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Une forme de réalité sociale qui s’appelle l’erreur / Sous la direction de Bernard Troude / Vol.19 N.3 2021

Une pensée exhaustive dans un monde binaire

Raymond Guy

magma@analisiqualitativa.com

Spécialiste de l’œuvre de Zanis Waldheims. Biologiste et éducateur en milieu postsecondaire, conférencier. Il travaille depuis 2011 à décoder le système de la géométrisation de la pensée de Zanis Waldheims en collaboration avec Yves Jeanson, héritier et conservateur de l’ensemble de la collection et des archives. Il s’intéresse particulièrement au sens philosophique, psychologique et esthétique du « Schéma de l’entendement »de Zanis Waldheims pour développer une pédagogie éducative pour adultes qui facilite l’interprétation et la promotion des œuvres d’art abstrait et géométrique. En 2018 il a présenté en collaboration avec Yves Jeanson l’art et la philosophie de Waldheims dans le contexte de l’exposition internationale Portable Landscapes au Musée national des arts de Lettonie à Riga.

 

Abstract

Nous sommes bombardés d’informations via les algorithmes sur nos écrans et dans les médias sociaux qui viennent influencer nos préférences et s’imposer dans la prise de décisions.  Il s’agit de prendre quelques tournants erronés et nous sommes lancés dans la brousse des fausses vérités et de la polarisation. Autant les réseaux d’informations sont ramifiés, nous suivons un parcours linéaire qui enchaîne des sources d’informations crédibles avec des bribes de désinformation fournies par les contestataires de la science probante et les institutions aux idéologies intransigeantes. Qu’en est-il de notre capacité d’assimiler cette masse de données et d’en faire le tri pour retrouver un parcours libre du biais induit par l’erreur de raisonnement? Dans ce contexte, l’individu a tendance à faire un choix binaire entre « moi » et « autrui » au détriment du « nous ». Lorsqu’une personne choisit son propre bien au-delà de celui de l’autre sans considérer ce qui est juste pour tous, elle exerce un geste polarisant envers la société, de là, à s’engager dans la division cognitive. C’est l’essence de la pensée linéaire entre deux points de vue pour construire des arguments ayant comme objectifs de justifier une action, légitimer un mouvement populiste ou promouvoir des instances institutionnelles hégémoniques. L’artiste et philosophe Zanis Waldheims (1909-1993) a cherché à corriger cette erreur fondamentale par l’entremise d’une géométrisation de la pensée visant à se soutirer des pièges du raisonnement ponctuel et linéaire en la transformant en une conscience multidimensionnelle de surface et de volume. Son approche épistémologique nous incite à penser de façon plus exhaustive en dehors du cadre personnel et à explorer l’isomorphisme entre « moi » et « l’autre » pour élucider ce qui les unifie dans le « nous ». Avec plus de 650 œuvres d’art géométrique, il développe et illustre une pensée exhaustive par laquelle il cherche à humaniser les rapports sociaux dans une quête esthétique de solutions de sécurité et de paix. La présente étude explore les dimensions de l’art de penser de Zanis Waldheims pour corriger cette tendance voire l’erreur d’un choix binaire qui découle d’une pensée linéaire.

 

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Introduction

 

« Dans la mathématique, les erreurs peuvent être aussi exactes que les vérités sont parfois des inexactitudes incontestées ». Telle est la façon dont Zanis Waldheims (1963) reconnaît que l’erreur puisse faire partie de toute science par laquelle on valide ou rejette des hypothèses selon une marge d’erreur acceptable. Depuis fort longtemps, la rigueur méthodologique et analytique de la méthode scientifique vise à minimiser les inexactitudes et inspirer la confiance dans la recherche de vérités. Il reste que plusieurs questionnent les données probantes communiquées dans les médias. D’où vient ce doute de l’institution scientifique ?

 

Un artiste et philosophe resté dans l’ombre jusqu’à récemment, Zanis Waldheims (1909-1993), s’est aussi posé des questions à cet égard et en est arrivé à dénoncer l’erreur commise par les idéologues et les institutions politiques qui ont manipulé la science et les médias du jour pour armer leurs pratiques belliqueuses. Il les accuse d’accaparer le pouvoir en cultivant la peur de l’autre dans leur propagande pour s’élever comme seuls justiciers. Son vécu des deux guerres mondiales lui a fait voir les pièges cognitifs par lesquels les populations ont aussi commis l’erreur de permettre la montée de ces régimes totalitaires qui ont mené à tant de souffrances dans sa Lettonie natale ainsi que dans le monde d’après-guerre. Tôt dans ses écrits, l’artiste et philosophe autodidacte remarque que chez les individus confrontés à ces forces institutionnelles, « très peu sont ceux qui ont l’audace d’agir contre l’habitude, la tradition ou la propagande » et que pour y remédier « toute solution progressive est dans l’avenir, toute erreur excusable est dans le passé ».

 

Jadis, la propagande s’effectuait principalement de façon analogue. Aujourd’hui, nous vivons à l’ère numérique, de l’intelligence artificielle et des sciences participatives qui promettent des solutions novatrices à nos problèmes tout en nous exposant à de nouvelles manipulations de l’information.  Ce réseau hyperlié entre machine et citoyen vient-il imposer de nouvelles structures totalitaires ? On y observe la montée de nouveaux acteurs populistes qui s’affichent en autorités « pour » ou « contre » faits, opinions et politiques en faisant résonner des théories plus ou moins plausibles dans les chambres d’écho. Ces nouveaux vecteurs se font légion et cultivent à leur tour le doute et la polarisation identitaires par mots-clics et pseudo-sciences.

 

L’instinct de survie amplifie ce scepticisme lorsque la société est confrontée à des événements perturbateurs ou une crise existentielle. Le darwinisme suggère que la loi du plus fort donnera raison à ceux qui s’expriment haut et fort, même s’ils répètent des propositions fausses ou polarisantes. Confrontés aux idéologues et à la masse d’informations, conditionnés par la pensée numérique et en quête d’une solution simple, chacun se sent obligé d’effectuer un choix binaire : « 1 » ou « 0 », pour ou contre, moi ou l’autre. Laissé à la dérive dans ce contexte, le choix revient ultimement à l’individu. Il a le devoir de tout analyser pour éviter les erreurs de raisonnement, les angles morts et le biais implicite, et cela, en respectant ce même droit chez son prochain. Pour ce faire adéquatement, il lui faut une approche éthique et humanisante par laquelle il pourra trouver, voire développer, un art de penser qui harmonise son bien personnel avec une justice universelle et ainsi éviter l’erreur résultante d’une pensée binaire.

 

À cet égard, Zanis Waldheims nous offre une piste de solution où il intègre des principes scientifiques et éthiques dans une démarche esthétique qu’il nomme la « géométrisation de la pensée exhaustive ». Dans une étude de la géométrisation de rapports sociologiques par Waldheims, Raymond Guy explique que cet art géométrique et sa philosophie sous-jacente ont été conçus avec l’espoir d’aider l’individu à s’orienter face aux manipulations institutionnelles et la lutte des classes. Sa stratégie a comme but de corriger l’erreur résultante du raisonnement antagoniste au cœur de débats idéologiques où « la science sans humanité est une forme de folie ».

 

Dans sa philosophie plastique de 1993, Waldheims déplore « que la conscience soit encore à un stade où elle rampe et ne fait que ses premières tentatives de se lever debout. Elle gesticule trop et surtout, elle est criarde ; elle est très égoïste et ne connaît que le ‘moi’ exigeant. Son égo est très développé. Elle n’a presque aucune idée de ‘ l’autre ’ et encore moins du ‘nous’, c’est à dire une conscience de solidarité à l’égard de la race humaine ». Face à ce défi, il adopte une approche épistémologique pour développer un système où il organise une géométrie structurelle et relationnelle de la conscience pour retrouver le sens de l’entendement. Son approche s’inspire, entre autres, de la logique d’Aristote, des axiomes géométriques d’Euclide et de l’éthique de Spinoza. Il y ajoute des éléments de la characteristica universalis de Leibniz, de la géométrie analytique de Descartes et de la philosophie des formes symboliques de Cassirer. Il retient les principes dialectiques de Hegel, la phénoménologie de Husserl et les critiques de la raison de Kant pour retrouver cet art de penser. Il incorpore aussi les boucles homéostatiques de la cybernétique et le principe du tiers inclus de Lupasco pour corriger l’erreur qui découle de l’antagonisme de la pensée binaire.

 

Équipé de ces orientations scientifiques et philosophiques soutenues d’une approche esthétique à la manière de Kandinsky, Waldheims (1993) propose que la pensée en quête de vérités humanisantes puisse être géométrisée. La conscience qui en découle se dessine en tant qu’une structure tridimensionnelle et relationnelle entre l’individu et son prochain. « En considérant l’évolution d’un point géométrique, par son effet dynamique, c’est-à-dire qu’il engendre la ligne, puis la surface et enfin le volume, on peut parler de quatre ordres de penser aux relations du sens : la pensée ponctuelle qui n’exprime qu’une seule signification pour chaque position donnée ; la pensée linéaire qui lie les significations en changement, suivant la ligne des mouvements successifs ; la pensée de surface qui implique toutes les significations des points, statiques et dynamiques, dans une limite du plan, susceptibles d’être coordonnées ; la pensée de volume qui subordonne plusieurs plans horizontaux pour élaborer leur synthèse verticalement ».

 

Cette relation successive des dimensions de la pensée géométrisée s’illustre dans la Figure 1 pour établir un rapport de sens entre les éléments linguistiques et leurs équivalences spatiales pour les combiner en un métalangage visuel.

 

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Figure 1. Structure relationnelle entre la représentation spatiale et l’expression linguistique dans un métalangage géométrisé.

 

Le présent article explore ces quatre ordres de la pensée géométrisée par Waldheims où il nous invite à se questionner en portant un regard plus exhaustif pour considérer « l’autre » sur un pied d’égalité au « moi » et trouver ce qui converge dans le « nous » pour éviter les erreurs liées au choix binaire cultivé par les diktats institutionnels. Avec Spinoza qui nous encourage à suivre cette piste en proposant d’analyser « les actions et les appétits des hommes comme s’il était question de lignes, de plans et de solides » nous allons interpréter quelques-unes des œuvres artistiques de Waldheims et le service qu’elles rendent dans le développement d’une conscience multidimensionnelle qui rassemble science, éthique et esthétique.

 

La pensée ponctuelle

 

Waldheims (1970) explique que « le point… peut être aussi petit que celui que nous pointillons sur le papier ou comme une étoile que nous prenons comme point de repère dans le calcul astronomique ». Indépendamment de son contexte, le point représente l’élément géométrique distinct le plus simple que l’on puisse définir. On s’oriente à l’aide de points de référence tels un point de départ ou d’arrivée autant que par les points cardinaux. Avec toute la simplicité de l’information mathématique qu’ils représentent, ils servent aux calculs de distances, de relations et de tendances.

 

La géométrisation de la pensée sous forme d’un point nous initie aux problèmes fondamentaux de la communication verbale et écrite. Les mots sont des points de repères linguistiques chargés d’une relation dualiste entre l’image et la signification qu’ils communiquent. Ludwig Wittgenstein y fait allusion dans ses « jeux de mots » où il apparente le mot à l’élément granulaire du langage qui apporte ses défis d’interprétation. « Le mot requiert une définition mais qu’est-ce qu’il évoque ? À la fois une image et une conception imaginée. Si on dit ‘ rouge ’ qu’est-ce que cela veut dire ? Comment le représente-on ? Notre langage décrit d’abord une image ». Pour pallier ce problème, il faut donc définir et contextualiser les mots pour corriger les erreurs ponctuelles d’interprétation du sens exprimé verbalement. Le mot juste est essentiel comme point de départ pour le situer dans un contexte relationnel et ensuite l’augmenter d’une dimension vers une géométrie linéaire.

 

La pensée linéaire

 

La ligne droite est la distance la plus courte entre deux points et se mesure à l’aide d’une seule dimension qui peut être aussi bien mesurée que calculée. Géométriser la pensée de façon linéaire se traduit en une construction algorithmique du sens par l’enchaînement des mots et de leur rapport pertinent entre les idées et les images qu’ils évoquent.

 

Ces lignes ont aussi des limites, surtout en ce qui a trait à la présentation d’idées complémentaires ou divergentes. Le langage parlé et écrit constitue l’ordre de pensée linéaire unidimensionnel, qui à lui seul, est inadéquat pour expliquer des idées complexes et dynamiques. Waldheims critique l’aspect temporel de la langue parlée puisque l’acte d’écouter les mots et de décoder leur signification dépend des expériences de chacun dans le moment où ils les entendent. Heidegger décrit ce problème où « une fois que le mot est dit, son sens fuit la pensée » pour être remplacé par le mot suivant et les idées qu’il engendre. Le verbalisme ainsi éphémère peut bafouer la logique par l’entremise du biais et du détournement cognitif. Waldheims déplore cette manipulation des mots par les démagogues et les dictateurs qui affirment qu’il n’existe pas d’alternative à leur raisonnement. Si l’auditeur ou le lecteur ne reste pas vigilant pour distinguer les faits des opinions, l’enchaînement linéaire des mots laisse la porte ouverte à l’erreur de la propagande qui polarise et antagonise. Selon Waldheims, la logique géométrique pour remédier à cette faille du verbalisme requiert que la pensée soit augmentée d’une autre dimension pour évoluer vers une pensée sur la surface. La ligne contribue ainsi à tracer des formes en deux dimensions pour capter l’attention par l’esthétique autant que le dessin vaille mille mots pour mieux orienter la pensée.

 

La pensée sur la surface

 

La surface augmente le potentiel de faire abstraction de concepts plus complexes en observant simultanément l’ensemble des lignes et ce qu’elles représentent. L’esprit n’est plus laissé au défilement linéaire du temps mais il est ramené à saisir le sens porté par plusieurs formes à la fois dans l’espace. Il progresse ainsi vers une pensée exhaustive. Waldheims organise une série de cinq figures géométriques archétypes dans un ordre spécifique pour orienter la pensée (Figure 2). Il propose « que la conscience doive bien connaître les éléments qu’elle utilise dans ses formations conceptuelles et qu’elle admette seulement les vérités dans son orientation qui sont obtenues par le processus de convergence et l’acte d’intégration ».

 

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Figure 2. La représentation des cinq formes archétypes de la pensée géométrisée avec leurs positions relatives de limitation et le mouvement de centration.

 

Le premier processus d’orientation de la pensée est la limitation, une démarche analytique par laquelle on contextualise les paramètres du problème. Le carré représente ce qui se mesure aux limites concrètes du problème avec son complément des axes perpendiculaires qui représentent les limites abstraites imaginables du même phénomène. Une fois la limitation établie, la centration engage un processus analytique et dynamique en passant par le cercle et l’étoile qui font abstraction de ce qui est perçu et pensé. Cette démarche se complète par l’intégration des informations définies en un sens commun ou une logique objective et rationnelle avec la forme du losange. Waldheims équivaut ce développement de lois et d’axiomes à la logique classique du tiers exclu (tertium non datur) qui est généralement utilisée dans les débats. À chaque étape, l’attention est portée sur chaque signe et cherche à cerner et discerner ce qui est pertinent pour trier le vrai du faux. Il admet toutefois qu’il y réside une possibilité d’erreur sophistique qui permet de justifier une vue antagoniste du monde par l’argumentation logique. « Au lieu de continuer une philosophie du conflit (par la méthode à tiers exclu), il faut développer une philosophie de la solidarité qui respecte le système cognitif ». L’alternative qu’il propose implique la convergence systématique de toutes les facettes d’un problème selon le principe du tiers inclus ( tertium datur ) formulé par Stéphane Lupasco dans sa « logique dynamique du contradictoire ». Waldheims conçoit que cette convergence crée des « unités de sens » tripartites qui aident à « vivre à tiers-inclus, de vivre d’une manière humaniste vis-à-vis les problèmes que la civilisation doit affronter. C’est de vivre d’une approche où les deux côtés trouvent une possibilité de s’entendre d’une manière éthique en utilisant autant que possible les moyens esthétiques pour leurs communications réciproques ».

 

Au fil des années, Waldheims a élaboré des centaines d’unités de sens applicables aux sciences pures et humaines et ainsi jeter les bases d’un langage philosophique. Le Tableau 1 en rassemble quelques exemples avec les formes archétypes et leurs sens intégrant et convergent. L’unité de sens devient une stratégie cognitive dynamique pour mettre en évidence les relations isomorphes entre les éléments constitutifs d’une problématique.

 

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Tableau 1. Exemples d’association de termes et leurs formes correspondantes des éléments constitutifs d’unités de sens.

 

Waldheims combine aussi les cinq formes de base en une seule figure qui schématise toutes les possibilités de la problématique à analyser. C’est la figure archétypale de la pensée exhaustive et de la transformation psycho-physique progressive de la pensée sur la surface (Figure 3).

 

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Figure 3. Les cinq formes archétypes comme exhaustion de la surface et l’œuvre #153 – Les degrés exhaustifs de la conscience.

 

Ces variations schématiques forment la base d’une pasigraphie pour communiquer une gamme de concepts des plus simples aux plus complexes. Waldheims illustre ainsi que la pensée sur la surface dépasse les limites de la pensée linéaire et ponctuelle tout en incorporant leurs qualités primaires. Ce modèle bidimensionnel s’oriente à l’aide de quatre points de repères éthiques communs aux cinq formes où « la géométrisation ici n’est pas seulement une technique de faire les figures représentatives, les formes réduites des objets concrets ou abstraits, mais elle est aussi l’art qui cherche l’harmonie entre le beau et le vrai dans la connaissance, de même qu’elle cherche la compréhension entre le bien particulier et le juste universel » (Figure 4). Cette orientation de la conscience sert de boussole à tous les niveaux de la pensée pour éviter l’erreur de la pensée binaire.

 

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Figure 4. L’entendement - L’unité de la prise de conscience avec les points de repères du Beau, du Vrai, du Bien et du Juste.

 

La pensée architecturale

 

Waldheims (1993) explique que « la conscience dans sa totalité génétique est comme une construction architecturale, où les formes les plus élémentaires mises dans un ordre subordonné verticalement et coordonné horizontalement, donnent un aspect pyramidal qui comporte autant les possibilités analytiques que synthétiques pour une orientation humaine ». C’est environ 30 ans plus tôt qu’il combine ainsi le principe structurant de la pensée évolutive de Piaget et le modèle de la Noosphère de Teilhard de Chardin en une hiérarchie à trois niveaux (Figure 5). Il y place au sommet la sphère de la conscience. Le second niveau illustre le subconscient constitué de quatre sphères représentatives des expériences de l’individu. Finalement, à la base se retrouve le niveau de l’inconscient composé de neuf sphères associées aux réflexes et aux instincts. Le mouvement de la pensée se fait verticalement dans cette structure tridimensionnelle et s’informe par les stratégies analytiques à chaque niveau pour venir s’élucider au sommet dans la conscience.

 

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Figure 5. Organisation hiérarchique de l’entendement. Ordre subordonné et coordonné.

 

Au second niveau, celui du subconscient, Waldheims développe les contextes de perception et d’interprétation de l’information dans quatre sphères d’expériences psycho-physiques reliées à celle de la conscience (Figure 6.).

 

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Figure 6. Organisation du niveau des expériences.

 

L’objectif ici est d’appuyer le raisonnement par le développement de connaissances et la compréhension des rapports humains. La première sphère de l’expérience sensible (A) est celle où on recueille méthodologiquement de nouvelles informations par l’entremise des cinq sens. La seconde sphère représente l’expérience mnémonique (B) où on récupère les informations des antécédents vécus et historiques pour valider ou contester des faits par rapport à l’expérience sensible. La troisième sphère, celle de l’expérience affective (C), explore comment on se ressent par rapport au problème envisagé et les solutions proposées autant pour leur impact futur que celui vécu. La quatrième sphère, celle de l’expérience sceptique (D), vise le questionnement et la formulation d’hypothèses à vérifier. L’entrelacement de ces quatre sphères mène à la convergence de la pensée vers la sphère centrale (E) qui intègre et élève le résultat des analyses des quatre expériences au premier niveau de la conscience.

 

Une asymétrie au second niveau ouvre la porte à l’erreur résultante d’une attention disproportionnée à une expérience au détriment des autres. Par exemple, s’attarder à l’expérience sensible laisse la conscience dans un état de quête perpétuelle de nouvelles données en ignorant les autres facettes qui essaient d’informer la conscience. L’expérience mnémonique amplifiée reste tournée vers le passé et tend à le répéter. En dirigeant plus d’énergie dans l’expérience affective, les décisions sont plus viscérales et ancrées dans la peur, la blessure ou les plaisirs vécus. En accordant plus de valeur à la sphère de l’expérience sceptique, il est naturel de s’enliser dans la critique, freiner le progrès ou rester dans le rêve d’une autre réalité. Il s’agit donc d’équilibrer l’attention pour trouver les unités de sens que chacune contribue à la prévention de l’erreur.  Waldheims a analysé des centaines de textes et de contextes à l’aide de ce schéma en quête de solutions aux problématiques politiques, psychologiques, sociales, et scientifiques. Il a aussi réalisé des œuvres esthétiques pour capter l’attention et communiquer l’idéal d’une pensée exhaustive au second niveau (Figure 7). Il crée des illusions de relief et une transformation délibérée dans chaque œuvre par son usage de couleurs, de tons et de principes de gestaltisme.

 

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Figure 7. Les trois étapes de la prise de conscience.

 

Ces trois œuvres sont représentatives des trois temps de l’art de penser.  L’ars disserendi (Œuvre #169), est l’art de la découverte esthétique et scientifique des connaissances par le lien qui unit le Beau et le Vrai. La compréhension se développe par l’ars inveniendi (Œuvre #170), l’art éthique qui actualise l’équilibre entre le Bien individuel et le Juste universel. Le troisième temps (Œuvre #171) est l’ars combinatoria qui intègre les deux précédents et l’élucidation des points de repères du Beau, du Vrai, du Bien et du Juste. Waldheims considère ces trois arts en tant qu’unité de sens d’une cybernétique esthétique qui oriente la pensée sur la surface pour se prémunir des erreurs de la pensée binaire.

 

La pensée exhaustive passe aussi par l’analyse profonde de nos motivations primaires qui révèlent l’apport de nos valeurs et instincts dans notre prise de décision. Waldheims décrit le troisième niveau avec ses neuf sphères comme celui de l’inconscient qui informe la pensée par les réflexes hérités ou formés dès les premiers apprentissages. Il laisse voir dans l’œuvre #164 (Figure 8) que les principes de l’unité de sens s’appliquent toujours et y sont « coordonnés » autour de la conscience primaire au centre.

 

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Figure 8. Les trois niveaux de la conscience sur le plan coordonné.

 

En somme, la pensée exhaustive structurée dans cette architecture de l’être géométrisé exige l’application d’un art de penser à tous les niveaux. En progressant de la base instinctuelle à ce que l’on analyse dans nos expériences individuelles, il est possible d’arriver à une prise de conscience élucidée qui considère tous les aspects de l’unité de sens à chaque phase. À cette fin, il reste une dernière étape pour réconcilier et corriger les erreurs de la pensée binaire.

 

La pensée exhaustive pour arriver au « nous »

 

Waldheims reprend sa critique du verbalisme exprimé par le « dit » avec l’espoir de retrouver une solution dans le « vu » géométrisé lorsqu’il suggère « qu’il n’y aura jamais rien à voir pendant que l’on ne fait que parler. Il n’y a jamais plus qu’une demi-vérité dans les expressions verbales parce qu’au moins une autre moitié reste toujours à l’avenir pour redéfinir tout de nouveau. Il en est de même dans toute dispute ou discussion où chacun des participants n’a que la demi-vérité et l’autre moitié appartient aux autres. Le vrai est seulement ce qui est confirmé par la mathématique ou par la géométrie voire leur complémentarité ». Il géométrise la réconciliation entre le « moi » avec « l’autre » pour arriver au « nous » dans une série de dix œuvres dont les #577 et #578 (Figure 9) en sont deux exemples. En partant de la prémisse que la conscience de l’individu puisse être représentée par une structure pyramidale, pourquoi ne pas relier celles de deux individus par leurs bases ? Ainsi faisant, il obtient une double pyramide représentative de l’isomorphisme entre deux individus (Figure 10).

 

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Figure 9. Représentations complémentaires de deux individus.

 

L’œuvre #577, illustre la conscience du « moi » dans la sphère blanche située au sommet du dessin, ainsi que la conscience de « l’autre » dans la sphère noire au bas de la double pyramide. La partie inférieure du dessin #577 présente le plan coordonné de la perspective du « moi » où on remarque que la conscience hiérarchisée du « moi » bloque la vue de celle de « l’autre ». L’œuvre #578, renverse la structure et on y observe qu’il se vit le même défi de « voir » ce que son homologue pense. Waldheims nous démontre que même si nous sommes reliés par une même structure, il est facile de tomber dans le piège de voir le monde de notre propre perspective égoïste et unique en pensant que l’on puisse avoir raison sur tout. C’est seulement par la géométrisation que nous réalisons l’impact de nos filtres cognitifs sur notre perception et la possibilité de découvrir des vérités communes. Une pensée exhaustive active la transparence de nos vécus et révèle ce qui nous unit dans le but d’atteindre le terrain d’entente. Négliger cette géométrisation tridimensionnelle de la conscience et du rapport à autrui équivaut à perpétuer l’erreur d’une perspective binaire cultivée par le verbalisme où chacun reste de son côté comme un point isolé.

 

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Figure 10. Sculpture de la double pyramide des relations interpersonnelles dans le studio de Zanis Waldheims (1982).

 

Conclusion

 

Bien que cet article n’effleure que les rudiments de la pensée exhaustive et de la géométrisation, il esquisse une méthodologie et un système pour éviter les erreurs engendrées par la pensée binaire. Il est paradoxal d’avoir à expliquer un système visuel à l’aide de mots et de l’expression linéaire qu’il essaie de dépasser. D’une autre part, négliger ce système nous laisse proie aux idéologues qui exploitent les faiblesses du verbalisme. Autant cette pensée exhaustive apporte ses défis avec le besoin d’apprendre ce nouveau langage géométrique, elle a le potentiel de corriger les erreurs de jugement hâtifs et de la manipulation cognitive. La géométrisation de la pensée sur une seconde et une troisième dimension développe une approche autant esthétique qu’éthique pour explorer les diverses facettes philosophiques d’un problème pour arriver à la synthèse de cette conscience élucidée et humanisante. Waldheims en renchérit la valeur métaphorique pour rejoindre « l’autre » en écrivant « quand on pense à une forme géométrique d’une manière linéaire et en une seule dimension, elle est plutôt invisible, mais quand on pense à la même forme sur la surface, en deux dimensions, elle devient une forme visuelle. La troisième dimension est non seulement visible mais aussi touchable ».

 

Dans le contexte hypermédiatisé actuel où chacun est bombardé de données et d’opinions fragmentées, de sources biaisées, de robots, d’influenceurs malhonnêtes et de leaders qui cherchent à s’imposer, il est encore plus urgent que l’individu utilise un modèle géométrisé de la pensée pour révéler ce que nous partageons comme réalités humanisantes. Cela en vaut autant pour les institutions à notre service que pour les technologies « intelligentes » qui nous émulent pour bien démêler le vrai du faux. Si chacun de nous parvient à s’extraire de la perspective ponctuelle articulée dans un message linéaire et polarisant, nous arriverons à trouver la vérité dans les arts et les sciences, ainsi que dans l’éthique pour mieux se comprendre et nous prémunir de l’erreur du choix binaire entre « moi » ou « l’autre ». L’idéal de paix recherché depuis le mythe de la tour de Babel nous rappelle ce besoin de retrouver un langage commun qui transcende les différences pour s’orienter vers les valeurs universelles qui cultivent la création d’un sens commun de solidarité. C’est ce que la géométrisation de la pensée exhaustive de Zanis Waldheims vise accomplir lorsqu’il nous répète que : « Créer son propre système cognitif est une nécessité primordiale pour tout individu qui cherche une vraie orientation dans ce monde dualistique où notre conscience cherche à imposer son point de vue monistique. L’orientation est en quelque sorte l’art de voir et l’éthique de dire où la pensée comme la philosophie devient créatrice d’harmonie entre soi-même et les autres ».

 

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Figure 11. La noosphère en 2D telle que conçue par Waldheims (1967) et la sculpture de verre tridimensionnelle par Yves Jeanson (2001).

 

Bibliographie

 

Raymond Guy. « Zanis Waldheims - Une interprétation géométrique de la société », dans Hervé Fischer, (sous la direction de) Art et société, M@GMA Revue internationale en Sciences Humaines et Sociales, vol.18, n.2, 2020.

Martin HEIDEGGER. Qu’appelle-t-on penser ?, PUF, Paris. 1959.

Wassily KANDINSKY. Point And Line To Plane. Solomon R. Guggenheim Foundation, New York. 1947.

Gottfried Liebniz. Dissertatio de arte combinatoria. Leipzig. 1966. Url : gallica.bnf.fr.

Stéphane LUPASCO. Valeurs logiques et contradiction. In Revue philosophique, No. 1-3, P.U.F, Paris, janvier-mars, 1945.

Baruch SPINOZA. Éthique. Traduction de Armand Guérinot, Éditions d’art Édouard Pelletan, Paris. 1930.

Zanis Waldheims - textes et manuscrits.

1963 - Description du « Schéma de l’entendement ».

1966 - L’art topique ou l’art de penser : Demande de brevet.

1966 - Introduction à a méthode de l’investigation, esthétique et scientifique à la fois.

1966 - La géométrisation : Résumé des principes de la méthode d’analyse.

1970 - La géométrisation de la pensée exhaustive.

Première partie : Géométrisation de l’unité de sens.

Seconde partie : La géométrisation amplifiée de sens (314 figures).

1993 - La philosophie plastique.

Ludwig Von Wittgenstein. Recherches Philosophiques. Collection Tel, Gallimard.  2020.

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