Artiste visuel et écrivain, né à Soleure, Suisse alémanique en 1931, vit à Berlin depuis 1972, et entre Berlin et le Mexique de 1996 à 2018. Il a été professeur d’université en sciences sociales en Suisse (Université de Berne), en Allemagne (Université de la Ruhr à Bochum), aux États-Unis à la New York School for Social Research en 1970, puis à l’Université libre de Berlin pendant quinze ans, et publié de nombreux ouvrages, tant scientifiques que littéraires. (Membre du PEN club Ouest, Prix Ingeborg-Bachmann en 12981). Influencé par le Surréalisme, Fluxus, un minimalisme lié à l'arte povera, sa formation dans les arts visuels est atypique. Son travail montre une tension entre l'ordre et le chaos, ainsi que son obsession pour les laissés pour compte de la société, pour les espaces, et les objets à l’abandon et les déchets. Il a usé d’une liberté esthétique totale, indifférente au marché de l'art et d’une puissante imagination spatiale. Il a présenté plus de quarante expositions individuelles - entre l'Allemagne, le Mexique, l'Autriche, la Suisse, la Hongrie, la République tchèque, Chypre, la Macédoine, les États-Unis et l'Italie (www.universes-in-universe.de/jaeggi).
Née à Mexico a étudié l'histoire de l'art à Buenos Aires et la communication à Paris. Elle a été consultante de l'UNESCO à Paris pour la Commission internationale pour l'étude des communications (1977-1979). En 1981 elle fonde les services éducatifs du MAM de Mexico. Chercheuse au CENIDIAP-INBA depuis 1985, elle s'est spécialisée dans la réception de l’art par les visiteurs des musées, et à partir de ces recherches empiriques dans les processus la communication au sein des musées et ses implications dans la gestion du patrimoine. Livres : Musées : communication et éducation, INBA, Mexique, 1987 ; Réception artistique et consommation culturelle (Juan Pablo, co-auteur), 2000 ; Helen Escobedo : Des pas dans le sable (Turner-DGE-UNAM-CNCA), 2002, traduction anglaise, 2005 ; L'art du Mexique en Allemagne, 2007. S’instituer comme publique, d’objet au sujet, du sujet a l’interlocuteur, dans Pratiques culturelles débordées, 2018.
Abstract
Ces propos sont extraits d’échanges verbaux en français entre Graciela Schmilchuck et Urs Jaeggi tenus en juin 2020 à Berlin, et de textes publiés de Jaeggi, traduits de l’espagnol et de l’allemand et entrelacés par Hervé Fischer, (Arte por todos lados y proyectos, Facultad Universidad autónoma del Estado de México, 2013).
Refugiés, acrylique sur papier, photographié, élargi, imprimée sur toile, Sans frontières, exposition au Musée National des Chemins de Fer, Puebla, Mexique, 2017-18.
« Jaeggi hat nicht aufgehört, Schriftsteller zu sein, als das Schreiben hinter das Malen und Bilden zurücktrat und damit ein ältere Disposition wieder ihr Recht verlangte. Er hat als Schriftsteller und bildender Künstler nicht einmal aufgehört, praktizierender Soziologe zu sein, nur daß er seine Feldforschung nun in einem andern Milieu als dem akademischen weitertreibt » Adolf Muschg.
« Jaeggi n’a cessé d’être écrivain, même lorsque l’écriture passait en arrière de la peinture et la sculpture et y revendiquait son droit d’antériorité. En tant qu’écrivain et sculpteur, il n’a jamais cessé son activité de sociologue, s’assurant seulement d’élargir son champ de recherche universitaire à un autre contexte » Adolf Muschg [1].
Graciela Schmilchuck : Dans la vie d’Urs Jaeggi il y a eu un tournant : son renoncement au succès de la vie universitaire de sociologue, pour reprendre une activité créative : dessiner, peindre. Depuis lors il marche sur la corde flottante du funambule et explore librement les fissures du système.
Urs Jaeggi : Ne jamais s’arrêter. Au pire retarder. Trébucher. Tourner en rond. Arriver là où on ne peut pas rester. Faire ce qui semble inutile. Jusqu’à ce que cela devienne insupportable, qui est la seule chose supportable qui nous reste. Celui qui s’adonne à des déclarations univoques se met hors-jeu. Il faut éviter le centre. Vagabonder sur les périphéries. Expérimenter. Suivre ses obsessions. Prendre des risques.
Graciela Schmilchuk : Qu’est-ce qui t’a éloigné des milieux académiques au point de faire le saut pour devenir un artiste visuel. Ton lien académique n’était pas assez fort ?
Urs Jaeggi : L’art, je m’y suis consacré sérieusement, dès que j’ai pu me mettre à mi-temps de l’université -pour laisser l’autre mi-temps a une femme- puis lorsque je l’ai quittée, à 61 ans. Mais dès l’âge de 4 ou 5 ans j’aimais faire des dessins. J’aimais me promener et dessiner le fleuve, les villages, les maisons, les arbres. Á huit ans j’ai été très marqué par la « découverte » d’un grand terrain fermé, un camp de concentration, près de la frontière avec l’Allemagne. C’était la guerre. Mon père m’a expliqué que c’était seulement un camp de réfugiés, pour accueillir ceux qui avaient réussi à fuir, des polonais, des allemands qui avaient été capables de passer clandestinement la frontière. À douze ans, lorsque mon père est mort, je voulais devenir un politicien. Lorsque j’avais vingt ans, je voulais écrire et peindre. J’ai publié des romans, des essais. Finalement je me suis engagé dans la carrière universitaire, mais je considérais que la sociologie académique était trop théorique, trop abstraite pour changer la société. Je voulais parler de la vie réelle, montrer les souffrances réelles. Avec l’art et la littérature, on peut vraiment produire des changements sociaux.
Graciela Schmilchuck : j’étais restée dans l’idée que la sociologie était insuffisante pour toi, pour t’exprimer mais non, tu as aimé être professeur, même si tu cherchais un moyen plus fort de t’exprimer, avec l’art, la littérature, le théâtre.
Urs Jaeggi : J’admirais l’exemple en France des œuvres de Camus, de Sartre. Il n’y avait pas l’équivalent en Allemagne, ni aux États-Unis. Ce n’était pas accepté pour un sociologue ou un philosophe d’écrire de la littérature ou de faire de l’art. A fortiori pour un universitaire. Pourtant, il y a plus de sociologie, selon moi, dans leurs œuvres et dans celle de Balzac, que dans les théories universitaires, même lorsqu’elles sont empiriques. Un texte théorique de Marx ne peut pas montrer concrètement la vie des émigrés, des abandonnés comme peut le faire un roman. On peut mettre de la sociologie dans la peinture, dans la littérature, y montrer des problèmes réels, exprimer des questions sociologiques de façon sensible, accessible à tous, ouvrir les yeux aux gens, même sans être figuratif, même en étant abstrait, en utilisant des matériaux pas nobles, des objets trouvés, des déchets qui témoignent, comme les oubliés de la société, les desesperados, un sujet qui ne m’a jamais quitté.
Lorsque j’ai rencontré Beuys, il voulait que je le rejoigne pour participer à sa Freie Akademie, son Academie libre, à Kassel, parce qu’il avait été chassé de Düsseldorf [2]. J’étais bien d’accord. On a organisé ensemble un petit séminaire. Malheureusement, il est mort deux semaines après, en 1986.
De paradis artificiel et d’enfers, Fragment d’installation/peinture murale, Casa de la Primera Imprenta-Universidad Autónoma Metropolitana, Ville de Mexico, 2013.
Graciela Schmilchuk : Dans ton exposition Le silence du désert de 2006 à Mexico, tu as abordé le thème des émigrants mexicains qui tentent d’entrer aux États-Unis en traversant le désert. C’est un thème qu’aucun artiste n’avait encore abordé au Mexique, ni même dans le monde. Les gens qui visitaient l’exposition étaient très touchés, car c’est un sujet dont les médias ne parlaient pas encore. On ne publiait pas de statistiques sur le nombre de morts dans le désert. Les anthropologues ne voulaient pas non plus aborder ce thème, sauf ceux qui vivaient à la frontière. De même dans Des paradis artificiels et des enfers, avec des fugitifs poussés par les cartels de la drogue.
De même, lors de ton exposition au Musée national des chemins de fer du Mexique Mirada Viajera (Regard voyageur) (2004), tu as choisi des objets désuets, abandonnés dans le dépôt, pour les exposer et leur redonner du sens.
Urs Jaeggi : Je crois que les chemins de fer sont très importants pour le voyage des personnes et qu’on a commis une grande erreur au Mexique, comme aux États-Unis, en les supprimant et ne faisant plus faire rouler que les trains de marchandise. C’était un moyen social et écologique, bon marché pour la population.
Dans mon exposition « Ans Licht gebracht - Mettre en lumière » à Berlin en 2016, dans une ancienne fabrique de bière à partir de l’orge, la Malzfabrik, qui avait été rachetée par un amateur d’art suisse très riche et qu’il avait transformée en centre culturel, avec des espaces d’exposition, j’ai réalisé des installations très politiques sur le thème des émigrants. Les traces de l’ancienne activité de fabrication de bière étaient encore évidentes. Les objets trouvés, intacts ou altérés, des dessins que je faisais à l'aveugle, des photos que j'appelle des photo-paintings (des photos agrandies avec des parties peintes) montrant des réfugiés, des photos de nuit d’émigrants mexicains, des œuvres abstraites, d’autres plus réalistes, tout cela créait une ambiance de questionnement. Qu'il y ait ou non un objet, une peinture, dans un tel espace les visiteurs restaient en recherche. Avec toujours les questions : pourquoi ; et pour qui ? Pour poursuivre l'inconnu, le suspect.
Je montrais aussi des fenêtres brisées, évoquant une théorie utilisée à New York à la fin du siècle dernier dans le but d'arrêter la désintégration de la ville et l'augmentation du taux de criminalité. Cette théorie part du principe que des vitres brisées de petite taille, mais clairement visibles, constituent une raison suffisante pour que les autorités interviennent, suivant cette idée qu’en réagissant face à de petits délits on prévient les délits plus importants. L'objectif était alors de faire de New York une ville propre grâce à une stratégie policière de tolérance zéro. Et je voulais inverser cette parabole de la fenêtre brisée pour montrer que ce n'est pas une action policière et militaire accrue qui permet de réduire la criminalité ; ce ne sont pas les gouvernements et les dirigeants de l'État et des pays qui y parviendront, comme le montre l'exemple flagrant du Mexique. Il faut plutôt offrir aux citoyens marginalisés, par exemple les immigrants légaux et illégaux, des alternatives à leur situation de vie précaire et les aider à consolider leur espoir de s’intégrer à la société.
Pour moi, la théorie des vitres brisées symbolise la brutalité grandissante, la pourriture et la désintégration de l'ordre social. Presque tous les États du monde sont exposés actuellement à un écart grandissant entre les riches (extrêmement riches) et les pauvres (extrêmement pauvres). Le nombre de personnes affamées augmente, le nombre de ceux qui ont immigré illégalement et qui subissent des années d'attente ne sachant pas s’ils vont être légalisés ou expulsés augmente également. Ils sont ainsi condamnés à la pauvreté, au chômage, à l’échec. Les vitres brisées symbolisent la fragilité des sociétés actuelles, qui sont orientées vers l'efficacité et la croissance, quelle que soit la signification de ces termes. Ils symbolisent aussi les paysages de guerre, les villes détruites.
Dans presque toutes les discussions sur l'art aujourd'hui, la question est posée : comment l'art peut-il (ou doit-il) être politique ? Et est-ce vraiment politique ? Parce que je l'ai toujours vu ainsi, je m'en tiens à Jacques Rancière : l'art est politique, qu'il en fasse usage ou non. Les vitres brisées, opèrent dans mon travail un renversement des rôles. Il s'agit de montrer le désastre social. On pourrait ajouter des statistiques pour montrer l'ampleur de la catastrophe. Mais on peut aussi laisser parler les vitres brisées. Le spectateur fabrique ses propres pensées et images, en voyant des tessons de vitres qui évoquent des souvenirs de destruction (guerres, vandalisme, tempêtes, catastrophes, pauvreté).
Un cauchemar mexicain, De paradis artificiel et d’enfers, Casa de la Primera Imprenta-Universidad Autónoma Metropolitana, Ville de Mexico, 2013.
Graciela Schmilchuck : Comment as-tu réagi lors de la chute du mur de Berlin ?
Urs Jaeggi : Je voulais faire réfléchir les gens sur l’espace, sur l’endroit où ils se trouvaient. L’espace, c’est sociologiquement très significatif. Il faut le faire parler. Par exemple, à Lubmin, je suis intervenu avec des objets très simples, des dessins abstraits, des écritures en blanc sur des planches peintes en noir. L’art n’est pas seulement dans les musées et les galeries. Il peut être partout. Là où était le mur.
Dans des installations que j’ai réalisées à la Malzfabrik j’ai utilisé des objets existants et des fragments de musique et de son. Marcel Duchamp a changé l'esthétique et l'approche traditionnelle de la culture muséale par une simple intervention, une seule, mais décisive. Un urinoir.
Rétrospectivement, il est facile de dire : c'était dans l'air. Oui, on avait déjà en tête de transformer le réel en une apparence d'irréalité. Les surréalistes, auxquels Duchamp n'appartenait pas, avaient ouvert un champ fertile ; dans l'art, les maniéristes l'avaient préparé, et les cubistes aussi avec la dissolution et la fragmentation des formes familières.
Duchamp ne se préoccupe pas des objets trouvés, mais cherche de modes de représentation inhabituels. Il est impudent de placer un urinoir (un geste adouci avec le titre de « Fontaine ») dans un espace d'art : pure subversion intellectuelle, décision du cerveau (annonçant l'art conceptuel). Dès lors, tout est possible si vous le faites. Cela a eu des conséquences considérables. John Cage l'a également montré en musique.
Je me suis plutôt intéressé aux objets trouvés, dessins, images qui expriment ce que je veux montrer. Les artistes visuels sont des acteurs. Pourquoi l'urinoir ne devrait-il pas avoir de descendants ? Je me suis intéressé aussi aux bruits trouvés. Dans le studio de l'Akademie der Künste Berlin et dans mon studio de l'époque j’ai travaillé avec les bruits de la ville, enregistrés principalement à Mexico. Certains ont servi de bruit de fond lors d'une performance dans le cadre de l'exposition Evidencia à Venise, à l’Arsenal lors de la Biennale 2001.
L'art est-il capable de montrer des images qui saisissent la fracture de nos sociétés ? Qui expriment notre colère et nous donnent du courage en même temps ? J'essaie, encore et encore. Les vitres brisées : expressives, ouvertes à l'interprétation. Les cuvettes de toilettes : ce qu'elles crachent : Dur et silencieux, chaotique, agité et silencieux.
Habiter les ruines, De paradis artificiel et d’enfers, Casa de la Primera Imprenta-Universidad Autónoma Metropolitana, Ville de Mexico, 2013.
Graciela Schmilchck : Des sociologues se sont-ils intéressés à tes œuvres littéraires et artistiques.
Urs Jaeggi : Oui, mais surtout d’anciens étudiants, qui me connaissaient personnellement.
Graciela Schmilchuck : Ta sensibilité sociale autant qu’esthétique s’exprime très diversement. Ce que tu cherches, c’est à défendre les droits fondamentaux de l’homme et dénoncer les abus incessants. Prendre parti pour tous ceux qui vivent dans la précarité.
Urs Jaeggi : Dans Le silence du désert, j’ai tenté de faire entendre l’intensité des souffrances de ceux qui tentent leur chance pour passer aux États-Unis, mais sans tomber dans le documentaire, ni le narratif. J’ai voulu faire sentir les images qui m’obsédaient dans ma tête, celles de la cruauté de ceux qui ne peuvent pas, qui ne veulent pas affronter les problèmes de la faim, de l’humiliation de ces hommes abandonnés, que ce soient les émigrants, les malades mentaux, les infirmes, les aveugles. Il me fallait faire entendre l’angoisse et la complicité que je partage avec eux. La sociologie prétend vouloir être un discours scientifique, donc neutre, alors que je voulais exprimer mon engagement politique, ce que permettent l’art et la littérature.
Lors de mon exposition Entgrenzen, (Sans frontières) à la Galerie Carpentier, Berlin, 2018), le carton d’invitation que j’ai écrit le formulait clairement. Je ne m'en tiens pas à ce que j'ai trouvé. L'art n'est pas seulement pour moi, comme la littérature, il est un champ ouvert. Apparemment redondant, luxueux. Mais il existe depuis aussi longtemps que nous. Les dessins rupestres dispersés dans le monde entier conservent encore assez souvent une incroyable expressivité. Ils étaient probablement nécessaires pour les habitants aussi. Et aujourd'hui ? Il semble qu'aujourd'hui les photos soient mises en scène comme des articles de marché, toujours plus chers, parce qu'elles sont socialement prestigieuses, et qu'elles gagnent souvent en valeur. Et nous le savons : ...les œuvres d'art existent parce que c'est ainsi que les experts les appellent. Nombre d'entre eux contribuent également de plus en plus à influencer les prix du marché. Mais il y a aussi des critiques. Octavio Paz le dit clairement : « Il devient chaque jour plus clair que le bâtiment construit par la civilisation occidentale est devenu une prison pour nous, un abattoir collectif sanglant ».
Et il n'est pas étonnant que nous nous interrogions sur la réalité et cherchions donc une issue. S'accrocher obstinément à l'illusion de pouvoir changer quelque chose par la pensée et l'action ; par exemple avec des images. Sans désir, sans rêve, sans pensée et action subversives, sans art et littérature, nous nous soumettons aux horreurs quotidiennes. » Dans le domaine de l'art, les experts du secteur promeuvent des prix du marché qui excluent l'amateur d'art normal, voire expérimenté. Le commerce de l'art est florissant. Pour quelques-uns.
Des contre-expériences ? Insolite et rare : Sans frontières portait une idée hérétique : ce n'est pas moi et pas le galeriste qui détermine la valeur des tableaux. Vous, en tant que visiteur, pouvez le déterminer. Sans échange, sans vente aux enchères. En fonction de votre appréciation et de vos possibilités.
Graciela Schmilchuck : Tu penses que c’est le rôle des artistes et des musées que d’assumer un rôle éducatif, d’éveiller les consciences sociales. Comment conçois-tu cet art sociologiquement engagé ?
Urs Jaeggi : Est-ce sortir du champ de l’art que de traiter de tels problèmes humains ? Que veut, que peut faire l’art aujourd’hui face à la catastrophe que nous vivons, face aux conflits si graves qui nous lancent un défi, si nous ne nous rassemblons pas pour lutter, pour espérer, même avec ces moyens si fragiles de l’art que sont l’esthétique et l’éthique ? La question qui se pose, c’est que peut produire l’art dans un monde où des millions de personnes luttent pour leur survie, où des millions de personnes doivent s’avouer vaincues. L’artiste murmure ou rumine son silence. Il est étrange qu’au milieu de cet enfer il y ait encore une résistance, un espoir. C’est un miracle, comme l’amour, qui nous empêche de nous déclarer vaincus. Cet amour qui m’a amené aussi à vivre dans deux pays, six mois à Berlin, six mois à Mexico. Le Mexique est un pays latin. Mon art y est bien accepté, alors qu’en Allemagne, on n’aime pas trop qu’un sociologue soit aussi un artiste et un écrivain.
Graciela Schmilchuck : Tu décris cet enfer dans tes écrits : l’argent qui contrôle tout, qui fausse même l’art en faisant un commerce. Les conservateurs de musées, les critiques d’art, les théoriciens eux-mêmes se prêtent souvent à ce jeu. Cet enfer, c’est aussi l’exclusion, les abus du consumérisme, l’autoritarisme, le conformisme de la pensée, l’indifférence, et tout, et tout ! Tu te demandes encore si, face aux promesses magiques du monde virtuel et aux ressources inépuisables de notre nouvelle culture de consommation, l’art peut encore lutter contre la société du spectacle et en atténuer les scandales. Peut-être, te dis-tu ; peut-être y-a-t-il encore un espoir si on s’obstine. Et le silence et le vide ne seraient-ils pas la seule réponse ? Une réponse qui court dans ta pensée et dans ton art.
Urs Jaeggi : Que peut faire l’art par rapport à l’indicible ? Par rapport à l’irreprésentable ? Parfois, il ne sert à rien de crier contre la monstruosité des crimes, comme devant le monument aux Juifs assassinés de Berlin. On ne peut pas rendre visible l’absence, même par le vide.
* Ces propos sont extraits d’échanges verbaux en français entre Graciela Schmilchuck et Urs Jaeggi tenus en juin 2020 à Berlin, et de textes publiés de Jaeggi, traduits de l’espagnol et de l’allemand et entrelacés par Hervé Fischer, (Arte por todos lados y proyectos, Facultad Universidad autónoma del Estado de México, 2013).
Notes
[1] Friedrich Adolf Muschg est écrivain, poète et critique littéraire suisse. Traduction d’Hervé Fischer.
[2] On l’avait chassé parce qu’il acceptait tous les candidats. C’est pour cela il a voulu créer à Kassel une Académie où on ne refuserait l’entrée à personne.