Historienne de l’art (Université Paris I et Université de São Paulo), Elena Lespes Muñoz se forme à la coordination de projet dans l’art contemporain à la Fondation Kadist. Elle a travaillé pour l’association Artesur, pour la Galerie Aline Vidal, et poursuit ses recherches en tant que commissaire d’expositions (Le bruit des choses qui tombent, FRAC-PACA, 2017 ; Video SUR, Palais de Tokyo, 2018 ; leçon de la pierre, Ìcaro Lira, Salle Principale, 2019). Elle est actuellement responsable de la communication et médiation au CAC Brétigny.
Abstract
Au Brésil, sous la direction de Walter Zanini (1963-1978), le MAC-USP, Musée d’Art Contemporain de l’Université de São Paulo, fut un lieu d’expérimentation de la liberté artistique rare sous la dictature du Général Castelo Branco (1964-1985). Particulièrement sensible au questionnement qui traverse l’institution muséale traditionnelle, ainsi qu’à la nécessité de voir celle-ci se réinventer malgré les difficultés du contexte, Walter Zanini ouvre l’espace aux expérimentations de la jeune création contemporaine au travers de différentes expositions telles que les Jovem Arte Contemporanea (1963-1974). La JAC VI de 1972, qui sera présentée ici, est particulièrement emblématique de ces questionnements que n’a cessé de développer Walter Zanini tant dans ses écrits que dans ses collaborations avec des artistes pour concevoir des formats d’expositions originaux et interroger l’institution. Par son engagement, il a cherché à faire du musée un espace laboratoire richement marqué par les difficultés et les frictions qui purent s’y développer, peut-être aussi, malgré lui.
Cristina Freire, Walter Zanini et Hervé Fischer au MAC-USP en 2014.
Texte présenté à l’occasion du VIème Colloque de l’Association des Musées d’Art du Brésil (AMAB) au Musée d’Art Moderne de Rio de Janeiro en Juin 1972 et publié dans Cristina Freire (ed.), Walter Zanini : escrituras críticas, São Paulo : MAC USP, Annablume, 2013. Traduit en français ci-dessous par Elena Lespes Munoz.
Le musée et l’artiste : Walter Zanini
Le musée d’art moderne, bien qu’il présente des dispositions très différentes de celles d’un musée dédié à l’art du XIXème siècle – réfractaire à toute dilution des concepts artistiques – joue ce même rôle classique d’institution d’attribution de la valeur. Il demeure le point de mire de l’artiste, dont l’œuvre – mue par l’idée de résistance au temps – est, par conséquent, sublimée par un sens qui l’accompagne et en fait un élément autonome et immuable dans le travail de mémoire de l’humanité.
Opérant sur les sables mouvants du langage – contrairement au musée d’art ancien – il persiste à entrer en scène après l’œuvre, exerçant alors son privilège de tri et influençant grandement la liberté créative. Partant de cette réalité qui le précède, l’œuvre d’art, et parallèlement à ses fonctions caractéristiques d’institution destinée à l’appropriation et à la conservation de l’objet, sa dynamique a été longtemps celle d’un agent de coordination cherchant à dégager des lignes de sens.
Dans le même temps, il continue de ressembler au musée d’art ancien malgré sa confrontation avec le présent, abritant dans un espace clos les semblants d’essences d’une réalité. Face à cette atmosphère sacrée, le nouveau musée doit désormais tendre vers d’autres directions, menacé qu’il est de disparition dans une société contemporaine altérée de toutes parts. Il ne peut continuer à se nourrir de transcendance.
Admettons que le musée a déjà entamé sa phase de transition : s’il reste encore une institution de sélection et de conservation des œuvres traditionnelles, sa fonction sensible commence à s’ouvrir à une forme révolutionnaire de participation active et directe dans le contexte créatif. Cette attitude profonde qui se généralise et que l’on observe dans l’art actuel, diffère de l’exclusivité de l’œuvre unique et originale, dotée d’une cohérence physique et faite, bien sûr, pour être abritée au sein du musée. Elle rend compte d’une position de l’artiste conscient de ce qui le lie à la réalité sociale, et pour qui les expérimentations et les réponses – comme dans le domaine de la recherche scientifique – émergent d’un processus de développement constant et ouvert. Devant la célérité des manifestations de nature éphémère – pourvues d’une charge d’informations extraordinaire – et leurs motivations interdisciplinaires implicites, le musée ne pourra se maintenir dans la distance de jadis et demeurer dans la posture du méta-jury dans l’attente des faits. La structure du musée devra se donner les moyens de contribuer à sa réalisation en tant qu’organe lié à l’acte créatif même. Parmi ses objectifs, se trouve celui d’offrir aux artistes de nouveaux espaces d’exposition, des moyens d’action et, dans certains cas, techniques ; ainsi que celui de devenir un noyau énergique permettant les rencontres et les relations entre artistes, chercheurs et publics en général. Des modes d’organisation de l’activité qui débordent son espace architectural et se projettent dans l’espace urbain sont toujours d’un grand intérêt tant pour l’artiste que pour le public.
Pour le musée et pour l’artiste, ce nouveau modus vivendi représenterait une alternative incontestable à leur marginalisation.
*
Les pratiques artistiques dans le Brésil des années 60 et 70 sont marquées par l’expérimentation. Si le questionnement de l’objet d’art ne remonte pas précisément à cette période, pas plus qu’il n’est exclusif de ce contexte, il n’en constitue pas moins un axe majeur des recherches menées par les artistes d’alors qui vont privilégier l’expérience à l’objet d’art fini. À cette époque, le Brésil est marqué par un régime dictatorial, celui mis en place lors du coup d’État du 31 mars 1964 par le Maréchal Castelo Branco, qui dans sa quête de légitimité, justifie son action autoritaire comme un cadre nécessaire à la reprise économique du pays. Pour le poète et critique brésilien Ferreira Gullar, la critique de la circulation en milieu restreint de l’art est d’autant plus nécessaire dans ce contexte. Dans Cultura posta em questão, paru en 1964, celui-ci évoque clairement la nécessité d’un engagement politique de l’art : « si nous rejetons les chemins de l’isolement d’un art puriste ou des fictions fantaisistes, nous devons obligatoirement aborder la question sociale de l’art en termes de pratique politique », une alternative qui « ne se définit non pas comme une option idéologique, car elle est aussi déterminée par l’évolution historique même du problème artistique dans une société de masse ».
Les artistes vont ainsi chercher à s’émanciper d’une appréhension traditionnelle de l’art, en privilégiant des formes processuelles au dépend de l’objet dont le marché et l’institution muséale semblent être les principaux garants. En remettant en cause l’objet d’art fini, par la valorisation de l’expérience et du processus de création, l’expérimentation de nouveaux médiums, tels que la performance ou la vidéo, ce sont aussi ces circuits qui accueillent traditionnellement cet objet dit d’art qui se trouvent questionnés. Dans ce contexte, le MAC-USP, le Musée d’Art Contemporain de l’Université de São Paulo, une institution publique donc, dénote par sa porosité à ces questionnements, qu’il accueille en son sein et se laisse volontiers transformer par ces nouvelles démarches. Œuvrant ainsi, avec son directeur de l’époque Walter Zanini, à redéfinir l’institution, sa forme, son rôle et son fonctionnement, dans les éclairs présents de l’expérience comme de ses écueils, le MAC-USP a été le lieu d’une redéfinition tâtonnante et libre de l’institution muséale à travers l’exposition.
Un tout jeune musée…
Formé en histoire de l’art en Europe, dont il revient avec un doctorat, Walter Zanini se voit confier une charge d’Histoire de l’art à l’Université de São Paulo (USP) à son retour au Brésil au début des années 60. À l’époque cette discipline ne bénéficie pas de son propre département et n’a pas encore de reconnaissance universitaire. De la même façon, les Arts visuels ne seront enseignés à l’École d’arts et de communication (un département de l’USP fondé en 1966) qu’à partir de 1970. Autrement dit, Walter Zanini arrive à un moment où l’histoire de l’art et les arts visuels n’ont pas encore trouvés leurs places au sein de l’université. Il collaborera étroitement avec Donato Ferrari, artiste italien installé au Brésil au début des années 1960, devenu directeur de la Faculté des arts plastiques de la Fondation Armando Álvares Penteado (FAAP), avec qui il développera le programme d’études de la FAAP et du département d’Arts plastiques de l’ECA, avec des contributions précieuses des artistes Regina Silveira et Júlio Plaza. Parallèlement, en 1963, Walter Zanini est nommé super-intendant de ce qui n’est pas encore exactement un musée, mais une collection accueillie par l’Université de São Paulo. Née de deux importantes donations, la première issue des collections du MAM (Musée d’Art Moderne de São Paulo) alors en grande difficulté, la seconde du couple de mécènes Francisco Matarazo Sobrinho et Yolanda Penteado, cette collection dont Walter Zanini se charge de faire l’inventaire rassemble à ses premières heures des œuvres notables de l’art moderne (d’artistes tels que Modigliani, Boccioni, Picasso ou Miro). Walter Zanini œuvre alors de consort à l’institution d’une formation, celles de l’Histoire de l’art et des arts visuels, en même temps qu’il traduit cette recherche théorique en acte, par la collection, la conservation, et plus tard l’exposition et l’expérimentation. Nommé directeur de facto du MAC-USP quelques années plus tard par le recteur de l’Université, il en sera le directeur jusqu’en 1978.
En tant que premier directeur du musée, Walter Zanini est amené à répondre à de nombreux problèmes posés par cette nouvelle institution muséale : comment définir l’identité d’un Musée d’art contemporain face à un Musée d’art moderne en crise ? Comment conjuguer le musée au présent malgré un contexte verrouillé par la dictature ? Mais aussi, comment re-penser le musée à l’heure où les pratiques artistiques mettent en cause l’objet d’art et l’institution qui l’accueille ? Pour Walter Zanini « le musée a déjà entamé sa phase de transition : s’il reste encore une institution de sélection et de conservation des œuvres traditionnelles, sa fonction sensible commence à s’ouvrir à une forme révolutionnaire de participation active et directe dans le contexte créatif »[2]. Organisant de nombreuses expositions, il parvient à combiner la valorisation de l’importante collection d’art moderne du musée avec une programmation plus expérimentale dédiée à la jeune création contemporaine ; cela à travers une série d’expositions aux formes composites, telles les Jovem Arte Contemporanea (JAC, 1967-1974), Prospectiva 74 (1974), Poeticas Visuais (1977) ou Videopost (1977).
Deux tiers de l’espace muséal sont ainsi consacrés à la présentation des collections et à de grandes expositions monographiques (Tarsila do Amaral en 1969, Vicente do Rego Monteiro en 1971, Ernesto De Fiori en 1975), tandis que le tiers restant est destiné à des expositions temporaires, qui présentent régulièrement la jeune création et les expérimentations qu’elle conduit. Explorant des médiums toujours plus variés, privilégiant des formes pauvres voire éphémères, elle en vient à chercher d’autres circuits dans lesquels partager ses tâtonnements. Ces questionnements, Walter Zanini y est à tout à fait sensible et il perçoit très tôt la nécessité de leur offrir un espace, non pas dans un processus de récupération institutionnelle, mais bien dans l’idée que ces pratiques ne peuvent que contribuer à repenser le musée et à le rendre poreux à son époque. Initialement dédiées aux médiums traditionnels (peinture, sculpture, dessin, gravure), la série d’exposition des JAC’s s’ouvre progressivement à ces nouvelles pratiques : la JAC V de 1971 marque un tournant décisif en s’ouvrant à des formes expérimentales, qui seront alors largement privilégiées par la suite à partir de la JAC VI de 1972.
De 1963 à 1971, le règlement des JAC’s reste fondamentalement le même : pouvaient participer les jeunes artistes âgés de moins de 35 ans, brésiliens ou étrangers résidant depuis au moins un an au Brésil. Le jury de sélection était composé du directeur du MAC-USP, d’un critique d’art et d’un artiste. Les prix, des prix dit d’acquisition, témoignaient de la volonté du musée de faire entrer dans la collection les œuvres de jeunes artistes encore inconnus du public. L’apparition de certaines pratiques éphémères dans la JAC de 1971 rend compte des questionnements qui secouent la scène artistique de cette époque, comme en témoigne le « sac/catalogue » de l’exposition sur lequel on pouvait lire « Consumo de uma Situação Artistica » [Consommation d’une situation artistique]. Le caractère éphémère du sac en papier allait de pair avec certaines des œuvres présentées dans l’exposition. À l’intérieur du sac, on trouvait notamment un texte du sculpteur Carl André avec les questions suivantes « Qui est l’artiste ? », « Qu’est-ce que l’Art », « Qu’est-ce que la valeur artistique ? », « Quelle est la relation de l’Art à la Politique ? », etc. Ces interrogations donnent à pressentir ce que quelques années plus tard l’artiste Julio Plaza désignera comme ces « situations limites, dont la désignation de « travail artistique » n’était due qu’à leurs inclusions dans le contexte de l’art »[3]. Aux questionnements sur la nature de l’art, s’ajoutèrent les questionnements sur son exposition : le jury de 1971 remit en cause le règlement de la JAC, contestant la sélectivité restreinte, la limitation d’âge et le système des prix. La JAC de 1971 s’achève sur une série de débats collectifs sur les suites à donner à cette exposition : malgré la transparence des méthodes de sélection et l’ouverture à de nouvelles formes expérimentales, la structure des JAC’s se révélait effectivement caduque.
… qui s’ouvre à l’expérimentation…
Le règlement des JAC’s est aboli avec la JAC VI. Le jury est abandonné au profit d’une commission chargée de l’organisation, dont font notamment partie en plus de Walter Zanini, l’artiste Donato Ferrari et l’historien Rafael Buorgemino. La sélection des artistes se fit, sur proposition de Donato Ferrari, au travers d’un tirage au sort. L’espace d’exposition, d’une surface de 1000m2, fut divisé en 84 lots de différentes tailles. Le musée reçut 210 inscriptions, aucun prérequis n’était nécessaire, les règles d’âge et de nationalité ayant été abolies. Le hasard quelque peu arbitraire du tirage au sort fut contourné par les artistes, qui se constituèrent en groupes, invitant ceux qui n’avait pas obtenu de lot lors du tirage – Jannis Kounellis, malheureux au tirage fut ainsi invité par les artistes Lydia Okumura, Genilson Suares et Francisco Inarra (Lot 50 : Incluir os Excluidos) et présenta la pièce de Verdi Va, Pensiero, Sull’Ali Dorate, exécutée en continu durant l’exposition par deux pianistes –, échangeant les lots en fonction des projets, etc. L’exposition consistait en un processus-montage public d’une durée de deux semaines, du 16 au 23 octobre, le 24 octobre était réservé à la présentation des happenings et des performances, tandis que les deux derniers jours de l’exposition, les 25 et 26 octobre, furent consacrés à des discussions et des débats avec le public sur les travaux réalisés et l’expérience qui venait d’être conduite.
L’exposition reposait sur la cohabitation des artistes au travail et du public dans l’espace du musée. Les rares règles imposées par la commission, comme circonscrire son travail à l’espace du lot octroyé, furent subverties par les artistes. Cette très grande liberté ne fut pas sans poser de problèmes, puisque les frontières du permis et de l’interdit furent à maintes reprises le sujet de tensions. Paulo Fernandes Novaes Correias présenta une pièce de viande de 30kg afin d’en observer le processus de putréfaction (Lot 15 : Boi Encantado). Le 23 octobre, la pièce de viande fut retirée par le service de santé publique, la pestilence de la pièce était telle que de nombreux participants s’étaient plaints. Avant son retrait, un groupe d’artistes préleva des morceaux de viande et organisa un « churrasco ». Pour Donatto Ferrari, organisateur de ce banquet, plus que d’une plaisanterie, il s’agissait d’une contribution. L’ingestion de viande avariée représentait un risque, une prise de risque volontaire semblable ici à celle à l’origine de toute manifestation, même artistique. Les artistes Aldir Mendes de Souza et Rubens Coura (Lot n. 48) diffusèrent un communiqué auprès de la presse de São Paulo et de Rio : ils y présentaient une critique virulente de la JAC VI, contestant le système de tirage au sort, de prix et le schéma des lots. La viralisation médiatique de cette critique était visible hors du musée à travers les journaux qui se firent, malgré eux, le relais d’un geste artistique, et dans le musée, à travers les coupures de journaux punaisées sur les parois du lot. De façon générale, l’exposition fut mal reçue par la critique, qui n’y vit qu’une fête, les standards de l’exposition traditionnelle demeurant pour référence : « Ceux qui sont venus, ont vu ça : des poules pendues, des œufs brisés, des tortues et des poules vivantes, des trognons de bœuf protégés par un dôme, des lapins (vivants) peints en pourpre, en bleu, en jaune. Et des déchets, beaucoup de déchets répandus dans les différents lots : de la terre sale, des cheveux, des papiers froissés, des cris enregistrés, un piano désaccordé, de la viande de bœuf couverte de mouches. […] En cherchant à " élargir " les règlements et les habitudes des salons (réellement à l’agonie dans le monde entier), Zanini a créé un autre code, une " nouvelle liberté " (tout aussi répressive). Il est parvenu, de fait, à augmenter le chaos : les doutes et les agressions (ou les frustrations) ont quitté la sphère intime pour venir se confondre avec la permissivité de ce que certains appellent « art contemporain »[4].
On peut considérer la JAC VI comme un happening, une sorte de laboratoire où l’exposition même permet de faire l’expérience d’une institution dévoyée avec jeu par elle-même. En transformant le musée en un espace de travail, de rencontre et de production, il s’agissait de mettre l’accent sur les processus à l’œuvre, les gestes et les liens tissés, cela au détriment d’une temporalité figée, voire autoritaire. La JAC VI présentait des œuvres processuelles en même temps qu’elle se présentait elle-même comme une « exposition processuelle » dont l’identité et les contenus se construisaient sur un temps long à travers la réciprocité des liens entre public et artistes. Les deux semaines d’effervescence créative ne devaient pas aboutir à une présentation figée des travaux réalisés, mais directement à une conclusion, un point final qui ne pouvait être que le signe confus de l’après, de ce qui déjà avait eu lieu. Il y a là quelque chose qui tient d’une dissolution de la raison scientifique : le caractère éphémère de l’expérience s’opposait aux idées de collections, de préservation et de conservation, le musée revendiquait conjointement aux artistes et au public, le hic et nunc de l’expérimentation, comme de son échec possible. Dans cette réciprocité revendiquée de l’art et de la vie, l’autonomie du white cube était déconstruite au profit d’un musée ductile façonné par les expériences mêmes qui le secouaient.
L’institution devenait concomitante de l’œuvre. Pour Walter Zanini : « Il ne s’agissait pas d’une exposition qui pouvait être vue en 5 minutes ou seulement lors de la soirée d’inauguration : c’était un type de manifestation que l’on devait accompagner dans sa vitalité, son déploiement quotidien, dans le dialogue des uns avec les autres, dans l’effort de compréhension de chaque attitude, de chaque message, aussi contestataire, hermétique ou ingénu soit-il, dans la compréhension de ses résultats ou de ses frustrations »[5]. Laboratoire enthousiaste, mais aussi conflictuel et parfois naïf peut-être, la JAC VI n’en reste pas moins une exposition où les codes de l’institution muséale d’alors sont discutés collectivement. Les rôles s’y trouvent partagés, voire échangés, à la faveur d’une politique de groupe ouverte à ses antagonismes ; le directeur lui-même acceptant de voir lui échapper le choix des contenus présentés.
… pour devenir un musée forum[6]
L’une des forces du « MAC de Zanini » a été sa porosité aux pratiques expérimentales de son temps. Le musée a su accueillir, mais aussi accompagner, ces nouvelles manières de faire de l’art et de le partager, en même temps qu’il a accepté d’être transformé au contact de celles-ci. « Nous avons fait ce que nous pouvions à l’époque. Parce que le budget était petit, et nous avions peu d’employés. Ça a gêné aussi... Vous pensez au directeur assis sur sa chaise. Ce n’était pas ça. C’était tellement différent, c’était romantique on pourrait dire. Romantique dans le bon sens, celui de pouvoir échanger avec les artistes. Il y avait de l’implication, beaucoup d’amitié. Aussi à cause des cours à l’université, dans les écoles. Nous étions collègues. Il n’y avait pas de question bureaucratique et hiérarchique. Les gens recherchaient des contacts, simplement humains, techniques, professionnels, pour unir leurs forces. Tant à la biennale qu’au musée, à la FAAP. Je pense qu’il y avait un climat comme celui-là. Je pense que le conceptualisme a apporté cette force d’idées. Cela ne fait aucun doute. Et pour de nombreuses raisons. C’était dans cette contemporanéité, dans un moment où le modernisme était épuisé »[7].
Si la JAC VI dévoile de manière emblématique une certaine vision de l’institution et de son rôle, portée par Walter Zanini aux côtés des artistes et des élèves, d’autres expositions de cette période en sont tout autant révélatrices et poursuivront cette réflexion plus avant comme en témoigne Prospectiva 74, Poeticas Visuais, Videopost, etc. À partir de 1977, le musée ouvrit deux espaces dédiées à la création contemporaine, l’Espace A et l’Espace B. L’Espace B, qui était plus spécifiquement destiné aux nouvelles formes de médias, accueillit ainsi les premières expositions entièrement consacrées à l’art vidéo. Ce parti pris critique et muséologique permit à Walter Zanini de penser le musée comme un espace ouvert, où se combinait réception et production, transmission et recherche en acte, histoires et actualités, s’équilibrant ainsi dans une existence double, à la fois « introvertie » et « extravertie ».
Walter Zanini demeure encore trop peu présent à ce jour au sein des récits internationaux d’une histoire de l’art qui cherche à tracer les linéaments d’une institution contemporaine plurielle en devenir, cela malgré les nombreuses recherches à son entour. Cet article ne serait rien sans l’incroyable travail d’archives, de recherche et de partage conduit depuis de nombreuses années par l’historienne de l’art Cristina Freire autour de la figure de Walter Zanini[8].
Notes
[1] D’après une communication présentée lors de la Journée d’étude « Faire de l’histoire de l’art en langues, traduire la théorie et l’histoire de l’art des Amériques latines », Globalisation Art et Prospective - Atelier 5, 19 février 2021, Institut national d’histoire de l’art, Paris.
[2] Zanini, Walter. “O museu e o artista”. In Walter Zanini: escrituras críticas, publié par Cristina Freire, 115-117. São Paulo : Annablume, 2013. Texte présenté à l’occasion du VIème Colloque de l’Association des Musées d’Art du Brésil (AMAB) au Musée d’Art Moderne de Rio de Janeiro, en Juin 1972.
[3] In « Poeticas Visuais », Poeticas Visuais, cat. exp., MAC USP, Unibanco Editora, 1977, n. p.
[4] « Au MAC, durant 14 jours, l’art est véritablement mort. », Olney Kruse, 28 octobre 1972, source inconnue. Article reproduit dans le catalogue de la JAC VI, MAC-USP,São Paulo : 1972,n. p.
[5] « A JAC VI, Uma nova abertura », texte de présentation. Catalogue JAC VI, MAC-USP,São Paulo : 1972,n. p.
[6] Cristina Freire, Poeticas do processo : arte conceitual no museu, São Paulo, Illuminuras, 1999, p. 58.
[7] « Entrevista com Walter Zanini : formação de um sistema de arte contemporânea no Brasil », consulté le 17 février 2021 : www.forumpermanente.org.
[8] Voir notamment Walter Zanini : escrituras críticas, ed. Cristina Freire. São Paulo : Annablume, 2013.