Hématologue, Hôpital Saint-Louis (Paris), secrétaire de la Société Française et Francophone d’Éthique Médicale (SFFEM), éditeur associé du journal Ethics Medicine and Public Health.
Abstract
L’erreur médicale découle nécessairement d’une décision médicale. Celle-ci dépasse le champ du savoir opérationnel, autant que la décision politique dépasse le champ de la santé publique. Ces espaces ne s’emboîtent pas mais se chevauchent. Lorsqu’ils sont mal définis, ils peuvent être assimilés et donc détournés. C’est une des observations que l’on a pu faire à l’occasion de la pandémie de COVID-19 : poussés à prendre des positions, les médecins se sont engagés au-delà de leur champ de compétence ; réduit à la technique, le raisonnement médical a vacillé.
Si la biologie va d’elle-même, la science ne va pas de soi et se confronte perpétuellement à l’irréductible question de la perspective et de la temporalité. Quant à la médecine, elle doit prendre en compte le patient auquel elle s’adresse. À l’heure de l’émergence d’une nouvelle pathologie pour laquelle les traitements demeurent hypothétiques, nous analysons de quelle manière, pour le médecin, le vécu et l’attente des patients au cours de cette crise ont interféré avec son identité médicale, lui qui prend en charge non seulement une infection, mais aussi des peurs voire une angoisse de la mort. Nous tâchons de montrer comment tous les phénomènes induits par la COVID-19 favorisent l’erreur médicale (réelle ou perçue) et comment, pris dans le séisme des injonctions contradictoires, le médecin peut ne plus comprendre le sens éthique de son engagement.
Introduction
L’erreur médicale découle nécessairement d’une décision médicale. Celle-ci ne saurait se réduire à l’expression et l’application d’un savoir opérationnel, celui d’une science froide qui ferait fi du patient dans son humanité et du monde au sein duquel cohabitent à la fois le médecin et le patient. Étudier à la fois ce qui se montre et ce qui est en cause dans ce processus irréversible est pour le moins complexe.
L’étudier à la lumière de la COVID-19 est d’autant plus délicat que la nature même de la pandémie, sorte de métaphénomène générant d’autres phénomènes qui tend à nous faire réaliser que l’expérience vécue ne saurait se soustraire aux enjeux de démonstration et de déduction (Patocka, 1992 – Dastur, 2004).
Pour y arriver, tenons pour postulats que : 1) il existe une ontologie phénoménologique de la décision médicale ; 2) la démultiplication des phénomènes interagissant avec celui de la décision médicale permet un regard si réflexif qu’il nous est finalement possible d’observer la décision médicale avec la plus grande rigueur.
La réalité ontologique de la décision médicale
La décision médicale renvoie à la décision que prend le médecin dans sa prescription de soins pour un patient qui présente des symptômes. Cette décision thérapeutique est généralement matérialisée par une ordonnance, mais peut s’en affranchir lorsque la décision consiste à ne rien prescrire : c’est une première possibilité d’action-inaction. La légitimité de cette décision se fonde sur une formation, un diplôme, une expérience, un savoir et l’appartenance au corps médical : la médecine souscrit à cette décision. Au-delà de sa légitimité, la confiance en cette décision se fonde sur la relation qu’entretiennent médecin et patient, et sur le fait que ce dernier est persuadé que le médecin prend la décision la meilleure pour sa santé de patient, santé à la fois physique, psychique et morale. Le médecin, lui, trouve du sens dans sa pratique lorsqu’il réalise son serment d’Hippocrate, c’est-à-dire qu’il agit pleinement dans l’intérêt de son patient et qu’il ne cherche pas à satisfaire d’autres intérêts que ceux de son patient (Littré, 1840).
Dans l’accomplissement de sa profession, alors que la science est la même pour tous les confrères, le médecin bénéficie pour autant d’une liberté de prescription. Cette liberté, couplée avec le devoir du bien-agir envers le patient, offre une souplesse dans le traitement des symptômes et des maladies selon que le patient présente telle spécificité ou tel besoin particulier. À l’opposé, le patient a le choix d’observer ou pas les prescriptions du médecin et ce dernier ne peut lui en tenir rigueur. Pour éviter ces prescriptions stériles, s’est développé lors des vingt dernières années la notion de décision partagée, élaboration commune des deux acteurs dans une relation de confiance (Boulenc, Poisson, 2014). Cette confiance peut s’effriter de multiples façons : lorsque le médecin suit des intérêts tiers, lorsque le patient croit que le médecin suit des intérêts tiers, lorsque la décision médicale ne colle pas aux attentes du patient, lorsque des erreurs sont constatées par l’expérience ou des personnes tiers, ou enfin lorsque le patient est convaincu que son médecin n’est pas compétent. Un garde-fou permettant de cultiver la confiance entre les deux acteurs est évidemment le secret médical, celui qui scelle la confidence et qui évite l’interférence avec les bruits parasites extérieurs (Charlier, 2016).
Nous faisons ici l’observation que la simple écriture d’une ligne d’antibiotiques sur une ordonnance, ne prenant pas plus de dix secondes pour le prescripteur, est en fait un geste qui soulève des réalités ontologiques multiples dont les responsabilités ne reviennent au final qu’au médecin.
Les phénomènes contemporains en médecine qui participent à la décision médicale
Gage de confiance, le secret médical est plus malmené que jamais : dossiers médicaux électroniques, culture de la transparence, partage accepté de données de santé auprès d’applications mobiles ou de compagnies d’assurance, partage indésirable de données personnelles lors de piratages massifs, etc. La digitalisation du monde s’accompagne d’une levée du secret sur les données personnelles de chaque citoyen, celui-ci s’en accommodant et n’en faisant plus un enjeu si crucial (Cléro, 2020). En médecine, bien que le secret soit conservé, l’image du médecin se départ de ses atours de confident pour mieux s’accaparer ceux du scientifique.
En effet, le médecin du XXIème siècle s’est scientifisé. Les programmes de sciences fondamentales se sont démultipliés au sein de la faculté de médecine et il est vivement recommandé, pour ne pas dire obligatoire, d’entreprendre des masters (voire des thèses de science pour les plus téméraires) afin de ne pas se satisfaire d’un simple diplôme de médecin. Les révolutions technologiques apportées par l’ordinateur et les années internet ont creusé le fossé de savoirs qui existe entre les médecins-chercheurs et les patients, et même au sein de la communauté médicale. Ce mouvement s’est accompagné d’une surspécialisation de chaque spécialité médicale qui produit des médecins de pointe dans certains domaines et dont les lacunes dans d’autres domaines peuvent se révéler préoccupantes.
Dans cet élan, les patients attendent énormément de leur médecin, à la fois sur les plans social et médical. Sorte de représentant de la science médicale dans la société, le médecin doit pouvoir répondre à des questions touchant des domaines bien trop vastes pour lui et peut être amené à donner des réponses aventureuses lorsqu’il n’accepte pas de dire qu’il ne sait pas. Concomitamment, en réaction à une médecine devenue très scientifique, se sont développées une multitude d’approches dites holistiques du soin, mêlant de réels savoirs et d’autres beaucoup plus discutables (Bommier, Gautier, Riom, Reydellet, 2019).
C’est dans ce contexte qu’a surgi la COVID-19, pandémie propagée par un virus dont on ignore encore aujourd’hui l’origine. Ce virus nous était inconnu, la maladie qu’il provoquait nous était inconnue, et il s’offrait au monde dans sa plus grande invisibilité.
Les phénomènes induits par l’émergence de la COVID-19
Le phénomène le plus marquant fut la résurgence de la mort dans notre quotidien. La mort n’était plus la fin d’un long chemin, mais une possibilité contagieuse de mourir d’une semaine à l’autre. Pour cristalliser cette angoisse, souvenons-nous des images terrifiantes d’Italie où les cadavres étaient transportés dans des fosses communes, de l’escamotage obligatoire des rituels funéraires pour raison sanitaire, de l’impossibilité du deuil pour de nombreuses familles voire même de l’accompagnement dans l’agonie, du décompte quotidien morbide des contaminations et des décès, etc. Et fait unique au regard de la relation médecin-patient : cette fois-ci, le médecin pouvait lui-même mourir en faisant son travail. Le patient contagieux était potentiellement pourvoyeur de mort, et le rapport de confidence s’en trouvait altéré, d’autant plus avec l’essor de la téléconsultation et l’éloignement des chairs et des visages (Bommier, Tudrej, 2020).
Vis-à-vis de la pandémie dont les scientifiques ne connaissaient rien début 2020, que ce soit en termes physiopathologiques ou thérapeutiques, les premiers mécanismes de défense furent de procéder à des assimilations factices, que ce soit à une grippe pour ce qui est des symptômes ou à d’autres maladies pour ce qui est du traitement. Le médecin était dépourvu d’explication face au patient : cachait-il quelque chose ? Servait-il encore à quelque chose ? Les médecins n’étant pas tous des lecteurs assidus de la presse scientifique, une certaine proportion d’entre eux n’avaient pas toutes les clés pour critiquer pertinemment les nouveaux articles publiés tous les jours. En parallèle et au prétexte de la crise sanitaire, les éditeurs scientifiques ont accepté de publier et de rendre accessibles un nombre incommensurable d’articles dans un temps record, ceci s’accompagnant forcément d’une dégradation de leur qualité. Cette ouverture aux nouvelles soumissions servit d’aubaine pour un grand nombre de scientifiques qui y virent une opportunité d’accélération de carrière, les chercheurs étant évalués sur leur nombre d’articles publiés (jusqu’à ce jour) et donc livrés à un système ultra-concurrentiel. Au-delà même de l’opportunité de publication, certains médecins y ont vu une opportunité de reconnaissance publique, de gratification personnelle au travers de prises de parole dans les médias généralistes. L’inadéquation et l’inconstance des discours médicaux désagrégea subitement le corps médical.
Le médecin-scientifique n’avait que peu de données à présenter (« chercheur qui n’a pas trouvé »), le médecin-prescripteur n’avait pas de médicament à prescrire (« prescripteur qui ne prescrit pas »), et pire que tout, le médecin-humaniste fut le colporteur d’un hygiénisme si extrême qu’il en venait à rompre le contact humain par le confinement ou l’application des gestes barrières (« l’humaniste qui déshumanise »). Tous les repères du sens donné aux soins étaient chamboulés, alors même que le devoir du médecin était d’être humble dans son information, parcimonieux dans ses prescriptions et bienveillant dans ses conseils. Si lui-même pouvait être convaincu de son bien-agir, nombreux sont les patients qui ont assimilé l’augure au coupable. Applaudi un temps, le médecin fut désigné comme geôlier par la suite : la notion de dictature sanitaire émergea.
La notion de dictature sanitaire revêt une connotation éminemment politique. Cette sortie du champ médical est à noter immédiatement. D’un côté le corps médical émet des préconisations individuelles dont la somme prend une dimension collective, d’un autre le politique avise et prend une décision qui impacte le groupe dans son ensemble. Or, deux phénomènes conjoints se sont laissés voir lors de cette crise : premièrement, le politique – ne sachant que faire – justifia son action au nom de la science (conseil sanitaire, etc.), ceci lui permettant de reporter sa responsabilité sur une entité externe et symbolique ; deuxièmement, certains médecins (parfois déjà politiciens) ont cru exercer un pouvoir grâce à leur parole scientifique. Un état d’incompréhension généralisée a été favorisé par l’ambiguïté d’erreurs proclamées vraies.
À cette union contre-nature de la politique (qui demande des résultats concrets et durables) et de la science (qui a besoin d’un temps long pour produire des résultats dont la vocation est d’être réfutés) s’est ajoutée à une querelle de longue date entre médecins et administrateurs, les uns étant persuadés que les autres ne sont que des instruments des ministères de tutelle. Dénonciation du millefeuille administratif, manifestations pour sauver l’hôpital, démissions collectives de chefs de services, scission entre médecins et directions hospitalières, hostilité des libéraux envers les agences de Santé : le climat était déjà à la défiance avant la survenue de la COVID-19. Alors quand le virus prit son monde par surprise, tous les éléments du chaos étaient en place. Le ministre de la santé, étant lui-même médecin, jura un temps que les masques étaient inutiles. La crise médicale pouvait alors se surajouter à la crise démocratique, installée depuis des années en France (abstention massive, manifestations des Gilets jaunes, quasi-impossibilité de mener des réformes, etc.).
L’humain au sein de la crise médicale
L’accès à l’Humain, à sa fragilité, au sein du colloque singulier qu’est la relation médecin-patient se heurte depuis des années à une certaine violence administrative, ce qui a été désigné comme de la maltraitance institutionnelle (Vidal, 2004). Le médecin, spécialiste de la gestion de l’incertitude du devenir et de la temporalité d’une annonce, dans la tenue d’un discours pondéré voire obscur, dans l’articulation de mots voilés, s’est vu ébloui par les faisceaux divergents des injonctions contradictoires, qu’elles émanent du gouvernement, des agences de santé, des instituts de recherche ou de la littérature scientifique (Tudrej, 2020). Saturé d’informations, le médecin pouvait prendre une mauvaise décision, commettre une erreur médicale. Il était observé par ses patients dans ses prises de décisions que ceux-ci interprèteraient secondairement : pense-t-il comme tel médecin médiatique ? A-t-il plié devant les injonctions gouvernementales ? Ou : pense-t-il par lui-même ? Finalement, peut-il avoir son raisonnement médical propre, fort de ses connaissances et de celles de ses pairs ? L’erreur dans la décision médicale ne pouvait plus être scientifique, elle n’était que le résultat d’influences extérieures. La décision médicale se déplaçait hors du champ médical. Dénaturée, elle éloignait le médecin de son art et en faisait un soignant impuissant. Et même avec la mise en place du vaccin – par des grandes firmes pharmaceutiques bien éloignées du colloque singulier – la solution ne semblait plus venir de lui. Le médecin pouvait assumer son rôle, tant souhaité par les agences de santé, de prestataire e service.
Discussion
Cette longue description de l’ensemble des phénomènes intriqués les uns aux autres et qui participent tous de manière directe ou indirecte à la décision médicale ne peut pas s’arrêter sans que nous essayâmes de détruire leurs interdépendances et que nous recherchâmes le domaine originaire sis dans l’expérience concrète de la COVID-19 (Courtine, 1990 – Grondin, 2003 – Gourdin, 2018).
La décision médicale converse avec la mort, régulièrement, et c’est ce qui fait du médecin un être pas comme les autres. Avant ses 30 ans, il aura vu la mort des dizaines voire des centaines de fois et y sera confronté quotidiennement, de manière réelle ou symbolique, à travers la souffrance, la douleur, la blessure, l’isolement, la maladie, l’agonie. La question de savoir s’il veut ou non rencontrer la mort ou y faire face ne se pose pas. La fin vient à lui avec violence. Car la mort est non-sens, elle est vide, absence, futilité, inconsistance (Bommier, 2017). Devenir médecin, c’est en quelque sorte découvrir les limites de la médecine, cesser de croire à l’ambition prométhéenne et accepter que souvent la maladie triomphe de la science. Grâce à la recherche, la médecine déploie sans cesse de nouvelles capabilités face au dérèglement des organes.
Pourtant, pas une semaine ne passe sans que le médecin explique à tel ou tel patient qu’il n’y a pas de solution miracle et qu’on doit quelque fois se contenter de faire son mieux même sans espoir de guérison. À l’opposé de cette omniprésence de la mort, il y a le tabou de la mort dans le reste de la société, cette mort escamotée, banalisée, dont personne ne veut parler (Thomas, 1988). Évoquée, elle suscite l’angoisse collective, la panique générale. Au final, un point d’équilibre (transitoire) est recherché dans un faire-avec la mort qui l’occulte partiellement volontiers : oui, la mort est là, mais finalement on ne peut pas s’y arrêter, et puis tant pis pour ceux qui meurent. Quelle occasion manquée !
Dans la décision médicale, le médecin tient en compte cette angoisse dissimulée de la mort tout autant que ses impératifs de thérapeute, alors même que très souvent le patient l’ignore puisqu’il l’occulte. L’erreur médicale est fréquente mais elle peut se justifier. La décision médicale est une œuvre complexe qui n’a de sens que si elle se fonde dans une recherche d’humanité, atteinte par le biais du colloque singulier, du dialogue avec le corps par le biais de l’examen physique et de la recherche des réponses existentielles du patient à la question de la mort : c’est l’œuvre de sollicitude selon Ricœur, la recherche du Visage selon Levinas, ou encore le travail de narration décrit par Nélaton (Nélation, 2015 – Merleau-Ponty, 2013 – Ricœur, 2001 – Lévinas, 1961). Quelle qu’en soit la terminologie, cette quête de l’Autre dans son intimité la plus totale est le processus le plus résilient face à la froideur dissolvante des injonctions extérieures et de la peur de l’erreur.
En conclusion, la décision médicale est à la fois une élaboration scientifique, un résultat du regard réflexif sur le traitement prodigué et sur le regard qu’en aura le patient, et enfin un engagement intime en quête de sa propre humanité et de celle de son patient.
Bibliographie
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