Sociologue, mythanalyste, chercheur indépendant, formateur et consultant en autobiographie, spécialisé dans l’imaginaire de l’écriture autobiographique. Il est né à Catane en 1962, où il réside actuellement, après avoir vécu en France pendant plusieurs années. Il a étudié la sociologie en France. À obtenu son diplôme de maîtrise à la Sorbonne (Université Paris Descartes) et son doctorat de recherche à l’Université Paul Valéry. Directeur scientifique de M@GM@ - Revue internationale en Sciences Humaines et Sociales - et des Ateliers de l’Imaginaire Autobiographique de l’Organisation de Volontariat Les Étoiles dans la poche. Il a créé Thrinakìa, le prix international d’écritures autobiographiques, biographiques et poétiques, dédiées à la Sicile, ainsi que les Archives de la mémoire et de l’imaginaire sicilien (European Ego-Documents Archives and Collections Network). Il a récemment reçu le Prix Franz Kafka Italie pour la Culture, décerné par le Comité du Deuxième Humanisme Italien d’Udine (Prix Franz Kafka Italie XIII édition 2022), et un Prix Spécial du jury du Prix International Navarro pour ses qualités créatives et son engagement en faveur de la valorisation de la culture sicilienne, ainsi que pour son livre « Avec une âme imprescriptible : journal d’un déserteur » (XIIIe édition Prix International Navarro, Sambuca di Sicilia, 2022).
Abstract
C’est par le recours à cette écriture que j’aimerais partager une méditation autour du thème choisi, accompagnant les contributions éditées dans la première partie de notre publication collective avec le texte suivant. Il s’agit d’un chapitre de mon journal intime, un récit engagé dans un corps à corps avec l’écriture, commun à tant d’auteurs contemporains. Quand l’écriture d’une histoire de vie n’est pas cernée par un simple recueil de mémoires, elle devient la fabulation d’une vie se moquant de tout pacte autobiographique, bien que l’authenticité de l’expérience vécue soit toujours souhaitée et convoitée. Une fabulation narrative transformant un récit de mémoires dans un roman de la vie vécue, articulant la composition d’une nouvelle forme narrative avec une tension éthique pour rapprocher les lecteurs de l’état d’âme du narrateur, reconnaitre et se reconnaitre dans l’agir et les valeurs d’un corps autobiographique.
Orazio Maria Valastro et Graziana Maniscalco sur la scène de la première du spectacle théâtral « Avec une âme imprescriptible : journal d’un déserteur » (Compagnie Groupe Iarba, Fabbricateatro, Catania, 01 septembre 2022) : photo réalisée par Roberto Oliveri.
Le magma d’un corps à corps avec l’écriture
Je voudrais présenter, dans ce premier numéro consacré à l’écriture autobiographique, un journal intime pensé en tant qu’intuition d’une nouvelle présence à soi-même et au monde, étayant implication et transformation, me situant ainsi parmi ces talentueux funambules hésitant sur le fil de leur écriture. Je tiens à me ranger du côté de ces histoires de vie écrites et souvent méconnues. Rédigées même plusieurs fois et à plusieurs reprises par des femmes et des hommes qui ne sont pas des écrivains de profession, témoignant cependant la richesse d’une quête expérientielle transformative. C’est dans leur capacité de fabuler, de raconter le monde dans lequel ils vivent, dans lequel nous vivons toutes et tous ensemble, que nous allons découvrir le sens d’un voyage.
Ces corps sensibles, devenant des corps autobiographiques sur l’écran de leur ordinateur, sur une page écrite ou imprimée, vont accompagner un processus de transformation à partir duquel chaque auteur remodèlent son identité narrative en accédant à un processus dynamique de refondation du vécu. Je fais appel à leur aspiration commune, malgré les difficultés et en dépit des trébuchements. À cette transformation intérieure devinée et jamais saisie pleinement, à la volonté de vouloir vivre en mouvement et dans la transfiguration de leur présence au monde pour embrasser de nouveau la vie avec amour.
C’est par le recours à cette écriture que j’aimerais partager une méditation autour du thème choisi, accompagnant les contributions éditées dans la première partie de notre publication collective avec le texte suivant. Il s’agit d’un chapitre de mon journal intime[1], un récit engagé dans un corps à corps avec l’écriture, commun à tant d’auteurs contemporains. Quand l’écriture d’une histoire de vie n’est pas cernée par un simple recueil de mémoires, elle devient la fabulation d’une vie se moquant de tout pacte autobiographique, bien que l’authenticité de l’expérience vécue soit toujours souhaitée et convoitée. L’auteur écrivant l’histoire de sa vie, il va ainsi prendre de la distance par rapport au texte, tout en observant de l’extérieur les événements qu’il raconte, devenant ainsi la voix narrante d’un corps sensible qui donne vie et forme à son corps autobiographique.
Dans le corps à corps de l’auteur avec son écriture, dans cette image révélatrice demeure une fabulation nécessaire à l’effort accompli et morcelé entre la fatigue et la joie d’écrire pour soi-même et pour les autres. Une fabulation inéluctable, visant à combler une distance et un vide dans la condition sociale et existentielle de notre vécu. Une fabulation redoublant une scission entre un narrateur, qui a choisi d’écrire son parcours biographique à un certain moment de sa vie et un narrateur narré collant à un corps autobiographique, plongé dans les péripéties et les actions du héros ébauché par son écriture.
Une écriture tantôt fidèle, tantôt infidèle à l’expérience vécue, s’évertue à compenser et à corriger une réalité immuable, insinuant et inoculant un germe de liberté : l’expérience du principe créatif d’une fabulation narrative. Une fabulation n’étant pas réservée à une élite de privilégiés, d’écrivains qui suivent des normes et des conventions littéraires dominantes. Une fabulation narrant notre expérience afin de reconnaître et re-signifier le monde qui se présente à nous. Une fabulation articulant une composition narrative, libre de toute subordination littéraire, avec une tension éthique. Une dimension émotionnelle révélée par le magma de l’expérience vécue qui prend forme dans l’écriture de soi et du monde, dans le corps à corps avec des valeurs bénéfiques ou nuisibles à notre humanité.
L’auteure et l’auteur autobiographe contemporains vont ébaucher[2] dans cette prospective, en prenant la liberté de réécrire l’histoire de leur vie, le souffle sensible d’une fabulation de notre rapport au monde. Ils entreprennent ainsi la recherche d’une nouvelle forme narrative qui définit aujourd’hui le thème actuel et complexe de l’expérience contemporaine de l’écriture autobiographique. Une fabulation narrative n’étant pas détachée du regard des autres, imbriquant, par l’alchimie d’une dramatisation narrative, la création d’un pont avec d’éventuels lecteurs, également convoités et redoutés. Une fabulation narrative transformant un récit de mémoires dans un roman de la vie vécue, articulant la composition d’une nouvelle forme narrative avec une tension éthique pour rapprocher les lecteurs de l’état d’âme du narrateur, reconnaitre et se reconnaitre dans l’agir et les valeurs d’un corps autobiographique.
Avec une âme imprescriptible : journal d’un déserteur
« Le silence annonce dans l’air / une tempête de lapilli et de cendres / la nécessité de dissimuler les pulsions / jette des mots sauvages / dévorant des vibrations inutiles / comme Polyphème lançait des rochers sur la mer / mon cri résonne en permanence / de fardeaux aux cris étouffés / et les cascades de myrtilles hors saison / sont piégées dans la toile d’araignée / de l’âme aveuglée et en colère / tandis que la poussière comme de la poudre pour le visage / essaime par la fenêtre entrouverte. » (Maria Gemma Bonanno)
Je suis né aux pieds de l’Etna, un espace sacré d’anciennes cosmogonies qui racontent l’origine et la formation du monde avec le langage du mythe. L’intensité avec laquelle la montagne sicilienne, le volcan Mongibello, libère ses énergies autrefois soumises à la volonté de lointaines divinités et à un ordre mythique de création, manifeste sans cesse l’inépuisable violence et la merveilleuse beauté de la nature. L’image de la porte de l’enfer, du pouvoir destructeur du volcan, est contrebalancée par le mythe de la montagne sacrée qui accueille et donne asile aux rois et aux héros endormis, guérit leurs blessures qui s’ouvrent cycliquement et les protège pour qu’ils puissent renaître et accomplir leurs exploits. Dans ce lieu sacré et profane, mythique et imaginatif, le devenir humain lie l’amour de la vie et le respect craintif du feu avec l’instinct de vie et de mort. Le mont Gibel, la montagne volcanique, déchiffre la clé de la compréhension de notre destin et nous confronte aux pulsions humaines qui animent la vie par l’affirmation individuelle, au risque de biaiser les besoins et les instincts personnels, et aux pulsions qui à l’inverse nous anéantissent en nous détournant de la complexité du monde extérieur et intérieur.
Loin de la Sicile, je pensais avec une nostalgie désolante à son absence, à sa silhouette qui se détachait dans le ciel, définissant l’horizon d’un monde quotidien. Il me semblait percevoir, comme à d’autres moments, son tumulte intemporel, principe mystérieux d’un souffle inviolable qui me secoue et atténue ma mélancolie. Une tristesse recueillie et intime qui résonne dans le silence de son souvenir, égarant sa présence aux confins de la terre et du ciel dans mon regard d’exilé et de migrant. Il fut un temps où elle remuait avec véhémence ma tumultueuse inquiétude de jeunesse, rêveuse et apparemment indifférente, engagée à contrecarrer le chaos extérieur qui borne le flux vital intérieur, prête à bondir sur le monde. La vie, sacrée, renaît cycliquement sur ses pentes secouées par le tremblement de la terre, accueillant l’intense frémissement du monde qui vient vers moi. La parole, éloignée de cette terre, assouvit confusément sa soif d’avenir, l’étanchant dans un ailleurs, dans l’écriture autobiographique. Les mots reviennent magiquement sur les lèvres, apprenant à écouter le flux surprenant du temps, invoquant des retours infinis et inlassables, fixant dans les yeux les couleurs de la terre avec les couleurs du ciel.
Ce journal intime, écrit aux pieds de l’Etna, veut soigner mes blessures, étant à la recherche d’une forme expressive capable de résonner avec l’expérience ayant pu déterminer la condition de mon âme, et tous ces destins possibles de l’aventure méconnue de mon existence. Un espace de parole où les expériences extrêmes, subies dans le corps et réécrites avec le langage du mythe, sont en quête d’un renouvellement. Une renaissance symbolique veut concilier l’amour envers moi-même et les autres avec la conscience de l’aversion du monde envers ceux qui vont renier les coutumes et les habitudes qui nous contrôlent et répriment notre futur. L’expérience vive des difficultés et des empêchements, des bénéfices et des avantages, prend la forme d’un espace de conscience dont le centre de gravité coïncide avec la dissidence poétique entre les courbes géométriques de nos certitudes et les équations algébriques des convictions qui nous guident. Étant militaire, mon insoumission accomplie, considérée uniquement pour cette raison comme plus importante et impardonnable et ma désertion visant à exprimer des sentiments et des valeurs en conflit avec l’institution de la conscription et les appareils militaires, fondent leur dissidence sur la solidarité éthique.
C’est dans cet esprit d’insoumission aux guerres et à leurs destructions, dans la désertion de ces émotions non proches de l’indignation et de la proximité avec les victimes et les survivants de la violence humaine, que réside ma dissidence antimilitariste et pacifiste. La dissidence poétique de ces pages est générée par la solidarité éthique : être solidaire de toute l’humanité, transformant moi-même et mon engagement culturel et social, me rendant responsable et respectueux des droits humains fondamentaux et universels. Lorsque la réalité qui m’entoure ébranle la fidélité à mon propre penchant et à la capacité des êtres humains à désirer et à rechercher une autre vision de l’existence, la dissidence poétique remplace la compétition dans l’agression en explorant la rencontre humaine. Lorsque l’espoir de générer des sentiments de solidarité et de réciprocité planétaires échoue, la dissidence poétique prend la forme collective de l’amour ; cet amour qui me permet de vivre et de connaître le monde autrement. J’espère solliciter le besoin fondamental de contraster le conflit qui naît d’une arrogance inhumaine, de susciter le désir de se libérer des mythes toxiques qui conduisent à la violence en désertant la fascination insoutenable de l’amour du pouvoir, un pouvoir érigé sur l’enseignement et sur l’apprentissage de la violence.
Être né aux pieds du volcan Etna, aurait-il influencé mes sentiments indicibles ? Je ne sais pas. Je suis toutefois convaincu que, à partir de ce lieu, j’ai commencé à reconstruire mon passé par le biais de l’écriture d’un journal intime. Peut-être ai-je puisé dans la montagne magique les énergies créatrices qui montrent, avec les yeux d’une autre langue, le langage du pouvoir de l’amour ? Est-ce l’avenir aujourd’hui auquel j’aspire à vivre toujours proche de l’expérience qui m’identifie comme déserteur ? Cette énergie imprescriptible, coulant dans mes veines, alimente la dissidence poétique toujours présente et renouvelée à l’égard de la méchanceté des règles et des prescriptions ignobles et honteuses d’hier, d’aujourd’hui et de demain. Ce sont ces mêmes énergies dramatiques, leur sens de la continuité avec les représentations du monde et les impératifs émotionnels qui nous lient les uns aux autres, qui aident la vie à être comprise et aimée.
Je n’ai pas été incité à exprimer ces pensées : au contraire, j’ai essayé de me persuader de garder le silence avec le risque concret d’être inculpé pour apologie de l’antimilitarisme ou d’être blâmé avec de nouvelles condamnations ; ceci sans m’exonérer de plusieurs poursuites et accusations pénales n’ayant eu aucune suite. Je pourrais aussi ajouter l’apologie de la dissidence poétique, l’éloge d’un sentiment éthique dans l’écriture qui m’aide à imaginer l’existence autrement.
Éveiller les énergies créatrices de l’illusion d’un ego est avantageux pour contrôler les pulsions et les besoins sociaux d’une personne, mais si intrusif car il impose dogmatiquement des modèles culturels et éducatifs. C’est là encore ne pas craindre de déserter une conscience ordinaire pour penser l’inattendu. J’espère que la prise de parole en faveur d’une dissidence poétique orientera notre regard, tel le volcan qui fait jaillir un magma incandescent vers ces énergies jaillissant inexorablement, enveloppant des actes de volonté libre qui surchargent les exigences et les leurres d’un monde chaotique et corrompu : un monde qui place la défiance et l’agressivité au centre de tout. Une nouvelle présence poétique à soi-même et aux autres peut nourrir une étincelle sensible vers la vie, faire briller une sensibilité éthique se nourrissant d’une sensibilité esthétique en recomposant la présence humaine dans son fragile équilibre avec tout mouvement de vie. Intuition éthique et esthétique nourrissent ensemble la tentative de détourner le regard de soi en se nourrissant d’un trouble émotionnel, en ravivant le fabuleux réenchantement d’un récit qui ose remettre en question le monde rejetant ces valeurs nuisibles à nous-mêmes et aux autres.
Je crois sincèrement, au point d’embrasser avec obstination et ténacité un mythe rénovateur de nous-mêmes et du monde, qu’il est possible par l’écriture autobiographique d’inoculer des valeurs bénéfiques dans le tissu social, tout en étant également concevable d’engager un dialogue éducatif fondé sur une écoute sensible. Il s’agit d’une réflexion méditée et laïque, opposée et contestée par tous ceux qui sont enclins au pessimisme, d’une réflexion profondément consciente de l’expérience vécue et du caractère indéfini d’un quotidien et de l’impondérabilité de l’existence ; une réflexion qui éprouve néanmoins l’aspiration à vivre éthiquement en attribuant une valeur d’amour à la vie. Lorsque nous choisissons d’écrire sur ce qui nous a fait souffrir et nous a mis à l’épreuve, ou sur ce qui nous a réconforté et nous a rendu joyeux, lorsque nous choisissons d’entreprendre un chemin dans l’histoire de notre vie à travers ces émotions, nous nous offrons à la vie en nous donnant la possibilité de pardonner et de nous pardonner, de nous donner à nous-mêmes et aux autres une croissance humaine encouragée par l’amour.
La dissidence poétique est une vocation subjective vitale et inéluctable à transcender l’expérience de chaque personne. C’est un espace d’accueil agité et réticent aux absurdités du monde. Il ne compense pas une réalité décourageante, au contraire, son imagination créative évoque l’existence vécue et la rappelle à la vie de nouveau, en tournant son regard vers la liberté de raconter le monde, embrassant avec amour notre humanité commune. Il n’est pas nécessaire d’être né aux pieds de l’Etna pour se reconnaître et se retrouver dans l’histoire de la vie de l’autre, dans cette authenticité personnelle irremplaçable, afin de reconnaître le monde invisible se dérobant à notre regard. Aucune obligation d’être né en Argentine ou au Chili, en Palestine ou en Israël, en Chine ou en Turquie, en Russie ou en Ukraine, est nécessaire pour reconnaître la douleur infligée aux femmes et aux hommes, aux enfants et aux personnes âgées. Aucune obligation est nécessaire pour reconnaître dans leurs histoires anonymes ce lien éthique universel souvent ou toujours occulté par les dictatures militaires en Amérique latine, avec les conflits politiques armés le long de la Méditerranée, par la répression brutale de la dissidence, enfin par les guerres d’invasion en Europe au XXIe siècle. Les victimes de ces horreurs humaines sont infinies, ainsi les tragédies que nous n’avons pas vécues nous-mêmes, sont protégées par les démocraties modernes soutenues par des économies de guerre et des trafics militaires en éclipsant le moindre signe de nos fragiles espoirs humanitaires.
Il n’est pas nécessaire d’être né aux pieds de l’Etna pour écouter et découvrir soi-même et les autres, pour penser poétiquement le langage de la rencontre et du dialogue, pour être solidaire et participer aux histoires de vie bâtissant notre humanité. Éduquer à imaginer la compréhension pour la condition humaine, encourager une éthique de la réciprocité et de la rencontre, se reconnaître dans une nouvelle présence poétique à soi-même et au monde, tout cela est un rempart contre le débordement des sentiments d’inadéquation, alimentés par des angoisses profondes et des incertitudes en ne faisant rien d’autre que raviver et revigorer l’égoïsme et les valeurs de sécurité ; ajoutons l’indifférence et le fait d’être indifférent à l’autre que soi-même.
Dans les larmes des mères demeure le sens de notre relation au monde, le sens du tout et de la vie, le sens de notre impuissance face à notre commune condition mortelle et à la violence inextinguible du monde. Dans les larmes des mères se nourrit l’espoir d’un lien éthique avec le monde, avec des valeurs humaines bénéfiques pour notre humanité. Dans les larmes des mères des desaparecidos se voit la peur pour leurs fils arrêtés et assassinés par les régimes militaires chilien et argentin, torturés et jetés d’un avion dans l’océan. Dans les larmes des mères juives, musulmanes et catholiques, se saisissent les images de leurs fils meurtris par des conflits infinis entre les murs de la peur qui séparent Israël et la Palestine. Dans les larmes des mères se maintient la peine pour les fils massacrés et arrêtés par les militaires chinois sur la place Tiananmen, dans la répression sanglante des protestations citoyennes. Dans les larmes des mères se comptent leurs enfants retrouvés morts ou disparus, enlevés par la gendarmerie turque et victimes de la répression politique. Dans les larmes des mères s’ajoutent les attentes pour leurs enfants morts ou disparus, partis pour des manœuvres militaires et devenus chair à canon lors de l’invasion russe de l’Ukraine. Dans les larmes des mères ukrainiennes se comptent les jours pour les enfants victimes des bombardements russes sur des civils inermes.
J’ai admiré ma mère pleurante, alors qu’on m’emmenait enchaîné, pour toutes les larmes retenues et jamais versées. J’ai admiré ma mère pleurant derrière la vitre d’un parloir de prison, d’un pleur aussi singulier que les événements vécus. J’ai admiré ma mère pleurer lorsque j’ai été forcé de quitter le pays, d’un sanglot étouffé s’élevant au-dessus de toute chose. J’ai admiré les larmes des mères de déserteurs inconnus et anonymes depuis une camionnette, transport de prisonniers, ayant leurs yeux secs par les tristesses d’un espoir souhaitant mettre fin à la souffrance pour tous les êtres vivants et sensibles. Dans ces larmes, nous avons à reconnaître un sentiment inattendu, profond et pénétrant, un sentiment d’amour pour tous les prisonniers et les exilés, pour les fils morts pendant la guerre, pour les fils disparus à jamais.
Annexe : Sensibles aux feuilles
En couverture : Orazio Maria Valastro, photo du passeport délivré le 14 octobre 1980.
Éditions Sensibles aux feuilles : [catalogue].
Ce n’est qu’à la fin de 2004 que le service militaire obligatoire a été aboli en Italie. Et c’est dans les années quatre-vingts du XXe siècle que l’auteur de ces pages a été condamné pour le crime de désertion. Il raconte son histoire personnelle, son expérience de la prison militaire, sa fuite à l’étranger et le traitement que lui ont fait subir des figures institutionnelles opaques, et donne les raisons de ses vicissitudes : « Je souhaite désapprendre la violence que les sentiments d’insuffisance et de difficulté instillent progressivement dans nos cœurs. Je suis un jeune Européen qui ne rêve pas de conquêtes et de triomphes, qui ne réclame pas la richesse disséminant des insignes et des bannières. » Jusqu’au choix d’écrire : « Le déserteur d’hier, en tant que corps écrit, corps emprisonné, corps en exil, corps torturé et corps stigmatisé, parvient aujourd’hui à se recomposer comme dans un jeu de patience, réorganisant et recréant les fragments le générant. Son corps autobiographique est aujourd’hui en devenir avec l’écriture du journal d’un déserteur. Un espace au sein duquel j’essaie de trouver de nouvelles compréhensions, de nouveaux équilibres et perspectives de chaque aspect de la vie, comment elle a été vécue, comment elle n’a pas été ou aurait pu être vécue. »
« Le livre est davantage qu’un récit d’aventures, d’acharnements, des joies et des peines vécues comme un poème épique homérique, ou comme une tragédie shakespearienne, c’est un rappel, un mémorandum à l’humanité, par un appel au témoignage, des valeurs les plus importantes de la vie, des raisons qui donnent un sens à l’effort et au sacrifice, même lorsque le doute, vivace, éternel et bienheureux, menace parfois de desceller le coffre des convictions. » (Depuis la préface de Martín Guevara Duarte)
Bibliographie
Orazio Maria Valastro, Con animo imprescrittibile: diario di un disertore, prefazione di Martín Guevara Duarte, Roma, Edizioni Sensibili alle Foglie, 2022, 128 p.
Orazio Maria Valastro, Poetiche contemporanee del dissenso: immaginari del corpo autobiografico, prefazione di Hervé Fischer, introduzione di Beatrice Barbalato, Roma, Aracne Editrice, 2021, 316 p.
Orazio Maria Valastro, « Inactualités et résonances mythanalytiques autobiographiques », in Art versus Société : consciences planétaires, sous la direction d’Hervé Fischer, M@gm@ Revue Internationale en Sciences Humaines et Sociales, vol.19, n.1, 2021, url : [article].
Orazio Maria Valastro, « L’intime voyance humaine : les étoiles dans la poche », in Art versus Société : l’art doit changer le monde, sous la direction d’Hervé Fischer, M@gm@ Revue Internationale en Sciences Humaines et Sociales, vol.18, n.3, 2020, url : [article].
Orazio Maria Valastro, « L’art du corps autobiographique : mythanalyse du souffle sensible de l’écriture de soi », in Art versus Société : soumission ou divergence, sous la direction d’Hervé Fischer, M@gm@ Revue Internationale en Sciences Humaines et Sociales, vol.18, n.2, 2020, url : [article].
Pièce de théâtre
Orazio Maria Valastro, Con animo imprescrittibile: diario di un disertore, drammaturgia e regia di Nino Romeo, interpretazione di Graziana Maniscalco, musiche di Giuseppe Romeo, Compagnia Gruppo Iarba, 2022.
Notes
[1] « Aux pieds de l’Etna » : texte extrait de mon livre autobiographique Avec une âme imprescriptible : journal d’un déserteur (Roma, Edizioni Sensibili alle foglie, 2022).
[2] Ces réflexions sont le fruit de plus de dix-sept ans d’activité culturelle dans le domaine de l’écriture autobiographique. Les archives de la mémoire et de l’imaginaire sicilien, patrimoine immatériel de l’organisation bénévole Les Étoiles dans la poche (Catania - Italie), sont constitués par des écritures, des dessins et des photos, à partir d’ateliers en petits groupes d’écriture et lecture, des œuvres participant à Thrinakìa, un prix international pour les écritures autobiographiques, biographiques et poétiques consacrées à la Sicile, ainsi que des donations de récits de vie de toutes les régions d’Italie et de l’étranger.