la forme classique et linéaire du récit car l’auteure opte pour un mélange de genres littéraires. Le récit soumet l’identité aux variations imaginatives que le récit engendre et recherche. Les deux modalités de l’identité ( personnelle et narrative) sont en interaction continue, selon laquelle le personnage subit des transformations et son identité est mise à l’épreuve quand elle échappe au contrôle de l’intrigue et son principe d’ordre. Dajavann, ainsi, ancre son personnage dans un univers textuel qui outrepasse les frontières des genres littéraires, le récit analeptique à caractère autobiographique et le récit épistolaire. Elle veut s’inscrire dans un discours métatextuel prônant le dépassement et la transgression des formes canoniques. L’adoption d’une telle identité narrative lui permet de mettre en récit de manière concordante les événements de son existence à travers la fréquentation de récits d’histoire ou de fiction.
En guise de conclure, l’écriture autobiographique est plutôt un retour sur des scènes antérieures de la vie d’un écrivain. Dans le cas de l’écriture migrante, les écrivains migrants reproduisent leur vécu migratoire, il s’agit ainsi d’une mise en scène du biographique qui s’interfère avec le fictionnel. Dans notre réflexion, nous nous sommes interrogés aussi bien sur la mise en intrigue du Moi que sur la manière qu’adopte chaque écrivain pour effectuer le passage de l’identité personnelle à l’identité narrative. Il y avait question de trois points essentiels à traiter, d’abord l’ambiguïté générique, ensuite le processus de fictionnalisation du Moi migrant et enfin le passage de l’identité personnelle à l’identité narrative.
D’après l’étude approfondie du corpus migrant, nous avons tiré quelques conclusions qui seront organisés selon les axes étudiés.
Le canon littéraire du genre migrant ne s’apprête à être classifier à aucun genre romanesque. Les romans étudiés sont des autobiographies, des autofictions ou des récits fictionnels. Les différentes tentatives de distanciation du réel sont vouées à l’échec, le Moi migrant constitue le catalyseur des récits en question, le « Je » s’impose et organise des textes souvent construits sur des moments de réminiscences du narrateur laissant la mémoire guider le récit. L’auteur procède par transformation ou transposition du passé en récit, le passé fictionnel sert à expliciter le présent. L’auteur traduit sa migrance à travers un personnage qui lui ressemble, ou qui lui emprunte quelques traits. Le personnage devient un représentant de l’expérience migratoire de l’écrivain malgré les tournures narratives et les tentatives de brouillage. Les déplacements autofictionnels agencent cette écriture fondée sur les glissements permanents de l’autobiographie vers la fiction.
La fictionnalisation du Moi migrant, s’effectue à travers un processus identique, la pratique d’introspection est une sorte de quête de soi, où le passé explicite le présent.
Dans les récits en question, le sujet migrant part à la recherche de son identité à l’échelle de la vie entière. L’instance narrative dans les récits migrants, quel que soit le point de vue adopté, repose sur des ressources intrinsèques à la vie de l’auteur, elles retentissent dans son œuvre littéraire et constituent, par la suite, l’idée matricielle de l’acte d’écrire. Les expériences migratoires racontées sont marquées par l’intervention de l’identité narrative dans la constitution conceptuelle de l’identité personnelle. L’identité narrative permet d’ascrire les actions dans une perspective fictive, sans pour autant renoncer à la quête de soi amorcée par le récit.
Bibliographie
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Notes
[1] Un territoire où le cloisonnement entre fiction et non fiction n’est plus opératoire, mais où roman et autobiographie, envisagés l’un par rapport à l’autre sont créateurs d’un effet de relief. Le pacte autobiographique, Philipe Lejeune, op. cit., p 42.
[2] « [Il] étudie les processus de production de sens provoqués par l’union ou l’affrontement de deux genres, par l’entremise de stratégies diverses ».