Sociologue mythanalyste, chercheur indépendant, formateur et consultant en autobiographie, spécialisé dans l'imaginaire de l'écriture autobiographique, il est né à Catane en 1962, où il réside actuellement, après avoir vécu en France pendant plusieurs années. Il a étudié la sociologie en France, a obtenu son diplôme de maîtrise à la Sorbonne, à l'Université Paris Descartes, et son doctorat de recherche à l'Université Paul Valéry. Il s'est perfectionné en Théorie et analyse qualitative dans la recherche sociale, à l’Université La Sapienza de Rome. Il a fondé et dirige en qualité de directeur scientifique M@GM@ Revue internationale en Sciences Humaines et Sociales, et les Cahiers de M@GM@ édités par Aracne de Rome. Dirige les Ateliers de l'Imaginaire Autobiographique de l'Organisation de Volontariat Les Étoiles dans la poche, et il a crée Thrinakìa, le prix international d'écritures autobiographiques, biographiques et poétiques, dédiées à la Sicile, et les Archives de la mémoire et de l'imaginaire sicilien, participant au réseau européen d'archives autobiographiques (European Ego-Documents Archives and Collections Network). Aux Ateliers de l’imaginaire autobiographique, le projet d’animation sociale et culturelle créé et dirigé par le sociologue Orazio Maria Valastro, a été remis le prestigieux prix international Chimère d’Argent 2019. Affilié à la Société Internationale de Mythanalyse (Montréal, Québec-Canada), ses recherches portent principalement sur la pratique contemporaine de l'écriture autobiographique, sur l'imaginaire dans l'écriture de soi, et l'imaginaire de la mémoire collective et des patrimoines culturels immatériels, étudiés comme expression privilégiée pour comprendre les relations humaines et la société.
Abstract
Alors que la modernité a cru pouvoir se construire sur l’élimination de la pensée mythique et l’avènement d’une société du divertissement, dans les heures vides d’une humanité qui a sécularisé la conscience et nous limite à une vie quotidienne profane, l’écriture autobiographique apparaît comme une démarche poétique, mythobiographique, qui renoue avec la fragilité sacrée de la vie et nous donne accès à d’autres rythmes de vie et de pensée que ceux des contraintes triviales. Les fabulations du corps autobiographique nous dévoilent une humanité qui n’est pas réductible à la matérialité du monde. L’esthétique relationnelle de l’écriture autobiographique nous permet d’échapper au temps linéaire de l’histoire de vie et de recréer les relations et les liens dont nous nous étions privés, de les regénérer et de redécouvrir l’être-ensemble. C’est ce qui donne son caractère sacré à l’art autobiographique, à la création autopoïétique de soi, pour redevenir des êtres conscients, et métamorphoser la vie en œuvre d’art. Nous nous convertissons ainsi à la vérité de la vie. L’incertitude de notre conscience, notre sentiment du provisoire se muent en une création esthétique qui transcende notre expérience personnelle en inscrivant la vie dans le mouvement de l’écriture.
« Nomade » sculpture de Jaume Plensa, photographie de Phil Roeder, image de couverture Diario di un formatore autobiografico : esperienze di narrazioni e scritture di sé, Roma, Edizioni Nuova Cultura, 2016.
Cet appel sensible au pouvoir de l’amour
C’est une coïncidence remarquable que la mythanalyse soit née avec un essai sur les mythes de l’amour de Denis de Rougemont, tandis que mes trébuchements et mes avancées dans la vie et dans l’exploration de l’écriture autobiographique, aboutissent sur le pouvoir de l’amour. Un amour que je ne recherche plus sur un plan métaphysique, dans la pureté des essences, mais qui s’inscrit dans la quête de l’intimité du corps, parfois rassurante, d’autres fois déroutante, et dans le rythme de l’existence. La tragédie de la culture moderne, cette séparation de l’individu et de la société qui détermine la relation entre corps en souffrance et corps social, est devenue la toile de fond du monde fragile et précaire d’aujourd’hui où les écritures autobiographiques contemporaines s’inscrivent et prennent sens.
Le pouvoir comme fin, ce germe nocif niché au cœur des valeurs occidentales, est devenu le moteur d’une société visant à dominer nos vies quotidiennes et qui nous détourne de l’amour qui pourrait s’épanouir au sein d’une humanité affranchie de cette compétition agressive. Je parle de cet amour de soi-même et des autres, capable de fonder notre expérience et notre connaissance du monde, qui est l’élément mélodique émergeant dans l’écriture autobiographique contemporaine, et qui constitue un thème récurrent dans l’expression artistique et musicale, dans la pensée politique et spirituelle, dans les littératures du XXe siècle. On y découvre en effet une prolifération de micro-narrations et de récits de vies faméliques d’amour derrière le miroir de cette fascination logocentrique pour le pouvoir. Faut-il alors chérir l’amour du pouvoir, ou bien le pouvoir de l’amour ? Ma démarche relève de la tentation d’écrire sa vie pour la comprendre et pour l’embrasser à nouveau avec amour.
La dureté des conditions sociales actuelles change nos perspectives de vie et nos attentes de femmes et d’hommes. Elles nous appellent à redécouvrir une sensibilité esthétique génératrice de forces nouvelles permettant de nous y soustraire. Il est nécessaire de reconnaître l’importance de l’écriture autobiographique et son essaim de formes atypiques d’expression de la condition humaine comme un genre littéraire à part entière. On y découvre en effet un appel à l’amour qui suspend la pensée conformiste grâce à l’esthétique de l’écriture, chargée de tensions éthiquement créatrices qui permettent un regard différent, un éveil du langage du cœur, échappant à celui de l’ego.
Le langage du sentiment que suscitent l’inquiétude et l’émotion fait apparaître ce que l’on ne comprend pas, ou qui nous fascine, effaçant l’indifférence quotidienne. À la pensée stérile et vide qui renvoie au besoin égoïque d’une reconnaissance sociale, succède alors une conscience poétique du rapport à soi-même, aux autres et au monde. Dans l’écriture autobiographique de celui qui parcourt sa propre histoire de vie vont se tisser sur les pages blanches des fabulations qui feront naître son corps autobiographique, réactivant son vécu, qui lui permettront de transcender les sentiments ordinaires qu’il éprouvait et de découvrir un amour nouveau envers l’humanité que nous partageons.
Ce désir de voyage dans le mouvement de l’écriture convoque la vie sur la surface des pages encore à écrire. Il anime une quête spontanée de rédemption et de renaissance à travers les faux-pas et les difficultés des expériences vécues. Nous ressentons alors timidement la nécessité de transcender notre expérience quotidienne dans une aspiration à vivre éthiquement. L’élan créatif se mue ainsi en contemplation esthétique de l’expérience vécue du corps autobiographique. Le souffle de l’auteur anime un lien d’amour retrouvé avec soi-même et avec les autres. Ce don poétique que nous nous faisons à nous-mêmes et aux autres, suscite une sérénité encore incertaine dans l’affection que nous voudrions nous accorder à nous-mêmes et que nous hésitons encore à partager avec les autres. Nous découvrons alors un sentiment existentiel enfoui dans les angoisses et les merveilles de la vie, qui nous conduit à une pensée méditative. L’écriture accouche un corps autobiographique vivant dans lequel l’auteur devient le héros de sa propre écriture. Elle engage son auteur dans un travail esthétique et éthique, sollicitant des énergies qui en appellent à des valeurs transcendant son existence personnelle et son tissu social dans un sentiment de solidarité humaine.
Les formes dynamiques d’une hésitation créative
Cette image du corps autobiographique, qui prend forme dans des dessins dont je joins quelques exemples à ce texte, permet dans sa dissidence poétique d’échapper à la logique instrumentale d’une écriture usuelle orientée vers un but. Elle nourrit une émotion qui transforme ce pèlerinage au cœur de notre propre vie en nous invitant à la recomposer métaphoriquement. Chacun dans cette expérience d’écriture autobiographique en appelle à son imagination, décompose le monde dans lequel il a vécu et invente de nouvelles règles pour créer un monde nouveau. Il découvre dans cette écriture un espace esthétique et génératif, impondérable et complexe, qui échappe aux normes prescriptives usuelles, aux automatismes de la pensée et des intimations biologiques et culturelles. Chacun est alors ébranlé par l’étonnement que suscite une telle découverte.
La vie et l’écriture, bios et graphein, en tant que récit de l’existence d’une personne et de son monde, engage son auteur à entreprendre un voyage à travers les expériences qu’il a vécues et à y tracer un nouveau chemin. Les revivant dans l’écriture, ne revenant pas tout à fait sur leurs propres pas, il se libère de ses soumissions. Décryptant ainsi sa vie dans l’écriture, dans le flux du mouvement réitéré par lequel il fait retour dans sa vie, il crée de soi-même un corps autobiographique nouveau, qui prend forme à la surface du signe graphique. Une image, un son, une saveur, une mélodie, une émotion vont alors être revécus et associés à la co-naissance de soi-même : le naître ensemble, en tant qu’expérience de l’écrivain et du corps autobiographique, permet d’échapper au flux ordinaire de l’existence.
L’autobiographie, animée par le lien amoureux qui se crée entre l’auteur et le héros de son écriture, nourrit une aspiration à une nouvelle condition humaine, hésitant entre les multiples accès, seuils et portes symboliques qui se présentent et qui offrent de nouveaux chemins de vie. Le corps autobiographique demeure dans l’espace et le temps de l’écriture en équilibre instable entre présence et absence. La vie, authentiquement écrite et inscrite, est vérité ; elle n’est ni fiction ou fantaisie, ni factuelle ou objective, mais inscrite dans la trace de quelque chose, et en même temps dans une série d’absences que nous faisons nôtre, par lesquelles nous nous laissons capter et émouvoir.
Les fabulations d’un corps à corps avec l’écriture
Dans cette première illustration on distingue clairement la forme d’une île anthropomorphique représentant un utérus gravide. Deux jambes humaines stylisées délimitent un espace fœtal, reproduisant distinctement la forme circulaire d’une île intérieure tout en conférant un mouvement circulaire au corps insulaire, sous la menace d’une horloge qui marque le temps s’écoulant inexorablement. La tête, la partie supérieure du corps qui apparaît, sortant de l’utérus maternel, annonce la venue au monde du corps autobiographique. Un corps né emblématiquement dans l’immanence d’une nouvelle naissance, générée par la délinéarisation du temps, étayé par la représentation graphique. La narration de l’histoire dessinée renforce ainsi l’écriture d’un vécu.
Micro univers mythiques, représentations mytho dramatiques de soi, Ateliers de l'imaginaire autobiographique, Archives de la mémoire et de l'imaginaire sicilien (www.lestelleintasca.org).
Dans cet espace où tout est né, s’annonce l’espoir d’une renaissance, une deuxième naissance au monde. Les traits du visage mettent en valeur, avec la couleur vive du sang qui teint les lèvres, un monstre dévorateur incarnant l’angoisse humaine devant le mystère de la vie et de la mort, et l’avidité vorace d’un corps autobiographique désireux de sucer le sang de la vie pour la saisir et l’aimer. Ce corps à corps des auteurs avec leurs créations, graphiques, verbales et écrites, donne un sens au corps autobiographique, et un art au sens d’une insularité dissidente, alternative à une condition existentielle vécue comme isolement et fermeture.
Le corps autobiographique, en tant que créature animée par le souffle sensible de l’écriture de soi, à l’image de la pensée mythique, trace un espace médian qui s’étend sur le monde, générant des états d’esprit conquérants et méditatifs, illustrés par des images tantôt d’actions manifestes, tantôt douces et sereines, concevant des scénarios générateurs de vie et de mort, sources de bonheurs et souffrances, pour les exalter ou les harmoniser. Le drame de l’existence humaine, depuis ses premières confessions autobiographiques, demeure à la mesure des besoins et des désirs, des douleurs et des plaisirs, des nécessités et des libertés à assumer. Les souvenirs deviennent ainsi des sources nourricières de nouvelles énergies maternelles, conscientes du drame d’un corps isolé et insulaire. Le corps autobiographique, séduit par la fascination mythique de l’île, par l’image fœtale du corps insulaire, nourrit des fabulations pour réenchanter sa présence poétique dans le monde qui vient à sa rencontre.
Ces illustrations s’apparentent aux mythographies d’autrefois par l’enchaînement et la continuité entre l’expression verbale et la création graphique. La narration de l’histoire illustrant le dessin, ainsi que le geste corporel du narrateur, accompagnent le geste créatif qui trace la scène dans son décor mythique. L’écriture autobiographique diffère toutefois des expressions symboliques et religieuses traditionnelles de ces œuvres où les mythes prennent forme allégorique. La présence poétique de soi au monde, telle que nous en exprimons le désir et la contemplation dans cette écriture personnelle ne peut pas échapper totalement à la linéarité du langage phonétique et verbal unidimensionnel qui est nécessaire à une pensée logique et réaliste. En tissant la parole et le geste, l’expression verbale et l’image graphique, l’écriture autobiographique fonde un nouveau récit multidimensionnel et symbolique de notre fabulation existentielle.
Les fabulations mythiques contemporaine évoquent une humanité troublée et traumatisée, qui voudrait se réconcilier avec notre désir ancien de rédemption en réinscrivant notre condition humaine au centre du cosmos. Elle tente pour cela de se ressourcer dans une écriture qui retrouverait le lien unissant notre corps autobiographique à notre imaginaire. La relation complexe entre le créateur et sa créature, crée l’espoir d’échapper à ce monde inquiétant et indifférent à soi-même et aux autres qui nous assaille, en tentant d’imaginer une nouvelle présence poétique de soi au monde. L’écriture autobiographique contemporaine évoque cette réconciliation entre le corps et l’imaginaire, qui naît du souffle sensible et fragile de ce que nous pouvons appeler une mythobiographie. Cette mythobiographie ne relève pas d’un mythe personnel ou collectif, ni de la fonction littéraire du mythe en tant que manifestation inconsciente de la personnalité des auteurs. L’écriture autobiographique des femmes et des hommes, à l’opposé de l’intimation existentielle solitaire qui domine la modernité, et qui nous soumet à des clivages dominateurs, recrée un chant collectif d’amour, un imaginaire de compréhension que nous pouvons partager, loin des modèles de rationalité politique et économique qu’on a voulu nous imposer. Cette écriture autobiographique recrée un équilibre personnel qui nous permet de nous réinsérer dans l’existence quotidienne collective, en éveillant un sentiment de solidarité et de partage fondé sur la connaissance mutuelle de soi et des autres.
Ces images, avec leurs stimuli symboliques et les histoires écrites qu’elles accompagnent, éveillent un processus créatif individuel, en quête de réponses mythiques personnelles aux angoisses humaines du devenir et du désir de comprendre l’aventure humaine dans le monde que nous partageons avec les autres. Nous errons dans l’écriture en gardent le sentiment de risquer à tout moment de nous réisoler en resoumettant notre corps autobiographique aux passions dominatrices du monde extérieur. Nous découvrons ainsi dans ces narrations, au détour récurant des expériences évoquées, tristes ou joyeuses, en nous exposant au risque de se laisser confondre et tromper, la tentation esthétique de s’abandonner aux émotions suscitées par les souvenirs de ce que nous avons vécu, ou que nous avons désiré vivre. Ces écritures autobiographiques se situent d’emblée en dehors de l’existence ou de la conscience ordinaire de l’existence, et tentent de demeurer dans la continuité et la discontinuité de la vie et des formes multiples à travers lesquelles elle se manifeste, espérant réconcilier des images narratives vitales avec des éléments factuels et véridiques du vécu traduits en symboles. Cette quête incite à élaborer des fictions pour découvrir et distinguer le tangible de l’indéterminé dans l’expérience vécue.
Négociations métamorphiques entre conscience poétique et conscience mythique
Le sujet agit et il est agi, balançant entre les contraintes et l’autodétermination, entre les exigences et les nécessités de la vie quotidienne, les expériences sociales et culturelles, et sa volonté de transformer son existence individuelle et sociale, en se pénétrant de la présence de l’autre et du monde. On peut donc distinguer schématiquement deux figures clés de l’autobiographie. D’une part la quête de vérité, expression d’un récit authentique qui renvoie à un désir sincère de confession, révélant sa propre singularité en tant que conscience de soi dans l’exploration de soi ; et d’autre part la quête éthique, manifestation d’une manière d’être ou de se subordonner à un principe moral dominant, auquel le sujet obéit. Une troisième quête émerge cependant dans l’espace esthétique de l’écriture, celle du corps autobiographique. Dans le corps à corps esquissé dans cet espace esthétique, dans la tension entre la recomposition de micro-univers mythiques et la transformation des chemins de vie entrepris par l’écriture, se développe une négociation métamorphique. La quête mythanalytique détermine un processus de changement dans la fabulation de sa présence poétique au monde.
Dans cette quête mythanalytique, l’écriture se révèle poreuse et implique une négociation avec le corps autobiographique, créant ainsi un espace possible de transition et de mutation. Le corps autobiographique est pénétré par la conscience de sa condition humaine dans son exploration et sa recherche de lui-même, et échappant à la seule logique rationnelle de son interprétation, il réagit dans la désorientation ou l’émerveillement. Il développe une écoute sensible et une réflexion interrogative dans sa tentative de se redonner une nouvelle forme de vie, à l’intérieur et à l’extérieur de lui-même. Le corps autobiographique, nourri par les aléas de l’existence, par les joies et les souffrances enchevêtrées et tragiquement co-existantes, devient l’espace esthétique d’une négociation métamorphique de l’écriture entre conscience poétique et conscience mythique. Il devient métamorphique parce qu’au cours de cette négociation autobiographique il se laisse transformer dans le mouvement de l’écriture, par le frottement et la tension d’une conscience poétique et mythique ; poétique par les éléments qui la nourrissent et qui engendrent le sens de l’existence vécue ; et mythique par sa propre créativité, dans des constellations d’images dont les thèmes vitaux prennent sens et engendrent des valeurs.
Le concept de négociation, désigne beaucoup plus que la résolution d’une détresse émotionnelle ou d’un conflit existentiel. Il crée dans une perception de perte de soi une métanoïa, un dépassement métamorphique de l’état d’esprit aboutissant à une renaissance du désir de soi et du monde qui transfigure les valeurs humaines. Le corps autobiographique prend le sens métaphorique et symbolique d’une icône sur la surface de la page. Il est refiguration de l’expérience humaine comme métaphore vive, créatrice et divergente du vécu factuel, qui recompose les contradictions de l’existence en construisant de nouvelles hypothèses de vie. Cette réactivation de la capacité symbolique de l’humain est transformatrice et source vitale de valeurs.
Les femmes et les hommes de la modernité avancée croient pouvoir créer leur destin en s’inscrivant dans la matérialité du monde selon leur désir quotidien et leurs émotions qu’ils considèrent comme la réalité centrale de l’existence. La découverte dans l’écriture de leur corps autobiographique leur révèle à travers leur propre expérience la crise profonde que traverse l’humanité en désarroi entre culture matérielle et spirituelle, dans un manque radical de rapport humain à soi-même, aux autres et au monde. Alors que la modernité a cru pouvoir se construire sur l’élimination de la pensée mythique et l’avènement d’une société du divertissement, dans les heures vides d’une humanité qui a sécularisé la conscience et nous limite à une vie quotidienne profane, l’écriture autobiographique apparaît comme une démarche poétique qui renoue avec la fragilité sacrée de la vie et nous permet d’accéder à d’autres rythmes de vie et de pensée que ceux des contraintes triviales.
Les fabulations du corps autobiographique nous dévoilent une humanité qui n’est pas réductible à la matérialité du monde. L’esthétique relationnelle de l’écriture autobiographique nous permet d’échapper au temps linéaire de l’histoire de vie et de recréer les relations et les liens dont nous nous étions privés, de les regénérer et de redécouvrir l’être-ensemble. C’est ce qui donne son caractère sacré à l’art autobiographique, à la création autopoïétique de soi, qui nous permet de redevenir des êtres conscients, de métamorphoser la vie en œuvre d’art. Nous nous convertissons ainsi à la vérité de la vie. Nos doutes, notre quête de salut se métamorphosent en présence poétique à soi-même et aux autres. L’incertitude de notre conscience, notre sentiment du provisoire se muent en une création esthétique qui transcende notre expérience personnelle en inscrivant la vie dans le mouvement de l’écriture.
De la profondeur et de la surface du corps autobiographique
Une négociation métamorphique, nécessaire et douloureuse, accompagne le mouvement de l’écriture de soi dans un processus de différenciation et de conciliation entre intériorité et extériorité, de singularisation d’un corps autobiographique et d’exploration d’une présence poétique, sollicitant une fabulation du rapport imaginaire au monde déchirée entre adaptation et opposition, peur et espoir, intégration et résistance. Cette observation remet à l’ordre du jour une esthétique de soi bâtie sur la responsabilité éthique du sujet, la responsabilité de son existence et de son action. Une théorie de l’intentionnalité autobiographique ne saurait nier le caractère énigmatique de l’écriture. Tenter de rester fidèle à soi-même et à son histoire, ainsi qu’à ses erreurs, pour rester fidèle au récit de sa vie, nous découvre immanquablement dans l’écriture l’incomplétude de notre conscience de soi dans l’inévitable infidélité à sa propre histoire.
La continuité vitale du corps autobiographique, inévitablement infidèle à l’existence, avec notre fabulation, soulève autant de questionnements qui font lien avec une dialectique mythologique de la profondeur et de la surface individuelle et sociale. La profondeur est le lieu du dialogue de la psyché avec elle-même, du rapport privilégié que la conscience peut entretenir avec une signification sociale de soi, entre soumission au refoulement et idéal d’une nature impersonnelle et universelle. La surface, n’étant pas un simple reflet de la profondeur, est le lieu du sens et de l’inconscient qui demeure dans le langage, dans la discontinuité de la parole consciente subordonnée aux rapports sociaux de la communication.
Le corps comme lieu de mémoire refoulée du vécu dans la psyché, érigé sur des barrières inconscientes, tout comme le corps social construit au terme d’un long processus d’interactions avec les structures institutionnelles qui conditionnent de manière tout aussi inconsciente notre psyché et notre rapport au monde, nous ont imposé le corps-à-soi d’une modernité avancée morcelant et aliénant les individus et les coupant du rapport mythique qui les unissait à un cosmos protecteur. Les assonances et résonances esthétiques et éthiques qui en résultent dans nos manières d’agir et de penser, d’être au monde, l’opposition entre les désirs d’amour et de pouvoir au sein des formes contingentes et contradictoires de la vie qui s’en suivent, créent un espace d’antinomies et divergences génératives de sens. Ces corps autobiographiques sont marqués par les liens que nous tissons entre structures individuelles et collectives, et par les mythes qui animent notre perception de la vie dans un espace-temps multidimensionnel. Ils constituent autant de quêtes et d’égarements, d’enrichissements et de bouleversements dans le sens que nous tentons de leur donner.
L’art autobiographique, avec sa fonction tout à la fois cathartique, rédemptrice et fabulatrice, donne une expression esthétique à notre mémoire, fascinée et refoulée dans un enchantement qui adoucit la cruauté de l’existence humaine, qui sollicite notre imagination créatrice et restaure notre lien poétique au monde, donnant à nouveau sens à tout ce qui nous entoure. L’art autobiographique est matrice de récits, sélection et oubli, manipulation narrative, en équilibre entre les dimensions personnelles et sociales, politiques et spirituelles de nos vies. Il nous recrée dans une composition narrative sous une tension éthique transversale à l’art de la mémoire, de l’oubli et de la fabulation. Le corps autobiographique crée un espace médian entre l’ego et le monde qui souffre, entre notre inconscience de vivre une existence corporelle soumise au pouvoir de la société, et la possibilité d’écouter le désir de soi et de l’autre dans une sensibilité au vivant et à une humanité commune que nous redécouvrons. Au fil de l’écriture, nous modulons notre être au monde comme un va-et-vient infini entre individualité et universalité sensible, entre le besoin d’un amour égoïste visant à la réalisation de soi et le désir de se nourrir d’un amour qui génère des liens et une reconnaissance mutuelle.
Le souffle sensible de l’écriture de soi est rythmé par des mots et des pauses, des narrations et des silences. Il participe intimement au principe esthétique d’un art qui se déploie virtuellement. Il engendre un récit collectif poétique, rejetant tout récit d’un moi qui serait en quête de pouvoir, d’intersubjectivité brutale, de rationalité technoscientifique et de société de consommation, se dissociant progressivement de la réalité matérialiste, reprenant souffle dans une écriture créative. Il nous éveille à un récit collectif qui retrouve un souffle éthique qui va au-delà de la transcendance métaphysique et téléologique. L’écriture autobiographique n’est pas seulement une pratique esthétique. Elle a vocation éthique, elle aspire à une compréhension de l’autre, à la compassion et à la solidarité humaine, restaurant le lien entre conscience du corps et conscience du monde.
Désenchantement et enchantement du genre et de genre
Dans la progression trébuchante de l’écriture autobiographique qui s’avance ou qui remonte le temps émerge une réécriture de la féminité et de la masculinité qui dépasse les stéréotypes et définitions rigides des genres et des rôles. Les femmes et les hommes découvrent ainsi inconsciemment et instinctivement la nature problématique des relations de genre. Le corps autobiographique se mue en corps poétique dans un désir de rédemption du corps physique par le pouvoir de l’amour. L’écriture autobiographique de corps jusqu’alors confinés dans des rôles socialement préétablis, permet de repenser la relation entre femmes et hommes. Au-delà du vécu, à la rencontre de leurs émotions, ces femmes et ces hommes voient émerger dans leur imaginaire narratif la possibilité de se concevoir comme des êtres humains connectés à d’autres êtres humains, responsables envers les autres.
Penser l’autre comme différent de soi et comme soi-même, prendre conscience pour s’en émanciper des mythes toxiques, porteurs de violences physiques et symboliques de genre, au sein de la famille, mais aussi dans les structures économiques, politiques et sociales, conduit à opposer radicalement la puissance de l’amour à l’exercice du pouvoir fondé sur l’intérêt et l’oppression, la cupidité et le profit, dans la sphère privée et publique. Le corps autobiographique dans son écriture n’aspire pas à acquérir de pouvoir spécifique. Il ne faut pas se leurrer toutefois, car l’écriture autobiographique soulève un enjeu clé qui repose sur la distinction entre des subjectivités en quête de vérité et de certitudes, de confirmations de leur identité et de leur pouvoir pour faire face à la précarité et à la fragilité sociale, et des subjectivités sous tension entre valeurs individuelles et collectives, en quête de choix bénéfiques et porteurs d’espérance pour notre humanité commune.
Concilier la part d’ombre de l’existence avec la joie de vivre n’est pas possible sans ressentir la valeur de l’amour qui permet de convertir la conscience de soi en une nouvelle présence poétique de soi aux autres et au monde. Les corps autobiographiques sont beaucoup plus que des écritures du corps ou des corps écrits. Ils sont des créations esthétiques qui s’incarnent dans notre conscience de soi et des autres. L’amour qu’ils engendrent transforme notre vécu en tissant des liens entre les différentes dimensions de l’existence, en renégociant notre rapport au monde qui génère alors un sens nouveau. Les corps autobiographiques nous aident à développer de nouveaux talents d’écriture et de création visuelle, qui nous ouvrent un chemin créatif de nous-mêmes, une histoire qui n’a plus de limite que le ciel, car ils aspirent, malgré les difficultés, à se transformer, à être présents à eux-mêmes et aux autres, même pour un bref instant, conscients qu’ils sont au centre du néant, conscients de la difficulté de préserver cet état d’esprit qui a transformé leur cœur.
Annexes
Micro univers mythiques
Représentations mytho dramatiques de soi, Ateliers de l'imaginaire autobiographique, Archives de la mémoire et de l'imaginaire sicilien (www.lestelleintasca.org).
Références bibliographiques
Mythanalyse
De Rougemont Denis, L’amour et l’Occident, Paris, Éditions Plon, 1939.
De Rougemont Denis, Comme toi-même : essais sur les mythes de l’amour, Paris, Éditions Albin Michel, 1961.
De Rougemont Denis, Libertà, responsabilità, amore (entretient de Guido Ferrari réalisé pour la télévision suisse italienne), Editoriale Jaca Book, 1990.
Fischer Hervé, L’Âge hyper humaniste : pour une éthique planétaire, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2019.
Fischer Hervé, Mythanalyse de l’insularité, in Orazio Maria Valastro et Hervé Fischer (sous la direction de), Mythanalyse de l’insularité, M@gm@ Revue internationale en sciences humaines et sociales, vol. 17, n. 1, Catania, Osservatorio Processi Comunicativi, 2019.
Fischer Hervé, L’exigence d’actualité de la mythanalyse, in Hervé Fischer, Ana Maria Peçanha, Orazio Maria Valastro (sous la direction de), L’exigence d’actualité de la mythanalyse, M@GM@ Revue internationale en sciences humaines et sociales, vol.16, n.2, Catania, Osservatorio dei Processi Comunicativi, 2018.
Fischer Hervé (sous la direction de), En quête de mythanalyse, Les Cahiers de M@gm@, vol. 8, Roma, Aracne Editrice, 2017.
Valastro Orazio Maria, Mythanalyse du corps autobiographique: un corps à corps avec l’insularité, in Orazio Maria Valastro et Hervé Fischer (sous la direction de), Mythanalyse de l’insularité, M@gm@ Revue internationale en sciences humaines et sociales, vol. 17, n. 1, Catania, Osservatorio Processi Comunicativi, 2019.
Valastro Orazio Maria, Diario di un formatore autobiografico : esperienze di narrazioni e scritture di sé, Roma, Edizioni Nuova Cultura, 2016,
Valastro Orazio Maria, Essais de mythanalyse : démystification et remythisation de l’imaginaire symbolique et social de la santé mentale, pp. 175-192, in Orazio Maria Valastro (sous la direction de), Mythanalyses postmodernes de la santé mentale, Les Cahiers de M@gm@, vol. 7, Roma, Aracne Editrice, 2014.
Valastro Orazio Maria, Biographie et mythobiographie de soi : l’imaginaire de la souffrance dans l’écriture autobiographique, Sarrebruck, Éditions Universitaires Européennes, 2012.