Enseignant à l’Université Mohammed I, Oujda, Maroc.
Abstract
Amin Maalouf ambitionne à travers une écriture à tendance autobiographique de vaincre sa blessure exilique en s’inspirant à dessein ou inconsciemment d’un symbole fort du patrimoine chrétien, en l’occurrence « la vallée des larmes ». Ce concept n’insiste pas sur le fait que l’être humain est voué au voyage sur Terre ?
Aquatinte en couleur de l’illustration d’une Sirène de Jacques Fabien Gautier d’Agoty, 1757.
De la question générique dans Léon l’Africain
Au vingtième siècle, les théories relatives à la notion du genre littéraire ont connu un véritable foisonnement. Cela est dû essentiellement aux nouvelles disciplines des sciences humaines qui s’imposaient au champ littéraire comme la linguistique, la sémiotique ou la stylistique entre autres. Certes, les polémiques et les divergences des points de vue concernant la pureté d’un genre littéraire, l’éclatement générique (l’idée de déconstruction chez Derrida), ou même la classification des genres ne cessaient de proliférer. Une autre problématique est survenue divisant davantage les théoriciens en littérature, à savoir la confusion entre « genre » et « mode », G. Genette insiste sur la nécessité de distinguer les deux, il écrit à ce propos : « Il y a des modes, exemple : le récit ; il y a des genres exemple : le roman ; la relation des genres aux modes est complexe, et sans doute n’est-elle pas comme le suggère Aristote, de simple inclusion » (Genette, 1979, p.75).
La problématique de la généricité semble dépasser ce stade, par exemple au début des années soixante-dix, la théorie de « l’esthétique de la réception » développée par H.R. Jauss s’est focalisée sur le lecteur en le mettant au centre du débat critique. La problématique générique dans ce contexte est liée à la réception, à l’horizon d’attente du lecteur. Le récepteur, qu’il soit un spectateur d’une pièce de théâtre ou un lecteur de roman entame son acte avec une attente de ce qu’il va voir ou lire. Ces préalables sont susceptibles d’influer négativement ou positivement sur l’acte de réception. Les tentatives théoriques n’ont jamais abouti, ce qui agrandit davantage le clivage entre les critiques. C’est le résultat probablement de la nature complexe du texte littéraire à la différence des autres genres artistiques comme la peinture ou la musique où le débat générique est moins houleux. C’est pour cette raison que J-M. Schaeffer a intitulé le premier chapitre de son ouvrage Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?: « Bref historique de quelques impasses théoriques » où il a mis l’accent sur l’extrême complexité définitionnelle du genre littéraire à travers l’Histoire de la littérature. Dans un autre ouvrage collectif, Il a entamé son article « Du texte au genre » par les propos ci-après :
De tous les champs dans lesquels s’ébat la théorie littéraire, celui des genres est sans nul doute un de ceux où la confusion est la plus grande. Cela me semble pouvoir s’expliquer par le fait que les théories génériques manifestent souvent de manière exacerbée certaines difficultés, voire apories, qui structurent de nombreuses théories littéraires.(Schaeffer, 1986, p.197)
Si nous avons consacré le début de cette étude à la notion du genre et sa complexité, c’est pour élucider ce volet fort important, s’agit-il de roman, de roman autobiographique, ou de romans historique ?
Quand on procède à l’analyse de Léon l’Africain, il seraitdifficile de prétendre que ce texte est dépourvu de traces autobiographiques. De prime abord, on est confronté à la problématique générique du texte, d’ailleurs, il importe de rappeler l’extrême difficulté de donner une exacte et précise définition de ce qu’est une autobiographie compte tenu, non seulement des divergences des points de vue de certains spécialistes en la matière, mais aussi de la nature complexe du genre qu’on peut appeler autobiographique. Philippe Lejeune, en sa qualité de grand théoricien de l’autobiographie, affirme dans la postface de son ouvrage référence Le pacte autobiographique :
L’autobiographie est un domaine immense. Elle a été relativement peu étudiée, si on la compare à la poésie, au roman, au théâtre. Peut-être est-ce dû à son statut ambigu(…). Je me suis mis à réfléchir aux critères qui me guidaient dans ces choix et j’ai élaboré une définition du genre. (…) C’était un ensemble complexe, flou, instable.(Lejeune, 1996, pp.359-360)
Cette citation explique clairement que les tentatives entreprises par les théoriciens pour délimiter les pactes normatifs de ce genre s’avèrent compliquées. Ceci dit, Lejeune a pourtant proposé une définition qui s’ajoute aux travaux de ses prédécesseurs, il écrit : « Récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité ». (Philippe LEJEUNE, Le pacte autobiographique, Paris, Ed. Seuil, Coll. Points Essais, 1996 (nouvelle édition augmentée p.14), S’agissant de L.A., nous avons évoqué la nature de ce texte précédemment comme étant une « biographie romancée » du fameux voyageur Hassan al-Wazzan dit Léon l’Africain. Mais qu’en est-il vraiment de la question autobiographique et sa relation avec l’auteur ? Si l’on se réfère à l’incipit d’un autre ouvrage de Maalouf qui s’intitule Origines, ouvrage qui relate les faits vécus par la diaspora familiale des Maalouf à travers les quatre coins du globe, on se rend compte que l’auteur entame son livre par une explication du choix du titre « Origines », il dit :
Je suis d’une tribu qui nomadise depuis toujours dans un désert aux dimensions du monde. Nos pays sont des oasis que nous quittons quand la source s’assèche, nos maisons sont des tentes en costume de pierre, nos nationalités sont affaire de dates ou de bateaux (…) Je n’ai jamais éprouvé de véritable appartenance religieuse ou alors plusieurs inconciliables ; et je n’ai jamais ressenti non plus une adhésion totale à une nation- il est vrai que là encore, je n’en ai pas qu’une seule.(Maalouf, 2004, p. 8)
À la lecture de ce passage où l’auteur exprime explicitement cette propension ancestrale quasi-génétique à l’exil, aux voyages et aux déplacements, nous avons l’impression de lire l’incipit de L.A. dans lequel le héros insiste sur son caractère cosmopolite et récalcitrant contre toute contrainte identitaire, notamment quand il dit « Toutes les langues, toutes les prières m’appartiennent. Mais je n’appartiens à aucune » (L.A. page de l’incipit). Ceci porte à croire qu’il existe une sorte de transposition de rôles selon laquelle l’auteur procède via l’entreprise romanesque à intervertir ces rôles avec ses personnages. En d’autres termes, Maalouf voit dans Léon l’Africain ce personnage idéal qui exprime ses soucis, ses idées, ses points de vue et sa manière de voir le monde, il revêt ainsi l’aspect d’un porte-parole. Ceci est sans rapport avec la problématique identitaire et la question de l’exil qui sont récurrentes le long du roman, en ce sens que les mêmes valeurs défendues par Maalouf sont véhiculées par le biais narratif à travers Hassan al-Wazzan. S’agissant du rôle du locuteur dans le roman, M. Bakhtine écrit : « Le locuteur dans le roman est toujours, à divers degrés, un idéologue, et ses paroles sont toujours un idéologème. Un langage particulier au roman représente toujours un point de vue spécial sur le monde, prétendant à une signification sociale. » (Bakhtine, 1978, p.153)
L’auteur s’évertuait dans ses essais à prôner les bienfaits de l’ouverture à l’Autre et au dialogue entre Orient et Occident. Il met en garde également contre les dérapages du fanatisme et de l’intégrisme dont il faut en tarir les sources. De même, l’auteur menait une vie d’exilé en France depuis 1976, ce parcours ne semble pas être un calvaire pour lui, il était en revanche un catalyseur pour sa carrière d’écrivain. L’exil marquait un tournant décisif dans sa vie. Face à ce tableau, se dresse un autre destin quasiment similaire à celui de Maalouf. Léon l’Africain représente ce grand voyageur qui milite en faveur de la paix, de la réconciliation et de l’ouverture. Ce personnage faisait de l’exil sa raison d’être, il ne s’exile pas pour vivre mais il vit pour s’exiler, ceci montre que cette tendance à l’exil fait que le destin de l’auteur converge avec celui de son héros. Les quarante années de pérégrinations que Hassan al-Wazzan a passées en sillonnant les mers et les déserts étaient ponctuées de plusieurs étapes cruciales dans sa vie. L’identité de ce personnage se construisait et mutait le long de son périple. Sa quête identitaire s’étalait sur quatre moments historiques correspondant chacun à une ville : « Le Livre de Grenade », « Le Livre de Fès », « Le Livre du Caire » et « Le Livre de Rome ». La construction identitaire du héros s’effectuait à mesure que le récit évoluait, ce qui nous rappelle encore une fois le concept de « l’identité narrative » chez Paul Ricœur :
La personne, comprise comme personnage de récit, n’est pas une entité distincte de ‘ses expériences’. Bien au contraire : elle partage le régime de l’identité dynamique propre à l’histoire racontée. Le récit construit l’identité du personnage, qu’on peut appeler son identité narrative, en construisant celle de l’histoire racontée. C’est l’identité de l’histoire qui fait l’identité du personnage. (Ricœur, 1990, p.175)
L’autre paramètre qui nous permet d’avancer cette hypothèse, c’est le choix du cadre géographique d’où commençait la saga de Hassan al-Wazzan : Grenade. La chute de ce dernier bastion de la civilisation arabo-islamique et sa prise entre les mains des Castillans pourraient être assimilées à l’effondrement de l’État libanais après l’éclatement de la guerre civile dans ce pays. Ces deux zones géographiques partagent également certaines caractéristiques, chacune d’elle représente un centre de confluence de cultures différentes, des trois confessions monothéistes, les deux pays symbolisent des passerelles entre l’Orient et l’Occident. Maalouf affirme dans une interview : « Dans tout ce que j’écris, j’ai le sentiment de mener un combat, mon combat, depuis toujours le même. Contre la discrimination, contre l’exclusion, contre l’obscurantisme, contre les identités étroites, contre la prétendue guerre des civilisations, et aussi contre les perversités du monde moderne, contre les manipulations génétiques hasardeuses… Patiemment, je m’efforce de bâtir des passerelles, je m’attaque aux mythes et aux habitudes de pensée qui alimentent la haine » (Volterrani, 2001).
L’auteur a opté pour une indication paratextuelle qui nous paraît fort significative, le roman porte en épigraphe les vers du poète irlandais William Butler Yeats : « Cependant ne doute pas que Léon l’Africain, Léon le voyageur, c’était également moi » (L.A.). Le choix de cet exergue peut être interprété par une intention de chercher un subterfuge à travers lequel Maalouf exprime une sorte d’identification avec le personnage historique Léon l’Africain, de manière à ne pas l’afficher explicitement. Cette forme d’écriture peut être associée au genre « écriture de moi » dont la réception et la perception doivent impérativement passer par une meilleure connaissance du vécu de l’auteur.
C’est dans ce genre d’écriture romanesque que l’auteurcède la parole à « une seconde voix » (Gusdorf, 1990, p.373) selon Georges Gusdorf en l’occurrence le personnage Hassan al-wazzan, cette voix refoulée- si l’on emprunte le vocabulaire psychanalytique- peut agir en tant que force cathartique ayant l’effet d’une guérison sur le psychisme de l’écrivain. Cette écriture est susceptible de répondre à ses attentes et conjure ses angoisses, parce qu’en réalité l’auteur est, en fin de compte, en quête de la sérénité d’esprit et de conscience. Ricœur pense qu’ : « En effet, nul art mimétique n’a été aussi loin dans la représentation de la pensée, des sentiments et du discours que le roman. C’est même l’immense diversité et l’indéfinie flexibilité de ses procédés qui ont fait du roman l’instrument privilégié de l’investigation de la psyché humaine. » (Ricœur, 1984, p.167)
Une autre motivation qui pousse Amin Maalouf à s’inscrire dans l’écriture du moi, c’est un sentiment nostalgique d’un passé révolu. L’évocation de l’Histoire dans certains romans de Maalouf met l’accent sur les grandeurs de la civilisation arabo-islamique en Orient ou dans la région appelée l’Occident islamique (l’Andalousie et le Maghreb). Dans Léon l’Africain, l’emploi du « je » montre le caractère autobiographique du texte qui, rappelons-le, est une biographie romancée du fameux géographe Hassan al-wazzan. Ce héros déplore dans le récit le destin tragique de Grenade tombée entre les mains des Castillans, la vague massive d’exil forcé dont étaient victimes les Grenadins musulmans et juifs. Aussi, le narrateur se lamentait-il profondément sur cette civilisation rayonnante perdue à jamais dans laquelle toutes les différences coexistaient des siècles durant, garantissant ainsi la prospérité à tout le monde. Le critique Jean-Philippe Miraux écrit à propos de ce sentiment nostalgique dans certaines formes d’écriture du moi : « La volonté de ressaisir le cheminement complexe d’un parcours, l’examen de soi, la quête de moments originaires et fondateurs d’une personnalité, la recherche du bonheur perdu, la nostalgie d’un temps passé liée à la tonalité élégiaque sont autant de motivations intimes de l’écriture du moi. » (Miraux, 1996, p.40)
Léon l’Africain peut être considéré comme un texte appartenant à « l’autobiographie fictive » en ce sens qu’il ne remplit pas complètement les normes du pacte autobiographique fixées par Philippe Lejeune : « Pour qu’il y ait autobiographie (et plus généralement littérature intime), il faut qu’il y ait identité de l’auteur, du narrateur et du personnage » (Lejeune, 1996, p.15). Or, Léon l’Africain n’est pas un texte qui répond à ces critères, il est vrai que le héros Hassan al-Wazzan est en même temps le narrateur du récit où le « je » prime. Au tout début, il entame son histoire par : « Moi Hassan fils de Mohamed le peseur, moi, Jean-Léon de Médicis… » (L.A.). Le narrateur qui est en même temps le héros de son propre récit ici représente ce que Genette appelle ‘homodiégétique’ (Genette, 1972, p.253). Dans le « Livre de Grenade », il évoque la date de sa naissance : « Je venais de naître, par la grâce imparable du Très-Haut aux derniers jours de Chaabane » (L.A. p. 13). Dans un article intitulé « Amin Maalouf, l’exil et les littératures sans résidence fixe », le chercheur Ottmar Ette écrit à propos de l’incipit du roman :
Ces lignes(…) ne constituent pas seulement l’incipit du premier roman d’Amin Maalouf, elles représentent également une entrée très personnelle en littérature. Dès le « Moi », dès la première syllabe du roman, nous avons affaire à une polysémie littéraire à haut potentiel dont les aspects autobiographiques ne sont certainement pas absents. Car le « Je » ouvre une autobiographie de dimension fictive qui se réfère à une figure historiquement authentique. (Ette, 2010, p.316)
En dépit de ces indices à caractère autobiographique, Maalouf n’est pas astreint de se conformer à ces règles dans son entreprise romanesque, ce qui lui laisse toute latitude de se dédoubler, de s’identifier à un personnage en qui il voit l’idéal alter-égo. Face à ce brouillement des pistes sur le plan générique, peut-on dire que nous sommes face à ce que Genette appelle une « autobiographie déguisée » ? (Genette, 1972, p.225) Dans ce contexte, Léon l’Africain semble le personnage type qui remplit ce rôle, son crédo c’est la multi-appartenance identitaire, conviction renforcée par son exil éternel. De par son expérience personnelle, Maalouf semble avoir lui aussi souffert de ce statut éprouvant de minoritaire au sein même de son pays et de son destin d’exilé, il affirme :
C’est cela qui détermine le passage à l’écriture. L’encre, comme le sang, s’échappe forcément d’une blessure. Généralement, d’une blessure d’identité - ce sentiment douloureux de n’être pas à sa place dans le milieu où l’on a vu le jour ; ni d’ailleurs dans aucun autre milieu (…) Pour moi, elle (la blessure) est d’abord liée à ce sentiment, acquis depuis l’enfance, d’être irrémédiablement minoritaire, irrémédiablement étranger, où que je sois. (Volterrani, 2001).
Le thème de l’exil, dans toutes ses facettes, est omniprésent dans Léon l’Africain. Il s’avère tout à fait plausible que ce thème s’impose avec force dans ce textes avec d’autres thèmes qui s’y rattachent si l’on considère le statut même de l’auteur. Certes, l’exil est le sort que partagent les deux romanciers, leurs dénominateurs communs sont également le pays d’accueil qu’est la France, la langue française et surtout l’écriture romanesque. Chacun des deux auteurs a vécu l’expérience de la déterritorialisation pour différentes raisons, ont-ils choisi cette épreuve ou y ont-ils été acculés ? Nous tenterons de répondre à cette question au fur et à mesure que nous avançons dans l’analyse.
Itinérance, errance, émigration, voyage, dépaysement, bannissement, etc., tant de substantifs qui désignent le déplacement forcé ou délibéré d’une ou de plusieurs personnes de leur pays d’origine à un autre pays. Le dictionnaire Le Petit Robert nous apprend que le mot ‘exil’ signifie : « expulsion de quelqu’un hors de sa patrie avec défense d’y rentrer » (Dictionnaire Le Petit Robert, Paris, 2015, p. 977). Cette explication se contente de restreindre le phénomène de l’exil à l’acception matérielle, physique et géographique. Or, l’exil peut être aussi culturel, identitaire, linguistique et c’est le volet identitaire qui intervient ici quand le sujet est confronté à la dépossession, à l’aliénation. Aussi, un exilé peut-il éprouver cette expérience à l’intérieur même de sa patrie.
Historiquement parlant, nous constatons que l’humanité a connu l’épreuve de l’exil depuis la nuit des temps. La séparation avec la terre natale peut avoir des raisons diverses, politiques, idéologiques, religieuses, économiques, etc., mais ses conséquences sont pénibles sur le sujet qui subit une telle épreuve. L’écartèlement en est la résultante principale, l’exilé est déchiré entre le pays d’origine et le pays dit d’accueil, même sur le plan émotionnel, il est pris entre l’angoisse de la séparation (avec tous les aspects accompagnateurs : coutumes, religion, langue maternelle, odeurs, saveurs culinaires, paysages, etc.) et celle de son nouvel entourage, celui de tous les inconnus. Encore, faut-il insister sur une autre crainte, celle d’un éventuel retour impossible à la mère patrie, l’Histoire nous montre qu’un grand nombre d’expatriés n’ont pas pu regagner leur terre natale.
Il en résulte donc un sentiment d’étrangeté qui pèse lourdement sur le moral du sujet exilé. Le seul remède susceptible de réconforter l’exilé et d’atténuer ses peines, c’est sa faculté de s’adapter à son nouvel environnement. Il doit s’approprier sa langue, sa culture pour s’y intégrer, et ainsi briser son isolement.
L’exil (pourvu qu’il soit un acte délibéré), indissociable du phénomène de l’immigration, est l’un des thèmes majeurs profusément traités par la sociologie et la géographie économique entre autres disciplines. Mais dans le champ littéraire, les études ne sont pas aussi nombreuses à propos de cette thématique et de son importance dans les textes dits « écritures de l’exil » ou « écritures migrantes ». Ceci nous mène à évoquer la nature des textes écrits à propos de l’exil, certains de ces textes tendent vers la littérature autobiographique et nous disposons, à cet égard, d’un grand nombre d’ouvrages écrits par des écrivains francophones maghrébins notamment installés à l’étranger. Il peut s’agir de textes sur l’exil mais qui ne relatent pas nécessairement le vécu de l’écrivain, des textes fictifs ou réels. Dans d’autres cas, nous pouvons rencontrer des textes écrits depuis un pays d’exil lesquels traitent des questions politiques, les cas de certains opposants ou dissidents politiques. Une autre situation et qui concerne certains de nos auteurs francophones, c’est l’expérience de l’exil dans la littérature ou dans l’écriture, ceci est en rapport direct avec la problématique du déchirement identitaire dans ses aspects culturel et linguistique.
Dans notre étude, le débat autour de l’exil se situe à deux niveaux qui semblent difficilement dissociables, le premier concerne le protagoniste du roman qui a vécu cette expérience, le second niveau concerne l’ auteur qui vit encore en terre d’exil et son expérience littéraire montre qu’il pratique régulièrement, voire quotidiennement l’épreuve de l’exil à travers l’écriture dans une langue d’emprunt, à savoir la langue française.
Face à une telle imbrication, il s’avère difficile d’étudier l’exil des personnages sans évoquer l’expérience de l’auteur. Dans le cas de Léon l’Africain par exemple, l’auteur ne procède-t-il pas au jeu de projection, d’identification à son héros ?
Ceci dit, l’expérience de l’exil ne doit pas être cantonnée uniquement dans son versant négatif qui est synonyme d’ostracisme, de bannissement, de désespoir, bref de toutes sortes de malheur. Il faut aussi évoquer son versant positif, car le sujet exilé peut bénéficier de la possibilité de s’ouvrir à l’Autre, connaître soi-même, connaitre d’autres cultures, se libérer, se faire connaître, s’épanouir pour créer parce que l’exil peut être aussi une source d’inspiration.
Transcender l’épreuve exilique à travers l’écriture autobiographique
Le penseur américain d’origine palestinienne Edward SAID écrit dans son ouvrage intitulé Réflexions sur l’exil : « L’exil, s’il constitue étrangement un sujet de réflexion fascinant, est terrible à vivre. (…) S’il est vrai que la littérature et l’histoire évoquent les moments héroïques, romantiques et glorieux, voire triomphants, de la vie d’un exilé, ces instants n’illustrent que des efforts destinés à résister au chagrin écrasant de l’éloignement. » (Said, 2008, p.241)
On peut constater que l’exil est un thème transversal dans l’œuvre de Maalouf . Si l’on scrute L.A., on peut dire quel’ossature de ce roman est composée de tout ce qui est relatif au voyage, à l’itinérance, à l’ostracisation, à l’errance, aux pérégrinations, c’est le texte du mouvement par excellence. L.A. est, en effet, un roman dont l’incipit est fort saisissant, révélateur, polysémique et se prête à plusieurs interprétations :
Moi, Hassan fils de Mohammed le peseur, moi, jean-Léon de Médicis, circoncis de la main d’un barbier et baptisé de la main d’un pape, on me nomme aujourd’hui l’Africain, mais d’Afrique ne suis, ni d’Europe, ni d’Arabie. On m’appelle aussi le Grenadin, le Fassi, le Zayyati, mais je ne viens d’aucun pays, d’aucune cité, d’aucune tribu. Je suis fils de la route, ma patrie est caravane, et ma vie la plus inattendue des traversées. (L.A. p.9)
On rappelle que le roman est composé de quatre Livres, relatant les événements dans plusieurs aires géographiques et correspondant chacune à une étape dans le parcours du héros. Dans le « Livre de Fès », le héros /narrateur s’adresse à son fils :
J’avais ton âge, mon fils, et plus jamais je n’ai revu Grenade. Dieu n’a pas voulu que mon destin s’écrive tout entier dans un seul livre, mais qu’il se déroule, vague après vague, au rythme des mers. À chaque traversée, il m’a délesté d’un avenir pour m’en prodiguer un autre ; sur chaque nouveau rivage, il a rattaché à mon nom celui d’une patrie délaissée. (L.A.p.87)
Cet extrait, fort significatif, se prête à plusieurs interprétations, d’abord il reflète la destinée du héros/narrateur à savoir une vie marquée par une sempiternelle errance. L’énoncé « Dieu n’a pas voulu que mon destin s’écrive tout entier dans un seul livre » signifie que ce personnage est condamné à vivre en voyageant. Étant donné que chaque livre correspond à une époque et un pays donnés, Hassan al-Wazzan se devait de s’adapter à chaque nouveau territoire avec tout ce que cela suppose comme populations étrangères, nouvelles langues, étranges coutumes etc. Le destin du héros apparenté aux mouvements perpétuels des vagues et des mers connote également son aspect multi-identitaire, parce qu’effectivement après chaque traversée vers un nouveau territoire, il portait une identité et un nom différents des précédents.
Le mot « traversée » rappelle aussi le mouvement, le voyage, le héros est né non pas pour moisir dans un coin isolé et demeurer statique dans un seul pays mais pour se mouvoir et agir continuellement, c’est ainsi qu’en a décidé le destin. À force de se déplacer d’un territoire à un autre, le héros s’est aguerri aux périls des voyages, il en est devenu quasiment féru. À la fin du ‘Livre de Fès’, le héros/narrateur dit : « Au moment de me relever, j’eus la certitude qu’après la tempête qui avait dévasté ma fortune une vie nouvelle m’était offerte en ce pays d’Égypte, une vie faite de passions, de dangers et d’honneurs. J’avais hâte de m’en emparer. » (L.A. p.217)
Tout le long de ses pérégrinations, Hassan al-wazzan était indéfectiblement fataliste, il croyait toujours que seul le destin puisse ou non le vouer à une vie ponctuée de voyages et d’errance. Ceci dit, il n’a jamais été un fataliste passif, il ne cessait d’agir, d’aller à la quête du savoir, de la fortune, des plaisirs, il œuvrait également pour maintenir la paix à travers ses missions diplomatiques en Afrique, à Constantinople, à Rome, etc. Dans son livre intitulé Littératures francophones de Moyen-Orient, Zahida Darwiche Jabbour écrit :
Cultivant leur différence, refusant la contrainte des étiquettes limitatives, les personnages de Maalouf sont des étrangers, des exilés qui transforment l’exil d’une épreuve subie à un choix assumé, et à un mode d’être qui leur permet de se tenir au-dessus de la mêlée. Infatigables voyageurs, ils vivent le voyage comme une aventure édifiante. (Jabbour, 2007, p.132)
Maalouf dit à propos de l’aventure de Léon l’Africain qu’elle : « est l’histoire d’un exilé qui cherche à dépasser son exil » (Volterrani, 2001), ce qui veut dire que ce protagoniste qui a vécu le bannissement alors qu’il était enfant s’est parfaitement habitué à cette situation. Tout au long de son parcours, il faisait montre d’une capacité d’adaptabilité hors norme à tous les environnements où il évoluait. Il est l’exemple d’un déterritorialisé qui a dompté les affres de l’exil, à chaque nouvelle étape de son périple, il essayait de retourner les mauvaises circonstances à son avantage. Certes, les atouts dont il disposait lui ont été efficacement utiles, il jouissait d’un riche savoir et d’une grande expérience de voyages, il parlait plusieurs langues, et surtout il a développé un immense esprit d’ouverture à tout ce qui lui était étrange et/ ou étranger.
Par ailleurs, nous devons souligner que Maalouf et Léon l’Africain sont similaires à plusieurs niveaux, et leurs pays respectifs, le Liban et l’Andalousie ont partagé presque le même sort. D’un point de vue historique, nous pouvons mettre un parallèle entre le sort de Grenade et celui que le Liban subissait depuis l’éclatement de la guerre civile en 1975, en ce sens que les deux pays prospéraient dans une atmosphère de coexistence. Le pays de Cèdre contient plusieurs communautés ethniques et confessionnelles qui ont pu cohabiter en harmonie en s’acceptant les unes les autres, jusqu’au début des hostilités qui a donné le coup de grâce à cette paix. S’il n’existait pas de tolérance, ces communautés n’auraient certainement pas pu vivre dans un climat de convivance, mais la guerre civile a envenimé les rapports entre les différentes factions dont les séquelles sont encore perceptibles aujourd’hui.
Nous supposons qu’Amin Maalouf ayant choisi Léon l’Africain, en sa qualité de grande personnalité dans l’Histoire du monde arabo-musulman pour figurer en tant que personnage romanesque, n’est pas une démarche fortuite. En fait, il existe plusieurs dénominateurs communs entre le parcours de l’auteur et celui de la personnalité d’Hassan, fils de Mohammed Al-Wazzan. Cette similitude se situe au niveau du parcours des deux, contraints à quitter leurs pays. Aussi, doit-on préciser que l’exil de Léon s’est transformé d’une contrainte à un choix totalement assumé, il part de son plein gré en quête du savoir, de l’aventure et du bonheur. Pour Maalouf, l’expérience de l’exil ne peut être que bénéfique puisqu’elle lui permet d’explorer de nouveaux horizons, d’apprendre davantage, il déclare à ce propos : « Pour moi, changer de pays, changer de langue, recommencer à vivre dans un tout autre univers(…) était une extraordinaire aventure(…) il est probable que si je n’avais pas été contraint à quitter mon pays, je n’aurais pas consacré ma vie à l’écriture. » (Lazure, 2007). Ils portent les mêmes idéaux et valeurs humanistes, en ce sens qu’ils ambitionnent d’être les médiateurs dont l’objectif suprême est la réalisation d’une réconciliation universaliste pour que toutes les composantes hétérogènes de l’espèce humaine puissent cohabiter harmonieusement.
Maalouf tente, à travers son entreprise romanesque, de trouver un réconfort, un alter-égo dans la personnalité de Léon l’Africain, ce dernier menait la plus grande partie de sa vie en tant qu’étranger. Le fait que Maalouf appartient à la communauté chrétienne melkite, qui est minoritaire au Liban, suscite en lui ce sentiment d’étrangeté, ce qui porte à dire que l’auteur vit au sein même de son pays une sorte d’exil intérieur, avant même qu’il soit forcé de s’exiler en France à cause de la guerre, d’où cette propension à l’ouverture et au dialogue avec l’Autre. Par ailleurs, cette ressemblance de destinée est marquée également par certains faits tragiques et douloureux dont les vestiges seraient difficiles à s’estomper en peu de temps, à savoir la chute de Grenade et sa prise par les Castillans catholiques chez Léon l’Africain en 1492, et la chute de Beyrouth et son invasion par les israéliens en 1982.
En guise de conclusion, on peut dire qu’Amin Maalouf ambitionne à travers une écriture à tendance autobiographique de vaincre sa blessure exilique en s’inspirant à dessein ou inconsciemment d’un symbole fort du patrimoine chrétien, en l’occurrence « la vallée des larmes ». Ce concept n’insiste pas sur le fait que l’être humain est voué au voyage sur Terre ? Notre romancier l’a exprimé dans une interview :
L’exil est un sentiment, une attitude, je dirais une crânerie. Je suis, bien sûr, quelqu’un qui a dû quitter son pays en période de guerre, pour aller s’installer dans un autre pays. Dans un sens, on peut parler d’exil, mais dans un autre sens, j’ai toujours refusé l’idée d’exil, partant du principe que l’homme est de toute façon, par nature, capable déjà de partir.. [...] Mais il est vrai aussi qu’il y a spontanément chez tout être humain, et depuis l’aube de l’histoire, je ne dirais pas un instinct migratoire, mais en tout cas la possibilité de se déplacer dans un monde qui est à nous tous ; et donc j’essaie de ne pas me considérer comme un exilé, mais plutôt comme quelqu’un qui a quitté un pays pour en découvrir un autre. J’acquiers une appartenance supplémentaire. Je découvre une culture supplémentaire. Je poursuis le cours de ma vie avec toutes les déviations qu’il peut y avoir dans le cours de chaque vie, mais je n’aime pas beaucoup la notion d’exil car elle suppose qu’il y a un pays auquel on est tenu d’appartenir, et qu’on est nécessairement déraciné quand on est ailleurs. Non, l’homme a ses racines dans le ciel. (Sassine, 1999, p.29)
Bibliographie
Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Ed. Gallimard, Coll. Tel, 1978.
Ottmar Ette, « Amin Maalouf, l’exil et les littératures sans résidence fixe », in Dans le dehors du monde : exils d’écrivains et d’artistes au XXème siècle, Jean-Pierre Morel, Wolfgang Asholt et Georges-Arthur Goldschmidt, actes du Colloque de Cerisy, 14–21 août 2006, Paris : Presses Sorbonne Nouvelle, 2010.
Gérard Genette, Figures III, Paris, Ed. Seuil, Coll. Poétique, 1972.
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