(Barcelone, 1974) Philosophe et professeur à l’ISDAT (Institut Supérieur des Arts de Toulouse). Sa pratique de l’écriture philosophique navigue entre la composition de livres (Vigir i badar, Afers-Mirmanda, 2016; La possibilité d’une musique moderne, L’Harmattan, 2012) et celle de dispositifs audiovisuels (vidéos, néons, pièces sonores).
Abstract
Cet article part de l’affirmation que l’art et la religion sont aujourd’hui deux des vitrines de propagande les plus importantes de notre société libérale, que c’est dans ces champs que se déploie peut-être le plus efficacement le discours idéologique de la liberté individuelle, de la tolérance et du respect de la pluralité. Il ajoute que le stade le plus avancé de réalisation de cette idée libérale de l’art est marqué par la situation contemporaine de la musique. Il conclue que le présent des arts plastiques et audiovisuels est moins pacifié que celui de la musique, qu’il est traversé par des conflits politiques qui réussissent à questionner, malgré leurs propres ambiguïtés internes, l’idée hégémonique de l’art et sa fonction sociale.
« Tout le monde est artiste,
pourquoi pas toi?
Ne prend pas cet air triste,
ça marchera. »
Bourvil, Tout le monde est artiste.
Religiosité libérale et laïcisme artistique
L’art et la religion sont aujourd’hui dans leur totalité deux des vitrines de propagande les plus importantes de notre société libérale. C’est dans ces champs que se déploie peut-être le plus efficacement le discours idéologique de la liberté individuelle, de la tolérance et du respect de la pluralité.
Or, ce pluralisme artistique et religieux n’est que le revers de l’unique idée d’art et de religion que la société occidentale valide. Liberté de création artistique, mais une seule conception de l’art. Pluralité de religions, mais une seule religiosité.
Le trait principal de ces concepts, qui décide de la fonction sociale de l’art et de la religion, est le fait de les considérer comme des affaires privées.
Les religions renvoient pour nous, Occidentaux, à des croyances, et les croyances relèvent pour nous de questions au sujet desquelles aucun critère de validité n’est décidable. Étant donné que, selon les critères épistémologiques de la rationalité moderne, aucune position religieuse ne peut être validée en particulier, deux possibilités fondamentales se sont offertes à la modernité : les invalider toutes ou les valider toutes comme « croyances subjectives ». Ces deux positions se sont opposées socialement, politiquement et militairement depuis la fin du XVIIIème siècle jusqu’à la fin du XXème siècle. La deuxième possibilité, la laïcité libérale, l’a emporté face à la première possibilité, l’athéisme public.
L’art a subi un processus de rationalisation parallèle. Il renvoie pour nous à un genre de propositions et de jugements dont il n’y a pas lieu d’attendre un critère d’évaluation à validité universelle. Étant donné ce statut épistémologique, toute proposition artistique devient une adresse au milieu d’estimation qui le validera. Ces milieux d’estimation sont multiples et divers. La participation à l’un ou l’autre de ceux-ci peut être plus ou moins professionnel, par exemple, mais ceci n’altère pas le statut ontologique et épistémologique des propositions et jugements esthétiques y ayant cours. Le prestige ou le capital de certains milieux ne créeront tout au plus qu’un semblant de normativité universelle. Ce semblant ne sera que le degré de son pouvoir. Ces milieux d’estimation peuvent être fondés sur le goût, ou pas ; ils peuvent être fondés sur des processus mimétiques comme la mode ou la valeur marchande ; mais aucun de ces critères n’altère le statut ontologique et épistémologique d’une proposition artistique.
L’art est pour nous, de façon hégémonique, une affaire liée aux désirs individuels, à une dimension subjective de l’existence sans aucun autre enjeu universel que celui de la reconnaissance de la souveraineté du projet personnel et la lutte pour son accomplissement institutionnel, côté producteur, et la souveraineté du goût individuel, le jeu et l’échange des affinités sensibles (j’aime/je n’aime pas), côté consommateur.
Le nom des œuvres artistiques et des croyances religieuses, qui renvoie à ce même statut ontologique et épistémologique, est celui d’objet culturel. L’art, la religion, la littérature et la philosophie font partie désormais du monde de « la culture ». La somme, le jeu et l’échange de tous ces ensembles de croyances, spéculations, fictions, impressions, affects, fantaisies, points de vue, positions... définissent ce que nous appelons la vie culturelle.
De la même façon que la sécularisation en matière métaphysique ne s’est pas traduite en une disparition empirique des religions, telle que l’illustration athée l’avait rêvé, mais en devenant un système de tolérance mutuelle de croyances privées, le développement de la rationalité moderne de l’art, qui a définitivement séparé l’expérience esthétique des visions mystiques, les délires chamaniques et les représentations cultuelles, ne s’est pas traduit par la constitution d’un débat publique mondial au sujet de l’universalité du jugement esthétique de beauté, mais en un œcuménisme global de communautés de goût.
Le laïcisme religieux et le pluralisme artistique sont les formes hégémoniques de la modernité métaphysique et esthétique. Elles ont vaincu leurs opposants modernes, comme le libéralisme économique a vaincu son opposant interne, le socialisme économique ; de la même façon que le parlementarisme libéral a vaincu au niveau politique son opposant interne, la démocratie populaire.
En d’autres mots, la traduction en matière artistique de la presque disparition du conflit social au sujet de l’essence de la modernité, c’est l’hégémonie de l’idée de l’art comme espace de déploiement de la liberté individuelle de création et de lecture avec tous les effets d’amalgame de ces deux catégories que cette hégémonie a produit : éloge de la relecture, promotion de la réinterprétation, prolifération des formes de re-création (dj-ing, etc.). Prestige des « interprétations ». Cette traduction a fait de l’art un champ global d’échange et circulation de désirs esthétiques qui rendait à terme illégitime toute limitation normative des contenus. Le statut de « chose-art » est devenu un sauf-conduit pour l’indifférence publique aux particularités artistiques. Certains citoyens aiment ceci, d’autres aiment cela. Basta.
Or, répétons-le, ceci ne veut pas dire que notre société n’ait pas une position métaphysique ni une position esthétique officielle, partagées par l’immense majorité de la citoyenneté ; cela veut dire que cette position publique consiste essentiellement à considérer les croyances religieuses et les options esthétiques comme des affaires privées.
La décision politique la plus importante par rapport à l’art, c’est celle qui concerne son concept socialement dominant. Notre société s’accorde sur l’idée que les pratiques artistiques renvoient à la pluralité des imaginations et des sensibilités humaines, et que collectivement la seule chose à faire avec l’art, c’est d’organiser la liberté d’expression et de partage de ce que cette pluralité fabrique. Les contestations de cette décision essentielle sont considérées immédiatement comme « anti-démocratiques », « totalitaires » ou « anti-système ».
La réponse toute faite au simple constat de cette hégémonie est normalement toujours la même. Elle tient en deux moments. Elle se formule d’abord sous forme d’une question rhétorique : « vous ne voulez tout de même pas revenir à la fonction cultuelle de l’art, n’est-ce pas ? ». Elle continue ensuite : « ne seriez-vous pas en train de regretter la disparition de la gestion totalitaire de l’art sans nous le dire ? ».
En bref, au niveau social, l’art n’a pas d’importance spécifique, mais générale, car c’est en tant qu’art et pas en tant que cette œuvre-ci ou cette œuvre-là que les œuvres d’art accomplissent leur fonction sociale.
La musique contemporaine comme paradis libéral
Le stade le plus avancé de réalisation de l’idée libérale de l’art est marqué par la situation contemporaine de la musique. Autrement dit, la musique est aujourd’hui l’art où le concept hégémonique de l’art se déploie le plus paisiblement. C’est dans la musique que l’indifférence normative aux contenus, la promotion structurelle de la liberté individuelle de création et le prestige de la différence infime battent leur plein comme valeurs sociales de l’art.
La raison structurelle de ce fait est la très singulière sémantique de la musique, incomparable à celle des arts scéniques, du volume, de l’image et de l’écrit. Ce n’est pas ici le lieu de s’étendre sur ce point. Renvoyons seulement à nos intuitions les plus immédiates. Les façons musicales de représenter des questions non-musicales sont si abstraites qu’on en vient très souvent à discuter sur le sujet même de la représentation. Le fait est que la musique est perçue de façon presque unanime comme ne faisant référence qu’à elle-même. En écoutant de la musique, on ne jouirait que de la musicalité qui ne renverrait tout au plus qu’à la musicalité même de la vie dont nos propres corps seraient pour chacun de nous le constat le plus direct : les battements du cœur et la respiration pour le rythme, la mesure et le tempo, la voix pour la hauteur, la mélodie et l’intensité, etc. Ces caractéristiques sémantiques de la musique jouent aujourd’hui en sa faveur, là où, dans d’autres contextes et époques, elles ont pu jouer contre elle. Dans le champ de la musique cette indifférence normative aux contenus que suppose la logique de la pluralité et la liberté d’expression individuelle est totale. Aucun phénomène sonore ne peut être signalé comme étant exclu a priori du concept dominant de musique. John Cage l’a bien souligné en démontrant que le cadre normatif de la musique ne pouvait pas empêcher d’inclure le rien dans la musique. Le concept de musique a été donc vidé de contenu pour pouvoir inclure tous les contenus sonores possibles. Il a subi un processus comparable à la formation historique du verbe être. Il a subi l’évidement, la kenosis, en quoi consiste la réalisation de la liberté au sens moderne du terme. Un voyage vers l’indétermination qui permet de tout inclure, un processus d’abstraction absolue pour se rendre capable de tout.
Un critique musical bien intentionné nous rappellera qu’il ne faut pas confondre indétermination ontologique et indifférence normative. Le fait que n’importe quelle chose sonore puisse devenir de la musique n’implique pas que n’importe quoi soit de la bonne musique. Or ceci est justement ce qui d’un point de vue social et politique est devenu secondaire. La logique de notre laïcisme artistique fait que le phénomène artistique socialement important est celui de l’inclusion ontologique, le fait que n’importe quelle chose sonore puisse faire valoir ses droits comme art musical possible. Qu’une musique soit « bonne » ou « moins bonne », « mauvaise » ou « moins mauvaise » c’est justement ce qui est pour nous socialement et politiquement strictement anecdotique. Les débats structurellement interminables au sujet de la valeur de telle ou telle œuvre ou mouvement artistique concrets, qui enflamment les amateurs d’art, les critiques attitrés et les artistes, ne sont, du point de vue social et politique, que le bavardage charmant et inoffensif qui fait le quotidien et la richesse d’une « vie culturelle ». Débattre, avancer ses jugements de goût avec rigueur et panache littéraire, défendre « à mort » tel ou tel autre artiste, n’est important socialement que comme exercice, preuve et auto-confirmation de cette liberté qui fonde politiquement notre société.
La presque parfaite reproductibilité numérique de la musique, le développement des réseaux de circulation numérique et en conséquence la disponibilité presque intégrale de l’ensemble de la musique produite par l’humanité dont nous ayons notice, permettent que la réalisation de cette liberté puisse se déployer dans tous les sens, côté facture et côté écoute. Ainsi toute la musique écrite du dernier millénaire devient de la musique actuelle. Ceci rend aussi insensé, voire ridicule et passéiste, tout scandale public au sujet d’une musique en particulier. La norme étant que tout un chacun peut faire et écouter la musique qu’il aime, il serait contradictoire de considérer qu’une musique en particulier n’ait pas lieu d’être. Ne pas pouvoir aimer étant le corollaire normatif de pouvoir aimer, ne pas aimer devient une affaire aussi privée et sujette à liberté individuelle qu’aimer.
L’expérience contemporaine de la musique est définie par des communautés électives et globales de producteurs-écouteurs qui s’organisent à travers un marché mondial et presque exclusivement numérique de produits musicaux. L’enjeu presque unique d’un musicien ou d’un amateur contemporain de musique est de réussir à se brancher sur le réseau de sa communauté globale de goût. La valeur esthétique concrète d’une musique quelconque ne dépend d’aucune norme à prétention universelle, mais de sa capacité à rejoindre le milieu d’estimation pour lequel cette musique-ci compte, est aimée/pas aimée et plus ou moins partagée. La valeur sociale d’une musique concrète est garantie par le simple fait qu’il s’agit de musique. Une musique contemporaine ne prétend rien de plus que de pouvoir marquer son milieu d’estimation, quel qu’il soit ; elle ne prétend plus en aucun cas être un modèle de la musique que « le présent de l’histoire de la musique exigerait ». Notre présent, notre société, notre conception de la musique n’exigent qu’une seule chose : que la musique que l’on compose et écoute n’ait aucune autre prétention que celle de rejoindre sa communauté d’intérêt. Car c’est par là qu’elle contribue à asseoir et faire rayonner le champ musical comme espace de réalisation de l’idée de liberté d’expression et de jouissance. La puissance hégémonique de cette idée diluera les réseaux minoritaires de contestation en les transformant en une communauté élective de plus parmi les autres. Ce mécanisme nous est maintenant largement connu. Il décrit le destin de ce qui avait été nommé tout au long du vingtième siècle tour à tour « musique nouvelle » ou « musique contemporaine ». La défaite politique de l’idée que portait cette musique est aujourd’hui un fait social musical incontestable. Sa défaite est bien plus humiliante que n’auraient pu en rêver ses ennemis ou le craindre ses thuriféraires passés. Elle est désormais tout simplement respectée, tolérée et saluée comme une musique de plus ayant droit de cité et contribuant par là à orner et dorer le blason de la cité globale de la pluralité musicale.
Les communautés électives musicales ne se juxtaposent pas. Elles se superposent, s’enchevêtrent, apparaissent et disparaissent. Leur grandeur est définie principalement par leur extension quantitative, comme n’importe quoi d’autre en régime démocratique et marchand. Les communautés les plus grandes font des éclaboussures sur les autres par le biais de leurs haut-parleurs les plus puissants (radios, télés, réseaux sociaux, etc.), de telle sorte que les membres d’autres communautés sont souvent exposés aux goûts majoritaires et ne peuvent pas échapper à l’écoute de leur musique ou à la vision de leur art. Or cette distribution de l’importance ne coïncide pas avec l’idée d’événement historique ou d’établissement d’un canon. C’est un simple effet de superposition ou de parasitage comparable, au niveau planétaire, à ce qui a lieu dans le puits de lumière d’un grand bâtiment.
Les vieux détracteurs de la conception de la musique que portait la vieille « musique contemporaine » pourront continuer à ricaner sous leur barbe au vu de sa déconfiture. Ils ne pourront pas pourtant prendre assise sur n’importe quelle autre idée de musique que celle qui s’est imposée sans partage dans notre société. Ils ne pourront pas, par exemple, fonder leur ricanement critique sur un quelconque critère musical à prétention universelle. La défaite de l’idée kantienne d’une beauté à la fois subjective et universelle est aussi indéniable que l’idée d’une avant-garde du « stade historique actuel de déploiement du matériau musical ». Cette construction conceptuelle de Kant exposée dans sa Critique de la faculté de juger n’a pas pu faire face au succès planétaire de l’idée de goût qu’il essayait lui-même de conjurer au début de son texte. Le sourire de ces vieux détracteurs se glacera lorsqu’ils ne trouveront aucune assise normative ayant assez de poids social pour invalider n’importe lequel des succès planétaires qu’ils ne tarderont pas un instant à qualifier « d’ordure musicale ». La victoire de la conception libérale de l’art se sera refermée sur eux comme elle s’est refermée sur leurs vieux adversaires « atonaux ».
Les seuls conflits pouvant mêler la musique avec la censure, la justice ou les scandales moraux ne concernent jamais la musique à proprement parler, mais les paroles d’une chanson, la scénographie d’un concert ou les commentaires d’un chanteur entre morceau et morceau de musique. De la noise la plus brutale au country le plus gentillet, de l’atonalité la plus stricte au folklore le plus enfantin, la musique contemporaine n’est que de la belle et bonne musique, une activité à laquelle se livrent les humains en tant que facteurs ou écouteurs, et dont le seul enjeu public est aujourd’hui celui d’en pouvoir garantir le libre exercice et la libre circulation.
Fais, joue et écoute la musique qui te plaît, tonale, atonale, électronique ou concrète. Respecte les désirs musicaux des autres comme les autres sont tenus de respecter les tiens. Jouis de la plasticité de la sensibilité musicale. Multiplie autant que tu veux tes amours musicaux. Laisse couler ton désir musical, laisse-le glisser dans le réseau infini des micro-différences de tous ces genres musicaux qui s’offrent à toi dans ce somptueux marché global et numérique de la musique de tous les lieux et tous les temps. Toute musique est « sympa » et ce n’est pas grave.
Politique de l’art contre l’art politique
Le présent des arts plastiques et audiovisuels est moins pacifié que celui de la musique. Il est traversé par des conflits politiques qui, malgré leurs propres ambiguïtés internes, réussissent à questionner l’idée hégémonique de l’art et sa fonction sociale. Les luttes féministes, lgtbi+, antiracistes et anti-impérialistes mènent la danse critique de cette fonction idéologique libérale de l’art portée auparavant par la critique de type marxiste. Malgré tout, ces conflits sont d’ordre conceptuel et – contrairement à une opinion largement répandue et hautement stupide – les conflits conceptuels sont toujours les plus décisifs.
Le type d’arguments avancés indéfectiblement par les défenseurs de l’idée hégémonique atteste que ces controverses, qui partent toujours d’œuvres et d’expositions concrètes (contrairement au texte que vous êtes en train de lire...), sont des controverses au sujet de la conception même de l’art et de sa fonction sociale. Ces conflits sont presque toujours présentés, côté conception libérale, comme des attentats contre la liberté essentielle de création et d’expression dont un artiste moderne doit jouir dans une société libre et ouverte comme la nôtre. Ces thuriféraires du libéralisme prennent toujours appui sur l’idée de liberté individuelle de création pour passer sous silence toutes les formes de reproduction de la domination de classe, masculine, raciale ou impérialiste que cette critique signale dans des propositions et des discours artistiques ou de commissariat. Ils se servent tactiquement d’exemples relevant d’un puritanisme certain, présent aussi dans certains de ces litiges concrets (et souvent très largement médiatisés), pour nier la dimension politique de cette critique et la réduire à une forme de « moralisation de l’art ».
Le conflit conceptuel et la stratégie discursive de notre laïcisme hégémonique est encore plus clair dans la sphère religieuse. La victoire presque sans partage du laïcisme libéral dans notre société renvoie dos à dos l’anti-laïcisme antimoderne de type théocratique, qui conçoit la religion comme fondement du gouvernement et de la vie publique, et l’anti-laïcisme moderne de type athée fondé sur la critique socialiste des religions comme formes métaphysiques de l’autoritarisme et vestiges d’une rationalité préscientifique.
Autrement dit, d’un côté, nos instances gouvernementales n’arrêtent pas de nous rappeler à quel point la conception de la religion présupposée par les théocraties est incompatible avec les principes de nos sociétés « libres, ouvertes et inclusives ». De l’autre côté, ces mêmes instances de gouvernement nous rappellent que l’athéisme n’est légitime (compatible avec la laïcité) que s’il se conçoit lui-même comme une croyance métaphysique de plus parmi les autres, égale en droits et devoirs à n’importe quelle autre « forme de spiritualité ». Le laïcisme transforme l’athéisme en une croyance de plus parmi les autres. Il fait de nous des sujets métaphysiques « démocratiques », égaux face à la multiplicité de nos croyances équivalentes. Chaque citoyen peut croire au conte métaphysique qui lui convient, et le partager dans les aires de partage de croyances qui lui sont attribuées, tant que les formes de ritualisation de ce conte ne dépassent pas les limites des droits civiques fondamentaux (droit à l’intégrité physique, droits des mineurs, etc.), et tant qu’il n’essaye pas de transformer ce récit en vérité publique et principe social constituant.
Dans notre société occidentale la séparation de l’art et de la politique est aussi structurelle que celle de la religion et la politique. C’est pourquoi c’est l’assignation, l’attribution ou la reconnaissance d’un objet, d’une action ou d’un geste quelconques commeartistique,qui implique automatiquementque cette œuvre, action ou geste ne soit pas considéré comme politique. Voilà en quoi consiste la laïcité de l’art contemporain : la séparation a priori de l’art et de la politique. Pour le mieux et pour le pire.
C’est justement parce que la conception hégémonique de la modernité sépare d’emblée l’art de la politique, que certains ressentent le besoin de le politiser a posteriori. C’est le pouvoir social et institutionnel de cette laïcité structurelle qui ramollit automatiquement l’effet politique de tout art politique. D’où le piège auquel se livrent volontiers grand nombre d’artistes « politiques » (mais en cela pas de différence avec les philosophes...). La dépolitisation de l’art étant structurelle, leur politisation artistique particulière devient dans le meilleur des cas un jeu à somme zéro, et dans le pire des cas un tour de passe-passe et une forme sophistiquée de cynisme. La politisation de l’art ne peut être effective qu’au niveau de la transformation sociale de la conception de l’art. Cette politisation sera la conséquence, si elle a lieu, d’une lutte menée frontalement dans le champ politique contre la conception libérale de l’art. C’est comme sujets d’une action politique un tant soit peu réelle, c’est-à-dire comme éléments actifs d’un mouvement politique de masse, que nous serons à même de produire une politisation de l’art, bien plutôt que comme artistes ou philosophes affairés à boucler notre prochain produit culturel.
Pour clore, osons une formule. En réponse anachronique au mot d’ordre benjaminien, nous affirmons que, contre l’esthétisation de la politique, ce n’est pas tant d’une politisation de l’esthétique que nous avons besoin, mais d’une politisation de la politique.
Disons donc de façon programmatique à tous ceux qui ne sont pas à l’aise avec la fonction de l’art, la métaphysique et la philosophie qui prévalent dans notre société : plutôt que de s’épuiser à faire de l’art ou de la philosophie politique, faisons donc plutôt de la politique tout court. Avec ou sans art. Avec ou sans philosophie.