Docteur en sociologie de l’université Paul Valéry de Montpellier, diplômé Institut d’études européennes de Bruxelles et Institut d’études politiques de Grenoble, à enseigné à l’Université francophone Galatasaray d’Istanbul et à l’Université de Bourgogne et de Montpellier, actuellement chargé de cours à l’Université de St Etienne, spécialiste du courant postmoderne, son travail de recherche a consisté à appliquer cette théorie au champ politique.
Le silence est très certainement un élément majeur de l’expérience spirituelle, en ce qu’il nous permet de résonner avec l’expérience du monde. Il constitue tout d’abord ce recueillement en soi qui constitue une recherche intime de l’écoute de son moi. Cette attention à soi nous reconnecte à notre corps et nous permet de réveiller la sensation d’incarnation de l’esprit dans le corps. Dans le même temps, il permet au corps de s’apaiser, car l’esprit ressent ce que le corps veut lui signifier. En ce sens que, comme l’écrivait Spinoza, esprit et corps sont intrinsèquement liés (Spinoza, 1994), le corps envoie des signes au cerveau et le cerveau envoie des signes aux corps (Damasio, 2003). L’esprit est peut-être ce qui lie le corps et le cerveau dans une sensation d’unité.
Mais déjà, l’attention à soi devient quelque chose de plus vaste, de plus social. Ce silence intérieur ainsi fait nous permet de discerner le bruit du monde, ou son rythme. Progressivement le bruit s’apaise et le battement originel du monde nous parvient. Là, à nouveau, le silence se fait, et nous entendons ce vacuum, ce vide natif, qui ne nous semble pas être en fait quelque chose comme un son, sans être véritablement du silence. Tournoiement cosmique.
Le silence fait en soi résonne avec le monde et il représente aussi la redécouverte du Tout, de la liaison des éléments entre eux, de notre liaison avec les éléments. Une attention spécifique à son infiniment petit est une porte pour atteindre l’écho de l’infiniment grand.
Je me souviens d’une citation célèbre de Paul Valéry qui peut être liée. « La santé, c’est le silence des organes» écrivait-il, quand aucun organe ne gargouille et ne rappelle son dysfonctionnement à nos oreilles. Connotation positive du silence. Mais le silence, c’est aussi la mort, le silence signifie la fin d’un rythme, celui de la vie, sorte de mort symbolique dans la civilisation où tout se tait. Désolation. Wittgenstein envisageait lui le silence sous l’angle de l’indicible, « ce dont on en peut parler, il faut le taire », ou « sur ce dont on peut parler, il faut garder le silence » (Wittgenstein, 1933, p.31). L’indicible est le lieu de la mystique car il est impossible de parler d’un absolu qui nous dépasse.
Cependant, ce qui semble vrai dans l’expérience spirituelle, semble plus ambivalent dans le champ politique. Pourrait-on appliquer ce silence à la pensée du politique, à l’activité même de la politique ? Quelles vertus pourraient recouvrir le silence ? Nos sociétés spectaculaires et nos démocraties d’opinion sont si bruyantes et « broyantes ». Les tweets, sondages et commentaires incessants ne laissent jamais la place à aucune forme de « scrupule », comme l’évoquait Derrida (Derrida, 1993). Le scrupule, c’est une certaine forme de « tolérance », ou disons une retenue, un respect devant la distance de l’altérité infinie, de l’absolu incommensurable, ou d’une forme d’indécidabilité. Mais l’on comprend donc, que le silence est bien une affaire de transcendance, alors que la politique est liée à l’immanence du monde qui foisonne, et ce monde, toutes ces voix y compris, ne sauraient attendre qu’on leur donne préséance, elles ne sauraient évoluer dans un espace vide de sons. Dans la chose sociale, dans les cultures démocratiques de tradition gréco-antique, le silence peut être vu comme quelque chose de négatif, car tout doit se dire, tout doit se savoir, tout doit être communiqué et transparent.
Mutisme sociohistorique et stratégies de silenciation
En effet, dans une société démocratique basée sur la transparence, le silence reste, avant tout, l’apanage d’un secret partagé, d’une coulisse obscure à partir de laquelle les groupes d’intérêts confisquent le sens même et la gestion de la chose publique.
Entre les affaires de l’Etat et le peuple, la société démocratique transparente n’accepte pas qu’un des intermédiaires des corps sociaux institués ne cachent à la souveraineté du peuple les décisions qui le concernent, déforment implicitement la représentation pluraliste de la volonté générale, altèrent la compréhension civique des enjeux politiques d’une manière biaisée.
La délibération n’est pas silence, car le silence rime avec secret. La représentation n’est pas silence, car au contraire les positions doivent être explicites et dites, au vu et au su de tous. Il y a le silence des secrets d’Etat, des agissements qui ne doivent pas se dire car ils sont inaudibles et protègent parfois ceux qui les ont pratiqués.
Le silence appliqué au champ politique renvoie à la mise au silence, ou la « fameuse conspiration du silence », que dénonçait Auguste Comte en son temps [1]. La concentration symbolique de plus en plus croissante des instances médiatiques, éditoriales, intellectuelles en France aboutit à la silenciation de toutes les voix discordantes. Elles ne sont pas censurées au sens dictatorial, on organise tout simplement leur silenciation ou leurs morts sociales symboliques, de sorte que les idées qu’elles représentent n’aient pas accès à la sphère médiatique, éditoriale et intellectuelle. Que ses idées se taisent tout simplement, à défaut de prison, si la dictature vous tente. Essayez pour voir !
C’est ainsi que l’espace public est muselé par les forces hégémoniques, et que se répand le sentiment que les majorités deviennent silencieuses au fur et à mesure qu’une petite élite organise la conspiration du silence. Oligarchie matérielle et symbolique, entre-soi bien compris. La différence se tait car elle ne trouve pas les moyens de son expression. Petit à petit, le bruit se répand alors, parsemé dans des sphères périphériques où il n’y a plus de temps de pause. Devant la non-responsivité du système, les réseaux bruissent, il n’y a plus de silence, plus de temps de latence. Ils ont été frustrés, maintenant ils sont lâchés dans un espace dialogique infinie, où l’écoute n’a plus forcément la même importance. Ils s’ensauvagent. Ce qui compte, c’est de dire, de s’exprimer coûte que coûte, de réagir, car on sait bien qu’on ne nous a pas donné les moyens de notre expression. Il faut dire ce qui paraît vrai, dénoncer la fausseté du miroir déformant, mais aussi se dire, s’exposer, raconter ce qu’est réellement le quotidien de la société. On parle par exemple du bruit des petits oiseaux sur twitter, les twittos comme s’ils bruissaient. La prolifération des réseaux sociaux et des micro-récits vient du fait que la sphère officielle ne leur donne pas voix, et pour eux, ils sont mis sous silence car les médias traditionnels ne les relaient pas. C’est le début de toutes les formes de dérivation et de sphères auto-explicatives locales, car fermées à la connexion des autres sphères locales. L’étymologie du terme média est là pour le comprendre, qui devrait être le médium de toutes ces voix, le pont entre elles. Ce qui est un crime, un crime contre l’humanité pour Lyotard, c’est d’imposer le silence à l’autre : « Politique, social ou culturel, tel est l’exercice de la terreur : priver l’autre du pouvoir de répliquer à cette privation » (Lyotard, 1993, p.179).
Dans l’histoire, le silence a été imposé aux peuples vaincus, aux minorités inassimilables, des reclus aux bannis. L’archéologie de Michel Foucault était bien la recherche de cette multitude bâillonnée dans les tréfonds de l’histoire. Il a déconstruit les discours hégémoniques qui étaient censés expliquer et énoncer l’Histoire, pour entendre les histoires. L’ordre des choses institués par les mots formels n’est jamais vraiment celui des acteurs, eux qui sont silencieux. « Archéologie du silence » disent Mouffe et Laclau quand il envisage l’hégémonie sur un plan historique et culturelle (Laclau, Mouffe, 2019).
Ainsi nombre de penseurs et nombres de peuples ont été ainsi mis sous silence, voix des perdants de l’histoire, des peuples colonisés, des minorités invisibles et invisibilisées. L’histoire des vainqueurs et un cimetière de silence où résonnent les voix de ceux qu’on a tu, de cette multitude qui attend de crier. Aujourd’hui, ce sont les lanceurs d’alerte que l’on veut taire. Deleuze explique : « il y a aussi des devenirs qui opèrent en silence, qui sont presque imperceptibles » (Deleuze, Parnet, 1996, p.8), surgissant soudainement alors qu’il murissait dans l’ombre. Trompettes de la renommée chantait Brassens.
Respiration démocratique et vertu du silence
Mais ce silence devrait bien avoir quelque vertu dans l’arène politique, si on le considère comme une jonction. Dans une conversation à plusieurs voix, si on fait silence, c’est pour écouter l’autre, c’est pour lier ensemble les différentes significations dans une espèce de méditation. Si nous devions trouver une vertu au silence, nous dirions que le fonctionnement même de la démocratie a besoin d’une respiration, c’est-à-dire de souffler. Qu’à un moment, le pouvoir se taise dans une écoute active, une silenciation pour que s’exprime les corps intermédiaires, pour que la délibération se fasse jour, et qu’on s’écoute enfin. Quand le pouvoir fait silence, enfin la société peut s’énoncer, enfin elle coconstruit avec le pouvoir son propre récit. Les représentants font silence pour que les représentés s’exprime. Ce silence-là a une vertu pour que l’espace public s’enrichisse de voix plurielles. Silence du centre…
Le corps social peut s’exprimer quand les experts se taisent et font silence. Lorsque le savoir surplombant cesse de vouloir dire et faire à la place d’une substance vidée de tout parole, le peuple. Wittgenstein l’explique encore une fois très clairement, les limites de ma langue sont les limites du monde, nous pourrions dire que chaque individu ne peut pas tout dire, son langage est limité car celui-ci ne peut décrire ou dire que son monde (Hadot, 2014). Les limites de mon langage subjectif sont les limites de mon monde. Les experts ne peuvent dire que ce qu’ils savent, mais les savoirs ordinaires sont à la base de ce qu’ils peuvent savoir. Ils leur font donc parfois faire silence pour que les savoirs ordinaires puissent s’exprimer.
Le silence en politique, c’est aussi l’écologie. Dès que les humains opèrent un certain silence, ils peuvent écouter les entités naturelles qui ont autant droit de citer qu’eux-mêmes. Dans le contrat naturel (Serres, 1992), les entités non-humaines sont des parties-prenantes qui sont trop souvent réduites au silence, entités sans porte-parole que la Science cherche à faire parler (Latour, 2006), en trouvant des moyens de traduire ce que la Nature voudrait dire. Dès que la civilisation se tait, qu’elle stoppe son brouhaha, elle peut probablement tenter de se reconnecter avec son écosystème vivant, essayer de l’entendre, pour pouvoir mieux en prendre soin. Entre le silence mutilant, le silence productif et le bruit assourdissant des opinions insignifiantes, il n’y a qu’un pas. C’est bien le signal qui nous manque, cette fréquence claire qui fait que tout prend sens.
Epilogue : le signifiant caché
Pour finir, j’aimerais revenir sur la notion d’indicible chez Wittgenstein. Et par ailleurs disserter quelque peu sur les liens entre spiritualité et politique. Parce qu’au fond, toute expérience politique est mystique, dans le sens où derrière tout projet politique, il y a une métaphysique de l’être en destination, derrière tout projet politique, il y a l’idée d’une substance à atteindre, derrière tout projet politique, il y a une matière à travailler. Cette idée de transcendance ou de quasi-transcendance est clairement en linéament dans les idéologies politico-sociales (marxisme, socialisme, libéralisme, laïcisme, républicanisme). J’ai pu à cet égard parler de translation du signifié transcendantal dès lors que c’est bien la migration de ce concept d’absolu qui est le moteur des révolutions politiques (Seguin, 2012).
En rapport au silence, nous avons cette idée d’indicible, c’est-à-dire que dans toute expérience politique, nous trouvons ce qu’on ne peut pas dire, ce qui ne peut s’exprimer, et pourtant semble à la base de tout. Le silence règne sur ce signifiant caché, et il paraît être dans toutes les têtes. Quel est-il ? Comme il ne peut se dire, le seul moyen de l’atteindre est la monstration, c’est-à-dire en fait de l’incarner, de le présenter en acte. Nous sommes ici au cœur de l’indicible mais plus encore de la mystique. Ce qui est latent dans la politique, c’est la recherche de ce signifiant caché, qui est inconscient, et dont on cherche la forme et le contenu, que l’on cherche à faire advenir à la conscience du corps politique et des citoyens rassemblés. Pourquoi sommes-nous là ensemble dans cette communauté ? A quelle sorte de divinité sommes-nous silencieusement en train de faire allégeance ? Tout le succès du politique est justement que ce silence respectueux, que ce scrupule retenu vis-à-vis de cet indicible soit respecté, que la croyance en ce signifiant caché soit affirmée. Que nous puissions parler de vive voix, jusqu’à ce que cet absolu nous atteigne dans un silence frappant, une communion confiante.
Savons-nous vraiment à quoi nous faisons allégeance quand nous respectons une minute de silence par exemple ?
Rares sont les penseurs ou les politiciens à nous faire ressentir cela. Jaurès a peut-être été l’un de ceux qui nous a fait comprendre cette idée. Pourtant, disait-il, « je ne m’en irais pas en silence ; le courage, c’est de chercher la vérité et de la dire » (Jaurès, 1983, p.273).
Bibliographie
Georges Audiffrent (1897), Auguste Comte et l’Académie des Sciences, Collection XIX, 2016.
Antonio R. Damasio, Spinoza avait raison : le cerveau de la tristesse, de la joie et des émotions, Odile Jacob, 2003.
Gilles Deleuze, Claire Parnet, Dialogues, Flammarion, 1996.
Jacques Derrida, Khôra, Galilée, 1993.
Pierre Hadot, Wittgenstein et les limites du langage, Vrin, 2014.
Jean Jaurès, Discours à la jeunesse, 1903, à Albi, in Anthologie de Jean Jaurès, Louis Lévy, Calmann-Lévy,1983.
Ernesto Laclau, Chantal Mouffe, Hégémonie et stratégie socialiste. Vers une radicalisation de la démocratie, Paris, Fayard, 2019.
Bruno Latour, Changer de société, Refaire de la sociologie, La Découverte, 2006.
Jean-François Lyotard, Moralités Postmodernes, Galilée, 1993, p. 179.
Thomas Seguin, La politique postmoderne, généalogie du contemporain, L’Harmattan, 2012.
Michel Serres, Le contrat naturel, Flammarion, 1992.
Baruch Spinoza (1677), L’Éthique, Folio, 1994.
Ludwig Wittgenstein (1922), Tractatus logico-philosophicus, Gallimard, 1993. Proposition 7.
Notes
[1] Georges Audiffrent (1897). Sur son bannissement de l’école polytechnique, Audiffrent écrit qu’il s’agissait bien de le réduire par la faim, quand on eut compris que la conspiration du silence n'avait pu le mâter, le mot d'ordre fut ainsi donné.