Docteur de l’Université Clermont Auvergne. Spécialité : langue et littérature française.
Abstract
Le motif de l’Alzheimer met en cause un phénomène inéluctable et essentiel : la construction d’une image de soi fondée sur la sélection, l’ordination et la mise en perspectives des souvenirs. D’une part, cette maladie repose sur une exigence : notre labyrinthe existentiel. Arno Geiger écrit sa vie en décrivant celle de la vieillesse de son père. Elle est minée par l’absence et le délitement mnésique de sorte que la quête de soi deviennent quête de l’errance, déroulement aléatoire placé sous le signe du manque. Par ce biais, l’écriture autobiographique devient non seulement expérientielle, mais aussi éphémère et approximatif. D’autre part, de ce déroulement expérientiel chaotique affleure le spontanéisme essentialiste de l’être geigerien. Il fait de son environnement sa représentation par une faculté transformative : l’imagination. Elle neutralise même sa peur de mourir en percevant la mort comme une nouvelle étape de vie, une aventure de l’être. Le motif de l’Alzheimer plaide finalement en faveur d’une écriture autobiographique fragmentaire, désorientée et sensitive, où l’imperfection constitue une source d’inspiration, de création.
Les Heures de Yolande de Flandre, manuscrit réalisé pour Yolande de Flandre (1326-1395), les illustrations sont attribuées à Jean le Noir ou sa fille Bourgot, British Library.
Introduction
Un fils (le narrateur) raconte sa relation avec son père atteint d’une maladie de vieillesse : l’Alzheimer. Ce père de famille, jadis jeune soldat, époux et employé municipal, à la mémoire effritée désormais. On est au cœur du Vieux roi en son exil d’Arno Geiger. Le narrateur est confronté à la démence dont souffre son père August Geiger depuis plus d’une décennie. Celui-ci devient un sujet sans ancrage : pertes de repères, oubli, maladresse, agressivité, dépendance, sont autant de symptômes dysphoriques, qui postulent une existence ponctuée de morts partielles. Ainsi le lecteur est en proie à l’embarras, se heurte au désordre de la mémoire et au néant de l’existence de soi. Mais dans cette ambiance anxiogène, affleure une perception euphorique de soi. Le narrateur donne une espèce de constitution ferme, décisive et esthétique à son père. Au fur et à mesure qu’August Geiger se dégrade physiquement, son fils le découvre, le perçoit différemment au point d’installer une intimité qui n’existait pas auparavant. Plus la démence s’accentue, plus le narrateur est fasciné par le sens de l’humour et la créativité mnésique de son père. Le monde dans lequel il évolue diffère soudainement du sien ; c’est l’idée qu’il s’en fait en tant que phénomène qui émerveille le narrateur. Les situations, les lieux et les êtres, prennent sensiblement du relief par la perception d’August Geiger.
Notre objectif est de mettre en évidence la façon dont Arno Geiger se perçoit dans rapport à son père. D’une part, on s’intéressera à ses expériences dysphoriques à travers le motif de l’Alzheimer engendrée par la vieillesse. Telle est notre préoccupation : observer comment ce motif postule notre labyrinthe existentiel. D’autre part, la présente étude concerne la conscience de la (ré)invention de soi. Il s’agit de montrer comment le narrateur investit de manière amoureuse l’autre, son père malade. Afin de cerner la singularité de la perception du romancier, il convient de l’appréhender dans son rapport à la conscience critique. Cette démarche d’analyse, inspirée par Georges Poulet, s’inscrit dans la critique thématique. Sa particularité est de mettre en relation la conscience du lecteur et celle de l’auteur. La pensée du lecteur peut alors accéder spontanément à la perception de l’auteur ; ressentir et penser comme lui.
1. La vieillesse de l’autre dans la connaissance de soi
Notre existence est soldée par la conscience de vieillir et les conséquences sanitaires qui s’y rattachent. Considérée généralement comme « l’âge d’or » par le langage courant, la vieillesse évoque une période bienheureuse. Au vieillard s’attache des valeurs positives. À croire les analyses d’Irina Sobkowska-Ashcroft, les hommes avancés en âge sont très souvent qualifiés de bons, sages, généreux, raisonnables (Sobkowska-Ashcroft, 1985, pp.120-129). Cependant, ce serait oublier que si vieillir est une débâcle progressive du corps humain, la vieillesse est alors la « marque de notre finitude » (Blanchot, 1969, p.11) à laquelle est viscéralement associée la maladie d’Alzheimer (Pollet, 2001, p.3). C’est cela que vit Arno Geiger dans Le Vieux roi en son exil. Dès l’incipit, ce récit offre au lecteur une incursion dans l’esprit de l’écrivain, labyrinthique et incohérent en décrivant l’état de démence de son père âgé.
1.1. L’absence mnésique
Le Vieux roi en son exil apparaît comme une conscience de notre vécu dans ce qu’il a de complexe et d’angoissant. Dès l’abord, lorsque le lecteur y entre, il est averti d’un esprit oublieux, convoqué par une maladie de vieillesse : l’Alzheimer. L’être humain aux prises avec cette démence perd graduellement ses facultés mnésiques. Ainsi Arno Geiger construit son récit en mimant la décrépitude de la mémoire. Le processus d’anamnèse est une opération délicate et aléatoire, un terrain mouvant, miné par l’oubli : « Lorsque j’avais six ans, mon grand-père cessa de me reconnaître » (Geiger, 2011, p.11). L’écrivain se penche sur un passé et particulièrement sur un être familier, âgé, ayant perdu la mémoire. De même, il essaie de se représenter cette démence qui est sans cesse revisitée par le vide, en s’inspirant surtout des états d’absences de son père August Geiger. Ce personnage est marqué au sceau par une carence d’être, en laquelle se reconnaissent le non-savoir et la non-identification. Sa capacité de reconnaissance est minée par la vacuité. Elle se traduit par une désertion lexicale telle « coupes du cerveau », « oubli », « traumatisme », « pertes de mémoire » (Geiger, 2011, pp45-54). Toutes ces occurrences décrivent un être qui doute même d’être doté d’un cerveau :
Voici ton chapeau.
- C’est très bien. Mais où est mon cerveau ?
- Ton cerveau est sous le chapeau, lui dis-je depuis la cuisine.
Il ôta son chapeau, regarda à l’intérieur et répliqua […]
Il est vraiment sous mon chapeau ?
- Oui, il est à sa place, dis-je (Geiger, 2011, p.124).
C’est dire que l’appréhension rationnelle est problématique : tout ce qui est familier à August Geiger se dérobe désormais, à commencer par des évènements propres à sa vie. Son passé de guerre et sa date d’anniversaire sont oubliés, malgré les efforts de son fils pour les lui rappeler. Plus exactement, ces évènements sont plutôt isolés dans une curieuse permanence. L’oubli persévère dans l’oubli par une logique de conversion : « Mon père avait oublié tout cela, et ce n’était plus douloureux pour lui. Il avait converti ses souvenirs en traits de caractère et le caractère lui était resté. Les expériences qui l’avaient marqué continuaient de faire leur effet » (Geiger, 2011, p.72) à son insu. Il ne peut tenir tête à l’oubli, parce que son « cerveau ne suit plus » (Geiger, 2011, p.12). L’écrivain se sent alors menacé par cet état absence, qui plaide en faveur d’un être angoissé : « Je crois que je ne voulais pas qu’il se retire dans l’absence de la maladie, et même temps que cette absence nuise à ma vie » (Geiger, 2011, p.88).
La carence d’être accentue une telle situation. L’identité n’est pas un lieu d’échange avec autrui. Les visages familiers se dérobent désormais. Face à un ancien conseiller municipal, August Geiger « ne le reconnut pas » (Geiger, 2011, p.128). Même le visage de ses grands-parents vus à travers leurs portraits, sombre dans l’anonymat : « Il [August Geiger] avait bien ces gens-là quelque part, mais il ne les connaissait pas » (Geiger, 2011, p.124). La pensée assiste, mais sans résistance, comme désarmée, à la faiblesse de qu’elle est. Face aux gens qui accèdent à sa chambre à coucher et qu’il « ne reconnaît pas », August « ne se plaint pas » (Geiger, 2011, p.13). C’est comme si le maintien du sentiment d’identité n’était pas nécessaire :
Firmin : Quel âge as-tu ?
Mon père : Je devrais le savoir ?
Firmin : Tout de même.
Je vins en aide à mon père et lui dis qu’il aurait bientôt quatre-vingt-trois ans (Geiger, 2011, p.143).
Le rappel de l’âge par Arno Geiger n’est fait qu’en apparence. À vrai dire, aucun être humain ne peut s’arroger une maîtrise totale et absolue de sa propre vie, pour la simple raison qu’elle lui est refusée. Comme pour son père August Geiger, le malaise est aussi là, sans doute, dans le caractère oublieux de son esprit, de sa mémoire d’écrivain. Comme le récit de Barney (Richler, 1999, pp.20-37), criblé de trous de mémoire et d’imprécisions, l’oublieuse mémoire prive Arno Geiger d’une perception complète de sa biographie et de son vécu. Plus exactement, c’est l’effritement mnésique qui régit le processus de mise en récit, faisant de l’oubli un générateur de texte. Comme Louis Aragon pour qui les « livres sont de drôles de mémoires » (Aragon, 1967, p.31), Arno Geiger relatant ses expériences familiales admet : « ces choses se sont effacées de la mémoire de mon père, chez moi le pavot de l’oubli pousse encore timidement » (Geiger, 2011, p.89). L’écrivain perçoit au fond de lui-même une absence qui affleure sensiblement : « Les ombres des commencements me poursuivent encore, quoique les années aient établi une certaine distance » (Geiger, 2011, p.21). Calquer le récit sur un être et son vécu pleins de zones d’ombres, c’est alors essentiellement nous soustraire à toute tentative de coordination rationnelle.
Contrairement à Roquentin pour qui « l’existence est un plein que l’homme ne peut quitter » (Sartre, 1938, p.174), August Geiger quitte ce plein pour le vide. Sous l’emprise du trouble mémoriel, le vieil August ne reconnaît plus son domicile. Alors qu’il se trouve à son domicile avec son fils, il demande sans cesse à rentrer chez lui :
- Tu es à la maison.
- Où sommes-nous ?
- Je lui donne le nom de la rue et le numéro de la maison […].
Je te crois, mais avec quelques réserves toutefois. Et maintenant je veux rentrer à la maison (Geiger, 2011, p.16).
Penser rentrer chez soi tout en oubliant que l’on est chez soi, telle est l’expression de ce que Sigmund Freud appelle à dessein la ‘‘contre-volonté’’. Ce psychanalyste s’interroge sur les causes qui nous conduisent à oublier un projet qui semble utile : « J’ai invariablement trouvé que l’oubli était dû dans tous les cas à l’intervention de motifs inconnus et inavoués, ou si je puis m’exprimer ainsi, à l’intervention d’une contre-volonté (gegenwile) » (Freud, 2004, p. 176). C’est au moment du projet du père Geiger de rentrer chez lui qu’une contre-volonté agit comme une interférence avec le mobile propre à ce projet, que l’oubli indique un « contre-vouloir hostile » (Freud, 1999, p.68). Il est causé par une impression torturante de ne pas se sentir chez soi. Sous l’effet de ce malaise, les informations liées à la reconnaissance de son domicile, données au vieux Geiger par son fils, « ne paraissent pas le satisfaire » (Geiger, 2011, p.16). L’être geigerien tente de maintenir désespérément le sens d’une existence dans un état frémissant. Cet ébranlement nous ébranle aussi, car nous ne savons pas s’il nous faut finalement croire les informations données par Arno Geiger au sujet de son père.
1.2. Le délitement mnésique
Le peu d’êtres qui subsistent en nous est effaçable par le délitement de la mémoire. Nous l’expérimentons durant toute notre vieillesse sénile et jusque dans notre mort. Contrairement à August Geiger pour qui la vie humaine était faite de « lignes droites, pas de lignes courbes » (Geiger, 2011, p.82). Daniel Sterne avait déjà constaté que la « vie est invraisemblable. À qui la regarde de près, elle se montre compliquée, irrationnelle à ce point qu’on ne saurait y voir ni plan, ni loi » (Stern, 1927, p.9). Cette réalité vaut pour Le Vieux roi en son exil, où l’écrivain raconte sa vie (via celle de son père) sous le signe du dérèglement. Arno Geiger applique aux séquences narratives un décroché mental. Le phrasé narratif se donne à lire comme un phrasé disjonctif, provenant d’un surgissement incontrôlé et défaillant de la mémoire. L’exemple le plus saisissant est la scène de dialogue entre son père et lui, au sujet de l’une des photos de souvenir familial :
Le soir même je questionnai mon père au sujet de cette photo. Il me servit une histoire à dormir debout, assurant qu’il était allé en Egypte et en Grèce, où on lui avait dérobé ses pantalons. ‘‘Où ? Quoi ? Comment’’, lui ai-je demandé, bouleversé, car d’un coup je saisissais que ce n’était pas seulement cette photo qui avait rejoint les décombres, mais la connaissance même que mon père avait de son passé (Geiger, 2011, pp.28-29).
Dépouillé de ses expériences vécues, privé de l’être antérieur, l’être geigerien est semblable à un tronçon d’être, au point de brouiller savamment la lisibilité du récit. Nous nous trouvons quelque peu désarçonnés par une matérialité du fragment, qui se renforce au fur et à mesure que le récit se déroule. La continuité de soi est lézardée, le tissu narratif nous livre (par analogie) des vies humaines sporadiques, des vécues fragmentés. Au domicile du père Geiger règne une ambiance délétère, le « délabrement de la famille » qui « sensiblement déteint sur l’était d’esprit de chacun de ses membres » (Geiger, 2011, p.89) Il s’agit d’une « œuvre de décomposition » (Geiger, 2011, p.88) accentuée par ses enfants. Le récit impose dès lors un mode de lecture affranchi de tout figement. Nous sommes constamment confrontés à la sismologie de soi. Le père Geiger divorce soudainement d’avec son épouse et supporte « mal cette séparation » (Geiger, 2011, p.23). L’être geigerien et son vécu étant fragmentés, le fragment devient une condition fondamentale de l’émergence et du déploiement du récit. C’est à juste titre que nous pouvons lire dans la discordance narrative une dichotomie perceptive engendrée par la maladie dégénérative d’Alzheimer : « La maladie ne rongeait pas seulement le cerveau de mon père, mais l’image que je m’étais faite de lui étant enfant. Toute mon enfance j’avais été fier d’être son fils. Maintenant je le tenais de plus en plus pour un esprit faible. Jacques Derrida devait avoir raison de le dire : On ne cesse d’implorer pardon quand on écrit » (Geiger, 2011, p.25).
L’esprit confusionnel renforce les discordances, qui portent atteintes à la cohérence supposément exigible de l’acte de narration. L’être geigerien manifeste des troubles de l’attention avec l’incapacité de soutenir le discernement. Il élude et rapproche, substitue et suggère, impose une image à la place d’une autre :
Il faut dire que Paul ne faisait pas prier pour raconter ses histoires. Pendant tout ce temps, August l’avait écouté avec intérêt et fascination. Maintenant, lors de ma visite du soir, mon père me prenait pour ce Paul, il me demanda à plusieurs reprises comment les choses allaient évoluer, si je pouvais l’aider à retourner à la maison, le chagrin le rendait tout apathique et il ne cessait de dire combien il était triste (Geiger, 2011, p.146).
L’être qui subsiste en nous se brise et cesse d’être à cause d’une mémoire labile, sujette aux éclipses. Plutôt que de nous apporter des informations précises, la mémoire vient renforcer la complexité d’un être insaisissable, d’une subjectivité tourmentée. Vie pulvérisable, fragile par l’étendue toute confuse de l’appareil mnésique, où l’être proche devient lointain, l’être différent le même et vice-versa : « Norbert parle d’un ami dont la mère est atteinte d’Alzheimer. Elle ne reconnaît plus son fils depuis quelque temps déjà. Mais quand il montre à sa mère une photo de lui, elle dit : ‘‘C’est mon fils !’’. Même sur des photos récentes : ‘‘C’est mon fils ! ’’. La personne présente en revanche lui est inconnue » (Geiger, 2011, p.132).
L’esprit perd la notion de la particularité. La perception dérive, ne parvient plus à distinguer l’évident de l’inconnu et vice-versa. Les signes deviennent fluctuants dans la mémoire et créent sensiblement un effet à la fois absurde et angoissant dissimulé par une apparence sensée. De plus, la confusion est quelquefois stimulée par un phénomène extérieur. À ce niveau, l’être cultive la distance et la peur dans son esprit confusionnel : « Car avec l’obscurité vient la peur. Alors mon père déambule sans trêve ni repos comme un vieux roi en son exil. Alors tout ce qu’il voit suscite l’angoisse, tout est vacillant, instable, menace de se dissoudre l’instant après. Et plus rien qui lui rappelle son chez soi » (Geiger, 2011, p.15). Le récit nous offre ainsi une caution d’ambigüité, une ambiance mentale sensible aux basculements imprévisibles et incompréhensibles. À l’image de l’être geigerien, nous sommes sans cesse associés de façon inexplicable aux incongruités. Dans la mémoire du père Geiger, tout se passe comme si une « lumière s’éteignait un court instant et soudain tout avait changé. Inexplicable » (Geiger, 2011, p.104). Par conséquent, tout lui devient obsessionnellement incompréhensible : « ‘‘Je n’y comprends rien du tout !’’, ne cessait de répéter mon père, en guise de commentaire sur l’opacité des mécanismes dans lesquels il se sentait entraîné » (Geiger, 2011, p.110) au point que cette incompréhension génère une énigme d’individuation : « Quand je me demande quel homme est mon père, il arrive qu’il entre facilement dans telle ou telle case. Puis tout se brise et il redevient l’une de ces nombreuses figures qu’il aura incarnées au cours de sa vie pour moi et d’autres que moi » (Geiger, 2011, p.176). Oubli, fragment, confusion, incompréhension, sont autant de symptômes dysphoriques qui minent l’ontologie contemporaine. L’autobiographie ne serait donc pas une manière de trouver un sens à sa vie. Cependant, Arno Geiger n’est pas réduit à la mesure de son angoisse empirique. De cette expérience dysphorique, naît une fascination de soi à travers une écriture qui se présente aussi comme une plongée dans l’euphorie de l’imaginaire.
2. L’Alzheimer comme connaissance euphorique de soi
Bien que Le Vieux roi en son exil dépeigne l’inconfort de l’autre (le père August Geiger), dominé par la fugacité de l’être, il ne s’agit point ici d’une représentation seulement déplaisante, en face de laquelle notre conscience spectatrice jouerait le rôle d’un témoin dégoûté. Au contraire, s’y cache une vision euphorique de soi. Arno Geiger prend parti, exprime sa fascination pour son père dément. Cette admiration est provoquée par la créativité mnésique du dément, suivie de sa vision méliorative de la mort.
2.1. La créativité mnésique
Le Vieux roi en son exil nous révèle ce que sont (peut-être) deux lois fondamentales de la création ; nous inventons que dans l’épuisement et l’insécurité. C’est dans l’épuisement et l’insécurité que l’être geigerien trouve ce qui est vraiment son bien propre : la créativité. Elle provient d’un état d’inspiration chargé d’impressions par la magie métamorphosante de l’imagination. Ainsi Arno Geiger expérimente une réalité nouvelle, un être nouveau dans ses rapports avec son père : « De mes rapports quotidiens avec mon père, je ne ressortais plus seulement épuiser, mais, de plus en souvent, dans un état d’inspiration. C’était toujours éprouvant psychologiquement, mais je constatais une modification de mes sentiments à son égard. Sa personnalité me semblait restaurée, c’était comme s’il était celui d’avant, juste un peu changé. Et moi-même je changeais » (Geiger, 2011, pp.58-59). Entrer dans l’univers mental du dément, c’est pénétrer dans une « fiction de l’entendement » (Geiger, 2011, p.57). À force d’opiniâtreté à être solidaire de son père, Arno Geiger finit par épouser une vision novatrice de soi. Il perçoit un être libre dans son monde, où tout ce qui existe n’existe que par sa subjectivité. August Geiger développe de nouvelles facultés, s’oriente vers ce qu’il désire voir paraître, ses fantasmes. Sa mémoire se caractérise par son « talent extraordinaire » et son « élégance spontanée » (Geiger, 2011, p.51), parce qu’elle fait désormais preuve d’imagination :
Le comble fut atteint le jour où, à Noël, pendant les informations, il se leva du canapé, se dirigea vers le téléviseur, une coupelle avec des biscuits de Noël dans les mains, et incita le présentateur à se servir. Comme celui-ci ne réagissait pas, mon père prit un baiser du Hussard, le déposa à l’endroit précis où le speaker remuait les lèvres et l’invita à goûter le biscuit (Geiger, 2011, pp.100-101).
La vie humaine devient une « vie de fiction » (Geiger, 2011, p.113) commandée par une vision subjective. L’image sensitive constitue ainsi la seule réalité de l’être geigerien : sa vérité. En plus d’August Geiger, certains personnages en font l’expérience. L’ami dément de Wilhem « restait assis à enrouler des cartes à jouer et voulait les allumer comme si c’étaient des cigares » (Geiger, 2011, p.133). De même, la grand-mère d’Arno Geiger se représentait le curé qui lui rend fréquemment visite comme le diable : « ôtez de ma vue ce maudit curé ! Arrière, Satan » (Geiger, 2011, p.132). Ce qui est perçu est librement imaginé et n’acquiert de signification que selon la façon dont le personnage le ressent.
Il n’y a pas seulement ce que nous percevons. Derrière ce que nous percevons, il y a ce que nous exprimons. Tout ce qui est possible peut exister, être dit. Le langage n’est perceptible qu’en devenir. L’analogie est le moyen qui permet de faire (re)vivre le mot autrement, l’investit d’une énergie de mouvement. Lorsqu’Arno Geiger annonce à son père son ambition de devenir écrivain, ce statut d’écrivain est morphologiquement transformé par l’entendement subjectif de celui-ci : « Des écrits vains, c’est bien ça » (Geiger, 2011, p.65). Bien que le mot (écrivain) soit assimilé au niveau phonique, il est vidé de son sens premier en s’ouvrant à un nouveau sens (écrits vains). Nous sommes ainsi abandonnés aux offres de la langue, qui se déréalise par des sonorités lexicales sensiblement surréalistes. Dans la fiction d’entendement d’August Geiger, un « prochain » devenait un « porchain »,un « latin » un « lointain », « pressant » « empressé » (Geiger, 2011, p.98), « Firmin » « infirme » (Geiger, 2011, p.139). Quelquefois il crée même des néologismes tels « réussissements » (Geiger, 2011, p.137). Par cette déréalisation lexicale se crée l’émerveillement de l’écrivain :
Les mots lui [August Geiger] venaient aisément, clac, clac. Il était détendu, disait ce qui lui passait par la tête, et ses retrouvailles bien souvent étaient non seulement originales, mais d’une telle profondeur que je pensais : Pourquoi n’ai-je pas de telles trouvailles, moi ! Je m’émerveillais de voir combien il s’exprimait précisément, trouvant avec sûreté le ton juste, et avec quelle habileté il choisissait ses mots (Geiger, 2011, p.99).
Cette fascination est accentuée par la valeur didactique des propos du dément August Geiger. Arno Geiger y perçoit certains enseignements. Les raisonnements de son père recèlent une certaine sagesse, qui provient d’une logique personnelle. L’exemple le plus éloquent est la scène de dialogue entre Arno et son père au sujet des meubles :
Dans une autre occasion, comme je lui demandais s’il ne reconnaissait même plus ses propres meubles, il me répondit : ‘‘ Si, je les reconnais maintenant !
Je l’espère bien’’, dis-je, un peu condescendant. Mais il me regarda alors avec déception et répondit : ‘‘ C’est loin d’être aussi simple que tu le penses. Nous ne sommes pas les seuls à voir ces meubles. On ne sait jamais. Cette réponse était d’une logique si imparable, et si convaincante à sa façon, que j’en fus vraiment irrité. C’était à peine incroyable (Geiger, 2011, p.54).
À vrai dire, l’être geigerien fait du monde sa représentation, animé par le « désir de réformer les choses » (Geiger, 2011, p.169). La représentation est ce qui apparaît comme tel (Schopenhauer, 2004, p.25) ; ce qui est donné par les sens sous forme d’images, de notions ou d’expériences concrètes. Ce que nous représentons, c’est ce que nous expérimentons, pouvons percevoir comme phénomène cérébral. Ainsi dans une logique personnelle, le personnage se crée des réalités en donnant des formes de significations à ce qu’il perçoit. Le motif de la maison en est particulièrement évocateur. August Geiger est remarquablement sensible à la maison, car cet espace est métaphoriquement semblable à une coquille, une enveloppe de l’homme ou une intériorité existentielle (Moles, A. et Elisabeth Rohmer, E., 1998, p.162). C’est dire que la maison est « le premier monde de l’être » (Bachelard, 2001, p.26) ; il s’agit de son premier lieu de protection, d’assurance et d’enracinement (Dardel, 1990, p.56). Ainsi le père Geiger s’est bâti « sa propre maison » (Geiger, 2011, p.52) et s’est marié dans l’intention d’offrir « un chez soi » (Geiger, 2011, p.81) à son épouse. En raison de l’Alzheimer, la maison prend des proportions excessives dans les pensées de ce personnage. Ses propriétés et ses qualités sensibles sont soudainement transformées en une forme d’étrangeté d’être. Lorsqu’il « disait qu’il rentrerait à la maison, ce projet, en vérité, n’était pas dirigé contre le lieu qu’il voulait quitter, mais contre cette situation dans laquelle il se sentait étranger et malheureux » (Geiger, 2011, p.55). Rien de moins créatif que ce fantasme, qui postule un être plus orienté vers ce qu’il s’imagine vivre que ce qu’il vit.
Nous apparaissons quelquefois comme une sorte de béance vivante, d’appel à la vie et de besoin d’exister en répétant. La répétition est une modalité existentielle de l’humain et surtout la manifestation d’une dynamique (Pighetti, 1985, pp.89-98). Celui qui répète se déroule, déploie surtout une énergie créatrice et transgressive (Barthes, 1973, p.67). Cette façon de répéter, qui comprend la différence par l’excès et qualifiée de positive (Deleuze, 1968, pp.12-20), vaut pour Arno Geiger dont le père apparaît désormais comme une figure de la liberté : « chaque jour ou presque, il voulait rentrer à la maison – et ce parce qu’il avait oublié qu’il était à la maison » (Geiger, 2011, p.46). Cette pensée de rentrer chez soi contrôle August Geiger : Il ne peut la vivre et s’en défaire que « sur le mode de la répétition » (Deleuze, 1968, p.29), où se réalise le possible. Sigmund Freud indique à propos de telles expériences :
Des pensées surgissent dont on ne sait d’où elles viennent ; et l’on ne peut rien faire pour les chasser. Ces hôtes étrangers semblent avoir eux-mêmes plus de pouvoir que ceux qui sont soumis au moi ; ils résistent à tous les moyens par ailleurs, éprouvés, par lesquels la volonté exerce son pouvoir […]. Rien d’étranger n’est entré en toi ; c’est une partie de ta propre vie psychique qui s’est dérobée à ta connaissance et à la domination de ta volonté (Freud, 1985, p.184).
Dans cette optique, de la mémoire d’August Geiger émerge le souvenir d’être propriétaire d’une maison, où il « ne se sentait plus chez lui » (Geiger, 2011, p.128). Le chez soi, objet du vouloir et figure de la protection, devient sensiblement une vue de l’esprit percevant, un espace onirique. Comme le souligne Bachelard, la maison est l’une « des plus grandes puissances d’intégration pour les pensées, les souvenirs et les rêves de l’homme. Dans cette intégration, le principe liant, c’est la rêverie » (Bachelard, 1992, p.26). En raison de son incapacité à ne pas se souvenir exactement de sa propre maison, August Geiger rêve d’un chez soi, d’un nouvel espace de vie, où règneraient « la sécurité et le confort » (Geiger, 2011, p.81). Il s’agit pour lui de se (re)inventer une nouvelle vie dans un ailleurs tout aussi nouveau :
Et il me fallut bien des années de plus pour saisir qu’il y a quelque chose de profondément humain dans le désir de rentrer chez soi. Mon père accomplissait spontanément ce que l’humanité avait accompli : en guise de remède à une vie effrayante et indéchiffrable, il avait désigné un lieu où il lui serait possible d’être en sécurité, pourvu qu’il l’atteignît. Mon père appelait ce lieu de réconfort le chez soi, le croyant l’appelle royaume céleste (Geiger, 2011, p.56.).
2.2. La jouissance de la mort
Alors que la mort renvoie à notre angoisse existentielle, l’être geigerien ne la redoute pas. Il fait preuve de force, de capacité en assumant son devenir, celui d’un mort potentiel. Il s’y abandonne en prenant conscience de son impuissance. August Geiger se perçoit comme un être en train de disparaître progressivement. Sa conscience de la mort est irrévocablement vive. La représentation qu’il se fait de lui-même est celle « d’un pauvre bougre » (Geiger, 2011, p.110), comme si en se pensant il creusait son propre vide. Plus la conscience de la mort est vive, plus nettement l’esprit jouit du caractère inexorablement obsédant de la mort : « Il arrivait parfois qu’il [Auguste Geiger] répète toutes les deux ou trois heures qu’il n’était qu’un pauvre bougre, mais sans affecter aucunement la tristesse, sans protester jamais, le plus souvent d’un ton gai, comme s’il fallait qu’il fît cette constatation importante » (Geiger, 2011, p.110). Ainsi la pensée assiste, sans résistance, à une certaine assurance provenant de la prise de conscience de soi-même comme une précarité existentielle.
La mort est semblable un horizon ultime – un point à l’horizon à partir duquel il n’y a point d’horizon – donnant tout son sens notre l’existence. L’être qui meurt rentre en contact avec le vide, s’inscrit dans une sorte d’aventure, de possibilité d’existence à laquelle est sensible Arno Geiger. Le Vieux roi en son exil nous décrit un être en voie de néantisation : « Je ne suis plus rien » (Geiger, 2011, p.110) déclare August Geiger. Il consomme ainsi sa finitude, son état de non-être – distinct de la non-existence –, d’absorption au sein d’une unité qui exclut les limites, la différenciation, la séparation et la tension des opposés. Il s’agit de devenir une âme qui désormais fait corps avec le vide : une âme errante. Cette errance est un signe de la mort telle qu’elle se vit dans le psychisme humain. Le dément August Geiger, originaire d’une ambiance filiale macabre, éprouve la sensation d’être habité par les âmes errantes des membres de sa famille. Ces morts « peuplaient son sommeil, visitaient son imagination et, le pressant en silence, influençaient ses décisions ; telle est la manière des morts » (Geiger, 2011, p.158). Cette expérience est si intense que ce personnage apparaît finalement comme une âme quotidiennement errante, « sans trêve ni repos » (Geiger, 2011, p.15) à la recherche de ses enfants chaque nuit. À vrai dire, cette errance est une quête, quête de l’éternel départ, puisque l’être geigerien ne s’en dérobe pas : « Si les hommes étaient immortels, ils réfléchiraient moins » (Geiger, 2011, p.173).
Dans ses analyses de la mort et de l’attitude de l’homme face à cette dernière, Carl Gustav Jung identifie son aspect attrayant (en plus de son aspect angoissant). Pour lui, la vie est « une lutte continuelle avec la disparition, délivrance violente et momentanée de la nuit continuellement aux aguets. Cette mort n’est point un ennemi extérieur, mais une aspiration personnelle intérieure vers le silence et le calme profond d’un non-être connu, sommeil clairvoyant dans la mer du devenir et du disparaître » (Jung, 1987, pp.591-592). Le Vieux roi en son exil décrit la mort comme une nécessité : « sans l’absurdité de la vie et l’existence de la mort, on n’aurait écrit ni La Flûte enchantée ni Roméo et Juliette » (Geiger, 2011, p.173). Elle n’est pas un souci pour le sénile qui la perçoit comme une nouvelle étape de vie. Il la juge nécessaire, en ce qu’elle est l’une des raisons pour lesquelles la vie lui apparaît séduisante. En effet, la mort lui « permet de voir le monde plus nettement » (Geiger, 2011, p.174) comme si écrire sa mort, était lui donner une forme de consistance. En écrivant sur la mort de son père, Arno Geiger le rend ainsi comme Charles De Gaulle à qui on demandait de quelle façon voulait-il mourir, il « répondit : Vivant » (Geiger, 2011, p.171). Le fait qu’Arno Geiger lève le voile sur la démence suivie de la mort de son père qui marque la fin du récit, il nous le fait réapparaître dans notre conscience, le fait exister par l’évocation de sa disparition. Ainsi la finitude de l’être plutôt que céder à l’angoisse, cède à un sentiment de plénitude : « C’est comme si je voyais mon père se vider de son sang au ralenti. La vie s’écoule de lui goutte à goutte. Sa personnalité même s’écoule de lui goutte à goutte. Le sentiment que c’est là mon père, l’homme qui a contribué à m’élever, demeure intact ». (Geiger, 2011, p.15). La jouissance de la mort est ainsi vécue par des perceptions et des impressions, qui ancrent le récit dans un sens de vie riche, variée et complexe.
Conclusion
Le motif de l’Alzheimer met en cause un phénomène inéluctable et essentiel : la construction d’une image de soi fondée sur la sélection, l’ordination et la mise en perspectives des souvenirs. D’une part, cette maladie repose sur une exigence : notre labyrinthe existentiel. Arno Geiger écrit sa vie en décrivant celle de la vieillesse de son père. Elle est minée par l’absence et le délitement mnésique de sorte que la quête de soi deviennent quête de l’errance, déroulement aléatoire placé sous le signe du manque. Par ce biais, l’écriture autobiographique devient non seulement expérientielle, mais aussi éphémère et approximative. D’autre part, de ce déroulement expérientiel chaotique affleure le spontanéisme essentialiste de l’être geigerien. Il fait de son environnement sa représentation par une faculté transformative : l’imagination. Elle neutralise même sa peur de mourir en percevant la mort comme une nouvelle étape de vie, une aventure de l’être. Le motif de l’Alzheimer plaide finalement en faveur d’une écriture autobiographique fragmentaire, désorientée et sensitive, où l’imperfection constitue une source d’inspiration, de création.
Bibliographie
Corpus littéraire
GEIGER, Arno (2011). Le Vieux roi en son exil. Paris : Gallimard.
Autres ouvrages littéraires
ARAGON, Louis (1967). Blanche ou l’oubli. Paris : Gallimard.
SARTRE, Jean-Paul (1938). La Nausée. Paris : Gallimard.
RICHLER, Mordecai (1999). Le monde de Barney. Paris, Albin Michel.
Critiques littéraires
Barthes, Roland (1973). Le Plaisir du texte. Paris : Seuil.
BLANCHOT, Maurice (1969). L’Entretien infini. Paris : Gallimard.
STERN, Daniel (1927). Mes mémoires. Paris : Calmann-Lévy.
Ouvrages théoriques
BACHELARD, Gaston (1992). La Poétique de l’espace. Paris : PUF.
DARDEL, Eric, L’Homme et la terre (1990). Paris : Editions du CTHS.
DELEUZE, Gilles (1968). Différence et répétition. Paris : PUF.
JUNG, Carl Gustav (1987). Métamorphoses de l’âme et ses symboles. Genève : Georg.
HEIDEGGER, Martin (1986). Être et temps. Paris : Gallimard.
SCHOPENHAUER, Arthur (2004). Le Monde comme volonté comme représentation. Paris : PUF.
SIGMUND, Freud (1985). L’inquiétante étrangeté et autres essais. Paris : Gallimard.
(1999). Conférences d’introduction à la psychanalyse. Paris : Gallimard.
(2004). Psychopathologie de la vie quotidienne. Lausanne : Payot.
Ouvrage générale
PIGHETTI, Nathalie (1985). Corps. Paris : PUF.