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Art versus Société : l'art doit changer le monde / Sous la direction d'Hervé Fischer / Vol.18 N.3 2020

Les arts en période de transition : de nouvelles problématiques *

Néstor Garcia Canclini

magma@analisiqualitativa.com

Professeur distingué de l’Universidad Autónoma Metropolitana au Mexique et chercheur émérite du Conseil national de recherche. Il est connu pour son essai : Culturas Híbridas. Estrategias para entrar y salir de la modernidad, (Mexico, 1990). Il a été professeur invité dans les universités d’Austin, Duke, New York, Stanford, Barcelone, Buenos Aires et Sao Paulo. Il a reçu la bourse Guggenheim et plusieurs prix internationaux, dont le Book Award de l’Association d’études latino-américaines pour le livre cultures hybrides. Ses œuvres ont été traduites en anglais, français, italien, portugais et coréen. En 2014, il a remporté le Prix national des sciences et des arts au Mexique. Il étudie actuellement la relation entre les stratégies créatives et les réseaux culturels des jeunes. Parmi ses livres les plus récents : une fiction : False Tracks (Sixth Floor) et un essai : Citizens Replaced by Algorithms (CALAS) qui peut être téléchargé gratuitement. Il étudie actuellement les relations entre l’anthropologie et l’esthétique, la lecture, les stratégies créatives et les réseaux culturels des jeunes.

 

Abstract

L’auteur présente les concepts d’intermédiation et d’interculturalité pour repenser les pratiques artistiques dans le contexte fluctuant que nous connaissons aujourd’hui du fait des processus technologiques, de la restructuration du marché et de la fusion d’entreprises culturelles de différents domaines. Il souligne en outre la fécondité de la recherche anthropologique qui permet de situer l’objet artistique et l’artiste dans leur contexte socio-économique et d’analyser les rapports institutionnels et sociaux entre les acteurs et les médiateurs. Il établit ainsi la nécessité de développer une théorie transdisciplinaire de la mondialisation socioculturelle qui, sur la base d’une discussion critique, nous permette de comprendre ses conditions matérielles et sociales d’existence, son langage artistique, ainsi que les contradictions qui surgissent entre les arts et les sociétés. Le texte analyse finalement le rôle des musées en tant que lieux d’échange où s’exposent les interactions sociales, les désaccords et les controverses, et examine le statut des arts comme moyen d’expérimenter de nouvelles formes d’organisation sociale et d’hybridation interculturelle.

 

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Nestor Garcia Canclini et Hervé Fischer esquissent une « lucha libre » à l'entrée de l'exposition d'Hervé Fischer La calle ¿Adónde llega? au Museo de arte moderno de Mexico en 1983.

Depuis un siècle, l’art est sorti de ses limites. Duchamp a envoyé un urinoir à la Foire de New York en 2014. Les productivistes russes, après la révolution de 1917, ont proclamé que la place des artistes était dans les usines. Nous sommes interpellés par l’insistance des artistes et des responsables culturels à quitter le musée, à intervenir dans les villes et les médias, à imaginer des banderoles, des installations et des performances pour apporter leur soutien aux manifestations politiques, aux mouvements ethniques, féministes ou de défense des droits de l’homme. Comment se fait-il que ces dernières années, le questionnement critique sur la nécessité de l’intermédialité et l’interculturalité des arts ait pris une nouvelle vigueur ?

 

L’intérêt actuel pour cette condition post-autonome de l’art peut être attribué, me semble-t-il, à deux raisons. D’une part, notre insatisfaction à l’égard des œuvres qui cherchent à activer esthétiquement la transformation sociale mais qui se diluent dans des discours justificateurs des institutions, et le recours à des investisseurs ou des créateurs que la mode, le design et les tactiques distinctives des élites ont déçus. Et d’autre part, la perte d’autonomie de l’art que nous observons face à l’émergence des médias numériques et à une interculturalité grandissante.

 

Au milieu de ces incertitudes, nous avons de plus en plus de doutes sur ce qu’est l’art. Devrions-nous imaginer de nouveaux types d’objets, de musiques, de textes ? Qu’est-ce qui pourrait donc consister une nouvelle autonomie de l’art face à la coercition de la religion et des gouvernements, un nouveau mode d’expérimentation, de nouvelles stratégies d’intervention dans la ville, dans le travail de chacun, dans les médias et dans les réseaux numériques ?

 

Les questions clés ne sont plus celles que nous posions au siècle dernier. Comme nous n’avons pas de théorie ou de paradigme universellement reconnu du social, ni de théorie de l’art qui puisse englober la diversité des pratiques que nous qualifions d’artistiques, il ne nous reste plus que des questions. Et comme ce ne sont plus celles que nous avions l’habitude de nous poser, notre tâche commence par l’élaboration de nouvelles questions.

 

On dit, depuis le boom post-moderne, que n’ayant plus de théories ou de paradigmes globaux, nous ne disposons plus que d’une multiplicité de récits divers. Mais ces récits, qui ne peuvent constituer une connaissance cohérente, risquent de nous séparer de plus en plus socialement entre islamistes, fondamentalistes chrétiens ou athées ; et culturellement ils tendent à délégitimer aux yeux des jeunes entrepreneurs qui veulent être indépendants, les institutions bien établies telles que les musées ou les compagnies transnationales de médias, du fait que ce ne sont pas des récits universellement valables.

 

Mener notre recherche avec d’autres questions

 

Je vais donner brièvement trois exemples de recherches dans lesquelles nous avons pu progresser grâce à deux opérations que j’appelle déontologiser et déquantifier les questions. Ces deux concepts peuvent paraître ambitieux, mais je ne les utilise que parce que je ne peux pas en trouver de meilleurs.

 

a) La déontologisation des questions résulte du virage ethnographique de la recherche en art. Nous savons que depuis le milieu du XXe siècle, l’esthétique a perdu son pouvoir normatif en raison de la diversification des pratiques dites artistiques et de l’abandon de valeurs telles que la beauté. L’esthétique en tant que discipline a laissé place à une réflexion plus diffuse qui travaille sur les pratiques encore dites artistiques et en explore le désir ou « la volonté de forme » (Richard, 1998, 11). Cet attribut formel s’applique désormais à d’autres scènes : les lieux de travail et de consommation, la science et la technologie, l’organisation et la rénovation de l’espace urbain, les messages et contre-messages qui circulent dans les communications de masse.

 

Face au discrédit de l’esthétique en tant que discipline philosophique et des théories traditionnelles de l’art, une tentative a été faite pour réanalyser l’art en tant que discours d’un point de vue sémiotique et selon ce que nous nommons études culturelles et visuelles. Les apports de ces deux courants de pensée ont permis, à la suite de quelques recherches interdisciplinaires, une plus grande rigueur de l’étude des processus de signification : il s’agissait de déterminer la signification de l’art en déconstruisant ou en interprétant les façons dont il était nommé. Mais ce type de recherche à l’inconvénient de surestimer l’aspect textuel de l’art et de la littérature et de négliger les processus, les contextes et les pratiques socioculturels.

 

Ces dernières années, des auteurs tels qu’Anthony Downey, James Clifford et Hal Foster, ont opté plutôt pour une approche anthropologique des pratiques de l’art et de leurs contextes. Nous observons même un « tournant ethnographique » dans l’étude de l’art et des démarches artistiques elles-mêmes. Face à la difficulté d’établir une théorie de l’art qu’on puisse généraliser, on opte pour une observation attentive de ce que font ceux qui disent faire de l’art, comment ils s’organisent, avec quelles opérations ils le valorisent et le différencient des autres activités. On peut alors en quelque sorte simplifier la question en abandonnant le point de vue ontologique et en passant à l’analyse des pratiques de ceux qui, dans différentes cultures, se disent artistes ou qui exposent des œuvres d’art, les vendent, les critiquent ou les reçoivent. Cela change la question : au lieu d’essayer de définir qu’est-ce que l’art, nous nous demandons quand y-a-t-il de l’art (Heinich, 2002).

 

On observe aussi que l’art est sorti de son cadre parce que les tentatives pour l’ordonner sous une normativité esthétique ou dans une théorie de l’autonomie des champs (Bourdieu) ou des mondes (Becker) ont été relativisées à mesure que les interactions et les mélanges multimédias de l’art avec d’autres pratiques sociales devenaient plus évidents. C’est sur les scènes multiculturelles et intermédiales que les recherches multidisciplinaires sur les musées, les villes, les médias et les réseaux sociaux peuvent nous montrer comment l’art émerge et se manifeste.

 

Ce tournant anthropologique de la recherche en art correspond au changement de posture d’auteurs qui, comme Bruno Latour, nient l’existence de la société comme entité compacte qui aurait une structure durable et stabilisée, mais la considèrent plutôt comme un ensemble de relations et de connexions. Au lieu de décrire de grands groupes - nations, classes - il s’agit dès lors de comprendre comment les acteurs se regroupent, selon quels processus ils forment des réseaux, puis les défont et les recomposent d’une autre manière, comment ils articulent diverses connexions pour atteindre leurs objectifs. Latour a redéfini le sens du social en proposant de repenser les regroupements scientifiques, artistiques ou politiques, les mouvements sociaux, la structuration et la déstructuration des espaces urbains comme des stratégies des acteurs dans des réseaux en mouvement constant. Cette nouvelle vision du social se manifeste de manière très évidente dans les études qui portent sur les jeunes qui parlent eux-mêmes de la flexibilité des approches formelles et informelles qu’ils adoptent pour obtenir du travail, en faisant appel tantôt aux institutions publiques, tantôt à des réseaux non légaux pour vendre et acheter vêtements, disques, vidéos dans les magasins de marques et cinémas, ou en se procurant des imitations qui semblent « vraies », ou en les « piratant » (Reguillo, 2010 ; Hopenhayn, 2008).

 

b) Dans une recherche que nous avons menée sur les jeunes créateurs - artistes visuels, écrivains et éditeurs indépendants, musiciens, DJ et hackers à Mexico et à Madrid, nous avons tout d’abord été confrontés au problème de la définition de ce que nous entendons par jeunes. Il existe un débat général quant à déterminer le moment où la jeunesse commence et se termine : commence-t-elle à la fin de l’école primaire ou au moment où l’on prend son premier emploi ? La jeunesse se termine-t-elle quand on quitte le domicile parental ? Ou quand on a son premier enfant ? Dans les pays d’Amérique latine, on peut commencer à travailler à 8 ou 10 ans ; à l’inverse, certaines études européennes étendent la jeunesse jusqu’à 35 ans (ou plus) parce qu’elles prennent en compte les pourcentages de jeunes « ayant un travail qui vivent chez leurs parents ». (Moreno Mínguez, 2008, 38). Les enquêtes doivent homogénéiser ces diverses façons de compter ; elles incluent sous le nom de jeunes employés et chômeurs, des indigènes, des membres de gangs, des rockers, des punks et bien d’autres encore. En considération de ces différences, l’ethnographie est confrontée à des variables qui ne sont pas facilement quantifiables. C’est pourquoi, plutôt que de demander qui sont les jeunes, nous demandons quand il y-a-t-il des jeunes.

 

Les études sur la créativité des jeunes dans différents pays montrent la nécessité d’observer, dans le cadre d’un même processus, l’incertitude et l’aléatoire de la création (c’est-à-dire la question esthétique) en lien avec l’analyse de la précarité économique et de l’organisation des activités de création (économie et sociologie du travail créatif). La poétique des interventions et des performances est mieux comprise si elle est liée à une socio-économie de l’hyper-flexibilité contractuelle et des micro-organisations qui regroupent des créateurs intermittents (Menger, 2009).

 

L’économie, la sociologie, l’anthropologie et l’esthétique doivent être associées dans ces études pour parvenir à un plus grand pouvoir explicatif. Cette ouverture transmédiale et transdisciplinaire est nécessaire non seulement pour comprendre les performances du courant dominant, des artistes qui exposent au MOMA, à la Tate et aux biennales, des galeries participant aux grandes foires, mais aussi pour comprendre les processus de production et de circulation des œuvres parmi les nouvelles générations. C’est ce que démontrent les études sur les jeunes créateurs réalisées à Londres, Berlin, Paris, Mexico et Madrid (Robbie, 2016 ; Menger, 2009 ; Cruces-García Canclini-Urteaga, 2012). Elles documentent la manière dont les nouvelles générations s’approprient les apports d’autres sociétés et d’autres disciplines, grâce à la connectivité numérique de leurs informations, de leurs ressources créatives, de leur communication et du positionnement international de leur travail. Comme ces processus d’intermédiation et de mondialisation vont plus vite que la convergence des connaissances, nous ne pouvons pas établir de théorie du social ou du socioculturel, mais seulement des récits biaisés de certains mouvements. C’est le problème qui ressort des descriptions ambitieuses qui tentent de mettre en relation les écoles d’art, les ventes aux enchères, les biennales, les foires, les magazines et les jurys de prix, comme dans le livre Seven Days in the Art World de Sarah Thornton. Le large éventail d’institutions et de comportements sur les différents continents qu’elle considère, révèle la multiplicité des acteurs et des processus qui conditionnent la reconnaissance d’un objet comme art. Mais du point de vue ethnographie nous demeurons perplexes quant à la manière de conceptualiser ce qu’elle appelle « un réseau dispersé de cultures qui se chevauchent » (Thornton, 2009, 9).

 

Les problèmes classiques de la relation art/société, qu’on pouvait croire résoudre en se fondant sur leurs autonomies, doivent être repensés à la lumière de certaines expériences des dernières décennies. Quand l’art devient plus qu’un jeu et qu’il remet en cause politiquement les ordres gouvernementaux, religieux ou de propriété intellectuelle, on doit se requestionner, mais dans un registre différent, sur la question de l’autonomie de la création esthétique. En voici quelques exemples. De 2003 à 2005 le collectif Sharing Capital, formé par les artistes argentins Mauricio Caiazza et Inés Martino, a développé un projet intitulé PincheCable, qui diffusait des instructions permettant de se connecter gratuitement à une connexion câblée. Ils ont été poursuivis au pénal par la société pour « instigation à commettre un délit ». Quatre ans plus tard, invoquant l’autonomie artistique de leur expérience, ils ont été acquittés. « Au lieu de créer de l’intimidation, l’insistance de la compagnie de câble a donné une visibilité inattendue à une pratique esthético-commerciale ». Où situez-vous votre travail ? « L’internet n’a pas changé notre façon de voir et de comprendre le monde, notre façon de consommer et d’entrer en relation ».

 

Même les artistes qui n’optent pas en premier lieu pour le numérique considèrent, que l’autonomie est aujourd’hui plus qu’une condition sociologique préétablie : elle est à leurs yeux une ressource préalable qui permet de garantir la liberté d’expression dans des performances qui peuvent être discordantes avec les valeurs sociales usuelles. Face aux attaques de fanatiques catholiques contre l’exposition iconoclaste de León Ferrari à Buenos Aires en 2004, qui associait iconographies religieuses et de guerrierres, ou face aux interpellations de la bureaucratie chinoise contre des centaines d’artistes chinois (AiWeiWei n’est que l’exemple le plus célèbre), revendiquer l’autonomie de la création et de la communication artistique ne se limite pas à demander un privilège pour les artistes : elle représente la défense d’un espace commun (le « procommun » dont parlent les hackers) qui doit garantir le libre accès et le droit de contestation. Les conflits avec l’Église catholique, avec le gouvernement chinois ou avec les compagnies transnationales de médias assurent à de nombreuses œuvres artistiques une diffusion extra-artistique et augmentent leur pouvoir de défi dans les circuits mêmes du pouvoir. Cette défense de l’autonomie fondamentale de l’art devient alors pour les eux une tactique de liberté d’expression.

 

c) J’en viens à une troisième enquête pour expliquer ce que je veux dire lorsque je parle de déquantitativer les questions. En 2012, nous avons commencé avec un groupe de recherche à soupçonner que les gens ne lisent pas aussi peu que le disent les enquêtes. Dans l’enquête menée cette année-là au Mexique, ainsi que dans celle de 2006, la conclusion était que les Mexicains lisaient 2,9 livres par an. Le déclin de l’industrie de l’édition et la fermeture de nombreuses librairies avaient conduit à l’hypothèse que nous lisons moins que par le passé et au développement d’une batterie de questions visant à découvrir pourquoi.

 

L’enquête mexicaine de 2012, outre la question de la fréquentation des espaces culturels, a porté sur l’utilisation des ordinateurs de bureau (65 %), des ordinateurs portables (27 %), des téléphones mobiles (incroyable 7 % en 2012) et des tablettes électroniques (1 %). Elle a constaté que ceux qui disent utiliser I ‘internet représentent 43 % de la population, contre 24 % en 2006.

 

Lorsqu’on leur demande pourquoi ils utilisent l’internet, 75 % disent l’utiliser pour le courrier électronique, 74 % pour les réseaux sociaux, 72 % pour le bavardage, 69 % pour la recherche d’informations, 52 % pour les études - qui sont en fait autant de façons de lire et d’écrire.

 

Cependant, ni l’enquête de 2006 ni celle de 2012 n’ont pris en compte les appareils numériques comme supports de lecture, ni exploré ce qui est lu et écrit sur ces appareils et comment. Ils ont enregistré des données sur l’utilisation des technologies de l’information et de la communication « en relation avec la baisse de la lecture de livres et d’autres matériels afin d’explorer s’il existe une relation de cause à effet, qui ne peut être établie pour le moment ».

 

Nous avons alors décidé de voir si ce qui ne pouvait pas être diagnostiqué avec ces enquêtes pouvait être clarifié avec l’ethnographie. Notre attention s’est portée sur l’intermédialité des comportements habituels, en mélangeant des textes de longueur différente, des images et des sons. Ainsi, nous avons été amenés à la question qu’est-ce que lire et à nous demander quand et comment lit-on ? Si nous ne considérons pas la lecture comme un concept général, mais plutôt les lecteurs eux-mêmes, la lecture apparaît comme un ensemble d’activités qui ne se limitent pas aux supports et lieux traditionnels : on lit désormais sur le papier et sur les écrans, dans les bibliothèques, les maisons et les écoles et aussi dans les moyens de transport ou les parcs. Afin de prendre en compte ces lectures multiples et intermédiales, nous devons nous demander non pas combien mais comment on lit. Et dans un second temps, il est intéressant de savoir combien on lit sur papier ou sur écran, qui préfère pour lire imprimer sur papier l’article ou le livre affiché sur écran, combien de blogs ou de messages Facebook ils suivent. Plus que le nombre de ceux de l’un ou l’autre bloc, l’objectif est de comprendre, sur quel support, dans quel lieu et comment les lecteurs s’organisent pour s’informer, savoir, communiquer, se divertir et parfois améliorer leurs compétences en lecture.

 

Vers une socio-anthropologie de l’intermédial

 

Cette articulation intermédiale entre textes, images et sons, entre livres et écrans, qui rend anachroniques les études séparant la presse, la télévision, le cinéma et le numérique, nécessite un travail transdisciplinaire et transmédial. Je ne pense pas que la théorie des champs culturels de Pierre Bourdieu ait entièrement perdu sa fécondité, mais la convergence technologique relativise sa pertinence. Il s’agit d’une convergence évidente dans les habitudes des utilisateurs d’ordinateurs, de tablettes et de téléphones portables, que nous démontre aussi le rapprochement d’entreprises et de réseaux d’institutions, tels que les musées et les producteurs de contenu numérique. La fusion des entreprises accentue cette intégration multimédia et la soumet à des critères de rentabilité commerciale qui prévalent sur les recherches esthétiques.

 

Cette nouvelle promiscuité entre les domaines artistique, littéraire, audiovisuel et numérique n’est pas seulement due à la restructuration des marchés et à la fusion d’entreprises de différents domaines. Elle est également le résultat du processus technologique de convergence numérique et à la formation de nouvelles habitudes culturelles chez les lecteurs qui sont tout à la fois spectateurs et internautes actifs.

 

Quelles sont les conséquences de ce processus sur la signification socioculturelle de la production artistique ? De nombreux artistes et critiques oscillent entre le désir de restaurer l’autonomie de l’art de l’époque prémédiatique et d’imaginer ce que sera cette ère post-autonome qui intégrera enfin l’art à la vie. L’un des plus grands changements dans la recherche sur l’art au XXe siècle a été de passer de l’histoire des œuvres et des artistes à la sociologie et à l’anthropologie des médiations. Les historiens nous ont averti que le processus par lequel un artefact cesse d’être un simple objet et devient une œuvre d’art implique le rôle déterminant des musées, des galeries, des collectionneurs, des magazines spécialisés, des médias, du public et bien sûr des historiens eux-mêmes.

 

Avec la sociologie des contextes et des médiations, les théories de l’information, de la culture numérique et de la réception montrent que les intermédiaires sont plus que des médiateurs ou des transmetteurs qui font connaître certains objets au public. Ils changent le sens des œuvres en les plaçant dans des collections, en légitimant des institutions, en leur consacrant des discours, en les présentant dans des réseaux numériques, avec des enjeux normatifs et des règles de concurrence qui sont aussi politiques, c’est-à-dire des exercices de pouvoir. Ces intermédiaires ont le pouvoir d’officialiser ce qui s’est créé en marge, d’imposer des conditions à ce qui a été créé de manière autonome ou, à l’inverse, de relocaliser dans des scènes transgressives ce qui avait été consacré.

 

Outre l’apport politique de la sociologie des médiations, qui rend visibles non seulement l’artiste et ses œuvres mais aussi les interventions d’autres acteurs qui conditionnent le fonctionnement de l’art, cette approche a une valeur épistémologique : elle repense l’opposition entre le pôle de l’art et le pôle du social, en révélant la « co-construction » (Heinich, 2009,28) du sens des œuvres, et les interprétations qui rendent leur existence possible. Elle dénature ainsi les lieux de ces processus -l’art versus le social- et donc la confrontation entre esthétisme et sociologie (Heinich, 2009,23), entre l’analyse interne des œuvres et l’analyse externe de ses conditionnements.

 

Quelle est la conséquence de ces recherches pour les artistes ? Sont-ils piégés dans une compétition entre intermédiaires ? Il existe plusieurs exemples d’artistes contemporains qui parviennent à redéfinir leur rôle, non pas en s’ancrant dans la défense de leur autorité créatrice, ni dans le sens initial qu’ils donnaient à leurs images, mais en devenant eux-mêmes les administrateurs de ces médiations. Nous connaissons des artistes qui savent mobiliser les experts légitimants, les instances institutionnelles et médiatiques pour qu’ils « artificialisent », ou attribuent une valeur esthétique aux objets qu’ils créent ou choisissent, afin de les ériger en œuvres d’art (je pense à certaines œuvres de Jeremy Deller qui utilise les mass-médias pour réinterpréter les révoltes ouvrières en Grande-Bretagne).

 

Des figures telles que Cildo Meireles, Antoni Muntadas et Carlos Amorales abondent, ainsi que de multiples collectifs artistiques et culturels, qui se conçoivent comme traducteurs entre les savoirs et les cultures, développant des pratiques intermédiales post-autonomes en faisant circuler leurs œuvres entre les musées, les centres culturels indépendants, les associations de défense des droits de l’homme, les signalétiques ou les écrans vidéo dans les espaces publics et les circuits médiatiques. Pour ces derniers, la tâche ne se réduit pas à adapter leur message à chaque scène ; ils se questionnent aussi sur ce qu’il faut dire. Ils rejoignent les processus décrits par Jacques Rancière lorsque celui-ci évoque les objectifs d’un « art de la dissidence » visant à « aiguiser à la fois notre perception du jeu des signes, notre conscience de la fragilité des procédures de lecture de ces mêmes signes et le plaisir que nous éprouvons à jouer avec l’indéterminé » (Rancière, 2005,47).

 

Le post-colonialisme comme récit interculturel ?

 

Cet élargissement de notre domaine d’études pour y inclure le transmédial et le transculturel augmente d’autant le constat de notre insuffisance théorique : comment formuler des questions appropriées sur des œuvres et des expériences aussi diverses si nous ne disposons pas d’une théorie de la mondialisation socioculturelle et de l’articulation des acteurs et des médiateurs artistiques opérant à partir d’institutions et de sociétés très diverses. Il est nécessaire d’inclure dans cette discussion la théorie la plus récente de l’inégalité internationale - du post-colonialisme à la décolonisation - ainsi que certaines questions et visions alternatives quant à ses présupposés.

 

Le post-colonialisme postule un récit visant à lier plusieurs des questions que nous nous posons. Né dans les pays asiatiques et africains décolonisés de la seconde moitié du XXe siècle, ce récit contribue à dépasser la notion vague de tiers-monde en décrivant les conditions coloniales de ces sociétés, leur persistance dans les discours post-émancipation et la nécessité d’un changement épistémologique pour repenser la subalternité. Deux critiques qu’on oppose à la pensée postcoloniale montrent les limites de son entreprise : a) étant construits par des intellectuels d’origine asiatique qui produisent dans des universités occidentales, où ils participent au virage linguistique post-moderne des sciences humaines, leurs travaux portent sur le langage et les représentations, et non sur les conditions matérielles et sociales de l’existence. b) Leurs analyses se concentrent sur les différences interculturelles et font peu de place aux contradictions du capitalisme et à l’orientation néolibérale de la mondialisation (Dirlik, 2007 ; Aroch, 2015).

 

Ces limites rendent problématique toute application de cette théorie postcoloniale à l’Amérique latine, où la critique marxiste largement renouvelée, la théorie de la dépendance et les multiples études qui relient la production culturelle à ses conditions socio-économiques (de Jesus Martin Barbero à Norbert Lechner et Boaventura de Sousa, parmi tant d’autres) ont permis d’élaborer des cadres conceptuels plus aptes à analyser nos propres articulations entre le national et l’étranger, l’économie néolibérale et les mouvements de résistance et alternatifs, c’est-à-dire les positions historiques-épistémiques dans lesquelles nous débattons de notre modernité conflictuelle. La finesse de l’analyse historico-discursive d’Edward Said, Gayatri Spivak ou Anthony Appiah nous aide à réinterpréter les études classiques des historiens de l’art et de la littérature d’Amérique latine. Nous ne pouvons pas, dans des pays qui ont cessé d’être des colonies il y a plus de deux siècles, réduire notre interculturalité complexe et nos inégalités à des héritages coloniaux. Cet héritage colonial persiste, certes, dans le traitement oppressif des peuples autochtones et des Afro-Américains, mais les contradictions actuelles de notre développement vont au-delà de cette clé d’interprétation.

 

Lorsque je parle de cadres théoriques liés aux conditions particulières de notre continent, je pense à des concepts tels que le post-impérialisme, la mondialisation par le bas et la division internationale du travail intellectuel, qui ne sont pas exclusifs à notre région ou issus de traditions indigènes. Ils sont construits par des chercheurs tels que Gustavo Lins Ribeiro, Renato Ortiz et George Yúdice sur la base de recherches sur les processus socioculturels latino-américains et dans un dialogue critique avec des spécialistes d’autres centres et d’autres périphéries, y compris les post-colonialistes et les décolonialistes.

 

En Amérique latine, nous ne sommes pas essentiellement post-coloniaux, car notre subordination actuelle ne tient pas à une occupation politico-militaire de nos territoires, mais montre plutôt des caractéristiques dérivées des périodes où celle-ci s’est produite, mélangées à d’autres de l’impérialisme classique (dépendance à l’égard de l’économie américaine et de l’échange inégal de matières premières contre des produits manufacturés). Mais ce qui subsiste du colonialisme et de l’impérialisme est relocalisé dans des réseaux contrôlés par les sociétés transnationales (allant des usines multilocalisées d’alimentation, de vêtements, de voiture, aux entreprises de médias omniprésentes et aux sociétés numériques). Lorsque Saïd a voulu comprendre le rôle des « formes culturelles » qui ont été déterminantes pour façonner « les attitudes, les références et les expériences impériales », se souvient Lins Ribeiro, il a choisi, comme d’autres auteurs post-coloniaux, le roman comme objet d’études. Aujourd’hui, les principales formes culturelles sont celles produites à l’échelle mondiale par le cinéma, la télévision, les sociétés multimédias qui gèrent le web, ainsi que les produits visuels qui circulent dans les foires, les biennales, les magazines, les blogs et les sites web.

 

Cette dénationalisation partielle et ce brouillage des structures de domination tendent à déresponsabiliser les dominateurs. Chaque fois que nous voulons nous plaindre des défauts d’un produit fabriqué par une transnationale, nous constatons que ces sociétés n’ont pas de propriétaires clairs ni d’adresse centrale. Ils nous donnent des téléphones qui nous indiquent que les lignes sont occupées et nous demandent d’attendre parce que « votre appel est très important pour nous ». Qui sommes-nous ? Si nous obtenons une réponse qui demeure sans suite, il est impossible de parler à nouveau au même employé. Nous n’identifions que les « chaînes » de magasins, les « systèmes » bancaires, les « serveurs internet », les succursales du Guggenheim et du Louvre.

 

Par conséquent, comme le souligne Paulina Aroch dans sa critique du textualisme post-colonial, nous avons besoin d’une compréhension empirique de la division internationale du travail matériel et symbolique qui nous permettrait de voir « derrière la langue ». Si nous voulons répondre à la question de Spivak, le subalterne peut-il parler ? Nous devons découvrir ce que c’est que parler dans la mondialisation : qui parle et d’où ? Qui finance un site internet, une biennale ou une expérience artistique de participation sociale ? Quels sont les environnements historiques et les intérêts actuels de ceux qui parlent, produisent l’art, le font circuler et se l’approprient ?

 

L’art et la démondialisation

 

Comment ce malaise se manifeste-t-il dans la pensée, l’action et les représentations artistiques actuelles avec le brouillage des acteurs de la mondialisation ? Je m’en tiendrai, entre autres questions, à l’expansion des processus de démondialisation.

 

Une première preuve du rejet grandissant de l’interculturalité par la mondialisation est la multiplication des frontières, les attaques djihadistes en Occident et les bombardements des États-Unis et des États européens en Irak, en Afghanistan, en Syrie et dans l’État islamique. Le repli défensif sur les traditions nationales et les sécessionnismes montrent aussi les difficultés de vivre ensemble dans un monde intensément interconnecté : Brexit, indépendance catalane, rejet massif en Autriche, France, Hollande et Hongrie de l’intégration européenne. Ce processus de renversement antimondialiste au niveau national a été consacré aux États-Unis lorsque Trump a remporté les élections du 8 novembre 2016.

 

Vivons-nous à l’ère de la mondialisation ou de la démondialisation ? Il y a des mouvements de démondialisation réactive, comme ceux que je viens de mentionner, et d’autres de solidarité régionale et nationale qui cherchent à réaffirmer la capacité locale de produire et de faire circuler leurs propres productions dans l’économie et la culture.

 

Citons, à titre d’exemple, la Biennale du Mercosur, née en 1997 pour renforcer l’intégration économique de l’Argentine, du Brésil, du Paraguay et de l’Uruguay, et faire valoir un mode d’expression esthétique différentiel, une « géopoétique », selon les mots de José Roca, son commissaire en 2011. Cette biennale nous a donné aussi l’occasion de constater des signes de résistance à une mondialisation indifférenciée et de noter des tentatives de reformulation de ce que nous entendions par nation, territoire et interculturalité. Lors de la biennale du Mercosur 2011, j’ai été frappé par l’abondance des drapeaux : accumulés, déconstruits, ironiques, mais dont l’insistance seule remettait en cause le lieu commun selon lequel la mondialisation l’aurait emporté sur le national. Francis Alys, qui a tant contribué au renouvellement de la pensée artistique sur les frontières et les migrations, y présentait deux anciennes images de drapeaux mexicains avec l’indication de leur lieu de vente et l’indication en surimpression « in a given situation » : sur l’une on lit « représentation », sur l’autre, identique - « spectacle ».

 

L’une des œuvres les plus impressionnantes était celle de Leslie Shows « Display of Properties » : elle avait accroché en hauteur trente drapeaux blancs, dégoulinant de couleurs, d’insignes et d’éléments graphiques. Comme des bannières qui fondent et ne peuvent plus indiquer des identités distinctives. Les fragments qu’on pouvait encore lire montraient les restes de drapeaux de pays et de zones géographiques ou de panneaux de signalisation : le national, le géologique et l’urbain.

 

Paola Parcerisa arborait un drapeau paraguayen vide, dans lequel seuls les bords de chaque bande horizontale demeuraient marqués par une frange subtile de fils de couleur, rouge en haut, bleue en bas. Il ne restait plus que les frontières, libérées de la puissance symbolique de l’emblème du drapeau paraguayen isolé dans la bande blanche centrale. Je lui ai demandé : comment ce drapeau a-t-il été reçu au Paraguay ? « Les gens le connaissaient lorsque je l’ai présenté à la Biennale de Venise. Mon fils de 14 ans, lorsque j’étais en train de le faire, a demandé : c’est pour un match de football ? Quand je l’ai terminé et qu’il a vu que je n’avais gardé que les bords colorés des bandes, il a compris que les bandes demeuraient blanches et il a dit :  ils sont tous partis ».

 

En 2020, alors qu’une vingtaine de biennales avaient dû être annulées à cause de la pandémie, la 12e Biennale du Mercosul, dont Andrea Giunta était le commissaire, a été inaugurée en ligne le 16 avril dernier, et celle-ci a su se réinventer : elle a mis en ligne des vidéos avec des témoignages d’expériences d’artistes en isolement, enregistrés sur des téléphones portables, et des programmes éducatifs pour les écoles, car cet événement est ancré à Porto Alegre depuis des années. Mais, bien que la Biennale n’ait jamais été un « airbnb bisannuel », qu’on visite dans le cadre d’un circuit touristique, dit Giunta, elle et son équipe ont dû chercher comment donner toute leur force d’expression aux thèmes principaux - féminismes, créativité afro-latino-américaine - sur une plateforme virtuelle. Le désir des artistes de participer n’ayant pas faibli, au cours des semaines où elle a été physiquement fermée, la Biennale a suscité des débats internationaux et des rencontres inattendues, qui n’étaient pas programmés dans le projet original de l’événement.

 

Ce fut pour Andrea Giunta et les autres commissaires d’exposition une occasion de repenser leur métier. Le dispositif d’une exposition, dit Giunta, implique de se déplacer entre les salles en suivant des plans et ses impulsions, et aussi de sentir les zones de contact entre les œuvres ; le champ magnétique de chaque œuvre affecte les autres. « Cette sensation particulière et forte ne peut pas se ressentir sur l’écran d’une visite en ligne ». En revanche, « la biennale en ligne permet des expériences que l’espace physique habituel limite », des parcours différents pour tout un chacun, et pas seulement pour les commissaires. « Dans la salle, les liens que nous avons planifiés entre les œuvres peuvent certes varier selon chaque personne. Mais sur le web, c’est une multitude de liens qui peuvent émerger, créant d’innombrables options » (Giunta, 2020).

 

À l’instar de la Biennale du Mercosur, d’autres biennales et musées situés en dehors de la zone euro-américaine (par exemple à Istanbul ou à Johannesburg) ont repensé les liens sud-sud et tissé des fils nouveaux redessinant les échanges mondiaux. Il est devenu évident que les nouvelles interactions dans les réseaux de musées et la configuration actuelle des biennales et des foires ne nous permettent plus de dire comme autrefois, qu’il existe une métropole mondiale de l’art, comme ont pu l’être Paris, Londres ou New York. Il n’existe pas de « palais encyclopédique », comme a pu le prétendre le titre de la Biennale de Venise en 2013, capable de fonctionner comme un dispositif central d’organisation, assurant des processus de production et de circulation multidirectionnels.

 

La mondialisation par le bas

 

La question la plus urgente n’est peut-être pas de savoir comment refaire l’encyclopédie, ou redécouvrir un ordre qui nous englobe tous. Il s’agit peut-être seulement de faire circuler des images et des scènes qui nous incitent à percevoir ce qui se décompose dans le capitalisme, les nombreuses façons de le vivre et comment, à partir de là, nous vivons ensemble dans l’interculturalité et l’intermédialité.

 

C’est là que je vois apparaître une convergence productive entre ethnographie et sociologie. Les analyses que nous partageons sur la transnationalisation et les migrations créent un tournant épistémologique qui peut nous aider. De même qu’à la fin du siècle dernier et jusqu’à nos jours, les arts visuels et le cinéma se sont donné le mandat de documenter le scandale des frontières, la xénophobie et les souffrances des déracinés, nous pouvons dire qu’une longue période de travail de la part des chercheurs en sciences sociales permet aujourd’hui d’expliquer les inégalités et les expulsions qui en résultent, les mouvements des sans-papiers et les drames des personnes et des familles vulnérables. Je voudrais ici insister sur l’une des contributions de ces études : elles ont montré que la migration n’est pas une décision d’individus solitaires mais le résultat de stratégies familiales. Les personnes déplacées sont souvent des victimes, mais elles appartiennent aussi à des communautés pour lesquelles origine et destination sont liées. Elles sont stigmatisées par le pays d’immigration, mais elles sont aussi accueillies par les ressortissants qui les y ont précédées. Elles émigrent pour sortir de leur précarité, elles traversent une période de précarité encore plus grande (déserts, répression par la police des frontières) et en même temps elles forment des familles et des foyers transnationaux. La délocalisation conduit souvent à la mise en place de réseaux liant plusieurs sites géographiques. C’est ce que des auteurs tels que Carlos Alba Vega et Gustavo Lins Ribeiro appellent « la mondialisation par le bas ».

 

Ce sont ces nouvelles unités de coexistence et de sens que l’anthropologie contemporaine étudie. Les plus connues sont les villes frontalières, les groupes de population bi- ou trinationaux, comme Tijuana-San Diego ou Ciudad del Este, qui sont à la fois divisées et reliées par des frontières. Ensuite, il y a des lieux géographiques d’interdépendance, qui ne sont pas contigus sur le territoire, comme les « rues transnationales » formées par des voisins qui, après avoir migré, continuent d’avoir des relations, des liens réciproques ou de la parenté entre différents lieux : les quartiers chinois ou mexicains à New York et Chicago, les communautés boliviennes à Buenos Aires (Besserer, 2006 ; Grimson, 2003 ; Lins Ribeiro, 2015). De nombreux exemples comme ceux-ci montrent qu’en plus des réseaux d’entreprises, des chaînes de télévision et des alliances militaires, il existe des articulations urbaines et diverses formes d’organisation de ceux qui ne sont plus ensemble mais qui collaborent.

 

J’imagine les modes souhaitables de transnationalisation créative des artistes et des penseurs à la manière de ces communautés de migrants. Les plus stimulants ne sont pas ceux qui ne font que documenter ces conditions de vie délocalisée. Ceux qui, en usant des pratiques critiques de l’art, de ses ressources sensibles, formelles et imaginaires, génèrent ce que Reinaldo Laddaga appelle une « écologie culturelle », me paraissent beaucoup plus productifs. Ils cherchent des alliances avec d’autres acteurs pour générer des « modes expérimentaux de coexistence » (Laddaga, 2006, 22). Il s’agit de repenser les tâches des artistes et des critiques, des institutions et des réseaux, en tant qu’arts de l’organisation expérimentale de la société et de sa dimension interculturelle.

 

La démarche critique de nombreux artistes n’opère pas de l’extérieur de la société qu’ils observent. Elle tente plutôt de se situer au sein des interactions et des désaccords, de rendre visibles les controverses qui surgissent sur les usages et les significations des représentations sociales. Ces communautés cherchent à ouvrir des canaux de communication entre experts et non-experts et à articuler des formes centralisées et décentralisées, globales et déglobalisantes, conduisant à la formation d’« écologies culturelles » durables.

 

Certains cherchent à responsabiliser et à animer les communautés locales en tant que noyaux de reconfiguration sociale, de coexistence créative, puis à expérimenter leur possible projection à l’échelle nationale et internationale. C’est pourquoi ils souhaitent exposer ces expériences dans des musées et des biennales et tentent de reconfigurer leur signification en tant que lieux d’échange en dehors de la logique commerciale et médiatique de l’art.

 

D’autres acteurs culturels, formés à la discipline artistique, soutiennent qu’il est nécessaire de s’éloigner des circuits artistiques et de promouvoir des modèles de collaboration dans lesquels « les publics sont co-chercheurs et les institutions deviennent co-laboratoires » (Yúdice, 2002). Un exemple est le MediaLab à Madrid, qui vise à ouvrir des espaces citoyens participatifs, d’échanges de connaissances et d’actions communes, tel que le Laboratoire de Procomún, où les étudiants, les professionnels et les amateurs de différents domaines (biologie, technologie, design, éducation et communication) partent du principe que la connaissance appartient à tout le monde et que leurs contributions doivent être activement gérées dans la résolution des problèmes communs.

 

Nous avons déjà vu trop de recherches qui stagnent à mi-parcours pour croire que l’art participatif soit un dispositif efficace, « une solution ready-made pour la société du spectacle ». Tout ce que nous faisons dans ce travail avec les mouvements sociaux, et avec les questions qui n’en finissent plus, ne peut constituer qu’une démocratisation incertaine et précaire. Rien n’est « légitimé à l’avance » : nous ne pouvons que le tester encore et encore dans chaque contexte et essayer d’obtenir que la négativité de la critique et de nos expériences soit capable de surmonter les difficultés, en créant non seulement un activisme mais « la transformation progressive des institutions par l’infiltration d’idées dont l’audace est liée à (et est parfois plus grande que) celle de l’imagination artistique » (Bishop, 2016, 446).

 

* Traduit de l’espagnol par Hervé Fischer.

 

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