Doctorante en littérature générale et comparée au sein du laboratoire ILLE (Institut de recherche en Langues et Littératures Européennes) à l’Université de Haute-Alsace (Mulhouse). Elle travaille sous la direction de la Professeure Régine Battiston et son sujet de thèse porte sur l’influence du travail psychanalytique dans l’écriture de soi des écrivains psychanalysés Hermann Hesse et Serge Doubrovsky. La doctorante a publié plusieurs articles scientifiques sur le « je », ses identités multiples et ses mouvements au sein d’une écriture de soi mais également sur l’infradiscours dissimulé dans le récit de soi d’un auteur.
Abstract
Nous souhaiterions montrer dans cet article, l’écriture de thèse comme lieu des manifestations expérientielles de la pensée d’un doctorant mais aussi de son rapport à son écriture qu’il découvre et perfectionne par cette activité. Le rapprochement entre écriture autobiographique et écriture de thèse invite à repenser la thèse comme l’atelier d’expérience de l’écriture et de la réécriture mais aussi d’écriture de l’expérience en lien à son auteur. Amener le lecteur à prendre en compte à la fois l’argumentation scientifique dans l’écriture de thèse mais également la dimension « autobiographique » et subjective de son auteur permettrait davantage de rendre visible le rapport et les interactions entre l’auteur et son écriture comme témoignage de la dynamique transversale et transformative de la pensée de soi dans l’écriture de thèse.
Particulier gravure panneau d'ornement avec deux sirènes (1528), Lucas van Leyden artiste néerlandais (1494-1533), The Metropolitan Museum of Art.
L’écriture de thèse : laboratoire expérientiel et transformatif d’une écriture de soi
Lorsque l’on parle de l’écriture scientifique de thèse, son lien avec l’écriture autobiographique semble très limité. Et pour cause, si la première se définit autour du respect des règles académiques par « la systématisation notionnelle, la précision sémantique avec un tabou des métaphores, la neutralité émotive et affective avec un tabou du “moi” et l’économie formelle avec un tabou de narration » (Schwarze, 2008, p. 6), la seconde plus libre propose « un récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité » (Lejeune, 1996, p. 14).
En 1976, le sociologue américain Joseph Gusfield a étudié l’écriture scientifique et montré son principal objectif : « L'auteur doit persuader le public que les résultats de la recherche ne sont pas de la littérature, ne sont pas un produit du style de présentation. Le style de non style est lui-même le style de la science »[1] (Gusfield, 1976, p. 17). Pourtant, trente années plus tard, la linguiste allemande Sabine Schwarz constate « […] l’émergence d’une stylistique scientifique, sans que sa conception soit déjà bien concise » (Schwarze, 2008, p. 2). Après avoir analysé l’évolution de l’écriture scientifique, elle affirme :
Il devient possible, sur la base d’une typologie universelle, d’entreprendre une analyse différentielle des genres textuels de l’écriture scientifique au niveau des macro et microstructures, analyse qui regarde surtout l’appareil paratextuel, les formalisations et la ponctuation, la longueur et la segmentation, les citations et la bibliographie comme d’ailleurs les stratégies des références intertextuelles (Ibid., p. 11).
Contrairement à l’idée du « style de non style », l’analyse du style d’un texte scientifique (dont la thèse) révèlerait donc des éléments sur la personnalité de son auteur mais également de son lien avec son écriture. « Le style est l’homme même » affirmait l’académicien des sciences Buffon dans son « Discours prononcé à l’Académie française »en 1753 : « Le style n’est que l’ordre et le mouvement qu’on met dans ses pensées. […] Pour bien écrire, il faut donc posséder pleinement son sujet, il faut y réfléchir assez pour voir clairement l’ordre de ses pensées, et en former une suite, une chaîne continue, dont chaque point représente une idée. Le style ne peut donc ni s’enlever, ni se transporter, ni s’altérer […] » (Leclerc, 1753, p. 2).
L’écriture scientifique de thèse décrirait donc des enjeux identiques à celle de l’autobiographie : un travail rétrospectif qui découle du travail introspectif de son auteur, et la transformation de celui-ci par l’expérience personnelle de sa mise en écriture (du « je » au « nous » académique dans l’écriture de thèse). Toutes deux traduisent une transformation de soi par l’écriture expérientielle et reflètent le lien singulier entre l’écriture et son auteur. Régine Delamotte, qui a travaillé sur l’écriture de thèse comme pratique d’un genre discursif, indique que l’activité d’écriture est « […] au cœur même de la thèse par la matérialisation langagière de tous ces éléments, moyen essentiel d’avoir prise sur eux, par l’identification de soi en tant que chercheur et comme aspect fondamental de la dimension heuristique de la recherche » (Delamotte, 2017, p. 13).
Ainsi, à bien des égards, ces deux écritures ont en commun, le partage avec le lecteur d’une expérience de la réflexion de l’auteur sur lui-même (sa pensée évolutive) et le monde. Le sociologue français Jean-Philippe Bouilloud observe : « […] c’est parce que les expériences de chacun, qui font partie de l’histoire personnelle, participent à l’élaboration de notre pensée que la philosophie possède une “dimension autobiographique” » (Bouilloud, 2007, p. 80).
Nous souhaiterions, dans cet article, démontrer l’aspect autobiographique de l’écriture de thèse et le rôle de celle-ci en tant qu’exercice transformatif de l’expérience doctorale dans le processus d’écriture. En effet, comme l’écriture autobiographique, l’écriture de thèse s’articule autour des liens entre expérience, écriture et apprentissage qui donnent à lire une transformation du sujet d’étude et de son auteur, par l’écriture expérientielle de thèse.
L’écriture de thèse : espace collaboratif et transformatif de soi
Thèse scientifique et écriture de soi : lorsque l’on évoque une écriture scientifique, l’écriture de soi, c’est-à-dire « […] l’autobiographie, le journal personnel, la correspondance et les Mémoires ; pour les autres elles peuvent englober les récits autofictionnels » (Simonet-Tenant (dir.), 2018, p. 290), semble ne pas pouvoir coïncider avec cet espace scientifique réglementé et normalisé. Ainsi au commencement, il y a la thèse, mot qui « […] renvoie habituellement à un genre qui n’a rien de littéraire, voire au lieu de tous les académismes : la thèse s’oppose au livre, le thésard à l’écrivain » (Coustille, 2018, p. 12). Pourtant, le mot « thèse » vient du latin thesis,qui définit la démarche personnelle de son auteur par « […] l’action de poser une thèse, une proposition »[2]. L’écriture de thèse se présente alors comme un espace de transformation et d’élaboration d’un sujet d’étude en lien à son auteur. L’écriture de celle-ci est comme le médium de l’entrecroisement entre la pensée subjective de son auteur (son affect) et son expérience et réflexion sur son sujet d’études (son intellect). Elle s’apparente comme un partenariat et un espace de coopération entre le désir personnel de l’auteur (écrire sa thèse d’après ses recherches) et les attentes et exigences universitaires (lire une thèse, document académique scientifique soumis à des normes et règles typographiques, bibliographiques et de ton d’une discipline scientifique). La linguiste française Régine Delamotte a analysé l’activité de l’écriture de thèse autour de la notion du collaboratif :
[…] quel que soit le domaine scientifique concerné, une recherche doctorale et sa rédaction se font en interaction avec divers interlocuteurs. Des moments d’exposition, d’argumentation, de négociation sont nécessaires à la réalisation d’un mémoire qui sera soumis à évaluation pour l’attribution d’un titre reconnu. Cet aspect collaboratif, qui laisse en dernière instance la prise de décision à son auteur(e), est une caractéristique majeure des thèses (Delamotte, 2017, p. 1).
L’écriture de thèse accomplit la retranscription finale du travail collaboratif entre le « soi » d’un doctorant et son directeur de thèse, entre la réflexion du « soi » et les autres acteurs de sa discipline scientifique voire un dialogue, un échange entre le « soi » et son sujet d’étude dont le « […] jeu avec les normes est une source de création » (Coustille, 2018, p. 13). Cette transformation se retrouve dans l’emploi formel du pronom « nous », acteur majeur et indispensable de l’écriture individuelle de thèse et de la représentation de son espace collaboratif. La collaboration du doctorant et son adaptation aux exigences et attentes d’une écriture de thèse est donc un point important dans la réussite de celle-ci. Ainsi, « Dans le monde entier, les doctorants font face à l’ultime épreuve de leur carrière d’étudiant : l’écriture de la thèse » (Becker, 2013, p. 1). Partant de ce fait, le sociologue américain Howard S. Becker a étudié l’enjeu collectif de la thèse pour finalement démontrer que l’écriture de celle-ci, comme acte personnel, individuel et singulier de son auteur, est souvent source de malaise. Et pour cause, écrire sa thèse s’apparente à un acte de transformation de la pensée d’un doctorant. Structurer, organiser, argumenter, citer ; le passage à l’écriture mobilise toutes les connaissances du futur chercheur (personnelles, culturelles, sociales, doctorales…) : « L'angoisse de la page blanche, la peur de faire une simple lettre, les réticences, affichées ou non, à remettre un travail écrit, sont autant de symptômes d'une difficulté à accepter que des propos soient irrémédiablement inscrits dans l’histoire d'une personne » (Chiss, David, 1991, p. 7-20). L’écriture de thèse amène donc son auteur, comme n’importe quel écrivain, à faire son expérience de l’écriture en lien avec le sujet d’étude qu’il narre.
Dimension personnelle et autobiographique dans l’écriture de thèse
Les séminaires et conférences universitaires ayant pour thématique l’écriture de thèse sont proposés aux doctorants pour répondre de cette problématique entre écriture « autobiographique » de l’expérience évolutive, transformative et expérientielle du sujet de thèse et écriture scientifique académique, rapportant le premier discours dans une dimension collective. Ce dernier point démontre à la fois l’écriture de thèse comme un exercice souvent appréhendé par les doctorants mais également comme un exercice personnel, une expression et expérience de soi à laquelle le futur chercheur doit aboutir. La psychologue Geneviève Belleville[3] est intervenue à l’Université de Strasbourg en 2015 pour échanger avec des doctorants sur l’écriture de thèse, son rapport à son auteur et pour mettre en perspective la motivation, les motifs et les enjeux personnels qu’elle requiert pour l’exercice individuel d’écriture. Pour surmonter le fréquent syndrome de la page blanche du doctorant, Howard S. Becker a quant à lui partagé les pratiques du célèbre professeur américain Samuel Ichiye Hayakawa qui enseignait l’écriture à plus de 600 personnes en même temps :
Chaque jour, quand les étudiants arrivaient en cours, ils devaient d’abord s’asseoir pendant vingt minutes et écrire un texte qui ne serait ni relevé, ni noté. Il s’agissait simplement d’écrire pour que le stylo bouge, et peu importe ce qu’il écrirait. Si les étudiants ne trouvaient rien à dire – une plainte fréquente, comme vous pouvez l’imaginer – Hayakawa leur disait d’écrire leur nom et leur adresse. Si rien d’autre ne leur venait à l’esprit, ils devaient recommencer. Les étudiants racontent qu’au bout d’une semaine d’un tel traitement, ils n’avaient plus aucun problème à écrire, quel que soit le sujet (Becker, 2013, p. 15).
Comme le montre Belleville et Becker, la thèse amène chaque doctorant à prendre conscience de son rapport à l’écriture et à surmonter son malaise en cas de difficulté. Il y a donc un lien d’abord personnel, individuel et singulier entre le doctorant et son écriture de thèse. Dès lors où ce lien intime est défini et noué, par des moyens différents selon le doctorant (fixer des objectifs et phases d’écriture, écrire spontanément…), celui-ci est à même d’écrire sa thèse. Mais cette étape franchie, une autre se présente, caractérisée par Régine Delamotte sous la forme « […] d’un puissant habitus auquel les doctorant(e)s se croient obligés de se soumettre : l’effacement de la présence discursive du scripteur et de son statut d’auteur, son rôle se réduisant à n’être que le porte-parole neutre d’un domaine de savoirs qui se parle lui-même » (Delamotte, 2017, p. 8). Et pour cause, au sein de l’espace collaboratif de l’écriture de thèse se dégage uniquement sur une seule page (les « Remerciements »), un « je » discret à la fois démonstratif de son individualité et intimité et en même temps, probité dans l’écriture minutieuse et hiérarchique de ses « Remerciements ». Ce « je » prend forme dans la première page de thèse où les informations (nom, prénom, adresse…) renseignent sur l’identité de l’auteur. Après quoi, il s’efface définitivement derrière l’emploi du pronom plus formel et académique : « nous ». La présence de ce « nous » efface alors volontairement la dimension autobiographique du récit (et son sujet autobiographique) pour ne laisser que la trace d’un sujet épistémologique ou sujet de connaissance. La professeure Maria Passeggi qui s’intéresse au récit de formation des enfants constate que « Dans le récit autobiographique comme réalité vécue, nous retrouvons “le sujet de l’expérience” (empirique) qui éprouve la vie dans la matérialité de son corps. Dans le récit autobiographique en tant que processus de formation, nous rencontrons “le sujet épistémique” (rationnel, objectif), qui métabolise l’expérience pour mieux connaître le monde et soi-même » (Passeggi, 2017, p. 130).
Dans le cas de l’écriture de thèse, celle-ci semble faire cohabiter les deux sujets. Ainsi le sujet de l’expérience est visible par la forme de la thèse (avec le ton employé, la formulation et les tournures des phrases, les erreurs d’orthographe et de grammaire, l’évolution du plan), autant d’éléments qui renseignent le lecteur sur l’identité de l’auteur et son rapport à l’écriture. Le sujet épistémique quant à lui est visible dans son argumentation, sa documentation, la confrontation des modèles de pensées, les citations et références bibliographiques… L’écriture de thèse devient le miroir du mouvement réflexif de la pensée de son auteur. Elle forme le processus de construction des connaissances de son auteur quant à son sujet d’études. Pour le psychanalyste et anthropologue franco-américain Georges Devereux « […] toute recherche est auto pertinente et correspond, plus ou moins, à l’introspection » (Devereux, 2012, p. 212) du sujet de réflexion. Pour Devereux, ce qui est perçu par le « je » du chercheur est issue de sa formation ou de sa déformation éducative, culturelle, sociale à laquelle il ne peut échapper : « La perception d’une situation est influencée de façon radicale par la personnalité du sujet percevant » (Ibid., p. 77). Il conclut : « L’objectif le plus immédiat en science du comportement doit donc être la réintroduction de l’affect dans la recherche » (Ibid., p. 223). Pourtant dans le travail collaboratif du doctorant et sa retranscription dans son écriture, toute trace d’élément subjectif doit être effacé alors que pour Devereux, il faut « […] accepter et exploiter la subjectivité de l’observateur » pour mieux appréhender le sujet d’étude, sa complexité et ses résultats. À la réflexion scientifique se mêle donc, le positionnement et la pensée personnelle, identitaire et culturelle du doctorant. La professeure en sciences du langage, Régine Delamotte, s’est interrogée en 2017 sur les pratiques de l’écriture dite « objective » de la thèse et constate :
Les sciences en général - celles dites exactes, mais aussi celles dites humaines - ont jusqu’à une période très récente considéré la science et son écriture comme des activités particulières, distinctes des autres activités humaines, préservées des influences sociales et, encore plus, de toutes traces de subjectivité. On comprend que, dans un tel contexte, la dimension personnelle de cette écriture reste peu questionnée (Delamotte, 2017, p. 6).
Si le sujet pensant (le doctorant) est « influencé », impacté par ses origines culturelles, sociales, politiques… l’écriture de thèse en forme une partie du réceptacle. Prendre en compte la dimension personnelle, autobiographique dans l’écriture de thèse permettrait davantage de lire la transformation référentielle de la pensée, de la réflexion et donc de l’évolution du sujet d’étude de son auteur. Au sujet du positionnement et de l’identité du chercheur, le professeur en sciences du langage Francis Grossmann précise :
L’idée répandue que le style scientifique est “neutre” confond donc deux éléments bien différents : le fait évident que les genres scientifiques ne se prêtent pas aux épanchements de la subjectivité individuelle ne signifie pas pour autant, bien au contraire, effacement de l’énonciateur, ni dissolution du sujet épistémique. C’est la variation de ces rôles que le néophyte a à maîtriser, et c’est aussi parfois le fait qu’il confond sujet empirique et sujet épistémique qui crée la rupture du contrat de lecture (Grossmann, 2011, p. 100).
L’écriture de thèse est donc le lieu d’un exercice complexe pour le doctorant : celui à la fois d’une mise en perspective de sa pensée réflexive mais aussi d’une adaptation et transformation nouvelle de celle-ci en lien avec les exigences d’une écriture scientifique. Aussi pour Jean-Philippe Bouilloud, le chercheur est un « autobiographe malgré lui » :
L’auteur n’est pas le retranscripteur neutre idéalisé qui ne ferait que mesurer et constater. Son statut d’auteur lui octroie une responsabilité dont il ne peut s’affranchir, pas plus qu’il ne peut espérer masquer son statut subjectif de chercheur derrière la scientificité du travail. […] En définitive, il est illusoire de s’imaginer que le chercheur, dans sa pratique scientifique, elle-même incluse dans sa vie sociale, soit capable de suspendre sa subjectivité au point de pouvoir totalement se dispenser d’un regard réflexif sur les liens entre son histoire et son activité (Bouilloud, 2007, p. 78-89).
À l’image de l’écriture de soi qui permet au sujet à la fois d’écrire sa pensée mais également de l’observer, de la confronter, de l’inscrire et d’en donner une lecture évolutive, l’écriture de thèse, quel que soit sa discipline, s’inscrit dans une dynamique transversale.
De « l’autobiographie scientifique » ou l’écriture de thèse transversale
Écrire sa thèse pour un doctorant c’est également participer à l’histoire de la recherche. La transversalité de l’écriture de thèse se caractérise par l’écriture d’articles, par la participation du doctorant à des colloques et séminaires de recherche, par son travail collaboratif parmi des comités scientifiques, par ses échanges avec des collègues de divers cultures et disciplines scientifiques… Ces différents modes d’expression participent à l’élaboration de la réflexion du doctorant et donc de l’écriture de sa thèse mais ils forment aussi, la trace autobiographique de la pensée du futur chercheur.
Pour illustrer le lien étroit entre le récit autobiographique et le récit scientifique, en 1981, l’architecte Aldo Rossi en fait la démonstration dans son écriture par l’importance et la nécessité de l’élément autobiographique (l’affect personnel) comme élément fondamental de toute recherche scientifique. Aussi forme-t-il par écrit son Autobiografia Scientifica (Autobiographie scientifique) : « […] j’écris une autobiographie de mes projets qui se confond avec ma propre histoire […] » (Rossi, 1988, p. 20). Cette écriture entremêlant la pensée scientifique et celle subjective de son auteur, est influencée par celle du physicien allemand Max Planck, qui en 1945 publie son Wissenchaftliche Selbstbiographie (Planck, 1948), (Autobiographie scientifique). Dans leur écriture, les deux auteurs tiennent compte de leur rôle en tant que chercheur dans leurs travaux de recherche scientifique. Plus particulièrement, ils illustrent le lien très intime et profond entre le chercheur, son sujet d’étude et son écriture, lien transversal qui dans l’écriture de thèse n’est pas pris en compte. Pourtant, Jean-Philippe Bouilloud affirme :
[…] derrière les apparences “scientifiques” de la production savante se cachent des stratégies d’acteurs, de désir de reconnaissance qui, une fois de plus, nous signalent la présence d’un auteur non pas sous la forme idéalisée et rationalisée d’un chercheur objectif, mais bien sous celle d’un acteur du monde scientifique inscrit dans des réseaux, milieux et contextes qui participent de son histoire dans ces réseaux, et cette histoire se reflète dans les textes scientifiques produits par la médiation des stratégies mises en œuvre (Bouilloud, 2007, p. 77).
Tous ces éléments nous amènent à nous interroger aujourd’hui sur la transversalité de l’écriture de thèse dont Régine Delamotte observe un changement inhérent depuis le XXème siècle : « Une conception littéraire de l’écriture scientifique est en débat aujourd’hui, en lien avec la figure de l’auteur(e) et de la signature » (Delamotte, 2017, p. 6).
La reconnaissance de l’auteur et sa dimension personnelle dans l’écriture de thèse permettrait d’envisager l’écriture de thèse sous les angles de l’écriture de soi, expérientielle, transversale où l’activité scientifique, par l’écriture de celle-ci, participe au processus de construction de soi. Car c’est finalement le « je » narratif dissimulé sous le « nous » qui porte le projet de recherche, d’écriture mais également son récit dans l’écriture de thèse.
L’écriture de thèse (toutes disciplines confondues) en tant que pensée sur la vie, fait partie comme l’écriture autobiographique, des écritures qui invitent à une réflexion mutuelle, de soi et de l’autre. Et c’est l’écriture qui véhicule ce cheminement transformatif de la pensée de son auteur. Mais « Dans le cas de thèses d’écrivains, le travail universitaire ne peut-il être investi littérairement ? ». C’est le docteur en lettres Charles Coustille qui se pose cette question dans son ouvrage« Antithèses » publié en 2018 où il interroge le rôle et le lien de l’écriture de thèse avec d’autres genres d’écriture afin de « […] comprendre comment des écritures littéraires et universitaires se sont rencontrées, croisées, défiées, à travers cette expérience spécifique qu’est la thèse d’écrivain » (Coustille, 2018, p. 11). Pour Coustille l’écriture de thèse est une forme d’écriture genèse à d’autres écritures : fictives, autobiographiques… Il cite de nombreux auteurs qui ont soutenus une thèse dont l’écriture de celle-ci est aujourd’hui interrogée comme matériel biographique par les chercheurs. Il met également en lumière les thèses inachevées de grands écrivains qu’il classe parmi les « antithèses », écriture dont il démontre qu’elle exerce une forme de tremplin vers une écriture plus singulière de soi.
L’écriture de thèse est donc le lieu de l’expérience de soi de son auteur dont l’écriture véhicule la transformation de celle-ci, la mise en forme… L’écriture de thèse est ainsi l’empreinte même de la capacité de l’écriture à transformer l’expérience de son auteur par une mise en fiction scientifique de soi. Exercice de création, de créativité et de production, l’auteur sculpte donc son sujet et son « moi » dans son écriture de thèse. Plutôt que d’opposer écriture de thèse et écriture de soi, il s’agit de percevoir l’écriture de thèse dans la dimension doctorale globale comme lieu des transformations de soi. Tout d’abord par l’écriture elle-même qui confronte son auteur à un engagement et plonge celui-ci dans une activité de l’intime. À bien des égards, l’écriture de thèse est la première trace visible et transformative de l’observation des pensées de son auteur-doctorant. De l’expérience doctorale à la fois particulière et collective, l’écriture individuelle en tant qu’instrument éclaire sur son auteur, son sujet d’étude mais elle forme aussi son témoignage :
Le texte s’inscrit dans l’espace de la page et il découpe l’espace, le structure. Mais l’espace offert, lui aussi, impose en retour ses règles à l’écrit. La disposition spatiale est donc signifiante. […] Lors de la création, l’étendue de la page est un champ de lutte : il s’agit d’affronter cet espace, de le percer, de l’occuper, de le saturer ou au contraire d’en préserver des zones dédiées à tel segment textuel à venir. Cet espace offert peut aussi être utilisé par l’auteur de façon à se contraindre lui-même en quelque sorte à créer (Plane, 2006, p. 39).
La question du rapport à l’écriture et la transformation de la pensée n’est pas uniquement en lien avec l’auteur de l’écriture de thèse mais également avec son lecteur. En effet, si l’auteur transforme son expérience doctorale par une mise en récit de celui-ci, son objectif est également de modifier le regard de son lecteur par son argumentation, sa stylistique et son éloquence écrite. Et si le lecteur est invité à lire le témoigne de l’inscription de l’auteur dans une discipline scientifique, il serait également intéressant de prendre en compte, la création par l’écriture, du lien à soi, aux autres et aux disciplines scientifiques que l’exercice d’écriture de thèse constitue.
Bibliographie
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Notes
[1]« The writer must persuade the audience that the results of the research are not literature, are not a product of the style of presentation. The style of non style is itself the style of science ».
[2] Définition CNRTL de « Thèse », disponible sur : www.cnrtl.fr [Consulté le 24/03/2022].
[3] Geneviève Belleville, Assieds-toi et écris Ta thèse ! Trucs pratiques pour la rédaction scientifique, intervention filmée du 7 septembre 2015, Université de Strasbourg, disponible sur : www.youtube.com [Consulté le 14/03/2022].