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Art versus Société : soumission ou divergence ? / Sous la direction d'Hervé Fischer / Vol.18 N.2 2020

Pourquoi l’art a-t-il cessé d’être subversif ? *

Clemente Padin

magma@analisiqualitativa.com

Né à Lascano, Rocha, Uruguay (1939). Poète, artiste et graphiste expérimental, interprète, conservateur, vidéaste et très actif animateur de l’art postal puis sur les réseaux sociaux. Licencié en lettres de l’Universidad de la República Oriental del Uruguay. Il a dirigé, entre autres, les magazines Los Huevos del Plata et OVUM 10 entre 1969 et 1975. Il a exposé individuellement aux États-Unis, en Italie, en Corée du Sud, en Argentine, en Uruguay, en Allemagne, au Mexique, en Espagne, au Canada, en République dominicaine, au Pérou, au Brésil, en Belgique et au Japon. Entre autres distinctions, il a été invité à la 16e Biennale de Sao Paulo (1981) et à la Biennale de La Havane (1984 et 2000), à Cuenca, en Équateur (2002) et à la 2e Biennale d’art de Thessalonique, en Grèce, (2009). Bourse de l’Académie des Arts et des Lettres d’Allemagne (1984). Il a donné des séminaires sur la poésie expérimentale, la performance et l’art postal dans le monde entier. Il a enseigné à l’IUNA de l’URBA, à Buenos Aires, en Argentine, dans le cadre du cours de troisième cycle "Langues artistiques combinées". Il a rejoué des centaines de fois son spectacle « La Poesía Debe Ser Hecha por Todos »La poésie est l’affaire de tous - (la première à Montevideo en 1970) et est l’auteur de 25 livres et de centaines de notes et d’articles. Il a eu plus de 20 expositions individuelles et participé à plus de 500 expositions collectives dans le monde entier. Il a été récompensé par le prix Pedro Figari pour sa carrière artistique dans son pays, l’Uruguay, en 2005. Ses archives se trouvent dans les archives générales de l’UDELAR, à Montevideo, en Uruguay, et sont accessibles aux chercheurs et aux étudiants. Il a reçu le prix 400 ANS de l’Université nationale de Córdoba, Argentine, en 2015 et le prix d’honneur Bernard Heidsieck du Centre George Pompidou en 2019, à Paris, France.

 

Abstract

On a pensé pour diverses raisons que l’art nous permet de lutter pour défendre nos droits en raison de son caractère soi-disant subversif contre la nature arbitraire du pouvoir. Cependant, l’art est aussi innocent qu’une brique, qui permet aussi bien de construire une maison, que de casser la tête de quelqu’un. Cela a tenu au fait que le système socio-économique a réussi à transformer l’artiste, le producteur d’art, en « chien de compagnie » des puissants de ce monde. Personne ne penserait à mordre la main de celui qui le nourrit. La pandémie de la Covid-19 n’a fait qu’aggraver la situation, avec ses pertes d’emplois et d’investissements, et pire encore, l’attitude de nombreux potentats qui tournent le dos aux demandes du peuple, insensibles à la douleur et à l’oppression de leurs frères.

 

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« À quoi sert la poésie si elle n’est pas au service des peuples ? » Épicure.

 

Il est clair que l’art n’est pas de naissance révolutionnaire ou subversif, dans le sens où d’emblée il ébranlerait les bases de notre pensée et perturberait les règles que nous donnons pour atteindre des buts réalistes ; non, il est né des mains de l’homme de l’âge de pierre, pour représenter la réalité et pour donner aux hommes un langage symbolique leur permettant de mener avec succès leurs activités de chasse et de cueillette et de nourrir leur tribu. Mais je veux parler ici de l’art actuel, de sa perte de capacité de produire des œuvres et des textes qui subvertissent la réalité et de provoquer ainsi des changements dans la société, notamment dans le domaine des conventions sociales, afin d’améliorer nos habitudes de coexistence. Et voilà une bonne question à poser aux chercheurs universitaires : comment et pourquoi l’art est-il devenu si banal et s’est-il transformé en « animal de compagnie » du système ?

 

La réalité dans laquelle nous évoluons est constituée de divers domaines d’activité dont on ne saurait affirmer qu’ils sont autonomes. La politique, la religion, la société, la culture, etc. forment un ensemble d’activités étroitement liées dans leurs propres imbrications, leurs évolutions et leurs interactions constantes. Elles sont tellement interconnectées, que tout changement dans l’une d’elles aura nécessairement une influence sur les autres. Ainsi, la découverte de la théorie de la relativité par Einstein, qui relève de la science, a-t-elle eu un impact dans tous nos champs d’activités humaines, y compris dans l’art.

 

L’art relève d’un champ d’activité plus large, la « culture », avec son producteur, l’artiste. Celui-ci tente de donner réalité à la quête qui est la sienne, son "humanité", en rendant compte de son « être dans le monde » (Sartre). Grâce à sa maîtrise de la nature et à ses grandes avancées technologiques dans la production de biens, l’humanité est devenue capable de produire de plus en plus de produits qui excèdent ses besoins ordinaires pour assurer son existence. C’est précisément cette capacité à produire des excédents qui lui permet de satisfaire à des exigences moins concrètes et moins urgentes, et de répondre ainsi à des préoccupations spécifiquement humaines : l’art, le symbolique, l’esthétique.

 

Le rôle de l’art est essentiel : il constitue le fondement et le pilier de l’humanisation progressive de l’homme, qui n’est pas encore achevée. L’œuvre d’art, en tant que « produit de communication » lorsqu’elle exige la participation d’au moins deux interlocuteurs, en situation de « dialogue » actif, impose l’une des caractéristiques de l’humain : sa relation sociale. Mais l’œuvre d’art est devenue aussi une marchandise, susceptible d’être échangée contre de l’argent ou d’autres produits sur le marché dit « de l’art ».

 

Ce qui changé, c’est le statut de l’artiste en tant que travailleur et tout ce qui est lié à son environnement. La même chose s’est produite dans l’environnement des travailleurs en général. Ces dernières années, nous avons assisté à la prolétarisation progressive de l’artiste, à tel point qu’aujourd’hui, dans notre pays, les artistes se sentent en général « déçus » par le maigre salaire ou « subvention », comme l’appelle le gouvernement, de 6 800 pesos pour deux mois (environ 165 dollars) avec lequel ils pensent pouvoir satisfaire à leurs dépenses. Nous avions l’habitude de procéder en tant que « producteurs indépendants » et de remplir « la marmite » avec des ventes, des services occasionnels et surtout sociaux comme des spectacles, du théâtre, des films, des carnavals, etc. En nous considérant comme des travailleurs, nous espérions recevoir des salaires mensuels qui nous permettent de vivre dignement avec nos familles comme les autres travailleurs, qui, eux, ont même créé des institutions syndicales par branches et par spécialités pour négocier avec les employeurs et les institutions publiques et privées.

 

Avons-nous espéré que cette situation allait changer avec la pandémie ? Les épidémies du passé ont-elles entraîné plus que des ajustements mineurs, sans effet réel ? Notre époque offre-t-elle des alternatives au modèle capitaliste actuel autres que le système « socialiste » mis en place par certains pays ? La peur de l’apocalypse que pourrait entraîner le virus nous a fait rêver et croire à la réalisation de nos espoirs, en créant un nouvel horizon dont le vent chasserait l’indésirable et l’arbitraire. Mais nous ne voyons pas de tels signes annonciateurs, rien qui nous permette d’espérer des transformations, ni à long, ni à court, ni à moyen terme. Au contraire, les gouvernements n’ont fait qu’améliorer leur opérativité répressive en légiférant en matière de contrôle des entreprises par le biais du Pouvoir Judiciaire, en créant plus de forces de contrôle ou en élargissant l’opérativité de celles qui existent déjà.

 

Aujourd’hui, la culture se comporte comme un mécène bienveillant qui, comme tout le monde, est obligé de travailler et d’investir très prudemment s’il veut éviter de gaspiller son argent. C’est pourquoi la culture exige-t-elle non seulement des produits de qualité mais aussi, et surtout, de la loyauté. L’artiste ne peut pas non plus mordre la main de ceux qui le nourrissent, les représentants de la culture et de l’art. Est-ce pour cela que la contre-culture ou l’art subversif, ou quel que soit le nom qu’on lui donne, a disparu ? Dans la société actuelle, qui joue le rôle d’objecteur ? N’était-ce pas le rôle des artistes ? Du taon piquant le système pour lui rappeler ses obligations envers le peuple ?

 

Du « rien n’est de l’art » des dadaïstes à la « définition de l’art » du mouvement de l’art conceptuel, de « la mort de l’art » à la « grève de l’art », l’objectif demeure le même : libérer l’art de sa finalité prédéterminée d’« instrument de sujétion sociale » de même nature que l’éducation, la justice, les institutions, la religion, la politique, la police et les armées, etc. En reconnaissant que l’art est un « travail » assurant une production « matérielle », (même si, parfois, l’œuvre ne se manifeste pas dans un objet), la société a franchi des étapes importantes d’émancipation de l’art. Ce qui a joué un grand rôle aussi, c’est la reconnaissance de l’étroite interrelation entre les différents domaines d’activité humaine, qui a permis de libérer l’art de sa fonction « divine » d’expression de l’ineffable.

 

Tout est de l’art, rien n’est de l’art. Cela ne dépend que de l’effet glamour avec lequel le travail est présenté sur le marché. L’artiste devient ainsi un entrepreneur culturel, un concepteur de projets, un amateur de modèles d’amis artistes partageant les mêmes idées, qui sait rendre des comptes aux entreprises, armé de protocoles culturels, compilateur de slogans propres à approfondir et étendre sa promotion, castrateur de ce qui ne correspond pas à ses paramètres financiers ou à sa rhétorique spéculative. En fin de compte, avant la pandémie, la promotion culturelle était considérée comme un business, ou comme une activité publique qui s’adresse aux médias ou aux partis politiques. L’art nous donne une visibilité dans les autres champs d’activité humaine, même si tout se réduit à la clarté et à la transparence du projet, au protocole des étapes à suivre pour atteindre les objectifs, à l’honnêteté dans la gestion des fonds du sponsor ou à la séduction personnelle de chacun dans les médias, à l’image, en un mot, au format, tant de l’œuvre que des comportements auxquels son déploiement nous oblige, et non à l’œuvre elle-même.

 

Dès lors, se déclarer « travailleur » ou « prolétaire » ne semble pas permettre de surmonter l’aliénation sociale de l’artiste, mais au contraire l’approfondit. D’une part, l’artiste ressent le besoin impératif, presque biologique, de créer et de répondre ainsi à son aspiration d’artiste et, en même temps, de se légitimer comme humain ; d’autre part, il est contraint de constater, de façon dramatique, la situation à laquelle il est soumis par le marché, et qui l’oblige à renoncer à sa vocation d’artiste, et à ne s’exprimer qu’en respectant les exigences de la mode qui conviennent le mieux aux vicissitudes de l’employeur. L’artiste est obligé de travailler pour l’art et non de vivre de son art. Les alternatives subalternes qui s’offrent alors à lui sont, soit d’aller plus loin et d’assumer cette contradiction, soit de vivre une vie de bohème, soit, à l’inverse, de produire directement pour le marché, soit, enfin, de travailler en dehors de l’art pour gagner un salaire comme tout le monde. Ce sont des options qui comportent toutes les mêmes risques, puisqu’elles ne résolvent pas le problème, ni à titre individuel, ni socialement.

 

La culture et l’art sont devenus une entreprise rentable d’identité et de pacification sociale. Dans le passé, nous avions l’image de Che Guevara, nous démontrant que l’artiste était aussi libre de faire ses pirouettes qu’un singe à l’intérieur d’une cage ; ou bien l’image de Julien Blaine, nous exposant la culture comme un cirque où les clowns (les artistes) refusaient de se produire ; ou celle d’Ulises Carrión, nous présentant la culture comme le Grand Monstre. Aujourd’hui, la culture est un mécène bienveillant qui, comme tous les mécènes, est obligé de travailler au-dessus de ses moyens s’il veut éviter de disparaître. Pour cette raison, elle exige non seulement de la qualité mais aussi et surtout de la loyauté.

 

Cela fait longtemps que les artistes rêvent d’avoir le contrôle sur leur art et de le libérer de cette fonction céleste d’accompagnement et de soutien au pouvoir ; et qu’ils souhaitent que l’art trouve la place qui lui revient dans les médias, s’il veut remplir sa fonction symbolique de gestion de l’identité des peuples et des nations. Cette « libération » du carcan du système, et l’émergence d’un art alternatif (contestataire, underground, « autre », etc.) capable de répondre à ce désir incontournable de liberté, a suscité diverses alternatives. Mais ces saines aspirations ont disparu dès lors que les artistes se sont intégrés dans le système de production du capitalisme.

 

L’art est-il au service du pouvoir ? Depuis l’aube de la civilisation, l’art a été lié à la magie, à la religion et au pouvoir du moment. Connaissons-nous des œuvres transgressives qui aient marqué dans le passé l’histoire de l’art ? Sans doute la Renaissance a-t-elle à ses débuts stimulé la liberté des artistes, mais on les vît bientôt se mettre au service des papes, des rois et des mécènes. Le Romantisme a semblé à son tour offrir une occasion de conquérir leur liberté, mais les artistes se sont rapidement soumis aux royautés, aux églises et aux collectionneurs. Au tout début du XXe siècle, il a semblé que la situation allait changer ; mais après bien des vicissitudes et l’émergence de nombreuses avant-gardes, on a vu les artistes s’attacher à la locomotive des galeries, des musées, des foires, etc. Et aujourd’hui les grandes fondations et les banques internationales, les sociétés transnationales et les millionnaires de l’industrie et de l’agriculture ont pris le dessus sur les galeries et les musées nationaux, eux-mêmes soumis au néolibéralisme. Le temps passe et l’artiste reste accroché à la locomotive du pouvoir.

 

L’autonomie des artistes est donc de plus en plus limitée. Les fondations privées et les institutions publiques opposent leur veto à toute œuvre artistique qui mettrait en cause l’activité des groupes économiques qui les soutiennent. Il est donc implicitement recommandé à l’artiste de laisser son esprit critique de côté avant de se mettre au travail pour les musées et les galeries, et d’éviter tout ce qui pourrait rendre explicite son rejet du système. Ils apparaissent donc ainsi libres de toute tutelle, ce qui permet au sponsor culturel de montrer sa volonté de servir l’intérêt public.

 

La véritable fonction de l’art semble être aujourd’hui de dissimuler la réalité sous un voile de signes triviaux et de représentations frauduleuses pour maintenir les gens à la place que le système leur a assignée. Peu importe le langage utilisé, tout ce qui est dit (vrai ou non) dépend de l’autorité de l’artiste et de l’appareil qui le sous-tend, c’est-à-dire du pouvoir de celui qui a la parole. Les œuvres d’art que nous produisons ne sont que des illusions ou des tentatives vaines d’échapper aux tensions ou à nos désirs inassouvis. Les œuvres créées relèvent du désir et non de la réalité ; il faut les voir comme un massage de l’esprit ou la fête du karma d’une fin de semaine. « L’art est l’expression de la libido », disait Freud. Nous, les artistes, fonctionnons avec des systèmes de représentation de la réalité, mais pas avec la réalité.

 

Ici, dans les pays d’Amérique latine, aucun instrument de lutte idéologique contre le système ne peut être négligé. Nous ne pouvons pas renoncer à lutter pour de meilleures conditions de vie et pour la défense des droits de l’homme. Nous ne pouvons pas nous fermer la bouche du fait que le système le fait déjà pour nous.

 

Celui qui détient le pouvoir idéologique dans la société est celui qui décrète ce qui est de l’art et ce qui n’en est pas. Il nous faut lutter contre un système qui tente d’imposer un art intentionnellement déformé dans son mode d’expression, destiné à servir ses fins : le profit et le gain. Ce que nous voulons, c’est un art qui échappera à l’ars celarem artem (l’art de cacher l’art), un art qui se libèrera de l’artifice, un art qui créera des œuvres qui agissent et ne se contentent pas de dire.

 

La similitude entre l’artiste et le prolétaire s’exprime admirablement dans les "boycotts" des artistes à l’égard des organismes culturels officiels, tels que les Salons, les Musées, les Prix, les Galeries, etc., et qui signifient une forme de rejet de leurs règlements, des objectifs de leurs conservateurs, ou simplement leur mécontentement face à une situation spécifique. En s’échappant de sa « cage dorée » l’art met en évidence son désir de réintégrer le reste des activités productives de la société. Paradoxalement, cette forme de protestation anti-régime a consolidé l’image privilégiée de l’artiste dans la société en tant qu’« être supérieur », confortant, bien que négativement, son statut privilégié par rapport au reste de la société. Le rôle de l’artiste dans la société, qui a évolué au fil des progrès technologiques constants des médias et avec leurs formes émergeantes d’expression, suscite de nouvelles réponses et questionnements quant à cette idée de l’« artiste/génie unique».

 

Peut-on participer à la politique culturelle d’une entreprise si son argent provient de l’exploitation des pauvres, de l’esclavage des hommes, des femmes et des enfants ? Les artistes, en général, ont tendance à dire qu’ils sont des travailleurs. Ils s’obligent même à des heures supplémentaires, ajoutant ainsi leur propre exploitation à celle que leur impose le système. Vous souvenez-vous du stakhanovisme des Soviétiques ou des exploits des coupeurs de canne cubains, ou de la loyauté du travailleur japonais qui est obligé de travailler 25 heures par jour ? Comme personne ne s’interroge sur l’origine des salaires ou des revenus, pour savoir s’ils proviennent d’activités légales ou illégales des entreprises, (sauf exception), l’artiste ne veut pas savoir si l’argent qu’il reçoit provient du trafic de drogue ou du blanchiment d’argent. Dans ma jeunesse, certains de mes voyages pour assister à des spectacles ou à des performances de poésie expérimentale étaient financés par la CIA, en vertu de la guerre froide. Je ne savais pas que ma résidence à Berlin-Ouest en 1984 était organisée par le DAAD, (Deutscher Austausch Akademischer Dienst, un Service allemand d’échanges académiques). C’est ainsi que mes œuvres, soi-disant révolutionnaires et rebelles, ont fait partie de la vitrine de l’Ouest face au réalisme socialiste soviétique.

 

Cette chaîne de production, sans le dire expressément, nous incite à reconnaître, à réaffirmer et à légitimer le pouvoir actuel, en nous faisant croire que nous ne sommes que des travailleurs salariés au service du marché de l’art, face auquel nous faisons des grèves et nous mettons en arrêt de travail. On veut nous faire croire que nous recevons une sorte de salaire et que nous ne sommes pas des personnes qui aspirent, comme tout le monde, à vivre de notre travail, sans souffrir de faim ou être fouettées si nous n’acceptons pas de légitimer les structures socio-économiques du pouvoir, c’est-à-dire de perpétuer leur injustice et leur inhumanité. Parodiant le critique d’art uruguayen Rubén Yáñez, je dirai que « si la nature humaine nous pousse à exprimer notre humanité à travers ces activités symboliques appelées artistiques, il n’est pas possible de les faire dépendre d’un système qui nie notre humanité ». Il existe aujourd’hui des analystes critiques de cette situation. Ainsi, le livre de Laurent Cauwet, « La domestication de l’art », rend compte de cette dépolitisation de l’art, c’est-à-dire de sa perte de capacité à subvertir la réalité politico-sociale du fait de son institutionnalisation.

 

En théorie, rien n’empêche les artistes de s’organiser en associations ou en syndicats pour améliorer leurs conditions de vie et défendre le fruit de leur travail, etc. Selon Ferrán Destemple, le travail nous rend dignes et nous socialise sans nous aliéner. Les deux déclarations sont certainement simultanément vraies. Mais aujourd’hui, en pleine pandémie, le travail ne suffit plus pour vivre. Le travail est devenu extrêmement précaire et donc ultra-aliénant. Réduire l’art à une œuvre ne fait que le transformer en un autre type de marchandise. L’art n’est pas seulement un travail, c’est aussi quelque chose d’autre. Pourtant, le « plus » que chacun lui attribue et que n’ont généralement pas les autres œuvres humaines, fait la différence.

 

* Traduction de l’espagnol par Hervé Fischer.

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