Docteur en Arts et Sciences de l’Art de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, France, Docteur en Sciences et Technologies du Design de l’Ecole Supérieure des Sciences et des Technologies du Design-Denden - Tunisie, Enseignant-chercheur à l’Institut Supérieur des Arts et Métiers de Sfax Université de Sfax - Tunisie.
Introduction
Le terme "silence" relate une polysémie conséquente. Il désigne l'absence de bruit, l’absence des effets sonores, l’absence d’échange verbal, rester tranquille, se taire, etc. Mais, il est important de dire que son interprétation dépend principalement du contexte où il fait son apparition. En ce sens, la démarche empruntée pour cette note se concentre notamment sur l’étude du silence sous ses multiples aspects dans un contexte où le design constitue la pierre angulaire de notre réflexion. Il est connu que l’avènement du design remonte au 19ième siècle dans un contexte de révolution industrielle. Sous l’appellation d‘esthétique industrielle’ (Lowey 1969), ce terme s’est rapidement transformé en Design sous les pulsions de plusieurs intervenants notamment des architectes, artistes et créateurs. Et depuis, le design ne manque pas de constituer un champ fertile de réflexion pour les chercheurs de différentes disciplines (philosophes, sociologues, ingénieurs, artistes, architectes, marketeurs, etc.). Il se définit comme étant un domaine évolutif, s’alimentant des mutations et des transformations globales qui touchent nos sociétés. Ouvert sur le monde, au point de vue humain et non-humain (les plantes, les animaux, les organismes, les matériaux, etc.), le design continue sa tournée afin de contribuer à l’habitabilité du monde (Findelli, 2015).
Dans ce contexte, et dans une perspective d’étude de non-humain dans le champ de la recherche en design, notre intérêt porte sur l’étude du silence par rapport à une logique réceptive du design. Le silence possède des effets qui tendent à la détermination de la réalité de l’objet design et de ses ondes diffusées dans les sociétés en question. On parle d’un silence diffuseur d’ondes qui provoquent tantôt des sons, tantôt des moments d’absence totale de réactions sonores et communicationnelles. Un silence porteur de sens étrange qui nécessite un décodage spécifique et une habilité typique d’interprétation de sensations et de perceptions provoquées par celui-ci.
En prenant un point de départ les effets du silence sous ses multiples déclinaisons dans la création des objets, cet article tend, dans un premier temps, à mettre l’accent sur le pouvoir et non-pouvoir alloués au silence et met à plat, dans un second temps, l’idée du paradoxe du silence et la perte des qualités conceptuelles des objets design. Il explore, dans un autre temps, le concept de l’infertilité de l’objet et s’enchaine avec l’hypothèse de la renaissance de l’objet dans la mesure où celle-ci prend une autre perception révélatrice des caractères mobilisés dans le processus de définition de nouveaux artefacts correspondants aux attentes des sociétés. Finalement, notre intérêt porte sur la matérialité du design à partir d’une étude empirique de quelques objets existants sur le marché.
1. Pouvoir et non-pouvoir du silence en design
Dans le processus de conception en design et dans une logique du silence, différents acteurs font apparitions. On peut facilement repérer le silence du designer (créateur), le silence de l’objet (la création), le silence de l’usager et le silence de post-consommation (après usage).
Le silence prend l’attribut d’un pouvoir qui a ses vertus et ses aptitudes. Un pouvoir qui prend position à chaque étape de conception où la démarche créatrice revêt d’une importance magistrale. Cette démarche est devenue un droit social, droit de propriété qui sacre l'auteur et fabrique l'incitation économique à créer et à diffuser des œuvres, sans lesquelles le développement de la société de consommation dans ce domaine n'aurait probablement jamais eu lieu. Ce droit va d'ailleurs traverser avec efficacité les inventions successives des supports de la création (cinéma, radio, télévision, journaux, magazines...). Il deviendra transversal à toutes les « industries culturelles ». Une révolution technique mais encore fallait-il qu'une révolution technique vienne entretenir ce désir (ou cet intérêt) nouveau de diffusion, et permette l'avènement de nouvelles formes d'art et de nouveaux modes de diffusion des anciennes ?
Nous vivons une révolution économique et sociologique dont il faut maîtriser les aspects physiques et physiologiques. Avec la profession, celle de l’esthéticien industriel, communément appelée maintenant Designer, est entreprise une croisade contre la laideur, le bruit, le goût, l'encombrement, l’agglomération, le gâchis en matières premières et en main-d’œuvre (1946). Le principe social adopté est d’apporter à toute chose une apparence parfaite liée à un fonctionnement parfait (Loewy, 1990). Un parfait momentané, conditionnel et évolutif. Ce qui était parfait avant n’est pas forcément le parfait d’aujourd’hui ou de demain. Le plus important c’est comment aborder le sujet de l’objet en conciliant tant des critères, des paramètres, des facteurs, des conditions et autres qui basculent couramment entre esthétisme et fonctionnalisme. Certains paramètres conceptuels se veulent dominants plus que d’autres. Chaque projet a ses spécificités et sa logique.
Mes idées fixes seront qu’il est nécessaire d’apporter de la concordance et de l’authenticité, à toute étude qu'il s'agisse d'une automobile, d’un engin de chantier ou matériel de laboratoire, d’une réunion familiale, sociale (mariage, séminaire, congrès …), des bijoux ou des emballages, conditionnements de nourriture ou des rapports humains. La combinaison d'un savoir-faire technique et d'une nouvelle équation économique, avec un cadre juridique, va être amplifiée à compter des années 30 – et plus sûrement encore après la Libération 1945 – par cette révolution sociologique que constitue le développement de la société de consommation. Et, c’est dans ce long silence des études appliquées que vont se trouver bouleversées les formes et les utilisations des objets communs au travers des conceptions diverses. Le design, d’ailleurs, comme la majorité des domaines n’a pas connu un silence tout au long de son voyage universel. Son destin est de se travestir, se reformuler, d’évoluer, d’anticiper sans se penser (c’est-à-dire sans que le design se cogite). Dans ce contexte, Stéphane Vial déclare : « Le design ne cesse de penser, mais il est incapable de se penser. Il n’a encore jamais produit une théorie de lui-même, comme l’art a pu le faire. Seules quelques formules édifiantes dues à une poignée de designers célèbres ont vu le jour. Pourtant, le design est par excellence une chose qui pense » (Vial, 2010, p.11).
L’avènement d’une conscience collective par rapport à la nature vers les années 60-70 a permis l’intégration de nouvelles notions comme le bio dans le domaine du design et ce, pour offrir aux objets industriels des solutions inspirées par (et respectueuses de) la nature. D’autre part, d’autres concepts ont apparu plus tard, vers les années 1990, comme le numérique pour ouvrir le champ de la numérisation et la technologie assistée par ordinateur qui permettent de concrétiser des objets et produits avec des savoir-faire informatique sophistiqués qui traduisent tout cela avec des machines technologiques (scanner 3D, imprimante 3D .. ). Ces machines offrent aux designers et aux usagers des solutions soutenables et correctes. L’évolution continue et les concepts s’enchainent. Récemment, le concept du design social est apparu pour concilier entre besoins réels de la société et services proposés par les designers. Sans s’attarder sur cette idée, nous nous référons à Alain FINDELI, l’un des chercheures qui ont défendu ce concept, qui déclare: « […], les « designers sociaux » sont appelés à concevoir des services (plutôt que des objets) et des politiques, prioritairement dans le domaine public, dans des secteurs d’activités divers : santé, emploi, culture, famille, éducation, transport, etc. »[1].
Somme toute, le design a su constituer, depuis son avènement, une ouverture sur le monde, un champ d’adaptation de références, de vocables et d’indications qui agissent hors du silence. Ce que nous avons appelé pouvoir et non-pouvoir du silence en design réplique à une approche évidente ; le design ne suit pas le silence mais plutôt c’est le silence qui suit le design. De ce fait, le design se manifeste comme une discipline détenant un pouvoir magique de disposition de nouveaux accès et orientations qui servent à la détermination des objets et des services clés aux profits des usagers et clients pour assurer la continuité de la vie humaine avec des conditions meilleures.
2. Le paradoxe du silence
Le silence présente de multiples orientations dans son aptitude de saisissement et de dissection. Nous ne nous intéressons ici qu’à deux pistes qui sont totalement paradoxales.
Dans un premier temps, le silence dynamise la fertilité de l’imaginaire chez le designer, le consommateur, le client ou même l’orateur. Ici, le silence se configure comme étant une forme de pensée impalpable ancrée dans le processus de voyage sensoriel instantané qui se clôture assez rapidement dès qu’un autre élément entre en contact avec l’individu ‘silencieux’. Nous précisons par élément toute nature d’objets, de choses, d’être humain ou animalier qui se déclarent interrompant la pensée invisible et sensible de son porteur. Ces éléments complètent la vision intrinsèque du silence et deviennent des agents provocateurs de paroles, d’interactions, de contacts mais aussi de silence.
Un silence qui vient après le silence, ou encore le silence du silence. Un silence si long, si lent oscillant entre imaginaire et besoin involontaire de tranquillité. Dans le contexte de la consommation, le client fige son regard sur un rayon encombré d’objets mais aussi encombrant pour le regard et prend un silence brusque pour réfléchir précipitamment afin de prendre une décision avant l’acquisition (l’achat) de son besoin (objet). Acheter en silence serait-il un slogan utile pour vendre mieux ? Prendre un silence avant d’acheter n’importe quel objet ne veut pas dire uniquement penser quoi prendre mais il touche également une pensée qui concerne le post-achat : usage, besoin, scénario d’usage, période, etc.. Tous ces paramètres entrent dans le processus de réflexion du consommateur pour canaliser son acte d’acquisition et de détention, certes avec des pondérations variables et non mesurables mais surtout ils se manifestent comme des éléments clés pour dé-marginaliser l’acte d’achat et lui donner un sens et une signification. Ceci-dit, tout cela peut se faire, paradoxalement, à haute voix, en communiquant avec volubilité.
Dans le second, le silence se manifeste comme un élément d’entendement et d’épuisement. Cette disposition se concentre dans une logique de cassure de rythme. Le designer et l’homme en général sont des êtres communicants qui vivent par et avec la communication. En ce sens, le silence surgit comme une incapacité ou encore un besoin involontaire d’apaisement suite à une lassitude liée au moment de faiblesse. Le silence prend un sens symbolique de quiétude et de placidité. C’est un pouvoir parfois incontrôlable qui met en relief le besoin de détente et de rémission intellectuelle. Les moments de faiblesse que l’homme peut confronter sont nombreux. De ce fait, l’homme a besoin d’un silence pour se relancer.
Ce qui nous intéresse ici c’est la capacité couronnée de pouvoir que détient l’homme pour garder le silence lorsqu’il se met dans des situations intrigantes qui l’obligent à agir. Agir ne veut absolument pas dire que, parler, communiquer, chanter, exposer sa voie et son élocution mais c’est aussi réfléchir, penser, visionner, contempler, voir, concevoir, opter, oser en silence. Le silence est alors un dispositif très paradoxal dans la mesure où chaque moment de silence prend et se veut prendre une dimension ostentatoire peu comprise et peu saisie. Comment peut-on comprendre le silence si on ne s’intéresse pas à l’au-delà du fait?
Le silence du silence ne peut (veut) rien exprimer s’il n’est pas accompagné de description, d’analyse, de manifestation, de verbalisation et d’expression. Tout cela ne peut que compromettre que le silence est une entité qui se veut paradoxale mais qui ne se définit qu’à partir des moments qu’une analyse succincte et rationnelle surgisse.
3. Dégénérescence de la création
On parle de dégénérescence de la création lorsque celle-ci prend le chemin de la déclinaison, de la chute et de l’oubli. En d’autres termes, la dégénérescence de la création provoque la perte des qualités formelles, fonctionnelles et organisationnelles que détient l’objet. Ceci nous amène à parler d’une éclipse de l’objet (Findeli et Busbasci, 2005). Ce terme est devenu, depuis l’année 2005, associé au champ lexical du design suite à la recherche publiée par Findelli et Bousbasci dont l’intitulée : L’éclipse de l’objet dans les théories du projet en design. Malgré la pertinence et l’originalité de cette recherche, nous ne nous intéressons ici qu’au schéma ci-dessous (voir fig.1) proposé par ces deux chercheurs.
Figure 1 : L'éclipse de l'objet en aval et en amont du projet. Modèle typologique [2]
L’objet se situe au cœur du modèle typologique de cette démarche qui met en exergue les phases en amont et en aval du projet design. En ce qui concerne les phases en amont, il s’agit de s’intéresser au processus de conception, de modélisation, d’exécution qui est le fruit d’un travail des acteurs. Par contre, durant les phases en aval, l’intérêt porte surtout sur les fonctions proposées par l’objet et les scénarios d’usages appelés expérience et mode de vie sur le schéma. A travers cette logique, l’objet s’éclipse, s’effondre momentanément à chaque étape citée : « […] notre modèle typologique embrasse complètement le champ du projet de design, depuis les phases initiales de programmation et de problématisation jusqu’à celles de l’assimilation sociale, culturelle et environnementale des produits qui en résultent » [3]. Un effondrement partiel ou complet qui provoque l’effacement du statut de l’objet pour des phases quasi-importantes dans le cycle de vie du produit. A chaque phase, l’objet s’éteint et devient un ‘effet’ de conception. Un effet de silence et de dégénérescence.
Dans un autre contexte d’étude et dans une vision purement philosophique et sociologique, le sociologue français Jean Baudrillard qui s’est fortement intéressé aux multiples formes épistémologiques et philosophiques prises par l’objet dans ses différents opus, déclare dans son ouvrage le système des objets : « L’objet : ce figurant humble et réceptif, cette sorte d’esclave psychologique et de confident tel qu’il fut vécu dans la quotidienneté traditionnelle et illustré par tout l’art occidental jusqu’à nos jours, cet objet-là fut le reflet d’un ordre total, lié à une conception bien définie du décor et de la perspective, de la substance et de la forme » (Baudrillard, 1978, p.38).
L’objet est, en quelque sorte, une manifestation d’esclavage d’ordre psychologique, il appartient à son détendeur, à son acheteur, à son maître. Le maître de l’objet n’est plus le designer qui s’est investi dans le processus de conception, il est plutôt son acquéreur. L’acte d’acquisition devient une forme d’esclavage inexprimée qui dépasse peut-être la dimension psychologique en s’étendant à une dimension globale. L’objet devient dégénéré de ses qualités et de ses vertus. Il est plutôt un figurant fade, sans intérêt ou presque. Le seul intérêt qu’il présente c’est son pouvoir de combler les besoins des usagers. Ceci s’effondre dès qu’un autre scénario d’usage surgit sous la forme d’autres objets plus tendances, plus recherchés, plus penchants. Ainsi, l’objet perd sa valeur intrinsèque qui lui a été attribuée tantôt en amont, qu’en aval de sa conception, il se dégénère, il s’affaiblit, il s’appauvrit. L’objet n’est plus l’objet déclaré ostentatoire mais il est surtout un récepteur et un pivot de transmission de phases de conception.
4. L’objet infertile
L’objet devient stérile et infertile lorsqu’il est associé au néant. Ceci, évoque le vide, l’espace, la distance et dans certains cas il peut toucher à la mort. La mort de l’objet veut dire que l’objet ne trouve plus sa piste vacante. Il est plutôt méprisé, rejeté et condamné d’être placé dans les rayons jusqu’à la fin de sa validité et de son parcours. Mais quand est-ce l’objet serait infertile ? Comment y arriver, à la mort de l’objet? Dans la logique de conception, et si la majorité ne tente pas de le dire pour des raisons de concurrence et de compétitivité, toute conception est par définition éphémère.
Tout est conçu pour et vers une fin. C’est d’ailleurs la règle et la nature du vivant. L’objet sera partant et son départ est connu et précisé auparavant. Les délais de fabrication, les modes d’emploi, les notices sont des agents moteurs de la partie. Ceux-ci évoquent le néant, le vide et le silence tyrannique. La logique du vivant va de paire avec la logique de conception. L’homme devient infertile lorsqu’il vieillit. Mais avant aussi, depuis la période de naissance jusqu’à la puberté. La fertilité et la force n’est qu’une question de période. Serait-ce de même pour les objets? Les objets réagissent-ils comme des êtres vivants?
Dans son ouvrage sémiotique du design, la philosophe Anne Beyart-Geslin avance des propos en rapport avec la relation entre objet domestique et usage. Elle déclare: « Mon rapport à l’objet domestique devient tout à fait spécifique lorsque je le mets en pratique et il se distingue de celui que j’entretiens avec la sculpture qui reste toujours un objet à voir » (Beyart-Geslin, 2012, p.89).
L’objet est perçu comme étant une unité matérielle qui sert à remplir des fonctions prédéfinies et permet de satisfaire des besoins latents et/ou exprimés. Il se situe, en l’occurrence, dans une logique d’interactivité avec son usager et ce, contrairement aux sculptures, aux peintures qui sont des œuvres destinées à la base à la contemplation. Dès lors, l’objet devient une entité vivante qui prend naissance à travers sa forme et son fonctionnalisme. Son usage lui permet de suivre le tracé du vivant. Exister, vivre mais trouver aussi une fin. Un désenclenchement sans faille qui sera son destin.
5. Révélation et renaissance de l’objet
Dans la pensée de la révélation et de la renaissance de l’objet, le silence se manifeste à travers son implication pour le consommateur qui désire disposer du pouvoir de bien contempler les produits exposés dans les rayons des magasins ou sur les supports d’exposition des boutiques et devient une entité primordiale dans la définition de la perception active des objets. Bien contempler pour mieux acheter serait, peut-être, un désir de consommation recherché par les usagers qui se voient gaspiller de l’argent pour des produits qui finissent dans les caves ou dans les poubelles. Un désir opérationnel en silence qui se nourrit du silence. Ainsi, le silence tend à solidifier la notion du partage avec l’autre et encourage la correspondance affective entre l’objet et son usager. Dans ce cas, le silence ne se situe pas hors de la communication mais il constitue plutôt un paramètre majeur pour former un lien étroit avec le consommateur. Dès lors, le silence devient un porteur de message communicationnel senti dans la perception du produit.
Le fil conducteur de cette analyse se définit dans une logique d’exploration du silence par rapport à la réinterprétation de l’objet. En d’autres termes, nous nous intéressons à comprendre comment le silence peut-il s’enclaver dans le contexte de la renaissance des objets et surgir de nouveau pour faire revivre un artefact, auparavant, condamné à mort : « (…) On fabriquait à tort et à travers ascenseurs, moulins à café, grues mécaniques, etc. avec pour seule préoccupation que "ça marche". Quand vint l'ère de la production en masse, le pays fut inondé de produits souvent de bonne qualité, mais disgracieux et coûteux (…) » [4].
Cette phrase de Raymond Loewy, fondateur du stylisme industriel devenu Design Industriel, vient de cette ‘’bible’’ de la création industrielle. L’étude du processus de conception en design (hybridation des représentations et des concepts) par rapport à la notion du silence constitue le fil directeur des recherches communiquées dans le présent travail. Le processus de conception se voit changer, se travestir et réinterpréter dans la mesure où le silence devient une partie intégrante dans le cheminement de la création des objets. (Baudrillard, 1978).
Toute création en design est le résultat d’un processus de conception bien réfléchi et d’un travail consistant de toute une équipe dans laquelle le designer est toujours invité à trouver des nouvelles pistes d’innovation et de créativité pour une meilleure intégration du produit conçu (image, espace ou autres ...) pour et dans le marché spécifique de chaque produit (effet sociologique de la place du produit). Dans cette logique de création et de créativité, le designer est souvent confronté à des moments de silence et de doute pendant lesquels il va tenter de se souvenir, contempler, agir, traduire et exprimer ses idées et intentions pour réussir l’aboutissement de son projet.
Dans un premier temps, le silence du designer se présente comme un temps de réflexion profondément significatif pour se souvenir en recherchant les réminiscences et les dualités de l’objet recherché. Il va faire cet effort de se remémorer avant de s’exprimer dans ce processus de création. Dans un second temps, le silence, en un espace-temps confronté avec les partenaires éventuels (demandeur et exécutant), va réapparaître encore une fois aux dernières phases du processus de conception, là, où les études vont sur leurs fins et le produit fera son entrée dans les processus de sa commercialisation.
Enfin, le concept dévoilera sa partition dans le concert de l’utilisation en société. Le résultat de la conception aura son aboutissement dans l’acceptation (en général sur trois années) mais risquera une dégénérescence imminente voire agressive (Baudrillard, 1969). Dès lors, le produit devient silencieux dans sa fonction-signe et sa logique de classe. C'est-à-dire, il n’est plus souhaité, demandé, commandé ou vendu. Le produit reste exposé sans être vendu. Il devient un objet muet contrairement à ce qu’il était auparavant : un objet communicant, courtisé, voulu et commercialisé.
6. La matérialité du silence
Dans une logique de matérialité et de conception d’objets, la notion du silence a déjà été une source d’inspiration et un vecteur de créativité pour les designers. C’est-à-dire, mis à part les différentes lectures et interprétations que cette notion peut procurer en termes d’analyses connotative et dénotative, le silence a formé un champ fertile de conception de produits et de services conçus et proposés par des designers, ingénieurs, ergonomes, et autres. Ce fait permet d’exhiber, une fois de plus, que l’activité de conception ne peut pas et ne devrait pas être considérée en tant qu’activité qui n’est liée qu’aux designers. Les créateurs, les artisans, les artistes, les bricoleurs, les ingénieurs, participent, eux aussi, à l’acte de conception. Chacun dans son domaine et selon ses compétences et appétences peut concevoir et designer [5].
En ce sens, le philosophe français Stéphane VIAL déclare : « Les artisans dessinent, les ingénieurs dessinent, les techniciens dessinent. Il ne font pas du design » (Vial, 2010, p.53). C’est par ailleurs dans cette logique que plusieurs créateurs de différentes spécialités ont proposé des produits dont le silence était la pièce maitresse de leurs démarches conceptuelles.
Les bouchons d’oreilles sont vraisemblablement le produit le plus connu et le plus utilisé à travers le monde pour se protéger du bruit et se procurer du silence. Un objet universel, standard avec quelques petites déclinaisons de formes et de couleurs, courant, abordable et fabriqué en masse. Des bouchons d’oreilles se vendent à bas prix mais aussi souples, déformables et épousent facilement la forme des oreilles grâce à l’élasticité de la matière utilisée (mousse). Un produit qui offre le sur-mesure et la personnalisation ostentatoire. D’où l’usager emporte un silence personnalisé et presque adéquat à ses attentes. De ce fait, il semble que cet objet répond brillamment aux exigences industrielles contemporaines: produire le jetable personnalisé en quantité.
De nos jours, produire un produit à usage unique ou limité, en très grande quantité, est l’objectif de plusieurs entreprises et industries qui n’osent pas le dire pleinement pour des raisons d’économie de déchets, de respect de la nature, de notoriété ou parfois pour des raisons de politique publique; certains pays européens, comme la France, motivent les entreprises à intégrer la notion de l’économie verte à leur politique de conception avec un tas de facilités financières, organisationnelles et structurelles.
Ceci étant dit, les conceptions liées au design sont multiples et variées et chaque créateur présente sa vision de matérialité du silence différemment. Des Spa, des casques, des séparations acoustiques d’édifices, des bijoux, etc. ont été conçus avec le souci de se protéger du bruit. Le spa ci-dessous (fig. 2) est conçu selon cette logique de protection contre les nuisances sonores et assurer le silence entre amis. Il peut être utilisé par 5 personnes à la fois qui sont à la recherche de la tranquillité et du silence.
Figure 2 : Spa juste silence [6]
Cette création a été l’objet de deux récompenses (il s’agissait de : iF Design Award, 2015 et du Reddot Award, 2016) grâce à son design réussi qui allie entre esthétique et confort. Le blanc est le dominant dans cet objet, ce qui offre aux usagers un confort visuel de plus. Ce produit fait preuve de créativité et d’inventivité de l’équipe qui l’a conçu. Elle a mis en avant le concept du silence et l’a associé aux notions connexes comme l’apaisement, le confort, l’attachement, etc... Traduire le silence en objet utile tout en suivant une démarche de conception précise et justifiée ne pouvait guère être une chose facile ni évidente pour les concepteurs et même pour des usagers qui n’avaient pas l’habitude d’opter pour des objets qui leur proposent de trouver le silence et assurer le calme.
Le concept du silence a alimenté l’imaginaire de jeunes designers, ouverts d’esprits et forts d’imagination, pour en créer des objets inhabituels et insolites. A ce titre, citons l’exemple de l’objet Nascondino’ (fig. 3) conçu par le designer Pierre-Emmanuel Vandeputte. Sa création a été exposée au salon Maison et Objet de Paris en Janvier 2017 dont le thème principal était ‘le silence’. Ceci-dit, le silence constituait et continue à constituer un champ fertile de conception design, d’œuvres d’art, d’objets décoratifs, utilitaires.
Figure 3: ‘Nascondino’, les alcôves en feutre, pour jouer à cache-cache. © Miko / Miko Studio [7]
Revenons à ‘Nascondino’. Le concept de ce produit consiste à offrir à l’usager l’opportunité de se mettre à l’abri des regards (ça concerne plutôt la partie supérieure du corps notamment le visage) et de bénéficier d’une pause loin des agitations acoustiques. L’idée est de proposer aux clients un produit design qui assure le silence et le calme par le biais de deux grandes oreilles, prenant la forme des alcôves, fabriquées en feutre. L’usager est invité à mettre sa tête dans les alcôves pour bénéficier du silence. Il pourrait diriger son regard vers l’intérieur du produit pour avoir plus de confort visuel ou regarder l’extérieur lorsqu’il veut lire ou consulter des ouvrages, magasines, etc. Un tabouret en bois est associé à cet objet pour permettre à l’usager de s’assoir et avoir plus de confort physique.
La création est, sans aucun doute, intéressante et insolite et dévoile la fertilité de la créativité que possède le jeune designer belge. Le nom du produit est inspiré de la langue italienne : Nascondino’ qui veut dire cache-cache en français. Une belle métaphore qui reflète la logique du raisonnement du designer dans la recherche du calme, du silence et du repos visuel et acoustique.
On ne peut pas évoquer la matérialité du silence sans aborder la plus fameuse déclinaison qui découle des conceptions des objets qui est la séparation acoustique dédiée pour les conceptions architecturales. Une (des) séparation(s) omniprésente partout dans le monde, connue(s) sous l’appellation de cloisons acoustiques, elles sont très demandées et courtisées. On les trouve dans les pays les plus riches mais aussi dans les pays démunis, avec de quantités variables.
Des salles de réunions, des salles de cinéma, des salles de jeux, des classes, des maisons, des hôtels, etc. sont les lieux les plus utilisables de ce type de séparations acoustiques. Mais il faut préciser que, d’ailleurs comme la plupart des gens le sait, la qualité se différencie. Cette dernière est repérable selon plusieurs normes techniques et technologiques étroitement liées aux spécificités du bâtiment, aux particularités de l’espace conçu mais aussi au désir du client (ici le désir dépend également du souhait du client et surtout de ses moyens financiers ; certaines plaques de séparations coûtent chères). Parmi les cloisons les plus connues, nous prenons l’exemple de l’opération Mission to earth : qui est un espace conçu par la marque française Saint-Gobain (fig. 4).
Figure 4: Mission to earth par Saint-Gobain [8]
Ce dispositif installé à Paris, tout près du centre Georges POMPIDOU, est une sorte de publicité à libre accès aux visiteurs du lieu. Il invite les gens à le découvrir dans une vocation de découverte spontanée puisque le lieu est touristique et très bien fréquenté. Il consiste à proposer aux visiteurs des moments de silence, de tranquillité et du calme loin de la vie brouillante et très active qu’ils vivent quotidiennement.
Certes, un tel dispositif s’intègre parfaitement dans une logique d’appréhension des enjeux que nos sociétés confrontent : nuisances sonores, pollution acoustique, problèmes de santé, etc. il faut peut-être avouer, sans pour autant prétendre défendre une publicité en faveur de cette marque, que le choix du lieu est pertinent et très étudié et dénote d’un travail conséquent de l’équipe qui a veillé à réussir leur projet. S’agirait-il ici d’un double silence : un silence de réflexion (moment momentané d’idéation) et un silence proposé aux usagers (recherche du confort sonore) ? Chacun y répond à partir de son expérience personnelle et de ses propres intuitions.
Conclusions
L’homme est par définition communiquant, il vit et agit par la communication (verbalisation, expression, mimes, gestes..) pour s’exprimer et s’exposer. Mais il cherche le silence, le calme, la quiétude, le repos, l’apaisement au moment où il sent le besoin. Le silence relate une pensée riche d’énigmes et de mystères. Il concerne une logique discursive d’adaptation, d’intégration et de réappropriation de concepts connexes et analogues pour enrichir son champ lexical et ouvrir de ce fait, l’opportunité de le repenser différemment. Chacun à sa manière, avec sa propre vision et ses intuitions creuse le silence pour déceler ce qui est caché et latent. Ceci nous renvoi à une inflation terminologique qui se nourrit des diverses réflexions et recherches des scientifiques, chercheurs, professionnels et autres.
Les moments de silence s’enchainent et se déchainent perpétuellement en prenant plusieurs variations de conceptions d’objets, d’espaces, d’affiches, etc. et continuent à effondrer les brouhaha des villes contemporaines, des villes surpeuplées, très actives où la vie devient parfois insupportable imbibée de douleurs humaines et non-humaines (animaux, végétaux, etc.).
Le design est peut-être un domaine qui parait si loin du silence, même si quelques tentatives de conceptions d’objets design ont fait preuve que le silence a pu constituer une source d’inspiration intéressante dans le processus de conception : depuis l’idéation où le designer compose et gère les paramètres du projet pour en arriver au stade de l’exécution, du lancement sur le marché et de l’usage. Le silence apparait aussi un élément majeur, parfois difficilement repérable dans ce processus. D’autre part, et mis à part les orientations données par le silence, ceci apparaît au cours des plusieurs étapes conceptuelles simultanément. Il est modérément gérable mais il engendre un effet de faveur pour la pensée design.
Dès lors, cette équation de silence en design parait facile à apercevoir et à résoudre si l’homme continue sur le tracé de son chemin vers la recherche de nouvelles pistes d’innovation, d’inventivité, de créativité et d’amélioration d’habitabilité du monde.
Bibliographie
Ouvrages
Baudrillard Jean, Le Système des objets, (1968) Paris, Gallimard, 1978.
Baudrillard Jean, La Société de consommation, Paris, Gallimard, 1970
Beyart-Geslin Anne, Sémiotique du design, Paris, PUF, 2012.
Chazaud Jacques, Psychanalyse et créativité culturelle, Toulouse, Edouard Privat, 1972.
Darras Bernard et Findeli Alain, Design : savoir et faire, Nîmes, Lucie éditions, 2014.
Dufrenne Mikel, Esthétique et philosophie, Paris, Klincksieck, 1967.
Durand Gilbert, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Dunod, 1992.
Gardner Howard. Histoire de la révolution cognitive, Paris, Bibliothèque scientifique Payot. 1993.
Girel Sylvia, Sociologie des arts et de la culture un état de la recherche, Paris, L’Harmattan, 2006.
Loewy Raymond, La Laideur se vend mal, Paris, Gallimard, 1990.
Vial Stéphane, Court traité du design, Paris; PUF, 2010.
Articles
Baudrillard Jean, Le Morale des objets, Fonction-signe et logique de classe, Paris, in Communications, n°13, 1969.
Findeli Alain et Bousbasci Rabah, L’éclipse de l’objet dans les théories du projet en design , Communication proposée au 6ième colloque international et biennal de l’Académie européenne de design (European Academy of Design, EAD) tenu à Brême du 29 au 31 mars 2005, sous le thème « Design-Système-Évolution »,
Sites web
Notes
[1] Alain Findeli, le design social disponible sous www.sfe-asso.fr (consulté le 11/04/2020).
[2] Alain FINDELI et Rabah BOUSBASCI, L’éclipse de l’objet dans les théories du projet en design , Communication proposée au 6ième colloque international et biennal de l’Académie européenne de design (European Academy of Design, EAD) tenu à Brême du 29 au 31 mars 2005, sous le thème « Design-Système-Évolution », p. 25.
[3] Ibid p.13.
[4] Raymond Loewy, La laideur se vend mal, Paris, Ed. Gallimard, 1990, résumé disponible sur url : www.gallimard.fr (consulté le 01/04/2020).
[5] Designer : (Verbe) c’est un verbe emprunté de la langue anglaise mais adapté au champ lexical lié au concept de la langue française. Il veut dire concevoir selon une méthodologie du design.
[6] Disponible sur url : www.architonic.com (consulté le 05/04/2020).
[7] Disponible sur url : www.maisonapart.com (consulté le 08/04/2020).
[8] Disponible sur url : blog-espritdesign.com (consulté le 09/04/2020).