Vit à Paris depuis 1969. Né à Castiglione del Lago (Pérouse, Italie). Ancien professeur d’université et ancien directeur de recherche au CNRS, Chevalier des Arts et des Lettres et membre de la Société des Gens de Lettres, rédacteur et éditeur de la revue Ligeia, dossiers sur l’art, auteur de nombreux articles, catalogues, livres, dont certains ont été primés, il a été le commissaire d’expositions portant sur l’art et la culture des avant-gardes du XXe siècle (futurisme, cubo-futurisme, art italien, photographie, danse, scénographie et arts du spectacle) en Italie, Europe, Japon et USA. Pour une bibliographie complète de ses publications, consulter le site web www.giovanni-lista.com.
Abstract
Le futurisme, en tant que mouvement fondateur des avant-gardes historiques préconisant l’« art-action » fait de l’artiste un être à part entière, un militant engagé pour l’avènement d’un monde nouveau, un activiste pragmatique qui se trouve continuellement au centre d’une dialectique d’échanges entre la société et la culture, contre la vieille figure romantique de l’artiste enfermé dans son aristocratique isolement.
Pendant sa période symboliste, de 1902 à 1908, Filippo Tommaso Marinetti publie des recueils et des pièces de théâtre où apparaît une vision négative du monde contemporain, marqué par la progression de la technologie et de la seconde révolution industrielle. Son pessimisme, qui correspond à une attitude partagée par plusieurs autres poètes symbolistes, comporte également la conviction que l’art lui-même est devenu inutile dans ce monde désormais dominé par les machines. Dans sa « tragédie satirique » intitulée Le Roi Bombance (1905), Marinetti réalise une grande fresque sociale et politique pour démontrer l’inutilité à la fois de l’art et de toute révolution.
La tragédie se termine en effet par le suicide du Poète et par la reprise du cycle immuable « révolution-réaction » qui scanderait, selon lui, toute l’histoire de l’humanité. Cette attitude de Marinetti n’est pas sans rappeler celle des poètes italiens du mouvement de la Scapigliatura lesquels estimaient, au milieu du XIXe siècle, que le Risorgimento n’avait pas su réaliser sa révolution sociale. Convaincu de l’inutilité de l’art pour changer le monde, Marinetti se montre en même temps fasciné par Victor Hugo et par la figure du poète-tribun, politiquement engagé, selon un modèle suivi par Gabriele D’Annunzio en Italie.
Né à Alexandrie, en Égypte, instruit à une école française tenue par des jésuites mais aussi éduqué par sa mère aux idéaux du Risorgimento qui avaient été à l’origine de l’unification politique de l’Italie, réalisée à peine quelques décennies plus tôt, Marinetti est naturellement patriote et nationaliste. Installé à Milan, il édite la revue Poesia, et entreprend une carrière littéraire comme poète et dramaturge, d’abord en langue française. Après la mort de ses parents, il se retrouve seul et très riche, face à la haute bourgeoisie milanaise qui le considère alors comme un parvenu dont la fortune a été faite à l’étranger.
C’est en janvier 1909, trois mois après avoir vécu un accident de voiture dans la banlieue de Milan, qu’advient le changement de cap qui met un terme à la période symboliste et ouvre la voie à une conversion au monde industriel. Marinetti fonde alors le futurisme en tant que mouvement d’« art-action ». Son Manifeste de Fondation du Futurisme paraît à la fois en version française et en version italienne. La formule « art-action », forgée par Marinetti, renvoie d’abord à la posture sociale de l’artiste, à son engagement militant dans la société contemporaine. Ainsi, par exemple, la poétesse Valentine de Saint-Point se voit officiellement chargée de « l’action féminine » du mouvement futuriste. Mais la formule « art-action » renvoie également à l’œuvre d’art futuriste. Cette dernière, en se reliant à la vie, s’oppose au repliement narcissique de l’artiste, à l’esthétique de l’art pour l’art des symbolistes et à ce que Boccioni définit comme « le formalisme a priori » du cubisme, incapable de saisir les vibrations du devenir vital de la collectivité humaine.
Marinetti écrit : « Avec le futurisme, l’art devient art-action, c’est-à-dire volonté, optimisme, agression, possession, pénétration, joie, réalité brutale dans l’art (ex. : onomatopées. ex. : bruiteurs = moteurs), splendeur géométrique des forces, projection en avant ». L’art futuriste doit s’exprimer en accord avec la modernité technologique qui remodèle les goûts, les coutumes et le style de vie traditionnels, selon une sensibilité nouvelle marquée par une splendeur mécanique dont la vie même est le théâtre. Art et vie se fondent organiquement l’un dans l’autre puisqu’ils sont respectivement le langage et la scène nécessaires de la nouvelle réalité en devenir.
Le « mouvement futuriste » opère une révolution culturelle visant à assimiler la modernité des machines, de la métropole et du progrès technologique du début du siècle. Le musée, en tant qu’écrin contenant un art séparé de la vie, est désormais inadapté pour satisfaire les besoins spirituels de l’homme moderne. Marinetti saisit, avant tout autre intellectuel ou artiste de cette période, que la culture est en passe de devenir un phénomène de masse investissant la rue et se projetant concrètement dans la quotidienneté active. Cette culture de masse exige un art non plus de contemplation mais d’action et de consommation. La pureté et l’autonomie de l’esthétique sont dépassées par un nouveau système de civilisation dont la naissance implique la fin des valeurs des siècles passées. L’art doit nécessairement participer à cette lutte décisive pour le futur de l’homme.
Ainsi préconisé par le futurisme, en tant que mouvement fondateur des avant-gardes historiques, l’« art-action » fait de l’artiste un être à part entière, un militant engagé pour l’avènement d’un monde nouveau, un activiste pragmatique qui se trouve continuellement au centre d’une dialectique d’échanges entre la société et la culture, contre la vieille figure romantique de l’artiste enfermé dans son aristocratique isolement. S’inspirant du syndicalisme révolutionnaire de Georges Sorel et des mythes libertaires de l’anarchie, l’agitation culturelle futuriste déploie le nouveau modèle de comportement de l’artiste qui descend dans la rue, organise des meetings de propagande des nouvelles idées, distribue tracts et manifestes proposant une image utopiste de l’art et de l’homme. La pensée et l’action signifient création en tant que forces productrices d’histoire, germes de renouveau.
Cette vocation activiste et perturbatrice confère au travail culturel le statut de l’événement révolutionnaire. Contre la mort de l’art décrétée par les partisans du positivisme, Marinetti transforme l’art en un instrument d’intervention politique placé au sein même du corps social. L’apparition du futurisme sur la scène de la culture européenne, à la fin de la première décennie du XXe siècle, marque ainsi la naissance même de l’avant-garde en tant que nouvelle façon d’être du travail culturel et de l’acte de création de l’artiste destiné à se mesurer au monde moderne.
Parmi les premiers futuristes qui s’associent à Marinetti, Umberto Boccioni milite activement dans le socialisme humanitaire ; Carlo D. Carrà est un anarchiste de gauche ; Antonio Sant’Elia et Luigi Russolo sont des socialistes engagés. Mais tous finissent par rejoindre les idées de Marinetti pour ce qui est du futurisme comme doctrine du progrès où la violence iconoclaste, dirigée contre toute forme de passéisme, équivaut à la célébration de la liberté libertaire qui, seule, peut assurer le triomphe du nouveau. Pourtant, le principe anarchiste de la tabula rasa aboutit parfois, chez Marinetti, à un appel extrême à la violence allant jusqu’à l’exaltation de la guerre comme événement régénérateur des peuples.
En 1910, Marinetti tient une conférence à propos de « la Nécessité et la Beauté de la violence » aux ouvriers syndicalistes révolutionnaires des Bourses du travail, à Naples, à Parme et à Milan. En 1911, il se rend, comme journaliste, sur le front de la guerre pour la conquête de la Tripolitaine. Il aspire à l’embrasement de la guerre comme seule possibilité de secouer la société italienne. En 1915, les futuristes participent aux manifestations pour l’entrée en guerre de l’Italie aux côtés de la France. Carrà publie le manifeste Guerre ou révolution purificatrices, rajeunissantes. Dans ses manifestes, Marinetti voit l’empire austro-hongrois comme le bastion de la culture réactionnaire qui voulait empêcher le Risorgimento et la liberté de l’Italie.
L’histoire politique de l’Italie, après la fin de la Grande Guerre, est connue. Dans un premier moment, en février 1918, Marinetti publie le Manifeste du Parti Politique Futuriste Italien suivi, en mai 1919, de son essai Démocratie futuriste dans lequel il dit vouloir installer au pouvoir les artistes, qu’il qualifie de « prolétariat des génies ». Son parti futuriste ne suscite que fort peu d’adhésions. Il tente ensuite, lors du premier Congrès des Faisceaux de Combat qui se déroule à Florence, en octobre 1919, d’établir une alliance politique avec le mouvement de Mussolini. Moins d’un an plus tard, en mai 1920, lors du second Congrès des Faisceaux de Combat, qui se déroule à Milan, Marinetti quitte le mouvement de Mussolini en dénonçant la grande faiblesse de ses positions antimonarchiques et anticléricales. En août 1920, il publie la plaquette Au-delà du Communisme rappelant que son programme vise l’installation des « artistes au pouvoir » afin qu’ils réalisent « la vie comme fête ».
En janvier 1921, avec la naissance du Parti Communiste d’Italie, ce sont les forces de gauche qui cherchent, à leur tour, la réalisation d’une alliance politique avec Marinetti. Lors d’un congrès qui se tient à Moscou, Anatoli Lounatcharsky en personne invite Antonio Gramsci à rencontrer Marinetti qu’il qualifie de « seul intellectuel révolutionnaire » dont dispose la culture italienne. Plusieurs futuristes faisant partie des « jeunesses communistes » organisent une exposition futuriste à Turin. La rencontre entre Marinetti et Gramsci, qui rêve de lui faire jouer le rôle de « l’intellectuel organique » des forces révolutionnaires n’a pourtant pas lieu.
En janvier 1922, lors d’un congrès qui se tient à Bologne, la constitution des Corporations Syndicales Fascistes fait naître le « corporatisme » qui sera l’un des piliers de la politique sociale du régime fasciste. Marinetti réagit en publiant, à Bologne même, son manifeste futuriste À chacun, chaque jour, un métier différent dans lequel il invite à « délivrer les ouvriers de la massacrante monotonie du travail identique et de l’identique dimanche rouge ». Quelques semaines plus tard, la Marche sur Rome et l’installation du fascisme au pouvoir font cesser de fait toute possibilité d’un quelconque projet politique.
Marinetti croit alors, assez naïvement, que le régime fasciste lui accordera un rôle privilégié dans la politique culturelle de la nouvelle Italie. En fait, il passera de déception en déception jusqu’à une mise à l’écart, au milieu des années trente, suivie d’un véritable ostracisme visant à bannir l’art futuriste ainsi que tout autre art d’avant-garde de la culture officielle italienne.