Luis Felipe Noé : né à Buenos Aires, 1933, a étudié avec Horacio Butler et a ensuite poursuivi sa formation en autodidacte. Entre 1961 et 1965, il est membre du groupe Nueva Figuración avec Ernesto Deira, Rómulo Macció et Jorge de la Vega. Depuis 1959, il a réalisé plus de cent expositions individuelles. Expositions rétrospectives : Museo Nacional de Bellas Artes (Buenos Aires, 1995), Palacio de Bellas Artes (Mexico, 1996), Museo de Arte Moderno de Rio de Janeiro (Brésil, 2010). En 2009, il a représenté l’Argentine à la 53e Biennale de Venise et a été l’invité d’honneur de la XXe Biennale internationale de Curitiba (2013). En 2017, le MNBA a présenté Noé : Mirada prospectiva, consacré à la pratique de sa théorie du chaos. Il a publié de nombreux ouvrages, notamment : Antiestética (Van Riel, 1965 ; De la Flor ; 1988, 2015) ; Una sociedad colonial avanzada (De la Flor, 1971) ; Códice rompecabezas con recontrapoder sobre cajón desastre (De la Flor, 1974) ; Wittgenstein ese es el caso (Ediciones Malvario y Albatros, 2005) ; Noescritos, sobre eso que se llama arte (Adriana Hidalgo, 200) ; Mi viaje - Cuaderno de bitácora (El Ateneo, 2015) ; El caos que constituimos (MNBA, 2017) ; En terapia (Galeria Rubbers, 2018) et El arte entre la tecnología y la rebelión (Argonauta, 2020). Il a reçu le Premio Nacional Di Tella (1963), des bourses du gouvernement français (1961) et de la John Simon Guggenheim Memorial Foundation (1965 et 1966), le Grand Prix d’honneur du Fonds national pour les arts (pour sa carrière, 1997), Brillant Konex aux arts visuels (2002), Prix d’hommage de la Banque centrale d’Argentine (2009), Prix pour l’ensemble de sa carrière, de l’Académie nationale des beaux-arts (2015), Prix pour l’ensemble de sa carrière du Hall national des arts visuels (2019).
Abstract
L’itinéraire intellectuel et artistique de Luis Felipe Noé, des premières rébellions qui ont conduit à Mai 1968 jusqu’à aujourd’hui, invite à requestionner historiquement l’émergence du situationnisme puis du postmodernisme, leurs liens improbables, et l’actualité de leurs analyses face aux bouleversements et aux défis que nous impose désormais la technoscience. L’art qu’on appelle aujourd’hui « contemporain » ne semble plus avoir de parti pris. Il n’est qu’un cocktail d’expériences artistiques consumées, de nouveau élitiste et plus que jamais une marchandise. Mais dans la mesure où de nouveaux processus de revendications culturelles émergeront de la pandémie, l’art reprendra conscience de sa fonction critique. Tout changement politique naît d’une conscience culturelle.
Hervé Fischer - En tête de votre livre, vous déclarez : « Ainsi, le postmodernisme est né sans le sens rebelle qu’il a pris par la suite, devenant une caricature de ce qui a commencé en Europe avec le situationnisme, qui a été énoncé comme une contre-culture basée sur les expériences d’avant-garde formulées dans l’art au début du XXe siècle ». Il serait intéressant que vous nous disiez ce qui, à votre avis, caractérise le postmodernisme par rapport au situationnisme. Comment comprenez-vous la transition du situationnisme au postmodernisme ?
Luis Felipe Noé - Tout d’abord, je me réfère au situationnisme comme à une manifestation qui était en train de couver en Europe, qui après le Mai 68 français a été comprise comme une nouvelle forme de rébellion culturelle contre la société organisée, mais qui a commencé dans les universités de Berkeley et de Columbia avec les protestations contre la guerre du Vietnam. Tout ce processus découle de la remise en question des expériences d’avant-garde dans le domaine artistique. Il constitue, en fait, une première manifestation postmoderniste, positive et optimiste d’un processus de transformation socioculturelle. D’autre part, ce qu’on a consciemment appelé le postmodernisme est une conséquence de l’échec de cette position et est né en plein scepticisme.
Hervé Fischer - Vous affirmez également : « J’ai décidé de publier cet écrit comme un livre d’histoire qui reflète une époque. C’est pourquoi j’ai ajouté au titre original "L’art entre technologie et rébellion" le sous-titre "Vers 68". Ce livre décrit un état de conscience du passé, même s’il est écrit au présent, parce que je crois que certains symptômes sont encore d’actualité ». En publiant aujourd’hui ce livre, que vous avez commencé à écrire depuis longtemps, vous pensez qu’il est toujours d’actualité. Souhaitez-vous en expliquer quels aspects en particulier ?
Luis Felipe Noé - Ce livre paraît certes aujourd’hui, mais je n’ai pas pris des années pour l’écrire Je l’ai lancé à New York en 1967 dans un contexte de rébellion juvénile contre la guerre du Vietnam et de fascination pour les capacités d’un monde nouveau que la technologie révélait. L’art, en revanche, était réduit à sa plus simple expression. Ainsi, alors que Marcuse, en tant que néomarxiste, et McLuhan, en tant que grand théoricien de la révolution technologique, appelaient à une prise de conscience face à la technologie électrique, estimant qu’elle révoquait les hypothèses précédentes et mettait ainsi progressivement fin à la rupture entre l’art et la société, des théoriciens du domaine artistique tels qu’Harold Rosenberg et Susan Sontag soutenaient que c’était l’art qui arrivait à sa fin et appelait à sa propre abolition. En tant que Sud-Américain, je croyais encore à l’art comme une énonciation d’un peuple dans un contexte de révolution culturelle. Mais lorsque je suis retourné à Buenos Aires, j’ai estimé que face aux dictatures militaires répétées, il valait mieux ne pas publier le livre, que j’ai terminé là-bas en 1972.
Si j’ai accepté aujourd’hui les encouragements à le publier de la part de jeunes amis essayistes, c’est parce que je sens qu’un esprit de révolution culturelle se manifeste à nouveau. Le concept de révolution culturelle que j’utilise ne doit pas être associé à celui de la Chine maoïste, qui découle d’une décision du pouvoir politique établi. C’est plutôt une idée fondamentale, née de la conviction que tout changement politique naît d’une conscience culturelle. Dans ce sens, la révolution féministe, le développement de la conscience écologique et les conquêtes de la rébellion en faveur du libre choix sexuel, outre les rébellions au Chili et en Colombie à la fin de l’année dernière et au début de cette année, m’ont aussi encouragé à le publier et à le diffuser.
Cartographie positive d’une société coloniale supérieure.
Hervé Fischer - Dans l’introduction, vous écrivez : « L’art c’est de la merde » affirmait un graffiti mural français lors de la rébellion de mai 1968, alors que dans la même perspective rebelle et la même année, le yippie Abbie Hoffman écrivait : « Je suis lié à la rébellion comme à une œuvre d’art. L’art est la seule chose qui vaille la peine de mourir ». Que pensez-vous de ces deux déclarations aujourd’hui, en notre temps de chaos pandémique ? Comment voyez-vous la problématique artistique actuelle ?
Luis Felipe Noé - Ces déclarations ont été faites dans un contexte de rébellion culturelle et, malgré leurs divergences, elles appellent à rompre avec le monde de l’art qui considère l’art comme un produit marchand – pour projeter l’énergie créative dans la culture qui invite au changement social. Ce n’est plus le cas actuellement, mais il y a des manifestations dans ce sens dans des processus concrets comme ceux que je viens de mentionner. Un exemple artistique est la performance du collectif féministe de Valparaiso Las Tesis, qui manifeste depuis 2019 contre les violations du droit des femmes, et qui s’est étendu depuis dans le monde entier.
Hervé Fischer - Votre premier chapitre nous invite à reconsidérer le rapport entre l’art et la société. Pouvez-vous préciser l’essentiel de votre analyse sur ce point ?
Luis Felipe Noé - Dès le début du livre, je souligne que l’art tel que l’Occident l’a abordé est un phénomène socioculturel marginal, confiné à une élite qui s’est institutionnalisée avec la bourgeoisie, l’humanisme et la Renaissance. Cet art a été appelé de différentes manières : l’art en tant que religion, académique, l’art pour l’art, un art fermé sur lui-même comme un secret au sein de la réalité, comme l’a écrit Claude Lévi Strauss. J’appelle cela la culture artistique ou la culture d’élite. Quand j’ai écrit ce livre, je croyais que « la désaliénation devenait militante, car il n’y a pas de solution individuelle. Il s’agit d’une poétique collective ». Bien que je croie encore aujourd’hui à la réactivation d’une pensée militante du changement - telle que je l’ai baptisée dans cet écrit et caractérisée comme une pensée factuelle, c’est-à-dire concrète, en actes plus qu’en paroles, dans un processus de changement -, je ne crois plus, comme alors, que la culture des élites soit « condamnée à mort », du moins tant que l’organisation sociale conçue par la bourgeoisie se maintiendra. Elle s’adapte et est maintenant devenue un phénomène de mode, comme une valeur marchande, incluant l’art politique qui le critique. D’autre part, je crois qu’aujourd’hui la culture artistique est une réserve d’esprit face à la réalité. Elle demeurera utile aussi longtemps qu’elle ne prétendra pas que sa fonction dépasse la réalité elle-même.
Hervé Fischer - Dans quelle mesure pensez-vous que l’art peut ou doit changer le monde ? Si non, pourquoi ? Si oui, comment ?
Luis Felipe Noé - L’art ne peut pas changer le monde mais il témoigne et donne une image de ses processus historiques, socioculturels et par conséquent politiques.
Contre ce monde d’enculés, Wall Street, c’est War Street.
Hervé Fischer - C’est une réponse marxiste simple. Ne pensez-vous pas que la relation est plus complexe ? Ne croyez-vous pas au pouvoir des idées et de la culture pour changer la société ? N’est-ce pas ce qui s’est passé avec les idées mêmes de Marx ?
Luis Felipe Noé - Bien sûr, je crois que c’est l’esprit humain qui est formulé à travers la philosophie, la littérature ou l’art, et qui détermine les nouvelles façons d’être dans le monde. Que signifie « changer le monde » ? Par exemple, les Lumières ont-elles changé le monde ou étaient-elles une manifestation du fait que le monde changeait déjà ? C’était un acte de conscience. Le marxisme a-t-il changé le monde ? Il est évident que non. Mais c’était et continue d’être un acte de conscience. Et il est également vrai que le capitalisme dans sa phase actuelle s’est transformé et est désormais avant tout financier, étant donné que ce qui est paradoxalement commercialisé est le symbole des choses - l’argent - plutôt que ce qu’il symbolise. Sa conséquence : une richesse et une pauvreté extraordinaires (manque de travail épouvantable). Est-ce l’art ou la philosophie qui change cela ? Seront-ils absorbés ou ignorés par le pouvoir économique ? Ou exploités commercialement ? Cependant, je crois aux processus de révolution culturelle qui établissent une conscience active et transformatrice.
C’est ainsi que la Renaissance, les Lumières et le Romantisme ont été formulés. Les processus de ces révolutions culturelles sont différents selon les époques. À l’heure actuelle, je crois qu’elles se manifestent dans les revendications conflictuelles de différents secteurs marginalisés qui sont formulées dans des rébellions permanentes. C’est ce qu’a démontré le féminisme à travers ses variantes et la lutte des LGBT, par exemple. Et le mouvement écologique est toujours en cours de gestation et d’affirmation. En ce temps où le prolétariat se conforme à sa nouvelle aliénation petite-bourgeoise, la grande marginalisation est celle de ceux qui n’ont plus de travail, c’est-à-dire le nouveau Lumpenproletariat. C’est l’une des conséquences du développement technologique ; il fera émerger un nouvel axe de rébellion et l’esprit humain doit le soutenir.
L’art peut-il changer le monde ? L’œuvre d’art qui est vendue comme un objet de valeur, certes pas, mais l’art peut révéler de nouvelles façons de concevoir le monde. C’était sa grande fonction jusqu’à présent. L’art au service des causes militantes, vindicatives ne changera pas non plus le monde, mais il contribuera au processus de sa transformation.
Hervé Fischer - En devenant un produit financier du marché mondial, l’art a-t-il perdu sa capacité à sortir la tête de l’eau des médias et à exercer une influence esthétique ? Éthique ?
Luis Felipe Noé - Il l’a perdue mais il peut la retrouver.
Hervé Fischer - Pourriez-vous me donner une réponse plus large, avec des exemples d’art éthique du passé et me dire que sera l’art éthique à l’avenir ?
Luis Felipe Noé - En répondant « Il l’a perdue mais il peut la retrouver », je voulais dire que l’art dominé par l’élitisme ne peut se référer au politique et au social qu’en tant que thème au sein d’une culture artistique, comme s’il s’agissait d’une discussion tenue dans un salon privé. Elle est étrangère à la véritable dynamique culturelle, qui est celle des processus culturels. J’ai déjà souligné dans mes réponses précédentes que la culture artistique est aussi un refuge et un lieu de réserve pour l’esprit créatif. Quand j’ai dit que « l’art peut la récupérer », je voulais dire que grâce à sa capacité créative, il peut être un grand instrument de transformation au service des marginaux en état de rébellion. Bien que je veuille également préciser que pour l’esprit humain, le politique et le social ne sont pas les seuls sujets. Tout ce qui arrive à l’être humain dans son existence et dans son environnement le concerne.
Autoportrait lié à une photographie d’Anatole Saderman, gravure.
Hervé Fischer - Pensez-vous que la technologie change la nature et le but fondamentaux de l’art ou de ce que vous appelez la « culture artistique » ?
Luis Felipe Noé - La technologie crée une nouvelle image du monde, l’art n’y est donc pas étranger et en profite mais n’en dépend pas. Je crois que les anciennes formes d’expression artistique comme la peinture ne sont pas nécessairement terminées. L’art peut refléter le monde d’aujourd’hui et créer des changements esthétiques correspondants.
Hervé Fischer - Les deux événements qui ont le plus déterminé ma propre pratique artistique et ma philosophie sont sans aucun doute mai 68 et la pandémie mondiale actuelle. Comment, de votre point de vue, cette pandémie remet-elle en question ou confirme-t-elle l’analyse que vous développez dans votre livre ?
Luis Felipe Noé - La pandémie actuelle a été si inattendue et extensive, à l’échelle mondiale, que mon livre ne l’a évidemment pas envisagée. Mais je pense qu’il en résultera toute une réflexion socio-économique et culturelle.
Hervé Fischer - Il me semble qu’aujourd’hui, la technologie numérique n’est plus seulement une composante fondamentale du techno-capitalisme, mais qu’elle est capable de promouvoir la démocratie tout en servant le contrôle social des dictatures, ou de fomenter une rébellion, pour le meilleur ou pour le pire, comme nous le voyons avec les fausses nouvelles et la propagande nationale-populiste, raciale et anti-démocratique exploitée par les dictateurs potentiels, les églises des nouveaux évangélistes, les suprématistes blancs des États-Unis, les extrémistes de droite européens, etc., Votre titre est-il toujours d’actualité : Technologie ou rébellion ?
Luis Felipe Noé - Il y a des processus culturels, comme ceux que j’ai déjà mentionnés, qui créent partiellement un climat de révolution culturelle. La technologie sert cet objectif. Mais la rébellion de la fin des années 60, comme tous les événements historiques, ne se répètera pas, car la transformation du monde révèle de nouvelles facettes.
Hervé Fischer - Vous envisagez donc la possibilité de révolutions culturelles. Les idées peuvent changer le monde. Que serait une révolution culturelle aujourd’hui ? Quelle révolution culturelle attendez-vous ? Est-ce possible ? Dans le milieu artistique actuel ?
Luis Felipe Noé - Vous élargissez la question et en bref, vous me demandez quelle révolution culturelle j’attends. Je pense avoir déjà répondu à cette question, mais vous spécifiez « dans l’environnement de l’art actuel ». Pour moi, l’art dit contemporain se caractérise par la combinaison de toutes les expériences accumulées au cours de l’histoire, en plus de celles fournies par la technologie. En d’autres termes, l’art s’est libéré de ses préjugés et s’est enrichi de processus et d’instruments qui peuvent être très utiles dans les processus de changement social.
Quant à savoir si le titre « L’art entre technologie et rébellion » est toujours d’actualité, je réponds : je pense que si j’ai publié ce livre maintenant, c’est parce que j’ai senti qu’il pouvait encore être utile. Maintenant, j’y pense encore plus. Je pense qu’après la pandémie, les changements vont s’accélérer, surtout les rébellions marginales et en particulier les rébellions des plus pauvres. La faim sera très impérieuse. Et l’art en tant que façon d’être de l’esprit humain sera mis au défi de participer à cette revendication.
Hervé Fischer - Dernière question, qui vous invite à synthétiser votre analyse : êtes-vous enfin optimiste ou pessimiste quant à l’aventure humaine telle qu’elle se déroule actuellement ? Comment voyez-vous le rôle de la culture dans cette aventure ? et en particulier de la création artistique ?
Luis Felipe Noé - Bien que je sois sceptique, je pense que nous ne devons pas être pessimistes et que nous devons plutôt croire aux processus positifs de transformation. En d’autres termes, être optimiste malgré tout, je crois, je le répète, dans les processus partiels de revendication des marginaux. Quant à l’art dit contemporain, je me demande comment il s’appellera quand il cessera d’être contemporain. « Contemporain », cet adjectif montre qu’il n’y a pas conscience de ce qui est en jeu. C’est juste un cocktail artistique, qui combine toutes les expériences artistiques. Je pense que l’art est à nouveau confiné à la culture artistique ou d’élite et plus que jamais une marchandise. Mais dans la mesure où de nouveaux processus de revendications culturelles émergeront, l’art reprendra conscience de sa fonction critique. Les médias facilitent ce processus. Dans l’introduction du livre, j’ai dit que de nombreuses affirmations qui y sont faites au présent (en référence à l’époque) sont devenues fausses, mais qu’elles peuvent redevenir vraies. Les mêmes tendances au changement sont toujours en vigueur.
Hervé Fischer - Votre réflexion est très enracinée et significative. Mais il me manque quelque chose. Encore une question : Michel Maffesoli dit qu’il a été inspiré par le situationnisme et il souligne, comme Jean Baudrillard, que le postmodernisme a été cohérent avec le situationnisme. Êtes-vous en mesure de confirmer le lien entre le situationnisme et le postmodernisme à l’aide de citations de textes ou de déclarations de l’époque ? Quant à moi, je trouve le lien problématique.
(Deux semaines plus tard.)
Luis Felipe Noé - J’ai été occupé par la préparation de trois expositions et j’ai voulu prendre mon temps pour vous donner une réponse très claire et peut-être complète à cette question, après avoir retrouvé dans ma bibliothèque votre livre L’Histoire de l’art est terminée que j’avais lu à l’époque ainsi que le livre de Hans Belting L’Histoire de L’art est- elle finie ? dans lequel il discutait de votre idée. Revoyant ces livres, j’ai commencé à associer ce thème à votre question.
Je suis d’accord avec vous pour dire que le lien entre le situationnisme et le postmodernisme est très problématique. Mais comme tout ce qui est problématique, il y a une raison. D’abord, je voudrais clarifier la chose suivante : la relation directe entre ces deux termes est absolument inexistante. Il y a une vingtaine d’années de différence dans l’origine de chacun des deux mouvements. Ce qui vous a incité à me demander des explications supplémentaires à ce sujet est une réflexion que j’ai faite sur le fait que le situationnisme pouvait être considéré comme une première manifestation postmoderniste, mais totalement différente de ce qui a été conçu plus tard sous ce nom. Je l’ai dit avant tout parce que le situationnisme était une tentative de mettre fin au modernisme des avant-gardes artistiques, mais avec le désir de projeter leur esprit libre dans la vie quotidienne et dans son expérience, en rompant avec les préjugés. Le situationnisme a cessé d’être une simple avant-garde artistique pour devenir une avant-garde de la vie sociale.
Comme l’a dit Raoul Vaneigem : « L’analyse intransigeante des situationnistes n’a pas médiocrement contribué à banaliser des comportements qui, en dépit des régressions contingentes, s’emploient à forger le futur : le refus du travail, au nom de la création ; le rejet du renoncement et du sacrifice, au bénéfice de la jouissance ; l’abolition de l’échange, en faveur du don ; l’éradication des mécanismes qui économisent l`homme au nom de la souveraineté de la vie et de sa gratuité ». En ce sens, le situationnisme est avant tout une réaction contre l’aliénation humaine dans ses diverses manifestations.
Le postmodernisme, selon Vattimo, fait référence à une crise de l’idée de progrès comme conséquence d’une crise de l’histoire qui nous parlait des « nobles, des souverains et de la bourgeoisie quand elle devient une classe puissante ; tandis que les pauvres et même les aspects de la vie qui sont considérés comme de bas étage ne font pas l’histoire... ».
Il n’y a donc pas de différence catégorique entre le situationnisme et le postmodernisme, mais il y a une attitude totalement différente. Le situationnisme appelle à l’action, le postmodernisme à la prise de conscience du changement. Le situationnisme est rebelle avec une expérience artistique, le postmodernisme est simplement intellectuel. Pour y voir plus clair, il est intéressant de consulter les livres de Sergio Ghirardi Nous n’avons pas peur des ruines : les situationnistes et notre temps avec un avant-propos de Raoul Vaneigem et L’insurrection situationniste de Laurent Chollet.
Le situationnisme a été la première avant-garde artistique qui a rompu avec la succession des mouvements d’avant-garde qui avaient commencé avec l’impressionnisme, en s’éloignant de la « culture artistique » pour se situer dans la vie sociale, dans une tentative de créer de nouvelles situations. Initialement inspiré par le mouvement lyrique dirigé par Isidore Isou, un groupe de jeunes regroupés, autour de la figure de Guy Debord, a commencé par diverses rencontres dans de petites villes italiennes, Londres, Munich, à partir de 1957, pour former ce qu’ils ont appelé l’Internationale Situationniste.
Le groupe était à l’origine composé de plusieurs peintres - dont l’ancien membre du groupe Cobra, l’artiste danois Asger Jorn-. Selon Debord, la vie d’un homme est la résultante de situations fortuites. Bien que la plupart d’entre elles donnent l’impression d’être similaires, celles qui sont étranges définissent le destin d’une vie. Par conséquent, ce qui est particulier à la thèse du situationnisme est la nécessaire création de nouvelles situations.
Dans son livre La société du spectacle, Debord analyse le « spectacle » comme un dispositif que le capitalisme utilise pour aliéner davantage la société en la transformant en un instrument de masse. Par conséquent, l’instrument de lutte contre cette domination du spectacle de masse est la création de nouvelles situations qui brisent son hypnose. C’est là que réside l’importance de la création artistique en tant qu’invention de propositions insolites. Raoul Vaneigem, l’autre intellectuel situationniste, a apporté une contribution majeure à ce mouvement de pensée avec son livre Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations. Il a joué un rôle essentiel dans la gestation de nouvelles situations qui ont influencé les mouvements étudiants. C’est ainsi que se préparait le mois de mai 68, la grande situation (c’est-à-dire la grande œuvre qui a mûri avec le situationnisme).
Alors que pour Jean François Lyotard, la postmodernité fait partie de la modernité puisque, selon lui, une œuvre ne peut être définie comme moderne si elle n’est pas d’abord postmoderne. Pour faire cette affirmation, il suppose que Cézanne n’aurait pas pu produire son œuvre telle que nous la connaissons si l’impressionnisme n’avait pas existé auparavant et que, à leur tour, Braque et Picasso n’auraient pas pu formuler les idées du cubisme sans l’existence préalable de l’œuvre de Cézanne. En ce sens, le situationnisme est postmoderne, conséquence de l’avant-garde, en particulier de l’avant-garde visuelle. Mais le situationnisme n’a jamais utilisé ce terme, qui est apparu beaucoup plus tard.
S’il est vrai que le mouvement situationniste évoquait volontiers le dadaïsme, il est impossible de les lier comme on l’a prétendu, étant donné qu’ils sont apparus dans des situations totalement différentes et, de surcroît, opposées. Dada est né pendant la Première Guerre mondiale, à l’initiative d’artistes d’avant-garde réfugiés en Suisse, dans le but de poursuivre le processus de rupture catégorique avec le passé, initié au début du siècle en France et en Allemagne. Le situationnisme, en revanche, cherche à mettre fin à la succession de mouvements d’avant-garde tels qu’ils se sont produits, coupés de la vie sociale quotidienne et confinés dans les limites de la « culture artistique ». En fait, c’est aussi une réponse européenne à l’usage politique, commercial et culturel que les États-Unis faisaient de l’action painting, comme l’a dénoncé Frances Stonor Saunders dans son livre Who Paid The Piper ? - réponse : la CIA, la guerre froide culturelle - et aussi Serge Guilbaut dans Comment New York vola l’idée d’art moderne. Expressionnisme abstrait, liberté et guerre froide (Éditions Jacqueline Chambon, Nîmes, 1988).
Ce qui est certain, c’est que le situationnisme n’a pas clos le processus des avant-gardes successives, ni en Europe ni aux États-Unis. New York a au contraire accéléré le rythme de son vice à lancer commercialement un nouveau mouvement presque chaque année. Dans les années soixante, après le pop art, l’art minimal et l’art conceptuel, la succession des avant-gardes est épuisée. Dès lors, Susan Sontag parle de l’esthétique du silence. En ce sens, le situationnisme était au contraire à la recherche d’une esthétique du bruit. Et il a réussi en mai 68. La plupart des slogans des graffitis ont une origine situationniste. Mais le « succès » les a dépassés et la « création de situations » a échappé au contrôle du mouvement. Ainsi, en novembre 1970, Vaneigeim décide de démissionner.
Le titre du film de Debord de 1981 explique le contexte : Ingirum imus nocte et consunimur igni (« Nous tournons en rond et nous sommes consumés par le feu »). Trois ans plus tard, il s’est suicidé.
Après mai 68, avec sa gloire et son échec, l’expérience a été bien synthétisée dans le titre d’Alfred Willener : « L’image-action de la Société ou la politisation culturelle » (1970) dans lequel il souligne que ce n’est sans doute pas par hasard si c’est Jorn, peintre, ancien du groupe C.O.B.R.A., qui fut l’un des fondateurs de l’Internationale Situationniste : « Le détournement est un jeu de la capacité à dévaloriser. Tous les éléments du passé culturel doivent être "réinvestis" ou disparaître » affirmait Asger Jorn.
Après ces précisions, dois-je faire référence au postmodernisme et indiquer pourquoi j’en retiens le scepticisme ? Peut-être à cause de la situation d’aujourd’hui. Mais je crois que nous sommes à la porte d’un nouveau changement total de situation. C’est pourquoi je préfère terminer cet entretien en insistant sur mon concept d’image-action. Il reste beaucoup à faire : créer et croire.
* Traduit de l’espagnol par Hervé Fischer.