Enseignant de langue française au lycée 2 octobre 1955 à Aknoul Maroc. Doctorant en Littérature générale et comparée à l’Université Mohammed Premier, Oujda, Maroc. Son domaine de recherche porte essentiellement sur les relations qu’entretient la littérature, notamment la littérature personnelle, avec les arts de l’image (cinéma, bande dessinée…). Son sujet de thèse s’intitule : « Le roman autobiographique au carrefour du mot et de l’image : écritures, réécritures et adaptations ».
Abstract
Les conflits qui surgissent entre les gens proviendraient principalement de la mauvaise connaissance qu’ils ont d’eux-mêmes et donc de leurs semblables. En d'autres termes, l’être humain déteste souvent ce qu'il ignore, et tant que l'Autre lui est inconnu, il restera toujours haï et rejeté à ses yeux. A notre sens, le dépassement de cette relation conflictuelle entre les gens n’est possible que dans la mesure où les autres sont connus et reconnus, et cela ne se réalise en effet qu’en passant par la connaissance de soi, c'est-à-dire par l’écriture autobiographique, qui suivant cette logique, demeure la meilleure voie qui permet de se connaitre, de se faire connaitre et de connaitre les autres en même temps. Ainsi, l’écriture autobiographique se présente non seulement comme un texte littéraire que l’on choisit pour jouir d’un certain plaisir de lecture, mais se pose aussi comme un appel à la coexistence entre les membres d’une communauté. De cette manière, le projet autobiographique pourrait dissiper toutes sortes d’incompréhension entre les individus. Il dépasse ainsi la simple pratique esthétique où la propre vie de l’autobiographe est reprise, pour accomplir une réflexion éthiquement plus profonde sur les complexités des relations sociales elles-mêmes.
Un triton, au bord de la mer. Gravure sur bois. Une illustration du « Martinique Triton », The Universal Magazine of Knowledge and Pleasure, vol. XXIX (1761).
Introduction
Depuis les temps les plus reculés, l’être humain, doté de nombreuses facultés qui le distinguent de toutes les autres créatures, a ressenti un besoin intense de connaître la vérité du monde qui l’entoure. Il est peut-être le seul à avoir utilisé un certain nombre de moyens d’expression pour y parvenir. Ainsi depuis toujours, il s’était posé des questions existentielles se rapportant d’abord à la réalité de sa propre existence, dans l’espoir de comprendre par la suite la réalité du monde où il vit, comme si la connaissance de ce monde découlait de la connaissance de soi-même.
Dans le domaine de l’écriture littéraire, le genre autobiographique serait l’une des manifestations de cette quête de vérité. Dans cette perspective, l’homme penseur n’a cessé de fouiller, entre autres, dans le tréfonds de lui-même pour trouver de possibles réponses qui lui révèleraient les secrets de l’existence. C’est ainsi, pourrions-nous supposer, qu’apparaitrait la tendance à parler de soi. Or, si l’être humain, tout en parlant de lui-même, cherche généralement à connaître la vérité de la vie, il ne faut pas ignorer, en revanche, qu’il existe d’autres motivations qui font qu’il ait recours à cette pratique intimiste.
Ces raisons peuvent, notamment, répondre à la nécessité de communiquer quelque chose, au désir d’agir sur autrui, ou au besoin d’extérioriser ce qui est enfoui. Mais très souvent, tout en décidant de se raconter, l’homme s’appuie essentiellement sur des motifs psychologiques qui méritent d’être analysés. Plutôt que de nous attarder sur ces chemins déjà parcourus par d’éminents chercheurs, nous avons pris l’initiative dans cet article d’étudier l’écriture autobiographique sous un autre angle de vue. Il s’agit bien de la présenter comme une pratique qui transcende la simple reprise d’un parcours de vie personnelle, pour réaliser et servir une entreprise plus ambitieuse, qui est de favoriser la redécouverte de l’être-ensemble.
1. L’Autre : ennemi redoutable ou frère intime
« L’enfer, c’est les Autres » (Jean-Paul Sartre, 1947, p.93), ainsi s’exprimait Jean-Paul Sartre par la voix de Garcin l’un des personnages de la pièce de théâtre Huis clos. Cette citation, aussi abrégée soit-elle, a suscité beaucoup de réflexions parmi les chercheurs qui n’ont cessé d’émettre des hypothèses sur la vraie intention de Jean-Paul Sartre à travers cette phrase. Chacune de ces recherches l’a abordée sous un angle de vue différent ; mais dans la plupart des cas le vrai sens de cet énoncé a été mal interprété, au point que Jean-Paul Sartre, lui-même, témoignait de cette réalité, « " L’enfer c’est les autres " a été toujours mal compris » (Jean-Paul Sartre, Gallimard, 2004). Ainsi, il a essayé d’expliquer ce qu’il entendait exactement par cette phrase :
On a cru que je voulais dire par là que nos rapports avec les autres étaient toujours empoisonnés, que c’étaient toujours des rapports infernaux. Or, c’est tout autre chose que je veux dire. Je veux dire que si les rapports avec autrui sont tordus, viciés, alors l’autre ne peut être que l’enfer. Pourquoi ? Parce que (…) Quoi que je dise sur moi, toujours le jugement d’autrui entre dedans. (…) Ce qui veut dire que, si mes rapports sont mauvais, je me mets dans la totale dépendance d’autrui et alors, en effet, je suis en enfer (Jean-Paul Sartre, Gallimard, 2004).
Ce qui est intéressant dans ces propos de Jean-Paul Sartre, c’est avant tout cette dépendance totale de l’être humain dans son rapport aux autres, ce qui cause ainsi une grande partie de son malheur. En fait, Sartre met l’accent sur deux idées antinomiques, la première se rapporte à « l’importance capitale de tous les autres pour chacun de nous » (Jean-Paul Sartre, Gallimard, 2004), ainsi, nous ne pouvons-nous passer facilement de leur existence. La seconde concerne la souffrance infernale dans laquelle peut nous introduire cette dépendance même, car, comme l’explique Sartre, « quand nous pensons sur nous, quand nous essayons de nous connaître, au fond nous usons des connaissances que les autres ont déjà sur nous » (Jean-Paul Sartre, Gallimard, 2004). Or, nous croyons que toutes les mésententes qui se rapportent à l’Autre viennent surtout de la connaissance imparfaite que l’on a de soi et par conséquent que l’on a de l’Autre, tant que cet Autre n’est finalement que le reflet de l’image de soi. Ce faisant, l’Autre n’est souvent pas l’ennemi redoutable à craindre, mais plutôt le frère intime à redécouvrir et à chérir. Mais comment peut-on restaurer cette confiance avec lui ?
Pour répondre à cette question, il est essentiel de revenir sur l’origine possible de l’écriture autobiographique et son rapport avec l’Autre. En réalité, il est difficile de situer précisément la genèse exacte de la tendance à parler de soi chez l’homme, cependant, on peut supposer que la maxime grecque, à l’écho très particulier, « Connais-toi toi-même », que l’on trouve inscrite « au fronton du temple d’Apollon à Delphes » (Michel Maillard, 2001, p.8), constituerait, à vrai dire, l’embryon qui aurait donné naissance au principe de ce genre même et donc au principe de l’écriture autobiographique au sens moderne du terme. D’ailleurs, quoi que succincte, la maxime delphique présuppose, à notre avis, au moins une triple interprétation. La première interprétation se présente d’abord comme une invitation à décortiquer le « Moi » et à plonger dans ses profondeurs pour tenter d’en comprendre les enfouissements et les mystères inexplorés. En ce sens, dans son ouvrage, « Je Connais-Toi Toi-Même : Oui, Mais Comment Faire ? », Serge Marquis précise que la connaissance de « J » ne ne se réalise qu’en le divisant en parties à la façon d’un enfant qui démonte son jouet pour essayer de comprendre son fonctionnement, « la connaissance de soi consiste (…) à démonter le Je, pièce par pièce, (…), comme un enfant démonterait un jouet pour savoir de quoi il est fait, comment il fonctionne » (Serge Marquis, 2021, p.27).
La seconde interprétation, qui est en étroite relation avec la première, consiste à envisager ladite maxime comme une incitation à comprendre l’énigme du « Moi », sans quoi la vérité ontologique de l’être n’est jamais atteinte et demeure inaccessible. La dernière interprétation, conçue à notre avis comme la plus importante des deux précédentes, se présente comme un appel à la connaissance de l’Autre, qui se présente comme le reflet de ce « Moi pensant », car plus on connaît l’Autre, plus on réussit à se connaître soi-même. En ce sens, dans une réflexion récente sur l’art de l’écriture autobiographique, le sociologue mythanalyste et spécialiste dans l’imaginaire de l’écriture autobiographique Orazio Maria Valastro, présente cette écriture comme une pratique qui a non seulement la fonction de créer un produit esthétique, mais aussi comme un exercice capable de réaliser une autre mission éthique, celle qui aspire à comprendre le mystère de l’Autre, « l’écriture autobiographique n’est pas seulement une pratique esthétique. Elle a vocation éthique, elle aspire à une compréhension de l’autre » (Orazio Maria Valastro, 2020, pp.21-30). Dans le même ordre d’idées, Aristote conçoit, pour sa part, la connaissance de soi comme une tâche difficile et agréable à la fois qui doit passer nécessairement par la connaissance de l’Autre :
Apprendre à se connaître est très difficile (…) la connaissance de soi est un plaisir qui n’est pas possible sans la présence de quelqu’un d’autre qui soit notre ami ; l’homme qui se suffit à lui-même aurait donc besoin d’amitié pour apprendre à se connaître soi-même (Aristote, 1972, pp.14-26).
Ce point de vue a été exprimé également par Jean-Jacques Rousseau qui considère le recours à « [la] connaissance imparfaite » (Jean-Jacques Rousseau, pp.1148-1149) que l’on a de soi pour connaître les autres comme une fausse voie à éviter. Il précise à cet effet que la connaissance de soi ne s’accomplit qu’au moment où l’on commence à découvrir celle de l’Autre :
J’ai résolu de faire faire à mes lecteurs un pas de plus dans la connaissance des hommes, en les tirant s’il est possible de cette règle unique et fautive de toujours juger du cœur d’autrui par le sien ; tandis qu’au contraire il faudrait souvent pour connaître le sien même, commencer par lire dans celui d’autrui (Jean-Jacques Rousseau, pp.1148-1149).
Précisons toutefois que les propos d’Aristote et de Jean-Jacques Rousseau n’écartent pas totalement la possibilité d’admettre l’idée inverse, selon laquelle la connaissance de soi peut aussi être considérée comme une condition sine qua non de la connaissance de l’Autre, puisque cet Autre, comme le signale Aristote, n’est finalement que la projection de ce que l’on croit trouver en soi, « un ami est un autre soi-même » (Aristote, 1972, pp. 14-26). Pour sa part, Rousseau présente ces deux concepts comme deux entités mutuellement imbriquées, « que chacun puisse connaître soi et un autre, et cet autre ce sera moi » (Jean-Jacques Rousseau). Nous pensons que l’ordre des mots dans cette citation n’a pas été choisi au hasard par Rousseau, car, en commençant en premier lieu par l’appel à la connaissance de soi avant de passer à la connaissance de l’Autre, il a voulu insister, semble-t-il, sur l’importance de se connaître avant de connaître l’autrui. Bref, quel que soit le degré de véracité de ces deux théories, nous retenons que le Moi ne peut se passer de l’existence de l’Autre et inversement, Jean-Paul Sartre l’a si bien exprimé en rapportant cette idée de Hegel, « l’existence de l’autre est nécessaire pour que je sois » (Jean-Paul Sartre, 1943, p.281).
De ce qui précède, nous déduisons que les conflits qui surgissent entre les êtres humains proviendraient principalement de la mauvaise connaissance qu’ils ont d’eux-mêmes et donc de leurs semblables. En d’autres termes, les gens détestent souvent ce qu’ils ignorent, et tant que l’Autre restera inconnu aux yeux de son semblable, il restera haï. D’ailleurs, Charles Caleb Colton confirme cette réalité lorsqu’il affirmait que « nous détestons certaines personnes parce que nous ne les connaissons pas et nous ne les connaîtrons pas car nous les détestons »[1] (Charles Caleb Colton,1824, p.62). À notre sens, le dépassement de cette relation conflictuelle entre les gens n’est possible que dans la mesure où l’Autre est connu et reconnu, et cela ne se réalise en effet qu’en passant par la connaissance de soi, c’est-à-dire par l’écriture autobiographique, qui suivant cette logique, demeure le meilleur chemin qui permet de se connaitre, de se faire connaitre et de connaitre les autres à la fois. Ainsi, l’écriture autobiographique ne se présente pas uniquement comme un texte littéraire qu’on choisit pour jouir d’un certain plaisir de lecture, mais se pose également comme une subjectivité partagée à saisir et à comprendre, voire comme un appel à la coexistence entre les membres d’une société. De cette manière, le projet autobiographique pourrait dissiper toutes sortes d’incompréhension entre les gens. Il dépasse ainsi la simple pratique esthétique où la propre vie de l’autobiographe est reprise pour accomplir une réflexion profonde sur les complexités des relations sociales elles-mêmes. En effet, Orazio Maria Valastro assimile ce rôle important de l’écriture autobiographique au pouvoir sacré du texte divin. Il la conçoit comme un moyen infaillible qui rendent les êtres conscients, capables de retrouver les liens d’intimité dont ils étaient privés et donc capables de redécouvrir leur être-ensemble :
L’esthétique relationnelle de l’écriture autobiographique nous permet d’échapper au temps linéaire de l’histoire de vie et de recréer les relations et les liens dont nous nous étions privés, de les regénérer et de redécouvrir l’être-ensemble. C’est ce qui donne son caractère sacré à l’art autobiographique, à la création autopoïétique de soi, pour redevenir des êtres conscients, et métamorphoser la vie en œuvre d’art (Orazio Maria Valastro, 2020, pp.21-30).
Mais de l’autre côté, il convient de mentionner que toute autobiographie est traversée de fabulation, voire de poétisation. Dans ce cas, comment l’écriture de soi peut-elle contribuer au rétablissement des relations humaines entre les individus si elle n’est en fin de compte qu’une écriture fictionnalisée qui ne reflète pas tout à fait la réalité de l’être ?
2. Quand la poétisation[2] de soi invite à l’identification
Le plus souvent, la critique qu’on adresse à l’écriture autobiographique est d’ordre esthétique. En d’autres termes, certains, notamment Georges Gusdorf, la considèrent comme une sorte de document historique qui manque de beauté stylistique et l’envisagent comme des confidences psychologiques qui n’occupent qu’occasionnellement le deuxième plan de la création littéraire, « les écritures du moi ne relèvent de l’ordre littéraire que secondairement, et par occasion » (Georges Gusdorf, 1991, p.142). Mais qu’en est-il des écrits autobiographiques qui rivalisent dans leur style avec les plus beaux textes littéraires ? N’y a-t-il pas de possibilité de les qualifier d’œuvres d’art de premier niveau ?
En fait, nous pouvons avancer qu’il est quasiment impossible de tomber sur une autobiographie qui n’inclut pas la dimension littéraire, puisque l’acte de raconter sa vie s’appuie essentiellement sur la mémoire, laquelle selon plusieurs spécialistes de ce genre, notamment Jaime Cèspedes, « trompe, déforme [et] crée » (Jaime Cèspedes, 2001), c’est pour cette raison même qu’on rapproche habituellement l’autobiographie du roman. Étant conscients de l’importance du style d’écriture pour toute réception bien réussie de leurs œuvres auprès des lecteurs, les autobiographes accordent une grande valeur à l’esthétique de leurs textes. Cette nouvelle façon de concevoir les choses a sans doute permis de produire des œuvres d’art à l’exemple des autres genres littéraires. Pour Thomas Clerc, « l’autobiographie [n’] a donné des chefs-d’œuvre [qu’] à partir du moment qu’elle a été pensée en termes esthétiques ou conceptuels » (Thomas Clerc, 2001, p.41).
Ainsi, l’entreprise de n’importe quel autobiographe se résume en la recomposition d’une image approximative de soi, puisque d’une part, il est impossible d’avoir une image exacte de soi, et d’autre part, même si un écrivain y parvient, elle sera dépourvue de beauté stylistique et son projet restera sans intérêt pour le public. Par conséquent, nous pouvons déduire que toute mise en récit d’une vie doit passer inévitablement par le travail du style, voire de la langue, où la dimension poétique et littéraire du texte produit occupe le devant de la scène en dépit de tous les autres éléments de la vie narrée. Ce qui laisse entendre que l’autobiographique va de pair avec le poétique, bien que Ferdinand Brunetière exprime une opinion complètement différente, notamment quand il renie tout aspect littéraire de ce qui est personnel, au point de considérer la littérature et l’écriture de soi comme deux extrémités opposées sans aucunes intersections possibles. Il affirme en ce sens que « la littérature est impersonnelle ; et ce qui est personnel n’est pas encore littéraire » (Ferdinand Brunetière, 1888, p.442). On dirait alors que les autobiographes produisent des récits de vie d’ordre littéraire uniquement pour éviter les critiques qui leur reprochaient de rédiger des documents historiques et psychologiques plutôt que des œuvres d’art. Cependant, n’y a-t-il pas d’autres visées à attribuer à ce type d’écriture autobiographique poétisée ?
2.1 Sur les pas d’Orphée
Dans la préface de son ouvrage, « Souvenirs d’enfance et de jeunesse », Ernest Renan exprime cette belle réflexion qui semble résumer la visée même de toute écriture autobiographique, « ce qu’on dit de soi est toujours poésie. (…) on écrit de telles choses pour transmettre aux autres la théorie de l’univers qu’on porte en soi » (Renan Ernest, 1883, Préface p.3). L’auteur rappelle que le projet de parler de soi reste sans intérêt, s’il ne dépasse pas l’individu réel pour édifier un moi imaginaire, un modèle à suivre par les autres et c’est ce qui donne l’aspect poétique au texte. Le fait de parler de ce « Moi » ne se présente-t-il pas d’emblée comme une sorte d’exaltation lyrique de ce moi intérieur ? En ce sens, n’est-il pas logique d’assimiler l’autobiographe à cet Orphée errant qui chante ses malheurs à la recherche d’une Eurydice perdue à jamais ? Dans le même ordre d’idée, Jean-Philippe Miraux explique que l’autobiographe, à l’instar d’Orphée, n’a d’autre moyen que la beauté ensorcelante de sa langue pour raconter sa vie :
Comme Orphée, l’écrivain de l’autobiographie ne dispose plus que du charme (du carmen, au sens valéryen du terme), de l’enchantement de l’écriture, de la poésie en tant que création verbal, façonnement scriptural d’un monde nouveau pour exprimer le parcours et la vérité de ce qu’il a été. (Jean-Philippe Miraux, 2014, p.29).
Sans nul doute, le langage littéraire, voire poétique est le meilleur instrument qui permet à l’autobiographe d’exprimer lyriquement les sentiments enfouis au fin fond de lui-même. Ainsi, devant ce dévoilement de l’intériorité[3], le public exprime un grand désir de lecture, car, cette écriture poétique est souvent accompagnée d’images rhétoriques et stylistiques, qui ne peuvent refléter à l’identique la vie réelle de l’auteur. En termes plus explicites, l’autobiographe produit une vie remaniée et bien stylisée, disons tout court une vie retravaillée, adaptée spécialement aux goûts des lecteurs pour qu’elle soit plus attrayante une fois présentée publiquement. Ainsi, le projet autobiographique est davantage centré sur la poésie d’écriture d’une existence que sur la représentation du parcours de cette existence même. De cette façon, pour ce type d’autobiographie poétisée, il existe de fortes chances pour que le lecteur soit fasciné par la vie racontée, il redécouvre le vrai sens du bonheur à travers l’existence de l’autrui.
2.2 L’œuvre autobiographique espace de subjectivité partagée
Remarquablement détaillée dans le livre, « Le Je à l’écran », André Gardies présuppose l’existence d’une subjectivité spectatorielle chaque fois que l’on est devant une subjectivité filmo-cinématographique. Il avance en ce sens que « la subjectivité filmique doit rencontrer sinon activer celle du spectateur » (André Gardies, 2006, p.10). En effet, André Gardies précise que tout film ouvertement subjectif ne cesse de susciter chez le spectateur un investissement subjectif massif. Ainsi, les affects fonctionnent parfaitement à la réception de ce type de films, comme s’il s’agissait d’une sorte de dialogue qui s’instaure entre le film et le spectateur. D’ailleurs, pour expliquer davantage cette opération et pour décrire cette relation de résonance, l’auteur utilise métaphoriquement le terme de « syntonisation »[4] :
Il me semble, aujourd’hui, que l’une des caractéristiques du film à caractère subjectif c’est d’activer ce processus de syntonisation, de produire chez le spectateur le sentiment d’une forme particulière de dialogue muet avec le film, de produire cette forme de complicité par laquelle se manifeste la sympathie, au sens premier (André Gardies, 2006, p. 11).
Si André Gardies évoquait, à vrai dire, cette hypothèse pour parler de la réception du produit filmique, qu’en est-il alors d’œuvres littéraires de nature subjective ? Ne serait-il pas plus approprié d’appliquer cette réflexion à l’écriture autobiographique, qui sans aucun doute est saturée de subjectivité ? Autrement dit, tout film, à des exceptions près, ne peut rivaliser avec une œuvre autobiographique en termes de subjectivité. Certes, les films investissent plusieurs procédés cinématographiques, tels que la musique, la voix, les plans etc., pour toucher le spectateur et exprimer ainsi le maximum de subjectivité, néanmoins, les écrits littéraires également ne manquent pas de techniques pour réaliser le même objectif. En effet, les écrits parlant de soi, peu importe le degré de vérité et de sincérité qu’ils véhiculent, portent certainement des traces excessives des « je » qui les prennent en charge.
C’est précisément pour cette raison même, nous semble-t-il, que les lecteurs continuent à s’intéresser curieusement aux écritures autobiographiques. Ils s’identifient aux personnages racontés et c’est probablement aux rapports que ces personnages établissent avec leur entourage que ces lecteurs deviennent plus sensibles. Pour que notre réflexion soit plus pratique, nous mettons l’accent sur un exemple d’un texte autobiographique où la dimension d’identification au personnage principal est fort présente. Il s’agit bien de la tétralogie autobiographique « Souvenirs d’enfance » de Marcel Pagnol. En effet, à l’instant où le lecteur découvre la vie du petit Marcel, héros de l’histoire, il redécouvre aussi ses propres souvenirs, ce qui crée chez lui un sentiment de nostalgie, voire une sorte de réminiscence lointaine. Toutefois, d’aucuns pourraient refuser cette identification entre la vie de Pagnol et la vie du lecteur, en se demandant comment une personne qui n’a pas vécu les mêmes souvenirs que Marcel, ou n’a jamais visité une colline, monté une montagne, ou attrapé un oiseau, peut s’identifier à Marcel qui ne fait que raconter son bonheur d’enfant dans ces endroits, ne serait-ce que dans les premiers romans. Nous croyons que la meilleure réponse à adresser à ces sceptiques est de leur présenter les propos d’Yves Robert le réalisateur adaptateur des deux premiers tomes des « Souvenirs d’enfance » au cinéma. Lors du reportage racontant les circonstances du tournage des deux films, Yves Robert explique comment il s’est identifié parfaitement au jeune Marcel malgré la différence de leurs parcours de vie :
Je suis des bords de Loire, je ne suis pas du tout des collines, ni du Midi. Mais la manière dont Marcel Pagnol (…) raconte comment il a été heureux enfant, m’a toujours complètement bouleversé, car (…) en lisant Marcel Pagnol, j’ai complètement retrouvé cette espèce de bonheur de vivre, d’amour au milieu de la famille (…) Quand j’ai lu le bouquin de Marcel (…) je l’ai ressenti profondément (Yves Robert).
Yves Robert nous lègue ici un témoignage vivant qui justifie le pouvoir magique de l’écriture autobiographique à inciter ses lecteurs à retrouver l’art de vivre à travers l’exemple de la vie de l’autobiographe qui se raconte. Certes, les circonstances, les lieux et même les événements vécus ne sont pas les mêmes entre Yves Robert et Marcel Pagnol, mais les préoccupations des enfants sont toujours semblables, d’ailleurs Marcel Pagnol l’a si bien exprimé en disant que « les petits garçons de tous les pays du monde et de tous les temps ont toujours eu les mêmes problèmes, la même malice, les mêmes amours » (Marcel Pagnol, 1988, la quatrième de couverture).
De ce qui précède, il est tout à fait normal de qualifier les œuvres autobiographiques, en l’occurrence les « Souvenirs d’enfance » de Marcel Pagnol du domaine de subjectivité partagée, tant que la subjectivité de l’autobiographe à travers son récit fait naître corrélativement celle du lecteur, car en réalité ce n’est plus de la vie de Pagnol qu’il s’agissait, mais c’est de la propre expérience du lecteur qui redécouvre la sienne. Comme si la vie de l’auteur n’était que le reflet et la projection de celle du lecteur. Ce faisant, nous pouvons qualifier l’écriture autobiographique, en l’occurrence celle de Pagnol d’intemporelle, dans la mesure où chacun de nous s’identifie au petit Marcel. Certes, l’auteur raconte sa propre vie, mais tout un chacun, de loin ou de près, est passé par cette période d’enfance, qui ressemble à celle de Pagnol. Françoise Dargent confirme parfaitement cette identification entre l’auteur et le lecteur en disant :
Il faut reconnaître qu’on a tous quelque chose du petit Marcel, gamin vif et futé, bondissant dans ses " chères collines » parfumées avec son ami Lili et doté d’un attachant petit frère, Paul (Françoise Dargent, 2015, Lefigaro).
Donc, l’histoire des « Souvenirs d’enfance » est un récit à mille visages qui accepte différentes lectures, car chaque lecteur se sent concerné par cette intrigue et se l’approprie comme si elle était la sienne. Il se voit devant l’album de sa vie ou devant sa propre vie qu’il lit et revisite. C’est ce qui donne logiquement l’aspect universel à ces souvenirs, le lecteur aspire à une vie de rêves semblable à celle de Marcel au sein de sa famille, il redécouvre l’importance de la famille, des proches et des voisins, il comprend ainsi le vrai sens de l’existence à travers l’expérience de l’autrui et à travers ses confidences. L’écriture autobiographique devient alors cet art qui nous incite à redécouvrir l’Autre et par conséquent à retrouver notre Soi-même.
Conclusion
Nous concluons que l’art de l’écriture autobiographique va au-delà de la simple pratique individuelle et esthétique qui consiste à reprendre le parcours de vie de son auteur, pour accomplir une autre tâche éthique, plus sérieuse, qui est de nous inviter à redécouvrir l’être-ensemble nous permettant de parvenir à une vie harmonieuse et paisible avec l’Autre. Désormais, celui-ci n’est plus conçu comme le monstre infernal qu’il faut redouter, mais plutôt comme le frère intime qui n’est finalement que le reflet de soi-même. Par conséquent, dans tout projet autobiographique, la poétisation de soi est inévitable pour mieux servir le vivre-ensemble recherché. Or, aussi paradoxal que cela puisse paraitre, ladite poétisation de soi ne présente-t-elle pas en fin de compte qu’une image falsifiée, sinon erronée de ce soi-même qui s’écrit et se raconte ? Ainsi conçu, est-il encore possible de parler de relations humaines sincères ?
Bibliographie
Aristote, Magna Moralia, Cambridge, Massachussetts : Harvard University Press, 1972.
Ferdinand Brunetière, La Littérature personnelle, dans Revue des Deux Mondes (1829-1971) Troisième Période, Vol. 85, n° 2 (15 Janvier 1888), pp.433-452.
Thomas Clerc, Les écrits personnels, Paris, Hachette, 2001.
Charles Caleb Colton, Lacon : or, Many Things in Few Words, The Eighth London Edition, 1824, Volume1.
André Gardies, « Le spectateur en quête du je (et réciproquement) », dans Jean-Pierre Esquenazi et André Gardies (dir.), Le Je à l’écran, Paris, L’Harmattan, 2006.
Georges Gusdorf, Lignes de vie 1 Les écritures du moi, Paris, Odile Jacob, 1991.
Michel Maillard, L’autobiographie et la biographie, Paris, Nathan, 2001.
Serge Marquis, Je « Connais-Toi Toi-Même » : Oui, Mais Comment Faire ?, Paris, Gallimard Ltée - Édito, 2021 pour la présente édition.
Jean-Philippe Miraux, L’autobiographie, écriture de soi et sincérité, 3ème édition, Paris, Armand Colin, 2014.
Marcel Pagnol, La Gloire de mon père, Paris, Éditions de Fallois, 1988.
Ernest Renan, Souvenirs d’enfance et de jeunesse, Paris, Calmann Lévy, 1883.
Jean-Jacques Rousseau, Œuvres complètes, t. I, éd. Gallimard, coll. « Bibl. de la Pléiade ».
Jean-Paul Sartre, Huis clos suivi de Les mouches, Paris, Éditions Gallimard, 1947.
Jean-Paul Sartre, L’Être et le Néant, Paris, Éditions Gallimard, 1943.
Références électroniques
Jaime Cespedes, « Le problème ontologique de l’autobiographie », Cahiers de Narratologie [En ligne], 10.1 | 2001, mis en ligne le 27 octobre 2014, consulté le 16 juin 2022. URL : journals.openedition.org ; DOI : doi.org.
Françoise Dargent. URL : www.lefigaro.fr.
Yves Robert, reportage racontant les circonstances du tournage des deux films issus des Souvenirs d’enfance. URL : www.youtube.com.
Jean-Paul Sartre, Huis clos - L’enfer c’est les autres, Frémeaux Colombini SAS © 2010 ; (La Librairie Sonore en accord avec Moshé Naïm Emen © 1964 et Gallimard © 2004, ancien exploitant). URL : www.philo5.com.
Orazio Maria Valastro, « L’art du corps autobiographique : mythanalyse du souffle sensible de l’écriture de soi », dans M@GM@ Revue Internationale en Sciences Humaines et Sociales, vol.18 n.2 2020, pp.21-30. URL : www.magma.analisiqualitativa.com.
Notes
[1] La version originale de cette citation est en anglais : « We hate some persons because we do not know them ; and will not know them because we hate them ».
[2] Pas au sens de l’art de composer les vers, mais au sens où la langue prosaïque utilisée dans l’autobiographie exprime une certaine beauté stylistique et une sensibilité émouvante visant à toucher le lecteur par l’ensemble des procédés et des techniques qui entrent en jeu dans la création littéraire.
[3] Du moment que l’autobiographie est un texte surgi de l’intérieur.
[4] Il compare cet échange à l’opération qui consiste à régler un poste de radio sur la bonne fréquence.