Adriana Salazar est une artiste et chercheuse colombienne, actuellement basée à Mexico. Ses projets les plus récents se situent à l’intersection des pratiques artistiques et de la recherche, entre des savoirs divers, et abordent les limites entre le vivant et l’inanimé. Elle a exposé ses projets dans de nombreuses institutions, notamment le Centre d’art contemporain Passerelle (France), le Kunstmuseum Heidenheim (Allemagne), le CA2M (Espagne), Havremagasinet (Suède), l’Institut Pratt (États-Unis), le Muca-Roma (Mexico) et le Museo del Barrio (New York). Elle a été invitée à la Triennale des nouveaux médias (Pékin, 2014), à la Triennale Californie Pacifique (Californie, 2013) et au Salón Nacional de Artistas (Medellín, 2013). Elle a bénéficié de résidences d’artiste telles que le Grand Central Art Center (États-Unis), le Village international d’art Akiyoshidai (Japon), le Centre d’artistes Nordik (Norvège) et la Royal Hibernian Academy (Irlande). Ses œuvres font partie de la collection du MARCO (Mexique), du UCR ArtsBlock (Californie) et de Banco de la República (Colombie). Elle est titulaire d’un diplôme en beaux-arts de l’université Jorge Tadeo Lozano de Bogota, d’un master en philosophie de l’université Javeriana de la même ville et d’un doctorat en art et design de l’université nationale autonome du Mexique (UNAM).
David Gutiérrez Castañeda est sociologue à l’Université nationale de Colombie (2006), et titulaire d’un master en histoire de l’art à l’Université nationale autonome du Mexique (2011). Il est titulaire d’un doctorat en histoire de l’art (2016) de l’UNAM, avec dominante sur les études de performance et de genre, l’art et la politique en Amérique latine, et la muséologie contemporaine. Dans sa recherche doctorale Ejercicios del Cuidado : a propósito de La Piel de la Memoria, [Exercices de soins : à propos de La peau de la mémoire] il explore les performances culturelles et artistiques comme forme de soin éthique. Professeur associé C à temps plein en licence en histoire de l’art à l’Escuela Nacional de Estudios Superiores Unidad Morelia (ENES) de l’UNAM, il anime le Séminaire d’études des arts de la scène et des arts vivants (SepaVivas) et le programme de résidences artistiques de l’ENES. Ce séminaire est ouvert aux processus d’expérimentation performative, aux arts processuels, aux matérialités vivantes et aux discussions sur le genre. Il est membre du collectif de recherche Taller de Historia Crítica del Arte et de la RedCSur - Réseau Conceptualismos del Sur, et lauréat du Prix national de la critique d’art du ministère colombien de la culture en 2010. Ses recherches comprennent : De los géneros a los cuidados[Genres et citoyenneté]. Pratiques pédagogiques pour réfléchir sur les intimités dans les contextes publics institutionnels (Papime PE404818) et Animer l’horizon environnemental commun : rencontres pédagogiques entre les arts et l’écologie politique (Papime PE402519) et le Laboratoire de soins pandémiques. Il est l’auteur du livre Mapa Teatro 1987-1992 (2014).
Abstract
À travers les notions d’enchevêtrement et d’animisme, cet article cherche explore les connexions historiques et politiques, humaines et plus qu’humaines au sujet du lac Texcoco. Une approche qui part de la recherche artistique pour s’inscrire dans les contingences écologiques et politiques du territoire du Mexique central.
Vue des terres fédérales du lac Texcoco en 2016.
Mexico est aujourd’hui l’une des villes les plus densément peuplées au monde, même si elle est construite sur le site exact qu’occupait autrefois un immense complexe de six lacs reliés entre eux : Zumpango, Xaltocan, Mexico, Texcoco, Chalco et Xochimilco. Parmi ceux-ci, le lac Texcoco occupait une partie importante de la zone centre-est de la métropole, couvrant également plusieurs municipalités de l’État voisin du Mexique. L’histoire de la fondation de cette ville de la Nouvelle Espagne, intimement liée à une longue lutte avec l’eau, a été largement racontée : en 1521, après la conquête espagnole, la ville de Mexico a été fondée sur l’îlot de Tenochtitlan, en essayant de reproduire dans cette géographie compliquée un mode d’urbanisation européen. Depuis lors, le lac Texcoco est devenu l’une des plus grandes menaces qui pèsent sur le nouveau projet urbain, débordant sur ses routes et ses bâtiments lors d’inondations qui ont causé bien des effondrements. Ce projet d’une urbanisation qui menaçait de se désintégrer sous la force des courants d’eau du lac, a exigé l’assèchement du lac au cours des siècles suivants au moyen de bassins de régulation et de canaux, qui ont effacé progressivement les traces de son existence.
En 1970, les terres du lac Texcoco étaient déjà recouvertes d’asphalte d’un côté, et de l’autre exposées au soleil et au vent dans un immense désert salin d’environ vingt mille hectares. Depuis, ce désert a été transformé, fracturé et occupé de multiples façons, perpétuant des conflits aussi vieux que l’arrivée des armées espagnoles. Ces différends ont été intensément réactivés en 2014 lorsque la construction d’un nouvel aéroport international du Mexique (NAIM) a été décrétée sur une portion de 5 000 hectares appartenant aux terres lacustres déjà drainées de Texcoco, déclenchant un débat politique de dimension nationale et de résonance médiatique internationale.
Tout au long du débat public contre la construction du NAIM, de nombreux arguments ont été soulevés. Il a été notamment révélé que les dirigeants politiques ont, par le passé, réprimé les mouvements d’Atenco et de Texcoco, voisins du projet d’aéroport, déployant une crise humanitaire majeure en soutenant ce projet d’investissement. On a également invoqué l’augmentation de la température dans cette région et l’accélération de l’assèchement de ses affluents, susceptibles de provoquer une transformation climatique radicale pour la ville de Mexico. On a démontré que la construction du NAIM mettrait en danger les oiseaux migrateurs qui se reposent constamment dans le bassin de régulation de Nabor Carrillo à l’intérieur des lacs de Texcoco, et menaçait la sauvegarde de ses dix millions de mètres cubes d’eau. Il a même été déclaré que le changement atmosphérique affecterait la route et la vitesse des vents, entraînant de fortes répercussions et aggravant les dégradations environnementales déjà ressenties dues à l’ozone dans la ville. Il a également été avancé que, s’ajoutant à d’autres facteurs tels que les faibles précipitations, l’assèchement du bassin de Nabor Carrillo pourrait entraîner des incendies plus importants et donc accroître les crises environnementales[1].
Chacune des analyses et des débats déclenchés au sujet du lac Texcoco ont montré les interrelations entre les connaissances scientifiques, les modes de vie, les politiques publiques et les exigences de l’économie mondiale. Ce territoire est un enchevêtrement d’activités humaines liées aux quartiers populaires, aux unités d’habitation, aux industries agricoles, aux zones de protection environnementale et archéologique, à des dépôts d’ordures urbaines et de déchets industriels, et à une vaste zone asséchée qui, avec les vents, produit des soulèvements de poussière qui affectent la respiration des animaux, des plantes et des humains.
Il n’est pas facile aujourd’hui de toucher au lac de Texcoco. Si la consultation citoyenne ambigüe du 25 octobre 2018 a permis au futur président élu d’avoir le soutien populaire pour annuler le projet d’aéroport et envisager un projet alternatif pour le transport aéronautique de la région, cela n’a pas apaisé pour autant l’intensité du débat qui se poursuit encore à propos de la zone du lac Texcoco. De fait, le projet du NAIM a provoqué dans les médias une résurgence des débats et mouvements sociaux locaux, impliquant les scientifiques, les anthropologues, les historiens et les dirigeants politiques qui en discutaient déjà depuis de nombreuses années. Le lac Texcoco n’est donc pas un problème nouveau. Il est né de la somme des décisions géo-historiques qui remontent à la conquête violente d’un territoire, qui a brisé la coexistence humaine avec un système d’eau intimement lié à sa géographie. La vallée du Mexique est formée par les bassins de ses lacs, par les eaux souterraines qui sous-tendent aujourd’hui la zone sud-est de la ville de Mexico, ainsi que par les montagnes qui constituent ses zones de recharge en eau. Les habitants de ce territoire ont depuis très longtemps appris à traiter la gestion des eaux de surface et souterraines de différentes manières : construction de canaux pour contrôler le flux des pluies torrentielles qui menacent d’inonder les zones de basse altitude, création de réseaux de circulation et de zones de culture, interdépendance entre l’homme et les autres espèces. Ces relations ont été progressivement mises à mal suite à la mise en œuvre du modèle de la ville coloniale espagnole et de ses formes européennes d’agriculture, même si les mécanismes de culture ancestraux ont partiellement survécu, ce qui a accéléré une dégradation du territoire, et des effets à long terme. Les mécanismes d’urbanisation et d’industrialisation ont impliqué le drainage d’importantes zones lacustres et, au milieu du XIXe siècle, la mise en place de systèmes complexes de drainage et de captation ont eu des implications considérables, qui nous amènent à penser que le lac Texcoco dans son état actuel est la résultante de beaucoup de facteurs étroitement enchevêtrés : il est la ville elle-même, une zone aquatique, un aéroport en panne, un enjeu de lutte de nombreux mouvements sociaux, un territoire déstabilisé par le changement climatique, mais aussi l’enjeu des projets qui tentent de le récupérer.
L’assèchement de l’eau dans la région centrale du Mexique ne relève pas d’une décision arbitraire ou circonstancielle. Il s’agit d’un projet historique fondé par l’homme, pensé d’un point de vue anthropocentrique. Et les auteurs de ce texte tentent à leur tour d’avoir un impact sur cette histoire. Nous considérerons l’assèchement de ce bassin comme un processus naturo-culturel (Haraway, 1997) et le lac Texcoco comme une entité vivante (Stengers, 2012) faite de relations qui s’entrecroisent, se chevauchent et parfois mêlent les processus humains, non humains et plus qu’humains. Nous faisons appel à une expérience in situ et sectorielle générée par un projet de recherche artistique : le Musée animiste du lac Texcoco, dirigé par Adriana Salazar[2].
Grâce à ce projet de recherche, nous considérerons le lac Texcoco comme un hyper-objet (Morton,2013). Il est opaque, car il peut être compris comme une masse d’eau et en même temps comme son absence. Il est visqueux, en ce sens qu’il ne nous permet pas de discerner des limites claires entre un aéroport, des zones cultivées, des bassins de régulation, des zones drainées et même la ville elle-même. Il se fond et se mélange à d’autres expériences et processus historiques, urbains et écologiques. Bien que nous percevions un territoire qui semble avoir des limites claires, sa vie fonctionne selon des régimes qui se mêlent au-delà des frontières administratives de la ville : eau, vent, migrations, routes aéronautiques, mobilisation des ressources naturelles, etc. Ce lac existe donc en de multiples moments et espaces simultanés que nous abordons discursivement et matériellement. C’est pourquoi, bien qu’aujourd’hui le lac Texcoco existe dans une zone géographique spécifique, il ne s’y limite pas. Son existence concerne des espaces plus grands que lui et des interconnexions qui dépassent ses frontières politiques et son présent le plus immédiat. Affirmer que le lac Texcoco est plus grand qu’un « terrain vague et asséché » est devenu l’objet d’une des plus importantes disputes politiques qu’il a soulevées. Il est devenu inter-objectif : le lac Texcoco est la multiplicité des relations matérielles, discursives, géographiques, environnementales, humaines et plus qu’humaines qui marquent la vallée centrale du Mexique. Cette multiplicité est irréductible. Nous n’en saisissons que des aspects partiels, ceux que nous articulons comme un récit possible, mais où ce que nous en savons demeure instable : ce que nous pouvons entrevoir et qui constitue la vie même du lac Texcoco, en appelle à un ressentir plus grand que ce que nous pouvons en percevoir.
Le Museo Animista du lac Texcoco (MALT)
Artefact du Museo Animista du lac de Texcoco appartenant à un dépôt de décombres du tremblement de terre de 1985 dans le lac de Texcoco.
L’artiste Adriana Salazar est arrivée à Mexico en 2014, rejoignant les milliers de migrants qui aboutissent dans cette métropole en provenance du centre et du sud du continent américain. Cette ville, un réseau dense de bâtiments et de routes, semblait alors ne garder aucune trace de l’eau du lac qui, dans les années 1500, s’étendait sur toute la longueur et la largeur de l’actuelle zone métropolitaine. Suite à des recherches menées sur les derniers vestiges de ce lac apparemment disparu, dont le projet d’assèchement dépassait les dimensions que cette artiste connaissait dans sa ville natale de Bogota, elle a lancé le projet du Museo Animista del Lago de Texcoco (MALT).
Dans ses recherches préliminaires, Adriana Salazar a trouvé des indices qu’on appelle des « témoins de l’affaissement », qui ont révélé comment le sol du lac qui se trouve sous les bâtiments et les avenues est toujours en mouvement : il s’est enfoncé de plusieurs mètres au fur et à mesure que l’eau des nappes phréatiques de son sous-sol a été drainée, comme le révèle une série d’indices apparus dans des strates plus profondes et plus fermes - comme des poteaux ou des piédestaux – qui se sont retrouvés plus hauts qu’ils n’étaient à l’origine. C’est dans ce mouvement du sol de la ville, qui montre comment ce lac agit encore et affecte les manières d’être de la ville, que l’orientation « animiste » du projet que nous rapportons ici a commencé à prendre forme : en utilisant ce mot, nous voulons souligner l’existence de quelque chose d’apparemment inexistant, mais qui a pu être découvert, ainsi que la vie de quelque chose qui était apparemment inanimé.
L’apparition de ces « témoins » a permis de révéler de multiples formes d’existence du lac Texcoco : il est aujourd’hui un substrat fracturé, ville et désert tout à la fois. La persistance au présent des processus coloniaux qui ont commencé il y a près de cinq cents ans est également évidente : la ville de Mexico continue à s’étendre dans les forêts et les collines qui l’entourent, capturant son eau, déplaçant dans ce processus ses populations et altérant par conséquent ses systèmes hydrauliques. C’est ainsi, dans les intersections entre ces nouvelles existences et dissonances historiques du lac Texcoco, qu’a émergé à nos yeux une réactivation significative du concept d’animisme. Ce mot, inventé au commencement de l’anthropologie, servait à l’époque à une opération de colonisation épistémologique selon laquelle il était possible d’observer comme des objets d’étude une série de peuples intimement liés à leur milieu de vie (Morrison, 2013). En qualifiant d’« animistes » les pratiques des peuples qu’on observait, on interprétait ces pratiques comme des confusions d’un esprit primitif, mais qui ne pouvaient résulter en fait que d’un long processus civilisateur : par exemple, dans cette pensée « confuse », on attribuait une voix et un pouvoir à des entités non humaines telles que les rivières, les lacs, les montagnes ou les forêts auxquels les peuples européens ne croyaient déjà plus depuis des siècles au nom d’une rationalisation de la pensée (Povinelli, 1995). Grâce à cette catégorie anthropologique, le primitif pouvait être clairement observé comme un membre d’une autre civilisation (Garuba, 2012), ce qui permettait de clarifier toute équivoque : pour les colonisateurs, le domaine de l’inanimé devait rester strictement distinct du domaine du vivant, afin de fonder un processus crédible de connaissance.
Le MALT a cherché à questionner cette vision en retournant ce mot sur lui-même et en admettant, tout au contraire, que le vivant et l’inanimé sont liés : ce projet constitue donc une tentative d’embrasser ces confusions comme des nœuds critiques qui réactivent certains types de connaissances. De fait, le contexte du lac Texcoco, avec ses complexités politiques, historiques et socio-environnementales, ne peut être analysé de manière responsable que si l’on prend en compte la réalité de ces multiples imbrications. Faire appel au terme d’animisme impliquait aussi de reconnaître les racines coloniales de la curiosité qui anima en premier lieu la recherche quasi « expéditionnaire » menée sur le lac Texcoco, ainsi que les modalités qui ont donné lieu à des récits et permettant de gérer ses différentes manières d’exister au présent : se déclarant animiste, ce projet admettait les onto-épistémologies qui l’ont précédé et l’on fait émerger.
Au fur et à mesure que ces recherches avançaient, Adriana Salazar a localisé et étudié les terres « mortes » après l’assèchement final du dernier vestige du lac Texcoco. En 1971, sous le nom de Zona Federal Lago de Texcoco, le gouvernement mexicain avait délimité la zone lacustre non aménagée afin de récupérer d’une manière ou d’une autre l’environnement écosystémique perdu et du même coup pouvoir promouvoir des projets de développement urbain sur ses terres, dans une initiative contradictoire, qui a encore fracturé davantage ce territoire dans les décennies suivantes. Ainsi, en parcourant ces terres, nous avons découvert une série de ruines et de traces matérielles appartenant à des projets de transformation de ces terres, qui semblaient appartenir à des situations entièrement différentes, ajoutant ainsi de nouvelles couches d’existence à cette ancienne zone d’eau : des infrastructures publiques abandonnées, des hectares couverts de ruines du tremblement de terre de 1985, des débris d’urbanisations illégales, ainsi que de nouvelles zones d’eau aménagées et habitées par des espèces étrangères de flore et de faune, comme le bassin de régulation de Nabor Carrillo. La partie nord de ce territoire fédéral, a également été marquée par la construction d’un des plus grands projets de développement de la région centrale du Mexique, dont les effets commençaient déjà à se faire sentir dans la zone du lac Texcoco et de ses environs : le nouvel aéroport international du Mexique (NAIM). Ce mégaprojet a perpétué les opérations de conquête qui, il y a des siècles, cherchaient à effacer la géographie aquatique de cette région pour y construire un nouveau projet civilisateur : il s’agissait cette fois d’insérer le Mexique dans la sphère mondiale du développement (Escobar, 2014 : 27)[3].
Les ruines et les traces physiques trouvées dans ces différents sites, qui ont configuré le « nouveau » lac Texcoco, ont été recueillies in situ par Adriana Salazar et un groupe de collaborateurs, grâce à un exercice d’archéologie expérimentale. Cette méthode archéologique entre en résonance avec d’autres pratiques qui expliquent l’innombrable diversité des matériaux qui façonnent le présent et le passé récent de certaines cultures (González-Ruibal, 2014). Ainsi, dans cet exercice, certaines méthodes d’exploration, de fouille et de classification utilisées pour le traitement des pièces archéologiques ont été adoptées pour indexer des artefacts communément associés à la catégorie des ordures : roches, échantillons de sol, échantillons de plantes, outils, ustensiles, matériaux de construction, documents et autres matériaux instables, dans un état d’abandon et souvent indiscernables de ceux qui constituent le matériau dont sont faites les villes latino-américaines contemporaines.
C’est ainsi qu’a été constituée la collection du MALT : un ensemble d’environ 500 pièces provenant de différentes tentatives de régénération, de transformation et d’occupation des terres fédérales du lac Texcoco. Les artefacts très divers qui composent cette collection ont été associés aux récits qui rendaient compte des différentes formes d’existence du lac, et qui acquéraient une nouvelle résonance à cette époque du fait du débat et des travaux de terrassement pour la construction du NAIM sur une partie importante du lit du lac. De ce fait, les pièces nouvellement collectées prenaient de multiples significations qui renvoyaient au passé de la région du Mexique central, aux circonstances de son présent et à un futur possible dans lequel le lac et sa région pourraient subir des transformations dramatiques.
Le lac a alors été le sujet d’une problématique particulière : le substrat qui se trouve sous les fondations de la ville de Mexico s’enfonçait, les nouvelles couches matérielles de son sol se déplaçaient vers les collections d’un projet artistique, et les habitants de sa rive redécouvraient l’urgence de revendiquer les restes encore préservés d’un écosystème vital menacé par le mégaprojet d’aéroport. En réponse à ces imbrications compliquées, il a été nécessaire de réaménager la collection du MALT pour une série d’installations et de présentations publiques dans lesquelles les pièces pouvaient être réorganisées, interprétées et discutées à la lumière d’un contexte changeant dont le passé ne cessait de revenir à l’esprit.
Les muséologies anthropologiques séparent souvent le passé du présent en distançant l’observateur « vivant » de l’inertie apparente des pièces emprisonnées derrière des vitrines et sur des piédestaux. À l’opposé de ce type particulier d’arrangement muséologique, une muséologie animiste a été pensée, qui permette de mieux comprendre comment ces artefacts évoquent le passé, et en même temps de respecter leur actualité contextuelle qui ne peut être figée. Cette muséologie embrasse les temporalités complexes de ce bassin autant que les voix qui en modifient le sens. Elle admet également que ses pièces sont en mouvement et en mutation, soit par l’action environnementale de détérioration, soit par les transformations subies par le lieu d’où elles proviennent, soit par les connotations sémiotiques qui se déposent sur elles lorsqu’elles sont interrogées et interprétées de multiples façons.
Cette muséologie, à la différence de celle du musée-institution traditionnel, peut être variable, modifiable, se réorganiser en fonction des circonstances qui suscitent de nouvelles façons de spéculer sur les pièces qu’elle rassemble - spéculations historiques, socio-écologiques et fabuleuses (Haraway, 2016) ; elle peut supprimer la distance entre exposition et public qui marque habituellement les expositions du patrimoine archéologique ; elle peut aussi « faire un musée » dans d’autres contextes, en se réorganisant et en se tissant aux urgences du lieu qui l’accueille. La muséologie animiste exige des invocations et des apparitions qui la mobilisent, qui la transforment en nouveaux lieux d’exposition et qui rendent le lac Texcoco lui-même vivant et dynamique. Conformément à cette approche muséologique, plus éthique qu’esthétique, le MALT a fait deux apparitions publiques, que nous allons décrire ci-dessous.
Dans chacun des cas, le MALT a été inséré dans des institutions muséologiques déjà établies, en résonance avec des projets culturels préexistants tels que le Museo Comunitario del Valle de Xico, fondé et dirigé par le chef de la communauté, Genaro Amaro. Dans ce musée, les connaissances et les expériences des habitants de la vallée du Xico ont été articulées avec une série de pièces archéologiques (au sens classique du terme) trouvées par eux, produisant dans cette articulation une série de contre-récits historiques qui ont servi à reconfigurer les récits fondateurs de la région autant qu’à donner un sens à son présent.
De manière comparable à cette reconfiguration muséologique qui lui sert d’antécédent, l’assemblage de matériaux, de connaissances et d’actions concrètes qui configure le MALT a été présenté – nous préférons dire est apparu - en avril 2018 au Centro Cultural Palacio Clavijero à Morelia, Michoacán, Mexique. Au cours du second semestre 2018, il est également apparu au Museo Universitario de Ciencias y Arte Muca-Roma, à Mexico. Nous parlons d’apparence et non d’exposition, car dans chaque exposition du MALT, les pièces ne sont pas montrées de manière univoque, mais elles se manifestent, s’invoquent et convoquent, puis se retirent.
Apparition à Morelia, Michoacán
Michoacán signifie « terre des lacs » dans la langue du peuple Purepecha. Cet État, situé au centre-ouest du Mexique, est traversé par de nombreux plans d’eau que les gens qui l’ont habité dès avant la colonisation espagnole invoquaient avec ce mot puissant « Michoacán ». Aujourd’hui, l’abondance de l’eau qui a donc donné son nom à ce territoire est en forte diminution. Cuitzeo, le plus grand de ses lacs, a subi une baisse spectaculaire de son niveau d’eau après la construction d’une autoroute qui l’a divisé en deux parties. Certaines sources, comme la Mintzita, située à la périphérie de la ville de Morelia, ont souffert de l’exploitation non réglementé de l’eau par des camions citernes qui redistribuent l’eau selon des motivations aléatoires (Morales, 2015), et de sa captation et pollution par des développements industriels tels que l’usine de papier Kimberly Clark (située à quelques kilomètres de son rivage). La biosphère des papillons monarques, une réserve écologique qui accueille de grandes migrations de ces lépidoptères chaque hiver, est également touchée par le captage d’eau du système Cutzamala, une énorme infrastructure hydraulique qui alimente la ville de Mexico en eau. De plus, toutes ces réserves d’eau s’épuisent à un rythme accéléré du fait de l’augmentation de la température provoquée par le changement climatique.
L’École nationale des études supérieures de l’Université nationale autonome du Mexique, à Morelia, capitale de cet État, a développé des programmes universitaires transdisciplinaires faisant appel, entre autres, à l’histoire de l’art, la conservation, l’anthropologie et les études environnementales. C’est dans ce cadre que le programme d’histoire de l’art propose un Séminaire d’études de la performance et des arts vivants, dirigé par David Gutiérrez, visant à mobiliser des problématiques locales de manière inattendue et transversale. Le Musée animiste du lac Texcoco y a fait son apparition sous la forme d’une expérience artistique, pédagogique et muséologique abordant sa collection dans un esprit de convergence et de médiation des savoirs locaux. Le séminaire tente également d’établir ainsi un dialogue entre les récentes transformations du lac Texcoco, son passé colonial qui a conduit à l’assèchement de son bassin et l’eau encore présente dans l’État du Michoacán.
La première présentation publique de cette muséologie animiste a donc débuté sous forme de mise en commun de ses matériaux avec ceux du contexte d’accueil, afin d’élargir les couches de sens construites sur les terres du lac Texcoco et de susciter en même temps des questions sur la ruineuse perte des masses d’eau du Michoacán. Cela exigeait de faire apparaître le potentiel de collaboration du MALT avec d’autre éléments significatifs : les artefacts devaient donc être animés en relation avec d’autres voix, articulées avec d’autres vies. Gutiérrez et Salazar ont réuni un groupe d’étudiants pour présenter la collection de pièces du MALT de façon critique, afin, selon notre méthode muséologique, que leurs matériaux et leurs récits puissent être reliés aux indices laissés par les crises successives du lac. Ainsi, les débris collectés dans la zone de construction du NAIM, les ruines du tremblement de terre de 1985, les matériaux appartenant à des infrastructures fédérales abandonnées et les ruines de maisons illégales détruites, qui constituaient la collection MALT, ont été examinés dans le cadre du séminaire pour faire apparaître leurs significations locales dans le contexte du territoire lacustre de Michoacán.
De cet espace d’expérimentation du séminaire est née une proposition d’exposition au Centro Cultural Palacio Clavijero de Morelia. Par la conservation, l’organisation et l’installation muséographique les pièces du MALT ont fait apparaître l’imbrication entre les terres du lac Texcoco et la géographie du Michoacán, dans une mise en relation des connaissances de différentes origines que nous avons rassemblées. La méthode muséologique animiste qui inspire ce projet implique non seulement l’agencement d’une collection d’objets dans un espace d’exposition, mais aussi la production des médiations qui font émerger de nouvelles connaissances de ces objets. Pour son apparition à Morelia, le MALT a organisé une série de conférences, d’excursions et autres activités autour des artefacts du MALT, et mis en évidence l’implication de nouvelles connaissances artistiques, géo-scientifiques, géo-historiques, environnementales et anthropologiques combinées à celles du mouvement social qui défend la source de La Mintzita contre la contamination et l’exploitation non réglementée - la Communauté écologique des Jardines de la Mintzita.
Le MALT a soulevé des questions sur l’avenir possible des eaux qui circulent sur son territoire. À travers les relations complexes qui sont apparus entre artefacts et savoirs locaux, cette activité du MALT au Michoacán a révélé les liens tangibles qui existent entre deux bassins lointains - les bassins du Mexique et du Michoacán –, abordant ainsi une dimension beaucoup plus largement distribuéede la nappe d’eau, les processus de colonisation qui ont modifié ses localisations et une re-signification de la notion même de lac.
Et en retour, les expériences muséologiques mobiles du MALT ont suscité une nouvelle conception de son prochain redéploiement à Mexico.
Apparition à Mexico
Le Museo Universitario de Ciencias y Artes Muca-Roma est situé dans un quartier de la ville de Mexico qui se trouve sur la zone de l’ancien lac. Les bâtiments de ce quartier s’enfoncent, se fissurent et s’inclinent progressivement à mesure que le sol asséché du lac Texcoco s’affaise sous leurs fondations. Certains de ces bâtiments se sont effondrés lors du tremblement de terre de 1985, laissant derrière eux des amas de débris qui ont été partiellement transportées et déposées sur les terres fédérales du lac Texcoco récemment redélimitées. Certains de ces débris amassés ont constitué une nouvelle couche de sol et ont été des décennies plus tard collectés et incorporés dans la collection du MALT.
Entre août et décembre 2018, le MALT a été présenté, selon une muséographie vivante, dans le Muca-Roma, un musée qui est fait du même matériau que les pièces qui composent la collection qui y étaient déplacée. À l’époque, la construction du NAIM progressait encore à un rythme accéléré, déclenchant de nouveaux débats houleux tout en réactivant d’anciennes disputes à propos des terres du lac Texcoco : ce projet d’aéroport a une longue histoire de tentatives infructueuses remontant à 2001, lorsque le président du Mexique de l’époque, Vicente Fox, a prévu de construire l’infrastructure aéroportuaire sur des terres qui englobaient les terres fédérales du lac Texcoco et s’étendaient aux terres agricoles de l’ejido d’Atenco. À l’époque, un groupe de paysans de la région touchée par ce mégaprojet a formé le Front des Peuples en Défense de la Terre d’Atenco (FPDT), et cette organisation a réussi à exercer suffisamment de pression pour arrêter sa construction, non sans subir une dure répression policière.[4]. Près de deux décennies plus tard, en 2018, le FPDT a repris la lutte pour la défense des territoires agricoles que ses membres ont habités et cultivées pendant des générations, se joignant à d’autres collectifs de citoyens qui ont défendu la survie d’un nouvel écosystème formé sur une partie des terres du lac : cet écosystème a prospéré depuis 1971 sur les rives du bassin de régulation de Nabor Carrillo, à l’intérieur des terres fédérales, accueillant 250 espèces d’oiseaux locaux et migrateurs, régulant les courants des rivières locales, atténuant la pollution de l’air dans la zone métropolitaine de Mexico et contribuant à stabiliser sa température (Córdova, 2018). Il est à noter qu’à la date d’ouverture du MALT dans le Muca-Roma, le président nouvellement élu, Andrés Manuel López Obrador, avait appelé à une consultation publique pour redéfinir l’avenir du projet d’aéroport, dont le développement accéléré avait réussi à fédérer les différentes luttes entreprises pour la défense du lac Texcoco.
Aujourd’hui, le MALT apparaît comme un dispositif multiple, composé d’une présentation de sa collection d’artefacts, d’une série de pièces graphiques - textes informatifs et cartographies -, d’un centre de documentation pour les publications sur l’histoire des lacs de la région du Mexique central, et d’un forum de discussion hebdomadaire. Les différents éléments qui composent ce site permettent de rendre visibles les différentes temporalités de ce contexte problématique, ainsi que les dépendances mutuelles entre le lac, les territoires ruraux qui habitent ses rives et la ville qui s’étend de plus en plus sur son lit. De cette façon, le MALT se présente au Muca-Roma comme un musée à l’intérieur d’un musée. Sous cette forme complexe, ce projet provoque des débats parmi les commissaires en charge des projets, débordant leur caractère strictement artistique pour prendre en compte la conjoncture politique de l’époque. Le projet MALT se situant d’emblée au carrefour d’un ensemble complexe de connaissances, son forum fait converger les problématiques de la recherche archéologique, dont il est parti, avec les nombreuses implications politiques et socio-écologiques du mégaprojet du NAIM. Les connaissances universitaires ont suscité des prises de positions relevant de l’activisme par rapport aux impacts environnementaux mis en lumière par les découvertes archéologiques dans la région du lac, en relation avec les témoignages des membres du FPDT et les enquêtes journalistiques sur le financement irrégulier du projet d’aéroport. On s’est mis à considérer les cartographies communautaires des collines touchées par l’extraction de matériaux et les témoignages des habitants de la ville de Texcoco, ainsi que des études comparatives avec d’autres cas dans d’autres contextes et les interventions de visiteurs et d’experts de différents horizons.
Vivre en se déployant
Chacune des présences du MALT que nous avons étudiées et enregistrées jusqu’à présent a nécessité une approche articulée et différenciée. Elle a fait appel à la muséologie, à la présentation, à la conservation et à la réarticulation des connaissances spécialisées et communautaires dans ses méthodes de communication. Pendant que diverses discussions avaient lieu au MALT, la zone du lac Texcoco changeait elle-même de manière spectaculaire. La construction du NAIM a créé des effets irréversibles sur son environnement, qui sont toujours là, en attente. Pendant ce temps, les artefacts du MALT, de différentes natures matérielles, continuent à changer eux aussi du fait des modes de présentation, des regards et des interpellations qui ont lieu lors de leurs apparitions publiques. De ce fait, au lieu de tendre à construire un récit univoque ou fondamental et définitif à propos de ce territoire dont les enjeux dépassent la somme de ses éléments, le MALT constitue, conserve et déploie sa collection comme sous la forme d’un questionnement, incluant les dialogues et les problématiques quelle suscite et incorpore. Nous voyons lors de ses apparitions s’allumer des lumières qui révèlent fugitivement de nouvelles imbrications.
Bibliographie
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Notes
[1] Les journalistes ont été attentifs aux débats d’opinion et recontextualisations du lac Texcoco pour la ville. En ce qui concerne l’histoire de l’assèchement, voir : labrujula.nexos.com.mx . Concernant l’augmentation de la température et les signes du changement climatique : www.eleconomista.com.mx et www.jornada.com.mx. L’impact environnemental du projet du NAICM sur l’eau, les oiseaux et le climat est présenté à : labrujula.nexos.com.mx.
[2] Pour consulter le projet : www.allthingslivingallthingsdead.com.
[3] Comme le projet du NAIM a été abandonné après la consultation publique de 2018, l’infrastructure aéroportuaire reste encore partiellement érigée sur le terrain du lac Texcoco comme une ruine contemporaine du projet.
[4] Le 3 mai 2006, quelques années après la première annulation du nouvel aéroport prévu par l’administration Fox, des membres du FPDT ont été violemment réprimés par la police fédérale et celle de l’État lorsqu’ils ont soutenu un groupe de vendeurs de fleurs qui étaient bannis du marché aux fleurs de la ville de Texcoco, dans l’État de Mexico. Les affrontements entre les membres de ce front et la police ont donné lieu à des actes de recours excessif à la force policière et à une violation conséquente des droits de l’homme des manifestants, selon la Cour suprême de justice de la Nation et la Commission interaméricaine des droits de l’homme.
* Traduit de l’espagnol par Hervé Fischer.