(1951) www.alainsnyers.fr. Diplômé de l’école nationale supérieure des Arts décoratifs de Paris (1976). Cofondateur du groupe UNTEL (avec J.P. Albinet et P. Cazal) en 1975. Mène depuis le milieu des années 70 une pratique d’interventions dans l’espace public interrogeant l’ordinaire de la vie quotidienne en milieu urbain. Pour Snyers, la pluralité des langages est une donnée constante et une revendication pour pratique plurielle et dynamique qui allie l’instantanée de gestes et manœuvres aux thématiques sociales avec l’usage du mot et le recours autant à la politique que la dérision. Snyers a mené une carrière dans l’enseignement artistique supérieur en ayant été, notamment, directeur de l’école d’art d’Amiens (1990 - 2005). Il a été membre de nombreuses associations représentatives du monde professionnel de l’art en France et participe régulièrement à des séminaires de recherches.
Abstract
L’artiste à travers sa pratique de l’art qui agit dans l’espace social occupe ainsi de ce fait une position d’abord d’observateur puis, selon son positionnement, de critique. Cette « fonction » particulière et engagée affirme la volonté non seulement d’indépendance mais aussi et surtout celle de la liberté de création. Par le langage de la création, l’artiste est en mesure de porter un regard critique sur son environnement social et d’initier des formes artistiques liées au fonctionnement des sociétés démocratiques. Parmi la diversité des pratiques artistiques possibles, l’intervention urbaine, manœuvre ou performance, peut se lire et se comprendre comme l’expression de quelques fondamentaux de l’idéal démocratique. Le développement de ces pratiques éphémères au moment notamment de la Guerre froide au cours des années 70, illustre les liens entre expression artistique et aspirations démocratiques. Les fondements de ces multiples démarches et expérimentations, au-delà de leurs formes et esthétiques, demeurent toujours d’actualité, ce qui les définit comme un genre artistique véritablement transversal.
« Blei tötet » (le plomb tue). Manœuvre d’art sociologique initiée par Hervé Fischer à Krautscheid-Seifen (un village allemand) pour dénoncer la pollution par le plomb de l’agriculture environnante, 1978.
Parmi l’ensemble des pratiques artistiques aujourd’hui possibles pour les artistes, l’intervention urbaine, forme d’art-action, occupe une place singulière car inclassable selon les codes en usage dans l’étude des formes et des comportements et pourtant largement utilisée. Ce mode opératoire qui se déroule de façon plus ou moins visible depuis le premier quart du XXe siècle réunit un très large panel de pratiques artistiques aussi différentes les unes des autres, voire opposées. Leur plus petit dénominateur commun est leur intitulé en deux mots couramment employés par défaut : « intervention » et « urbaine ».
L’intervention urbaine, une pratique engagée
Si le terme d’intervention est lié au verbe intervenir, il désigne une action volontaire sur un milieu donné dans lequel l’artiste prend part par un geste considéré comme artistique. Selon les époques et les pratiques, ces « interventions » connaissent différentes dénominations comme performances, gestes, évents, happenings ou encore manœuvres ou tout simplement action ou art-action. Ces mots évoquent tous des moments partagés en direct et limités dans le temps et dans l’espace.
L’adjectif « urbaine » situe le cadre voulu pour intervenir précisant ainsi l’importance donnée à l’urbanité comme sujet et affiche une relation voulue avec l’urbain. La sortie de l’art dans la ville induit un lien de proximité, physique d’abord et mental ensuite avec la société dans laquelle l’intervention s’engage.
De par cet engagement dans un cadre urbain et une position dynamique, l’intervention est un acte contextuel qui situe l’artiste dans et en face de la société. Les codes sociaux de l’espace public participent soit implicitement, soit directement au projet artistique voulu par l’artiste. L’immersion interventionniste est un lien direct entre le champ clos théorique de l’art et les réalités les plus diverses de l’espace extérieur.
L’intervention urbaine, un genre singulier
L’histoire de l’intervention urbaine n’est pas véritablement écrite car elle est complétement transversale, sans dogme, ni théorie et est constituée de propositions englobant une infinité d’approches, de langages, de questionnements ou de réponses. Au fil du XXe siècle, les gestes interventionnistes ont pu prendre une multitude de formes, d’attendus et de styles. Le XXe siècle est traversé par une ligne informelle d’interventions les plus diverses partant des premières déclarations des Futuristes italiens et des gestes iconoclastes des Dadaïstes, se poursuivant par les expériences déambulatoires des Surréalistes et des Situationnistes ou les happenings des Nouveaux réalistes comme ceux de Jean Tinguely à Milan en 1960 ou à New-York. Le mouvement Fluxus se développera de façon protéiforme avec les interventions urbaines de Wolf Vostel à Cologne en 1969 avec sa performance Ruhender Verkehr, ou de Joseph Beuys balayant en 1972 les rues de Düsseldorf ou Cologne. Sur la promenade des Anglais de Nice, l’artiste Ben Vautier produit nombre d’« events » qui ouvrent largement une voie pour un art urbain d’attitude. Mouvement qui va s’accentuer et se diversifier avec notamment les actions extérieures du GRAV initiées par notamment par Julio Le Parc avec le projet d’une Journée dans la rue à Paris en 1966.
L’intervention dans l’espace public devient un récurrente active de l’art. Aucun langage commun entre ces différentes expressions, ni bases théoriques, ni même proximités stylistiques qui pourraient réunir des pratiques aussi disparates, voire même quelques fois antinomiques, c’est ce qui est fait par défaut une identité particulière et hors normes.
Le nature hétéroclite des interventions urbaines ne permet aucune classification dans l’histoire de l’art ce qui la distingue des autres mouvements artistiques. Ce caractère non normatif, ni catégorisable fait de ce champ interventionniste un genre singulier dans l’histoire des formes et attitudes artistiques.
Ce genre est défini par le partage de plusieurs caractères communs comme, notamment, la volonté d’agir sur le réel, d’être en résonnance avec la société ou encore de vouloir, par l’acte artistique, être un citoyen actif. Ces caractéristiques sont largement partageables et applicables en toutes situations urbaines et cela quelque soit le contexte local ou politique et l’environnement immédiat. La volonté d’interagir en commun dans l’espace public, face à et/ou avec un public occasionnel caractérise ces démarches qui sont aussi éphémères que volontaristes.
Par sa contextualisation et sa temporalité, l’intervention urbaine se présente comme un genre singulier véritablement inscrit dans l’immédiateté et dans un rapport étroit avec la société.
« Changement de numéros » d’emplacement pour le défilé du 1er mai sur la place Rouge, 29 avril 1975.
Les années 70
L’Histoire des interventions urbaines est difficile à appréhender tant les compréhensions et lectures de celles-ci peuvent être différentes, les définitions contradictoires et les points de vue souvent divergents. Dans l’histoire de ce mouvement informel et inclassable, la période des années 70 avec le recul apparaît comme un moment riche en ce type de pratiques. Cette période historique pourrait se percevoir comme un point culminant de son histoire tant les convergences avec la société sont fortement marquées avec un « avant » et un « après ».
Un lent processus d’analyses, d’expériences et de questionnements sur l’art, son rôle comme sa place dans la société, s’est amorcé depuis l’Après-guerre et trouvera des formes d’aboutissement et de réalisation au cours de cette décennie marquée par une pluralité d’expressions et surtout une forte volonté libertaire dans une société en transition.
La pensée contestataire de la décennie précédente, la Guerre froide et l’émancipation des peuples et des individus vont nourrir l’engagement de nombreux artistes en direction d’une société directement interpellée. Les idéologies sont fortement affichées durant cette période et, avec elles, s’expriment les utopies les plus diverses, voire même les plus radicales ou extravagantes. Les révolutions sont appelées dans nombre de pays et, plus modestement, dans les sociétés occidentales, les réformes.
Simultanément à de nouveaux modes de communication et à un foisonnement d’idées tant philosophiques que politiques, l’urbanité se développe et s’organise pour les décennies suivantes. Les reconstructions de l’Après-guerre en Europe de l’Ouest sont terminées, les villes entrent dans leurs nouvelles modernités, s’équipent de transports en commun, de nouveaux équipements et surtout se densifient. Les nouveaux schémas urbains se mettent en place pour les années à venir ce qui impacte une population grandissante pour qui la ville est le lieu de tous les possibles comme de tous les impossibles. Entre désirs d’expression et frustrations, l’habitant des villes est pris dans un système qui va se complexifier et sur lequel il aura de moins en moins prise.
L’artiste des années 70 est devenu majoritairement un citadin, un regardeur privilégié sur sa cité et du fonctionnement de son cadre de vie, mais aussi sur lequel il peut porter un regard critique. L’effervescence créative de la découverte de nouveaux territoires, physiques comme ceux de l’urbanité, ou théoriques comme ceux de l’ouverture vers d’autres disciplines comme les sciences humaines vont alimenter de multiples expériences artistiques et pratiques qui vont véritablement illustrer une conquête sur l’ensemble des terrains de la société.
Fort d’une histoire déjà longue et riche en formes et discours les années 70 verront se concrétiser nombre d’initiatives balayant tous les champs possibles de la création et de la société. La volonté de sortir de la galerie ou de l’atelier devient une réalité largement admise et pratiquée, poussée aussi par l’appropriation collective de l’espace public par et pour la population. L’art contemporain à travers une multitude de formes s’allie avec le spectacle vivant, la musique, mais aussi avec le militantisme et le festif.
Des festivals d’art vivant dans l’espace public s’organisent comme les Rencontres internationales d’art de La Rochelle en avril 1973 ou à Grasse en juin 1974. L’appropriation urbaine sauvage devient une pratique naturelle comme les occupations aléatoires du groupe Tout à Bruxelles ou encore les spectaculaires simulations nucléaires à Anvers en 1976 par le collectif Mass Moving. Ces types d’événements collectifs et pluridisciplinaires ont véritablement ouverts la place publique pour l’expression immédiate des artistes. Même des peintres comme Noël Dolla ou Claude Viallat du mouvement français Support-surface, ont accroché leurs toiles dans l’espace urbain par exemple rue Mailly à Perpignan en 1972, afin de rencontrer d’autres publics. Il en fut de même pour la Coopérative des Malassis en 1972 et en 1975 à Angoulême. L’art mural, notamment en Amérique du Nord et du Sud, s’est clairement engagé pour dénoncer les injustices sociales. Les actions ponctuelles se multiplient soit par des gestes performatifs individuels comme ceux de Pierre Pinoncelli avec Momie à Nice en 1970 ou de Valie Export à Vienne avec Tapp und Taskino en 1971. La ville se visite par la promenade ou les déambulations de Pino Pascali en 1965 avec Pulcinella, avec Jean-Jacques Lebel à Bordeaux en 1966 ou encore avec André Cadere à la fin des années 70. Les manœuvres du Collectif d’art sociologique vont marquer cette décennie en poussant loin le questionnement sur l’art et la société. Son intervention « manifeste » à la Biennale de Venise en 1976 a posé les termes d’un questionnement de fond sur l’art, l’artiste dans la cité et les institutions. Le groupe UNTEL a, quant à lui, placé sa problématique interventionniste dans un rapport dialectique intérieur/extérieur où le quotidien de l’urbain est prélevé et observé lors, notamment de la présentation de son « Supermarché » à la Biennale de Paris en 1977. Le groupe a durant cette période initié plusieurs dizaines d’interventions sauvages dans l’espace public comme aller offrir un verre de vin à un passant ou à l’interpeller sur l’ordinaire.
La multitude de propositions interventionnistes démontre la banalisation de l’usage de l’espace public clairement reconnu comme une propriété collective mais aussi comme tribune privilégiée pour rencontrer la société et comme une véritable annexe de l’atelier.
Héritier des mouvements de contestation de la fin des années 60, un discours politique fort porte l’action des artistes qui utilisent aussi l’art comme un medium militant et porteur de messages sociaux comme l’a pratiqué Ernest Pignon Ernest en dénonçant à Nice en 1974 l’apartheid Sud-africain.
Un solide appareil critique et théorique apparaît au cours de cette période et de fait, appuie la plupart des démarches artistiques. Le discours prend désormais une importance qu’il n’avait jamais eue jusqu’à ce moment-là. Des revues d’analyses, souvent très dogmatiques comme Peinture-cahier-théorique ou Tel quel, accompagnent intellectuellement la création artistique.
« Tout dire » fut un slogan de mai 1968 et sera largement décliné au cours des périodes suivantes. Si cette frénésie d’actions, de rencontres entre les individus, de paroles données aux minorités, fut riche en innovations tant formelles que méthodologiques, elle va néanmoins connaître assez vite ses limites et ses contradictions. La société va alors éviter les débordements et les risques de dérapages réels ou fantasmés en provenance de groupuscules ou très petits groupes d’individus non belliqueux. Les années suivantes verront de nouveaux contrôles se mettre en place et l’artiste comme le citoyen va s’individualiser de plus en plus par des nouvelles pratiques moins directement inscrites dans le champ social et dans le combat des idées.
Néanmoins, les innovations et expériences des années 70 ne vont pas pour autant disparaître. Elles vont irriguer les pratiques ultérieures de l’art-action dans l’espace public et dans ses rapports à la société. Les portes se sont ouvertes et le demeurent pour toutes sortes d’initiatives qui vont de l’expression libre d’un individu à des manœuvres interpellant plus largement le citoyen. Il est désormais acquis que l’espace public est un lieu d’appropriation possible pour l’art, mais cette « conquête » spatiale peut aussi être remise en question !
« Je vous offre un verre ». Action contact, Paris 1976.
L’intervention urbaine, un genre démocratique,
De par une réelle volonté d’être dans l’espace social, l’interventionniste urbain active une pratique qui pourrait être qualifiée de démocratique. Démocratique non pas du fait que l’auteur puisse être un démocrate, mais que de nombreux aspects constitutifs de l’intervention urbaine en font une pratique artistique basée sur des éléments propres à la geste démocratique.
La première forme démocratique de l’intervention urbaine est son accessibilité à toute personne volontariste. Si le statut d’artiste de l’auteur valide la performance dans le champ de l’art, celle-ci, une fois exécutée dans l’espace extérieur, existe sans le recours nécessaire et identitaire de l’artiste. L’auteur est derrière son intervention. L’acte performatif urbain n’exige aucune compétence préalable définie, ni de titres ni de certificats ou de diplômes d’école. L’accès est ainsi largement ouvert à quiconque qui a un projet construit et qui en prend l’initiative. Le choix d’intervenir qui dépend d’une décision personnelle ou d’un groupe n’est pas conditionné par l’accord d’autorités de gestion ou de contrôle. Dans une société démocratique, cette liberté d’initiative demeure primordiale partant du principe que l’espace public appartient à tous et que chacun y a sa place.
Généralement les moyens mis en œuvre pour une intervention artistique publique sont très réduits. L’usage du corps, de gestes simples ou d’accessoires souvent limités confère à l’acte une économie de la modestie et du peu privilégiant le sens sur la matérialité de la production. Les faibles coûts de réalisation permettent aux artistes ou à d’autres d’intervenir aisément et librement par une rapide mise en œuvre faisant fi de l’obstacle financier. Contrairement à d’autres disciplines comme le spectacle vivant ou la musique, cette « légèreté » d’exécution favorise un champ d’actions accessibles à tous et instantanément applicable.
Par principe, en tant que forme d’art, l’intervention est un espace théorique où tout peut être dit et montré. Cette liberté de parole ou plus largement d’expression est l’un des fondamentaux de la démocratie. Cette faculté qui n’est pas exclusive à l’intervention dans l’espace public, peut prendre divers aspects où le message direct domine largement sur la forme, voire même sur sa communication.
Par différentes initiatives, qu’elles soient improvisées ou non, sauvages ou délibérées, provocantes ou pas, les interventions dans leur grande diversité expriment fortement la liberté d’agir, d’être et de faire quelque chose de signifiant dans l’espace de la société à la vue d’un public pas nécessairement averti. Cette possibilité de partage avec l’autre non élitaire peut être considérée comme une valeur essentielle de l’expression démocratique. Quand, dans certains contextes politiques, cette liberté est contrôlée, la revendication à l’expression et à l’action est d’autant plus forte tout en devenant plus délicate à mettre en œuvre. L’histoire des peuples l’a maintes fois montré à leurs dépens !
La liberté de circuler qui participe à l’idéal démocratique trouve dans la réalisation d’interventions une illustration, certes modeste mais significative. Choisir un lieu, appréhender un territoire ou occuper une portion d’espace public, même de façon très temporaire ou fugace, exprime la volonté de pouvoir choisir librement son espace d’expression et d’affirmation en tant que citoyen libre et mobile.
L’interventionnisme se singularise d’autres pratiques artistiques car il ne se concrétise pas nécessairement par des traces matérielles ou des objets comme peuvent l’être la peinture ou l’installation. Cette relative légèreté lui permet non seulement une rapidité opérationnelle mais aussi une adaptabilité aux terrains choisis. Du fait du rôle secondaire donné à la matérialité, l’accent est mis sur le sens que l’intervention est censée porter. Ce sens s’inscrit comme message dans le cadre imaginé d’un dialogue entre un propos soutenu par une proposition artistique et l’espace ambiant de la société. Cette donnée fait de l’interventionnisme urbain une pratique du projet plus que de la forme et peut alors se décliner socialement et politiquement selon les contextes.
Ce face à face dans un cadre urbain n’est pas spécifique d’un territoire et cette intention est partageable au nom de valeurs communes non seulement artistiques mais surtout démocratiques, et cela quelque soit le pays ou la rue visité. À la transversalité des formes et discours, s’en ajoute une autre, celle qui outrepasse les frontières et les communautés, celle qui devient, face à la même ville, aux mêmes paradigmes sociaux, un langage commun. Langage porté par les affirmations d’expression libre, de mobilité, d’indépendance de la pensée ou encore celle du plaisir de faire ou d’être ensemble hors contrôle.
« Exode ? Fuir ? » Réveiller l’opinion, Besançon, 1983.
Ouest et Est, deux mondes
Un retour aux années 70 permet ici de rappeler la réalité de la Guerre froide où le monde était divisé en deux blocs : les occidentaux des régimes démocratiques face aux régimes totalitaires de l’Est. Dans ces deux contextes, l’intervention urbaine s’est développée de manière totalement différente, même si les protocoles de mises en œuvre pouvaient être semblables.
À l’Ouest, l’intervention urbaine s’est inscrite dans la logique historique des avant-gardes du XXe siècle combinée avec les idéologies et expériences sociales de l’époque. Les années 70 ont vu en Occident une éclosion multidirectionnelle de formes d’expression individuelles et collectives appréhendant tous les territoires possibles de la société. La curiosité et la liberté d’action des artistes les ont conduits à « visiter » toutes les composantes de leur environnement ; mouvement porté et argumenté par un appareil critique largement ouvert à l’expérience et à la nouveauté.
Cette « conquête » tout azimut du monde par diverses formes d’art et pas uniquement par celles qui sont événementielles ou éphémères, a caractérisé la société occidentale où dominent les valeurs de tolérance et de liberté. De solides bases démocratiques ont ainsi été posées et seront un socle pratique et théorique pour les expressions artistiques des décennies suivantes. Néanmoins la pérennité de cet acquis démocratique n’est pas garantie dans le temps et un rappel de sa teneur et de son sens qualitatif n’est pas inutile.
Ainsi, partout en Europe de l’Ouest ou en Amérique du Nord, les rues des villes ont vu arriver les artistes soit dans des interventions de gestes individuels allant de l’écriture à la déambulation décalée, soit en groupes ou collectifs à travers des manœuvres ou des parades parodiques. Les peintres sont sortis de leurs ateliers pour exposer dans la rue rejoignant d’autres artistes plus enclins à la performance ou à la tenue de comportements en rupture avec le milieu urbain et plus largement avec la société. La politique fut largement associée à ces sorties pour défendre diverses minorités ou des peuples opprimés. La libération ne fut pas que celle de la parole et des tabous, mais aussi celle du corps et de la sexualité. Les formes d’intervention dans l’espace public sont si larges, voire inattendues, qu’il est difficile d’en établir une typologie exhaustive qui puisse témoigner d’une telle diversité d’attitudes libres et inventives. Cette appropriation de la rue exprime non seulement un fort engagement social, mais est aussi l’expression collective d’une société pour qui l’initiative est une valeur liée au quotidien et à la création.
La situation fut bien différente derrière le Rideau de fer où les artistes étaient contrôlés par l’État central qui prônait un « art officiel ». Nombre d’artistes ne se sont pas reconnus ni dans cette esthétique, ni dans cette organisation de la création. Une minorité d’entre eux, ont cherché d’autres formes d’expression correspondant plus à leurs désirs de création et à leur volonté de s’inscrire dans l’innovation et la recherche caractéristiques des avant-gardes. Tous n’ont pas eu le courage de se mettre en dissidence tant la pression et le contrôle étatique étaient forts. Néanmoins, depuis les années 50, des dissidents, certes peu nombreux, ont osé braver les interdits et les censures. Si pour certains ce fut le Goulag, le silence ou l’exil, d’autres ont tenté d’autres formes d’expression dissimulées de la vue des autorités. Dès les années 60, à Moscou comme à Leningrad, des artistes organisaient des expositions privées dans leurs appartements. Les peintres dits « non conformistes », à travers de micro-réunions, posaient les termes d’une liberté d’expression artistique. Le Studio de la Nouvelle réalité fondé en 1958 par Ely Bielutin souhaitait un art nouveau pour une nouvelle société démocratique. Face à la censure et à l’interdiction d’exposer un art différent, le Studio se cache en 1964 pendant plusieurs années dans un datcha en forêt pour enseigner un art libre et y monter des micro-expositions clandestines. En 1972, à Moscou Vitaly Komar et Alexandre Melamid fondent Sots art, mouvement revendiquant à travers leurs manifestes (1972, 1974) les dogmes innovateurs des Avant-gardes russes. À la fin des années 70, la plupart des artistes du mouvement migrèrent principalement vers les USA. L’exposition moscovite de septembre 1974 dénommée ultérieurement l’exposition bulldozer par le saccage d’une manifestation artistique de plein air par l’envoi de bulldozers illustra le fossé entre le Régime et les volontés démocratiques d’artistes.
L’art performance s’est en URSS d’abord exprimée à huis clos lors de soirées clandestines, puis, plus modestement sous la forme d’interventions extérieures. Cette pratique interventionniste va vite être un champ non seulement de recherche mais aussi et surtout une contestation directe face à un régime totalitaire. Le medium qu’est la performance extérieure s’est avéré pertinent car aisément utilisable par les artistes qui malgré tout prenaient de réels risques. La mise en œuvre ne demandait pas ou peu de préparations matérielles complexes ni de réservations de salles qui de toutes façons auraient été refusées. Le caractère instantané et éphémère d’une intervention qui ne laisse pas de traces permit aux auteurs une relative discrétion d’action.
Par des gestes souvent minimes, des lectures-actions, les artistes dissidents ont pu s’exprimer. Même si leur nombre fut restreint, ils ont néanmoins cherché d’autres modes d’expression dans des contextes où les libertés de paroles, de réunion ou de mobilité n’existaient pas. La tenue d’interventions demanda la mise en œuvre de stratégies de dissimulation. Le collectif Collective actions animé par Andreï Monastyrski initie des sorties performatives (gestes d’attitude, musiques « audio-minimalistes », poèmes actions) durant la seconde moitié des années 70. Se méfiant du contrôle des autorités sur les villes, les artistes préfèrent se donner des rendez-vous improvisés en campagne ou en forêt. Même si ces actions dénommées Trip to the countryside ne réunissaient qu’un nombre très limité de participants, les termes de la pensée contestataire étaient posés et leurs aspirations d’expression démocratique clairement revendiquées.
D’autres artistes notamment dans le bloc de l’Est, ont développé dans les années 70 un art de la correspondance déjouant le contrôle de la censure. Cette mise en place de réseaux extraterritoriaux illustra ce désir de communication et de liberté d’écriture. Grâce au mail-art, les artistes de l’Est ont pu construire de nouvelles relations et langages. Des artistes hongrois comme Geza Pernecszy ou Endre Tot ont donné à ce medium une véritable dimension politique, participant à un large mouvement international de solidarité avec non seulement les artistes de l’Ouest démocratique comme par exemple avec Guy Bleues ou Guy Schraenen en Belgique, mais aussi avec les artistes victimes de dictatures militaires en Amérique du Sud.
Après l’effondrement de l’URSS en 1989, les pratiques de performances urbaines se sont largement développées comme si les artistes russes voulaient au plus vite profiter de leurs nouvelles libertés. Comme en Occident, l’intervention urbaine s’y affirme alors comme un genre à part entière, jusqu’à se banaliser et s’enseigner dans les écoles d’art. Néanmoins à l’Est, le lourd souvenir de l’Histoire produit jusqu’à notre présent une certaine radicalité dans l’interventionnisme. Encore aujourd’hui, la Russie de Vladimir Poutine arrête l’artiste Oleg Kulik en 1995 pour ses interventions urbaines Mad dog. En 2012, c’est le groupe des Pussy Riots qui finit en prison et plus tard, l’interventionniste « artiviste » Piotr Pavlenski est plusieurs fois arrêté sur la voie publique avant d’être expulsé vers la France.
En guise de conclusion
Par ses différentes approches et protocoles de réalisation, l’intervention urbaine est véritablement une spécificité de l’ouverture et de la transversalité. Si les langages convoqués par les nombreux auteurs sont divers, hétérogènes ou complémentaires, les mises en œuvre ont toujours été en mesure de se renouveler car directement en phase avec la société ambiante, elle-même en mouvement. L’intervention dans l’espace public est partie prenante de son contexte et suit de fait ses réalités en pouvant sans cesse s’y intégrer.
Les expériences des années 70 et leurs multiples avatars et prolongements jusqu’à notre présent démontrent la singularité de ce genre de pratiques qui va au-delà des styles, des mouvements catégoriels, des époques et des territoires. Genre qui de par sa polyvalence sait s’adapter et se positionner comme une entité propre de création vivante.
Si le premier argument de légitimité commun entre toutes les formes d’interventions est le rapport direct à la société, le second, sous-jacent, est celui de la liberté d’expression et de la capacité à créer et à communiquer librement. Les artistes privés de liberté, comme cela fut le cas durant plusieurs décennies à l’Est, ont ainsi trouvé à travers des pratiques interventionnistes une forme libérée et efficiente pour porter ce qu’ils ont considéré comme légitime. L’art, par le langage de l’intervention s’avère être un outil opérationnel, ou un levier pour soutenir ces aspirations démocratiques.
C’est dans ce sens que la pratique interventionniste est dans le champ de l’art et son rapport à la société un genre véritablement démocratique, applicable dans des régimes démocratiques dont elles sont des baromètres de liberté.