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Une forme de réalité sociale qui s’appelle l’erreur / Sous la direction de Bernard Troude / Vol.19 N.3 2021

L’insoutenable légèreté des erreurs : petit inventaire anthropologique

Maria Maïlat

magma@analisiqualitativa.com

Anthropologue-écrivaine, d'origine hongroise et roumaine. Réfugiée politique en France dans les années 1980, elle poursuit ses études d'anthropologie et de sociologie à la Sorbonne.

 

Abstract

Notre approche est une flânerie à la manière d’un ancien chiffonnier qui déniche dans les lectures, les voyages, les contes et les histoires de la vie, les erreurs qui s’y glissent et déplacent, parfois, le corps, le regard ou quelques notes de musique.

 

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« Nous avançons d’erreurs dissipées en erreurs dissipées » (Gaston Bachelard).

 

Notre approche est une flânerie à la manière d’un ancien chiffonnier qui déniche dans les lectures, les voyages, les contes et les histoires de la vie, les erreurs qui s’y glissent et déplacent, parfois, le corps, le regard ou quelques notes de musique.

 

L’erreur a quelques vertèbres en trop

 

Ouvrons ce petit inventaire avec La Grande Odalisque d’Ingres. Le peintre a travaillé à Rome où il avait émigré, car à Paris, les critiques pleuvaient contre lui. À l’exposition de 1819 de Paris, son tableau fit scandale. Les puristes et les anatomistes dénoncèrent « l’erreur grossière » du peintre dans la représentation d’un corps de femme pourvu d’un surplus de vertèbres, d’un bras plus court que l’autre et d’un sein déformé. Ces erreurs ont rendu unique et incomparable la beauté de son chef d’œuvre. La Grande Odalisque nous fait comprendre que parfois, l’erreur est une nécessité.

 

The wrong mistake de Thelonius Monk

 

« Au piano, il n’y a pas de fausse note » disait Thelonious Monk. Et le jazz n’existerait pas sans le dieu des erreurs. Au cours de ses concerts, Monk surprenait l’auditeur avec une rupture rythmique inopinée et parfaitement intentionnelle mais qui pouvait donner l’impression qu’il a commis une erreur. Monk avait l’habitude de dire : « Si vous faites une erreur, faites-là trois fois d’affilée et ça n’en sera plus une ! » [1].

 

Monk ne jouait jamais deux fois la même partition. Pour lui, l’erreur était inhérente à l’improvisation et à la beauté de la musique. Il expliquait que pendant un concert, il avait des moments d’hésitation ne sachant pas quelle note choisir entre deux voisines. Mais il devait tenir le rythme, la continuité musicale l’obligeait à ne pas faire des pauses. Alors, un très bref instant, il jouait deux notes en même temps, ce qui introduisait un désordre fulgurant, une « rupture ». Puis, il abandonnait une touche tout en maintenant la pression sur l’autre. Ce jeu d’erreur en jazz (de la vraie fausse note) s’appelle désormais pitch bend. Aucun autre pianiste ne peut jouer le pitch bend sans faire fausse route, cassant le rythme et le lien avec son auditoire.

 

Chez Monk, le pitch bend révèle ce qui se passe dans le for intérieur du pianiste au moment de l’improvisation. Ici, l’erreur est fausse parce qu’au lieu de rend dissonante la musique, versant dans l’amateurisme, elle lui confère un cachet et une puissance artistique unique : ici, l’erreur devient signature. La signature de Monk. La fausse erreur entoure le pianiste et son public d’une frontière nécessaire au plaisir partagé entre initiés. Il faut écouter avec une oreille sensible aux fausses erreurs le génial « Just a gigolo » de Monk.

 

L’erreur de Thalès et le rire de la servante

 

Combien d’erreurs tournent en farce et ridiculisent celui qui les commet ? Un rire antique arrive jusqu’à nous, immortalisé par Platon dans Théétète : « (…) à Thalès qui, occupé à mesurer le cours des astres [...], et regardant en l’air, était tombé dans un puits, une servante de Thrace fit cette plaisanterie, parfaitement dans la note et bien tournée : que dans son ardeur à savoir ce qu’il y a dans le ciel, il ignorait ce qu’il y avait devant lui, même à ses pieds. Et la même plaisanterie continue d’être bonne, pour tous ceux qui passent leur vie dans la quête du savoir » [2]. Et puisque Hans Blumenberg affirme que dans cette scène, le sens n’est jamais épuisé, il est possible de penser que l’erreur provoquant la chute nous met en garde contre le fait que l’on peut faire des erreurs dans n’importe quel domaine, mais pas dans n’importe quel environnement. A l’instar de Thalès, l’homme qui s’efforce de modifier son regard pour comprendre une chose énigmatique est susceptible de tomber dans le puits des contingences. Le rire face à un accident bascule cette scène dans la culpabilité : la victime se transforme en coupable. Thalès tombant dans le puits pourrait se blesser, mais la servante [3] lui renvoie dans son rire les flèches de sa culpabilité en disant « c’est de ta faute, tant pis si tu t’es blessé » [4]. Certains parents et éducateurs appliquent ce type de culpabilisation à l’enfant qui, par erreur, s’est fait mal en lui disant « ça t’apprendra ! ».

 

Mais qu’en est-il du puits qui « participe » à l’erreur de Thalès ? Faut-il lui en vouloir parce qu’il était sur son chemin ? Quelle aurait été sa réponse, s’il pouvait parler ? Il se peut que le puits aurait proférer une parole orphique, ivre de sa propre béance. Cependant, le puits comme la terre « ne dira que des sottises, car il/elle n’a lu ni Platon ni Kant » [5].

 

« Donner le change »

 

La chasse et l’erreur : un lien mortel. Sans la mise à mort violente, la chasse n’existera pas. Chaque année, plusieurs promeneurs sont abattus par erreur au cours d’une partie de chasse. Cet événement funeste est devenu un lieu commun, utilisé par les militants anti-chasseurs. Nous n’avons que très rarement la suite de la manière dont une telle erreur est traitée. Un des prolongements de cette erreur très grave (« szarvashiba ? ») consiste dans la reconstitution de la scène comme dans une pièce de théâtre. Je me souviens d’un roman roumain dans lequel la reconstitution d’une scène de crime commis par erreur se transforme en règlement de comptes et un second assassinat prouve, par ricochet, que le premier meurtre n’avait pas été une erreur. Ce jeu de miroirs indique le caractère ambivalent de l’erreur lorsqu’elle est évoquée à postériori pour diminuer la responsabilité de l’actant.

 

Mais pour revenir à la chasse, le cerf traqué pour être tuer « donne le change ». Cette expression cache une chose énigmatique bien connue par les chasseurs : le cerf parvient à semer ses traqueurs en les mettant sur la piste d’un autre animal. Le fait d’« induire en erreur » lui permet d’en échapper sain et sauf. L’observation de ce comportement a introduit dans la langue française l’expression « donner le change ». Oubliant toute référence au gibier, elle est définie dans le dictionnaire comme « détourner adroitement quelqu’un du dessein , des vues qu’il peut avoir, faire croire une chose pour une autre ».

 

L’homme aux miroirs

 

Au début du 20e siècle, mon grand-père était sujet de l’Empire austro-hongrois, séjournant souvent à Vienne. Parmi ses amis, il y avait Léopold qui ne supportait pas les miroirs accrochés dans les bistrots, dans les magasins et même dans les plus modestes boulangeries viennoises. Léopold tempêtait contre cette scandaleuse démultiplication des apparences qui ébranlait son sentiment « de faire Un avec soi-même ». La tromperie des images, disait-il, induisait en erreur les gens. Puis, mon grand-père l’a perdu de vue jusqu’au jour où il apprit que Léopold s’est suicidé. Il s’est pendu au milieu de son vaste salon orné de plusieurs dizaines de miroirs. Triste et interloqué par une telle mise en scène, mon grand-père écrit à Marta, une amie commune que Léopold avait aimée dans sa jeunesse. Marta lui répondit que les malheurs du pauvre Léopold ont commencé le jour où les autorités ont exigé une pièce d’identité en bonne et due forme : chaque citoyen devait la présenter à n’importe quel moment. Léopold fut obligé de se conformer à cette exigence, alors qu’il avait horreur de papiers administratifs autant que de miroirs. Mais le jour où la mairie lui fournit un acte de naissance, il découvrit qu’il ne s’appelait pas Léopold. Il fit des recherches dans les registres de la paroisse où il fut baptisé, mais là encore, nul Léopold. Il fouilla les archives de sa famille entassées dans le grenier et ne trouva aucune trace de Léopold. Et puisqu’il était l’unique survivant de sa famille, il n’y avait pas de témoin pour le renseigner sur cette erreur qui creusait un fossé entre son prénom et les actes attribués à son identité. Mais Léopold refusait de s’approprier le prénom inscrit dans les actes officiels.

 

Les autorités lui demandèrent d’apporter des preuves, soit pour prouver qu’il était Léopold, soit pour prouver qu’il n’était pas la personne inscrite dans les registres. Léopold brûla tous ses papiers. Il s’est mis à boire et s’enferma dans sa grande maison. Les deux fidèles employés qui restèrent près de lui l’entendaient se disputer avec quelqu’un d’invisible. Puis, Léopold ordonna l’installation des miroirs sur les murs et le plafond de son salon. Il disait que parmi toutes ces images, Léopold aurait pu se cacher et tromper la vigilance de l’autre créature dont il voulait s’en débarrasser. C’est ainsi qu’il a éliminé la créature par pendaison. En même temps, Léopold disparut tranquillement, derrière les miroirs, sans laisser des traces.

 

Curieux de nature, mon grand-père voulut savoir quel était le nom de cet alter égo que Léopold haïssait au point de le tuer et, par la même occasion, de se tuer. « C’est dans la mort qu’il a pu retrouver l’unité avec soi-même, ce qui lui fut à la fois vitale et fatale », écrivit Marta, non sans ironie. Elle lui promit d’aller ensemble au cimetière pour lire ce qui était inscrit sur sa pierre tombale. Mais mon grand-père n’a pas pu se rendre à Vienne car la Première Guerre mondiale éclata. Il fut grièvement blessé à la tête. Un éclat d’obus égaré, était-ce une erreur ? La plupart de ses amis périrent dans la boucherie des champs d’honneurs. Il n’a jamais retrouvé son amie viennoise et a épousé ma grand-mère qui ne s’appelait pas Marta.

 

Le génie et l’erreur

 

L’erreur renvoie à l’idée de faux opposée au vrai et, dans l’art, la contrefaçon à l’original. Le faux est utilisé pour « induire en erreur ». Mais parfois, la copie est si parfaite qu’elle trompe même les meilleurs experts. Arrêtons-nous devant ce magnifique Venus nue, attribuée au peintre de la Renaissance, Cranach l’Ancien (1472-1553). En 2013, ce tableau fut acquis par Hans-Adam II, prince de Liechtenstein pour sept millions d’euros. En 2016, il fut exposé à l’Hôtel de Caumont d’Aix en Provence. Le scandale éclata quand une nouvelle expertise (liée à l’assurance du tableau) attesta qu’il s’agissait d’un faux. La guerre des experts fit rage, car plusieurs sommités ont continué à l’authentifier en tant qu’un chef d’œuvre de Cranach l’Ancien, peint aux alentours de 1530. Le délicieux détail, c’est que personne n’a pu prouver clairement que le tableau en soi était un faux. La suspicion et la mauvaise fiction policière ont visé les personnes qui l’ont possédé et l’ont vendu au prince Hans-Adam II.

 

Sur les chemins mystérieux des œuvres d’art, l’erreur voyage comme le hasard, incognito. Ainsi, elle se glisse dans le nœud qui lie l’œuvre d’art au nom que l’artiste lui donne. Je pense à Constantin Brancusi qui fit envoyer aux États-Unis quelques-unes de ses sculptures. La douane américaine les avait saisies en considérant qu’il y avait erreur car, selon les experts américains, il ne s’agissait pas d’art mais d’une série de produits qui devraient être taxés comme des marchandises. Un procès s’en suivi et Brancusi le gagna. Mais c’est un aspect inédit du procès qui nous intéresse ici. Lors de l’interrogatoire du collectionneur-photographe Edward Steichen, La Cour de New-York exhiba une des sculptures de Brancusi en lui demandant : « Qu’est-ce que c’est ? »

Edward Steichen : « Un oiseau, Monsieur le juge. »

Le juge : « Pourquoi » ?

Steichen : « Parce que Brancusi l’a appelé Oiseau. »

« Pourquoi ? », insista le juge.

« Parce que l’artiste lui a donné les qualités de l’oiseau ».

« Et s’il l’appelait tigre, vous l’auriez appelé tigre ? », demanda le juge.

Steichen lui répondit : « S’il l’appelait tigre, oui ! »

Le juge : « Et s’il l’appelait poisson ? »

Steichen répliqua sous serment : « Oui, je l’aurais appelé comme lui : poisson ».

 

Ici, comme dans le jazz, l’erreur participe à la puissance flottante ou à l’aura de l’œuvre. Steichen affirme que les formes de ce monde, tel que l’oiseau, le tigre, le poisson, sont tous réunis dans la sculpture de Brancusi. Et chacune de ses créatures pourrait « faire surface » dans l’œuvre en fonction du nom donné par le génie. L’erreur flottante entre oiseau, tigre, poisson nous permet de regarder sans que la beauté qui échappe aux mots nous transforme en pierre [6].

 

L’erreur en pétales de rose

 

Dans l’art photographique, la reproductibilité technique analysée par Walter Benjamin [7] provoque une sorte de révolution. Désormais, la même image peut être reproduite en plusieurs exemplaires qui sont vendus sous couvert « d’original ». Il ne s’agit plus de tromper le client ou le collectionneur, surtout depuis que la « mémoire virtuelle » a remplacé la bobine ou le rouleau de pellicule de l’appareil photo. Mais parfois, on s’aperçoit que l’erreur se métamorphose en marque de valeur.

 

Ainsi, les plaques de verre au gélatino-bromure d’argent d’un grand photographe se dégradent facilement lorsqu’elles sont conservées dans de mauvaises conditions, leur couche sensible se morcelle en fines lamelles que les spécialistes appellent « une fragmentation en pétales de rose ». Tant que ces images ne sont pas trop dégradées, cette usure leur confère un charme et une valeur particulière. Certains tirages qui portent une erreur dans les nuances des couleurs, survenue au moment de leur reproduction, deviennent des « raretés » appréciées par les collectionneurs.

 

Un peu d’étymologie

 

Dans les langues indo-européennes, le mot erreur revêt plusieurs formes. En allemand, fehler se traduit par « erreur, défaut, faille », mais aussi par « défaillance, imperfection, anomalie ». L’allemand utilise irrtum pour désigner uneidée fausse, un sophisme, la fausseté. Le lien entre erreur et faute est présent dans plusieurs langues (allemand, hongrois, français). Les connotations théologiques du mot faute s’étendent aussi à l’erreur. La faute domine l’apprentissage de la langue française où les enfants intègrent avec les règles de la grammaire, une forme sournoise de culpabilité et un sentiment d’infériorité par rapport à une langue sacralisée. Puis, je me souviens qu’à Lourdes (où je me trouvais pour une rencontre littéraire avec des lycéens), un ecclésiaste français que j’ai croisé m’a dit : « L’erreur est humaine, mais la faute est au féminin ». Il jouait sur la mise en abîme - dans le genre du mot - de la doctrine du péché originel.

 

Le roumain opère une distinction entre l’erreur (greşeală) et la faute (vina, păcat) aux étymologies distinctes. La première se réfère aux erreurs humaines du monde laïc, tandis que vina/păcat revêtent un caractère religieux et sont associés à la culpabilité et à l’expiation des péchés.

 

Le hongrois, comme l’allemand, est une langue de mots composés. Pour désigner une erreur grave, le hongrois a inventé szarvashiba. L’origine de ce mot est inconnue. Il fusionne « cornes de cerf » et « erreur » : une erreur si énorme qu’elle est affublée de cornes. Les cornes de cerf sont également associées aux mots péché (szarvas bűn) et forfanterie (szarvas csalárdság).

 

Les subtilités de la langue française ne se laissent pas appréhender par un ou deux mots car l’erreur est tentaculaire, s’infiltre dans la volonté de tromper, rejoignant l’intentionnalité et la méprise : ce dernier, au féminin, est un des synonymes de l’erreur mais, en changeant du genre, le mépris devient un jugement moral humiliant.

 

Les léopards de Kafka

 

Kafka se demande « Peux-tu connaître autre chose que la tromperie ? Si elle est anéantie un jour, il te sera interdit de regarder, sous peine d’être transformé en statue de sel » [8]. Kafka pose aussi la question de la répétition de l’erreur dans un monde ritualisé où tout devrait être « prédictible » - principe de précaution oblige -, de sorte que rien ne devrait perturber la reproduction du même. Ainsi, Kafka écrit : « Des léopards font irruption dans le temple et vident les jarres sacrificielles ».

 

Cet événement fâcheux, métaphore de l’erreur, devrait ébranler le fonctionnement du temple (à l’image d’un pays, d’un monde). Mais non. Kafka poursuit : « La scène se répète sans cesse ; finalement on peut la prévoir, elle fera partie de la cérémonie » [9]. Combien d’erreurs participent aux histoires qui donnent sens à la vie ? Chez Kafka, on pourrait élucider davantage la fonction fondamentale de l’erreur. Et sans tromperie, il n’y aurait pas eu de contes. Le Chaperon rouge n’aurait pas existé. Impossible d’inventer des jeux sans miser sur le fait que les joueurs commettront des erreurs.

 

Un jeu d’erreurs pour Marilyne

 

Un jeu télévisé a marqué les esprits du 20ème siècle, connu sous le nom de « paradoxe de Monty Hall » [10]. Il mise sur l’erreur. Le candidat de ce jeu se trouve devant trois portes identiques : une de ces portes cache une belle américaine et les deux autres, rien. L’animateur du jeu invite le candidat à choisir une porte sur trois mais sans l’ouvrir. Une fois son choix fait, avant l’ouverture de la porte choisie par le candidat, l’animateur ouvre une des deux autres portes fermées. Ensuite, avant toute autre chose, il propose au candidat de modifier son choix, s’il le souhaite. Précisons que l’animateur connait la place de la voiture et ne choisira pas la porte en question. Il ouvrira une porte sans rien. Donc, à présent, le candidat se trouve devant deux portes fermées. La question est de savoir s’il a plus de chance de gagner la voiture en changeant son choix de départ ou pas.

 

Une acerbe polémique a défrayé la chronique autour de cette question. Serait-il une erreur de changer de porte ? Est-ce que la probabilité de l’erreur est plus réduite si le candidat maintenait son premier choix ? Marilyne Vos Savant [11] a mis au point le calcul permettant de donner la réponse à ces questions sans se tromper. Mais son calcul simple, astucieux, fondé sur l’intuition, a choqué les mathématiciens qui l’ont submergée de critiques assassines. Pourtant, par la suite, sa formule a été confirmée. Sans entrer dans des détails compliqués, il s’avère que garder son premier choix est une erreur qui pénalise davantage le candidat que s’il décide de changer de porte. En réalité, le paradigme des trois portes fermées (qui induit le premier choix) s’avère erronée lorsqu’il ne reste que deux portes fermées. Le candidat doit être en mesure de modifier ses références de penser, de telle façon qu’il puisse intégrer ce changement qui semble banale mais qui a beaucoup d’importance. Garder son premier choix induit une plus forte probabilité d’ouvrir la porte qui donne sur le rien. Mais dans la philosophie qui prône l’importance de la vacuité, il se peut que ça soit « le bon choix », n’est-ce pas ?

 

Un détour par le chiac

 

« Peut-on apprendre de nos erreurs ? » Au sagouin qui poserait cette question morale, la réplique pourrait venir dans la langue des Acadiens (Canada) qui appliquent la syntaxe française au vocabulaire anglais. Serait-ce une erreur de lui répondre en chiac « Espère-moi su’l’corner, et j’erviens right back » ? Serais-je dans l’erreur à parler de la sorte ?

 

La flèche de Zénon

 

Il n’y a pas de processus de connaissance sans erreurs. Le paradoxe de Zénon d’Élée (vers 490-430 av. J.-C.) qu’Aristote s’efforce de résoudre dans son traité La Physique, le prouve. C’est le paradoxe de la flèche. Pour Zénon d’Élée, la matière et le temps sont discontinus, de sorte qu’une flèche tirée avec un arc s’approche de sa cible sans jamais pouvoir l’atteindre. Car si on fractionne le mouvement en une suite d’instants, la flèche demeure immobile en chaque point de son trajet et ainsi, elle est constamment au repos. Pour Aristote, le raisonnement de Zénon d’Élée est erroné. Il conclut : « attendu que le temps n’est pas un composé d’instants, c’est-à-dire d’indivisibles, pas plus que nulle autre grandeur ».

 

Pourtant, la discontinuité du temps en minuscules fragments « au repos » fait partie de notre perception quotidienne du temps. Nous avons besoin de « calendrier » et de « fuseau horaire ». Mais en réalité, nous vivons comme la flèche de Zénon dans l’erreur : combien de fois nous ne nous apercevons pas qu’une heure s’est écoulée, alors que nous avons l’impression d’avoir passé juste quelques minutes à lire, à discuter, à « naviguer » sur le net, etc. ? Combien de fois, il faut se faire violence pour être à l’heure à un rendez-vous ? Notre perception du temps est fondée sur une erreur de fond que chacun est sans cesse en train de « corriger » en regardant sa montre, son calepin.

 

Erreurs mortellement absurdes

 

Il existe un rapport souterrain entre l’erreur et la mort. Un des aspects est résumé ainsi par Alphonse Allais : « L’avantage des médecins, c’est que lorsqu’ils commettent une erreur, ils l’enterrent tout de suite ».

 

La peur de toute « prise de risques » et le principe de précaution sont les pires ennemis de l’erreur mais uniquement pour ceux qui ne se rendent pas compte que la mort ne tient pas compte des calculs de prévention. J’ai entendu l’histoire d’une femme qui ne sortait plus de chez elle, depuis le jour où son mari fut tué dans un accident de voiture : il traversait la rue devant leur immeuble. Sa femme était à la fenêtre. Il fut percuté par une voiture et mourut sur le champ. L’enquête établit que le piéton a fait une erreur : il n’a pas regardé quand le sémaphore est passé au rouge. La femme se résigna devant les résultats de l’enquête. Mais à partir de ce jour, elle sortait de plus en plus rarement et finit par se calfeutrer chez elle.

 

Ses voisines, ses amies et la personne qui s’occupait de son ménage et de ses courses lui permettaient de vivre presque normalement. Elle recevait de nombreuses visites, regardait la télé, lisait… Puis, un jour d’automne, elle fut saisie par l’envie d’aller se promener. Elle téléphona à sa meilleure amie pour lui annoncer qu’elle comptait faire une petite promenade dans son quartier. C’était une douce soirée d’été indien. Son amie lui répondit que c’était une erreur de sortir seule après tant de mois de réclusion, qu’elle devrait attendre le lendemain quand une de ses amies viendrait lui tenir compagnie. Mais la femme ne l’écouta pas. Elle se prépara et prit l’ascenseur qui se bloqua au deuxième étage. Cela arrivait souvent avec cet engin datant du début du 20e siècle. Elle descendit les deux étages à pied et marcha tranquillement dans les rues. Après une demie heure de flânerie, elle rebroussa chemin vers son immeuble. Elle avançait en sifflotant lorsqu’un grand pot de fleurs descendit vertigineusement d’un balcon et atterrit sur sa tête. Le choc fut mortel. Sa mort, fut-elle une erreur ou l’œuvre d’un destin démoniaque ?

 

L’erreur n’est pas vegan

 

L’erreur est le cheval de bataille des générations « vegan » et autres courants New-Age. Sur les réseaux sociaux se démultiplient à une vitesse vertigineuse des publications intitulées les « dix ou douze erreurs à éviter » dans : l’alimentation du nourrisson, l’élevage des chiots, la conduite des voitures, le sexe dans le couple, la location d’un bungalow en Martinique, les relations avec le patron, l’habillement, l’écriture d’un roman, les « gestes barrières », la recherche d’une assurance, l’achat d’une maison ou la préparation de votre prochaine euthanasie.

 

D’étranges liaisons

 

L’erreur entretient une étrange liaison avec le mot « impair » : « il a commis un impair ». L’erreur ne va-t-elle donc jamais par paires ? Commettre un impair, s’excuser en disant que l’on s’est trompé, est mieux accepté dans notre société que l’inavouable, c’est à dire un acte intentionnellement malveillant, calculé. Il reste toujours un … reste, même infime, qui échappe aux calculs et intentions. C’est l’indice : l’infime détail que le meurtrier laisse à son insu sur le lieu du crime.

 

Mais il existe un monde où l’erreur est inconcevable, car dans ce monde tout est signe venant des dieux et chaque « erreur » se charge d’une explication divine, apparentée à l’oracle. Si je me trompe et me brûle, même si ma blessure est grave, je dois d’abord jeter de l’eau par-dessus l’épaule droite, autrement, ma brûlure menace de provoquer un incendie et d’autres malheurs plus graves. De même, un conte raconte l’histoire d’un roi que les dieux avaient décidé de punir. Tous les devins étaient d’avis qu’une punition terrible l’attendait. Cette mystérieuse erreur lui empoisonnait la vie. Une nuit, le roi fit un rêve : une voix lui ordonna de faire une offrande aux dieux courroucés. Il jeta à la mer la bague transmise de génération en génération qui lui fut donnée lorsqu’il monta sur le trône. Aucun roi n’aurait osé se séparer de cette bague sans prendre le risque de perdre la reconnaissance et l’estime du peuple et de la cour. Quand la bague disparut dans les vagues, le roi sombra dans la mélancolie. Il s’enferma dans le noir refusant de boire et de manger.

 

Sa plus jeune concubine réussit à le persuader de goûter avec elle la chair fraiche d’une dorade royale, son poisson préféré. Lorsque le cuisinier l’éventra, dans ses viscères, il découvrit la bague du roi. Les devins se réjouirent en disant que les dieux lui ont pardonné. Les historiens qui devaient consigner l’évènement pour la postérité émirent l’hypothèse que la bague avait atterri dans le ventre du poisson par un simple hasard sans rapport avec les dieux. Mais le roi fut persuadé de sa chance et il voulut célébrer la fin de la colère des dieux qui lui a causé tant d’angoisse. Le plus ancien devin ne vint pas au palais. Le roi exigea qu’il soit présent à la fête. Le vieux arriva en traînant les pieds, habillé en mendiant avec le grand livre de prière entre les mains. Il dit au roi que les dieux ne l’ont pas pardonné, bien le contraire, ils lui ont rendu son offrande car l’erreur commise était autrement plus grave que son cadeau. Maintenant, dit-il, le roi devait se préparer pour le pire. Le conte ne nous dit pas la suite.

 

Une culture underground de l’erreur ?

 

J’ai appris que les adolescents développent une culture « du risque et de l’échec », une culture underground. Une équipe d’enseignants m’a fait part d’une sorte de compétition « à l’envers » entre les élèves qui consistait à accumuler les erreurs et donc des mauvaises notes. Ces résultats étaient pour eux des signes de… réussite ou de distinction. Mais que se passerait-il si ce groupe de jeunes était perdu dans une immense forêt en plein hiver ?

 

Ils auraient le choix entre « ne rien faire » par peur de se tromper et attendre les secours, en espérant que la chance ou un dieu les sauvera. Ou bien, ils pourraient choisir de bouger, quitte à se tromper, d’agir pour chercher un abri ou un sentier qui les conduirait hors de la forêt. Quel enseignement leur apprend que l’erreur est inhérente à toute forme de recherche ? L’erreur est la maîtresse de l’aléatoire et l’alliée de la survie.  La culture underground des jeunes centrée sur l’erreur est en opposition avec le fonctionnement de l’école, mais pourrait s’avérer utile dans des situations de danger.

 

L’erreur comme au sortir d’un rêve

 

Peut-être que l’erreur n’est qu’un mathématicien de génie comme Pierre de Fermat (1601-1665) qui, après avoir formulé le théorème qui porte son nom, écrivit dans la marge de son exemplaire des mathématiques de Diophante [12] : « J’ai démontré que la relation xn + yn = zn est impossible pour les nombres entiers (x, y, z différents de zéro ; n supérieur à 2). J’ai une démonstration véritablement merveilleuse de cette proposition, mais cette marge est trop étroite pour la contenir. » Erreur malheureuse ! Car son théorème ne fut résolu que trois siècles plus tard, en 1994, par Andrew Wiles. Ce dernier exposa sa démonstration dans le secret d’un petit groupe de mathématiciens, seuls capables de le suivre. Mais au bout de quelques heures, un participant découvrit une faille dans son raisonnement.

 

Wiles a du tout reprendre pour combler l’erreur. Il travailla d’arrache-pied, puis, il trouva la solution « en un éclair ». Parfois, l’erreur est l’antichambre d’une révélation ou d’une illumination, soit-elle mathématique ou poétique : « Alors on est content comme au sortir d’un rêve, /On se retrouve net, clair, simple, on sent que crève/Un abcès de sottise et d’erreur, et voici/Que de l’éternité, symbole en raccourci/Toute une plénitude afflue, aime et s’installe, /L’être palpite entier dans la forme totale » [13].

 

Paroles de chiffonnier

 

Notre petit inventaire reste inachevé. Si le lecteur constate qu’il est criblé d’erreurs qu’il se rassure : cela ne fera que renforcer sa raison d’être. L’erreur est une force en présence comme notre ombre. Vaut mieux l’approcher avec humour. L’erreur ouvre une porte mais n’indique jamais le chemin. Même dans la recherche scientifique, la créativité humaine va de pair avec la capacité d’être à l’affût des erreurs les plus inattendues.

 

Notes

 

[1] Jean Jamin, L’Homme, § Fausse erreur, Paris, EHESS, n. 146, 1998, pp. 249-263 : docplayer.fr.

[2] Platon, Théétète, Paris, GF Flammarion, 2° éd. 1995, p. 206.

[3] Hans Blumenberg, Le Rire de la servante de Thrace. Une histoire des origines de la théorie, trad. L. Cassagnau, L Arche, 2000.

[4] Pour une analyse plus détaillée, lire Hans Blumenberg.

[5] Ernst Bloch, Traces, traduit de l’allemand par Pierre Quillet et Hans Hildebrand, Paris, Gallimard, 1968, p. 165.

[6] Nous renvoyons le lecteur au livre de Giorgio Agamben, Signature rerum, sur la méthode, traduit de l’italien par Joël Gayraud, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 2008.

[7] W. Benjamin cite Brecht : « la situation, dit Brecht, se complique du fait que, moins que jamais, une simple ‘reproduction de la réalité’ n’explique quoique ça soit de la réalité. » Walter Benjamin, Petite histoire de la photographie, in La revue Études photographiques, no. 1, 1996, pp. 6 - 39.

[8] Franz Kafka, Aphorismes, édition bilingue, traduction Guy Fillion, Paris, Joseph K., 1994, pp. 56-57.

[9] Franz Kafka, op. cit.

[12] Diophante d’Alexandrie est l’un des derniers représentants des mathématiciens grecs de l’Antiquité. Il est à la théorie des nombres ce qu’Euclide est à la géométrie. On lui doit probablement une grande partie des problèmes de mathématiques que l’on rencontre de nos jours sur les bancs de l’école, les amphores percées ayant été remplacées par les baignoires qui coulent. C’est un exemplaire de ses livres, rescapé de la destruction de la bibliothèque d’Alexandrie, recopié plusieurs fois et traduit, qui s’est finalement trouvé sur le bureau de Pierre de Fermat, à une époque où les mathématiques grecques vivaient une renaissance en Europe. Lire : www.letemps.ch.

[13] Paul Verlaine, Après la chose faite, après le coup porté, du recueil Bonheur, www.poesie-francaise.fr.

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