Professeur émérite de l'Université d'Artois, est spécialiste des cultures noires, sérielle et fantastique.
« Les objets de désir sont plus nombreux que les désirs, mais le désir, sitôt comblé, revient rôder en ombre hagarde et féroce sur les champs silencieux de l’impensable. […] Car Sade invente le premier conte de fées raconté par la fée elle-même[1]. »
Fantômes devenus livres…
Fantômes devenus livres, c'est l'assignation que nous allons suivre maintenant, en entrant dans la nuit de trois récits fantastiques aux accents orphiques, cruels et crus.
Dans une remarquable étude sur les fantômes en littérature de jeunesse, Guillaume Sioly note ceci : « Comme le mythique Orphée, la projection des reflets échoue donc de peu à maintenir sur terre les défunts. Les effets de l’illusion, plus fragile qu’il n’y paraît, semblent nécessairement transitoires. Technologie n’est pas magie[2] ». Ce constant divorce entre la chair et l'ombre, le deuil et la reverdie, trouve en l’œuvre de Michel Foucault une frappante synchronicité (Foucault, ou plus précisément les hommages qui lui sont éditorialement rendus en ce moment) ; Juliette Cerf peut ainsi écrire : « Mais cela est une autre histoire. (…) la vérité de l'archive, qui hante toute la destinée des Aveux de la Chair, livre fantôme devenu archive, archive fantôme devenue livre[3] ».
Un album anglais, un roman français, un roman suédois[4] : tout se passe comme si la littérature de jeunesse se jouait de l’espace-temps, et que, fidèle aux réflexions de Serge Tisseron dans ce qu’il appelle une « clinique du fantôme[5] », elle s’évertuait à faire surgir, au sein de nos realia les plus prosaïques, la figure de ce que Denis Mellier nomme l’adynaton : l’impossible, l’impensable, l’insupportable.
Les trois univers parcourus par des œuvres aussi différentes sont pourtant connexes par leur « Unheimlich », leur si inquiétante étrangeté ; car trois parmi les enfants présents diégétiquement n’appartiennent plus entièrement, ou même plus du tout, à l’espace-temps « réaliste », reflet mimique du nôtre… Au moins trois fantômes s’affrontent chez Mourlevat, un(e) vampire s’installe tout simplement dans l’appartement mitoyen pour Lindqvist, et un jeune garçon venu du futur grimpe à bord d’un bateau dans l’album de C. Brighton. A chaque fois, l’interface avec « notre » monde – au sens de la paramétrisation réaliste – est un autre enfant ; certes, tout le monde peut voir Eli, l’étrange locataire de Blackeberg, ce qui établit une notable différence avec les deux autres opus, où seuls les « guides psychiques » perçoivent les présences spectrales ; mais Oskar sera aussi le seul à aller jusqu’au bout, sacrifiant sa vie future par amour pour la jeune morte-vivante, l’héroïne charmante autant qu’épouvantable de Lindqvist, qui porte avec elle toute l’énigme d’une survie inexplicable et terrifiante ; elle entraînera bien, in fine, le timide et solitaire Oskar, collégien martyrisé par ses « camarades » de classe, et se vouant in extremis au Mal.
Mais justement, qu’est-ce que le Mal dans ces œuvres ? La délation immonde, qui a mené à l’agonie solitaire d’Emmi, l’enfant-spectre de La Balafre – surgie du néant de l’occupation nazie, grosse de nos regrets et de nos lâchetés ? La prémonition, qui chez Brighton « précipite » en amitié deux êtres qui peut-être n’auraient jamais dû se rencontrer ?
L’onde de choc produite que ces « enfants de la Nuit », ni bons ni méchants a priori, mais experts en prédation, va amener avec elle, dans les mondes confinés où ils surgissent, une violence parfois quasi insoutenable… Car la folie des hommes et celles des Dieux, le désordre métaphysique induit par les guerres et les massacres, l’errance lamentable d’une âme en quête d’amitié sont au cœur – incandescent – de ces récits et/ou albums. C’est ce que nous allons montrer en empruntant deux chemins, sentes forestières vers la Clairière du Sens : d’abord, en évoquant les conditions de la « rencontre », puis, en analysant le rapport au temps, essentiel dans les trois histoires ; enfin, en conclusion, nous en viendrons au « pourquoi » de ces hantises, à chaque fois soigneusement « dirigées » vers un objectif saisissant.
L'enfant qui meurt[6]
Le surgissement du surnaturel se passe toujours après un arrachement (à son cadre de vie habituel, pour Olivier ; à la terre ferme, pour Maudy-Ann – Marie-Cécile dans la version française ; à la routine malheureuse d’une scolarité sans relief, pour Oskar). Il faut que les « visités » soient suffisamment déstabilisés et « acceptants » pour que l’enfant de la nuit (pas que lui ! un chien et un délateur fantômes vont se manifester également dans La Balafre) vienne à eux.
La première fois qu’Olivier est mis en présence du chien-fantôme, il vient d’arriver dans un village où il ne connaît personne, et l’on comprend tout de suite que cette année cruciale (de ses 13 ans à ses 14 ans) représente en fait la transition symbolique entre le gamin insouciant et bon élève qu’il était, et le jeune homme, terrifié puis compatissant, qu’il devient ; rite de passage personnel ET collectif (il s’agit d’affronter l’horreur de la déportation d’une famille et de l’assassinat d’une enfant). La première confrontation nocturne avec « Boule » se déroule selon les poncifs du genre : « La nuit m’enveloppait de sa douceur. Il n’y avait pas de vent. Pas de bruit [...]. L’animal s’est jeté sur la grille avec une rage terrifiante. A la hauteur de ma tête » (LB, 24). Tout le reste de la rencontre se place dans le champ sémique de la peur, la violence, l’incompréhension : « déchaînement de fureur, glaçait le sang, frénésie, rouge de sang » (25). On croit lire un remake de Cujo, le thriller horrifique de Stephen King !
Mais ce n’est qu’au début du chapitre suivant qu’Olivier prend vraiment conscience du caractère fantastique de l’événement : son père n’a rien entendu, lui… car la maison est vide et abandonnée depuis longtemps.
Quatre autres rencontres vont scander la « montée » du jeune homme à la conscience du passé, et à la lancinante question « pourquoi moi ? » il pourra enfin répondre : « J’ai su comme cela qu’Emmi et son chien n’étaient plus revenus et c’était très bien. Quand elle ne sera plus de ce monde, je resterai seul avec mon secret » (LB, 127). Emmi, enfant juive de quatre ans condamnée à mourir de faim dans sa propre maison, lui apparaît en effet trois fois : d’abord elle joue avec son chien, sur une route, à midi (« une petite fille était assise par terre, au milieu de la route. Elle portait une robe rouge[7] et des sandalettes d’été. Ses cheveux étaient noirs comme du jais » (47). Ensuite, ils se rencontrent sous la pluie, mais… « La pluie ne les mouillait pas. Je n’ai pas eu peur. Je me suis avancé jusqu’à la grille et je les ai regardés longtemps » (96). Enfin elle apparaît au moment où Olivier se fait photographier… mais lui seul, bien sûr, la voit : « la petite a surgi de nulle part. Elle est venue s’ajouter à nous. [...] espiègle et malicieuse » (97).
Peu à peu les fantômes comprennent qu’Olivier est bon, puisque par un retournement extraordinaire c’est Boule, le chien jadis abattu par les Allemands pour avoir tenté de sauver ses maîtres, qui « tue » le fantôme du père Goret, le délateur et seul véritable « salaud » du roman : « Mais le chien n’a pas lâché prise. Sa rage et sa force étaient terribles à voir. [...] Il est venu à moi en gémissant [...]. Alors [...] j’ai perdu connaissance » (123-124).
La nuit, le jour… une route, une grille, une écurie : ces lieux à la fois rustiques et familiers (la France éternelle ?) sont propices au retour sur soi et d’un peuple, et d’une âme.
Le bateau la Meralda, sur lequel naviguent la petite Maudy-Ann et son père, Edgar, représente un autre type d’isolat. Nous sommes en 1830, et l’enfant écrit à sa grand-mère pour lui raconter tout ce qui se passe à bord en huit lettres exactement, du 1 novembre au 22 novembre… la neuvième et dernière missive étant écrite par son père, qui ne comprend rien à l’affliction de son enfant ; elle ne cesse de lui parler d’un petit garçon qui lui a tenu compagnie à bord, et qui a brusquement disparu… Fait remarquable : un chien noir, constamment présent dans le dessin, n’est jamais mentionné dans le texte de l’album ; est-il l’intersigne d’un autre monde, lui aussi ? Hallucination, premier amour, ami imaginaire, prémonition d’un naufrage futur : le jeune garçon mystérieux incarne tout cela pour Maudy-Ann, qui pleure son compagnon perdu. Chaque lettre à la grand-mère se termine d’ailleurs rituellement par une question, initiée par le leitmotiv « What kind of boy »… Questions dont la récapitulation raconte en fait l’histoire, comme les refrains cryptiques de certaines nursery rimes : « What kind of boy is it, Grandmama, who does not have a reflection [8] ? » (DG, lettre du 8 novembre 1830).
Pas de chien cette fois, mais une sinistre banlieue de Stockholm : dans la cour gelée d’un petit immeuble, une fille saute de deux mètres pour venir discuter avec un garçon ; elle est jolie, mais son odeur est méphitique, et elle ne porte en plein hiver qu’un pull léger : « Quelqu’un s’y tenait. Quelqu’un qui n’y était pas l’instant d’avant. [...] Il y avait assez de lumière pour qu’il puisse voir qu’il s’agissait d’une fille qu’il n’avait jamais vue dans la cour auparavant » (LE, 45). Conformément à la proposition todorovienne, l’irruption du surnaturel bouleverse de fond en comble les certitudes « rationnelles » des enfants, jusqu’à l’absurde d’ailleurs : « – Mais alors qu’est-ce que tu es ? – Rien. – Qu’est-ce que tu veux dire par « rien » ? – Je ne suis rien. Pas un enfant. Pas un vieux. Pas un garçon. Pas une fille. Rien » (LE, 199).
Le dire fantôme (même si contextuellement il s'agit plus d'un « dire vampire ») entre ainsi de plein droit dans les objets discursifs majeurs, en bousculant quand même passablement les anciennes catégories des littératures de jeunesse, rejoignant le propos d'Anne-Marie Petitjean pour qui « cette scénographie (…) porte des valeurs, ici d'hybridation et de mélange des cultures, qui pose la création littéraire comme contre-pouvoir potentiel pour un peu qu'on lui reconnaisse sa valeur d'art, vivant et agissant dans un espace social[9] ».
Vers l'autre rive ?[10]
« J’avais poussé par hasard une porte interdite à laquelle il ne fallait pas toucher, au-delà de laquelle tout vacille »(LB, 75).
Les enfants de la Nuit ont un rapport au Temps évidemment déréglé, mais aussi très hétérogène : le jeune naufragé recueilli à bord de la Meralda est en fait un envoyé du futur… puisque dans ses vêtements se trouve une lettre datée de 1872 ; seule la cartouche finale explicite (si l’on peut dire !) les circonstances de sa disparition : « The sailing ship Marie-Celeste left New York on November 7 : 1872. [...] She was drifting and empty. None of her passagers or crew were ever found[11]».
Histoire de bateau fantôme, donc, mais aussi de paradoxe temporel : une double prégnance fantastique pour que Maudy-Ann (lettre du 14 novembre) échappe à la fois aux vagues d’une tempête et à l’arrivée d’un crocodile à bord… lorsque le jeune spectre la sauve en l’agrippant et en la hissant. Il s’agit bel et bien d’un flash-forward, comme dans la série LOST, et la petite-fille lit et commente presque sans surprise le mot tombé de la poche du jeune homme : « But Grandmama, the letter was dated 1872, forty years into the future ! [12]» (lettre du 8 novembre 1830).
Mise en abyme de la propre correspondance de Maudy-Ann, la lettre confiait le garçon à un médecin, pour soigner le mutisme qui l’affectait depuis trois ans. De fait, le seul mot qu’il prononcera c’est « sinking » (sombrer), en écho aux propres termes de la petite-fille : avertissement envoyé par le destin ? Prémonition de la petite navigatrice, mobilis in mobile ?
En tout cas, la ressemblance entre Dearest Grandmama et L’enfant de la haute mer, le conte de Jules Supervielle, est frappante : deux noyés survivent, d’une vie spectrale totalement ignorée de tous dans le cas de la petite fille de Supervielle, perceptible uniquement par une autre jeune passagère pour Brighton : « Et cette enfant de douze ans si seule qui passait en sabots d’un pas sûr dans la rue liquide, comme si elle marchait sur la terre ferme ? [13]». On peut presque se demander qui hante qui, et si les fantômes, comme dans le film Les Autres d’Aménabar, ne sont pas les personnages du voyage de 1830…
Toutes les hypothèses restent pendantes… alors que chez Mourlevat les choses sont plus tranchées : dans une forme de rêve éveillé, Olivier assiste à l’arrestation de la famille Epstein en 1941, et voit distinctement Annette Goret, une jeune paysanne, essayer de prendre soin d’Emmi, l’enfant cachée ; mais elle sera dénoncée à son tour; et comme dans Elle s’appelait Sarah (Tatiana de Rosnay), plus personne ne viendra nourrir ou délivrer l’enfant. Cette horreur, revécue dans une espèce de transe rétrospective par le jeune visiteur de 1991, sera complétée par le surgissement du spectre du collaborateur-délateur, le propre beau-père d’Annette, qui tente de le tuer et parvient à le blesser au visage (la fameuse cicatrice du titre !) avant d’être à son tour égorgé par le chien-fantôme.
Cette scène a été très critiquée, car la règle veut que les fantômes ne soient pas « actifs » et ne puissent concrètement blesser les vivants : une circulaire de l’inspection des lettres a même, un temps, déconseillé la lecture du roman en collège : « Sa bouche était tordue par la haine. [...] Il m’a ouvert le visage en deux » (123).
Enfant thaumaturge, enfant psychopompe… mais enfant rejoint dans sa mission surnaturelle par la « mère Goret », la belle-fille du « salaud », devenue une vieille dame compatissante avec les chiens, et aussi seule qu’on peut l’être quand reviennent régulièrement vous hanter les fantômes de ceux qu’on aurait tant voulu sauver; Olivier comprend qu’elle lui a « passé » le secret, d’une certaine façon, qu’elle l’attendait depuis toujours. En retrouvant la poupée de la petite Emmi, puis en l’enterrant, il donne la paix aux âmes des morts (ils ne reviendront plus…) et à celle des vivants : Mme Goret peut aimer son nouveau petit chien sans remords, elle qui avait tant pleuré la disparition de sa fidèle Nina, autre « double » du chien originel.
Bien sûr, la question de l’âge d’Eli, dans Laisse-moi entrer, revient régulièrement tourmenter Oskar, ravi d’avoir rencontré une jolie voisine de douze ans… qui s’avère être un vampire de plus de 200 ans. Eli fuit, littéralement, car elle est obligée de tuer[14] pour vivre… et son serviteur et amant Hakan est trop vieux et trop abîmé pour continuer à chasser pour elle. La rencontre avec Oskar va donc lui permettre d’annexer un « nouveau » serviteur, l’autre devenant une sorte de zombie immonde qu’on a le plus grand mal à éliminer. Enlevé puis castré et saigné par une secte de prédateurs redoutables, Elias est devenu Eli, il y a deux siècles de cela, et elle se transforme en prédateur impitoyable, quand la faim la taraude. La gentille petite voisine au regard si doux se mue en alors en monstre, et Oskar devra accepter sa terrible part d’ombre, pour pouvoir demeurer près d’elle : « Son visage changea lorsqu’il retroussa ses lèvres et Lacke découvrit une rangée de dents acérées qui brillaient dans le noir » (LE, 258).
La fin, ouverte, voit le départ des deux amis loin de Blackeberg, Oskar assumant la partie « diurne » de la vie du vampire en la transportant dans une grande malle. Immortelle, l’enfant Eli restera à jamais figée dans ce corps de douze ans, voyant tour à tour vieillir et mourir ses « servants », et demeurant, elle aussi, toujours seule.
En parcourant ces trois ouvrages, on retrouve des problématiques fantastiques récemment revisitées par le cinéaste N. Shyamalan, par exemple, dans Sixième Sens : l’enfance est le moment de la nekuya, et les morts (ou les morts-vivants) se manifestent à ceux qui acceptent encore de les voir, de les écouter, de les comprendre.
Au-delà du temps et des lois rationnelles, Emmi revient pour Olivier, attendant de lui la « paix » (le rameau d’olivier ?) que sera l’enfouissement de sa petite poupée de chiffons. Maudy-Ann, qui a sans doute perdu sa maman, vient à la rencontre d’un être qui n’existe pas encore, mais qui l’aide à surmonter les peurs et les aléas du voyage. Eli, quant à elle, obligée de tuer férocement ses proies, s’attache à Oskar jusqu’à lui sauver la vie, quand ses camarades de classe sont en train de le noyer : elle les déchiquette vivants, mais on ne parvient pas à les plaindre !
L’une des trouvailles scénaristiques des Revenants, la série-phénomène de Fabrice Gobert, est d’avoir fait figurer un garçonnet inquiétant parmi les fantômes : Victor ; à la fois mutique et terrible, il désigne d’un geste omineux des scènes dissimulés aux autres yeux, porteuses évidemment d’une vérité dérangeante ; meurtre, suicide, rien ne l’arrête, car il est l’ange de la vengeance : à lire Brighton, Mourlevat ou Lindqvist, on saisit en effet toute la pertinence et toute l’actualité mythique de ces questionnements et de ces représentations. Le choc « tellurique » entre la vénusté et la candeur supposées des enfants, et leur force de nuisance et de destruction sidère par la profondeur du dissensus.
« Tu seras créé mais ne viendras pas à la vie (…) ; par conséquent ne mourras pas mais seras détruit »[15].
« Alors la maison s’était endormie dans le silence, peuplée de ses fantômes, et l’on avait oublié le nom même de ceux qui avaient vécu là » (LB, 100).
« Nul n’est méchant volontairement », affirme Emmanuel Kant. Pourtant, les « petits durs » de Guillaume Guéraud (Déroute sauvage, Plus de morts que de vivants), autant, dans un autre genre, que l’aryen Drago Malefoy et ses séides dans Harry Potter apportent la mauvaise nouvelle d’une méchanceté sans limite, endémique, juste contingentée par l’eucatastrophe à la Tolkien, et encore !
La bestialité involontaire d’Eli, la rage et la fureur du chien Boule, ou bien encore la poignante tristesse du petit naufragé de la Marie-Céleste opèrent des biais plus équivoques, alliant séduction et danger, geste salvifique et inévitable contagion.
L’ambiguïté inhérente à la littérature de jeunesse ne fait pas l’économie de ces êtres obscurs, travaillés par le ressentiment et l’intenable élation vers l’innocence perdue ; peut-être sont-ils les « ni bons ni méchants » de la pensée de Diderot, vecteurs malgré eux d’un pouvoir d’édification ou de dépravation qu’ils n’ont ni souhaité ni banni : une drogue ? Un narcotique, un pharmakon réparateur, ou une corruption plus « vampirisante » encore que les pauvres monstres qui se glissent dans la nuit glaciale ? A nous de le dire… Ou de le taire. C’est aussi l’une des leçons que nous laisse Olivier, l’adolescent sensible de Mourlevat, qui grandit dans le souvenir inquiet mais ému de ces quelques mois où il a dit adieu à son enfance : « Je pense à elle souvent. Quand j’ai peur surtout. Des hommes. De leur bêtise. De leur lâcheté. Je pense à son courage et j’essaie d’avoir le même » (LB, 126).
Dans ses réflexions sur Andrée Chédid, Christiane Chaulet-Achour notait, il y a une quinzaine d'années, des éléments qui pourraient entrer tout vifs dans notre conclusion : « Pour qu'il y ait renaissance, il faut qu'il y ait mort, et pour que cette renaissance soit porteuse d'avenir, il faut que cette mort celle celle d'un être de vie, de jeunesse, de promesse » [16].
En redonnant aux âmes errantes un semblant de vie et de souvenir, il semble que nos écrivains, dans le sillage de Chédid, proposent bel et bien une nouvelle vision des revenants, et ajoutent aux notions de bien et de mal, de vie et de mort, celles de vengeance, de souvenir, de culpabilité, de reconnaissance et de solitude. La dualité devient complexité, et la leçon littéraire se teinte de réflexion anthropologique et politique sur le contrat social, et sur la définition même de l’humanitas.
Bibliographie
George Banu, aux éditions de l'Entretemps : L'enfant qui meurt / Motif avec variations (2010).
Serge Tisseron et alii, Le psychisme à l’épreuve des générations ; clinique du fantôme, Dunod, 2000.
Anne-Marie Petitjean, « Explorer le patrimoine littéraire par l'écriture créative », pp. 303-315, in Ecole et patrimoines littéraires : quelles tensions, quels usages aujourd’hui ?, s/d A. Belhadjin et MF Bischop, Université de Cergy-Pontoise (Gennevilliers), mars 2012, Champion, 2015.
-Laisse-moi entrer (John Lindqvist), Ma chère grand-mère (Catherine Brighton) et La Balafre (Jean-Claude Mourlevat) ; La Balafre est aisé à trouver et à consulter (éditions Pocket Jeunesse, PKJ, Paris, 1998), mais il n’en va pas tout à fait de même avec la version française de l’album pour la jeunesse écrit et illustré par Catherine Brighton, qui a existé (Ma chère grand-mère, Albin Michel, 1991), mais qui a depuis disparu des republications. Il sera donc ici exclusivement question de l’original, Dearest Grandmama (Faber and Fabert Ltd, England, 1991). Enfin Laisse-moi entrer, John Ajvide Lindqvist, trad. du suédois (Lät den rätte komma in) par Carine Bruy, éditions SW Télémaque, Paris, 2010.
Notes
[1] Annie Le Brun, Soudain un bloc d’abîme, Sade, J. J. Pauvert chez Pauvert, Paris, 1986, p. 308.
[2] Orphée et les reflets : chagrin et chimères, à paraître dans Quand la mort n'est pas une fin : young adult et fantômes, RLM, Garnier, Isabelle Casta dir. ; l'étude porte sur Camille Brissot, La Maison des reflets, Paris, Syros, 2017.
[3] Juliette Cerf, Les aveux de la chair, in Télérama 3552, p. 51.
[4] Laisse-moi entrer (John Lindqvist), Ma chère grand-mère (Catherine Brighton) et La Balafre (Jean-Claude Mourlevat) ; La Balafre est aisé à trouver et à consulter (éditions Pocket Jeunesse, PKJ, Paris, 1998), mais il n’en va pas tout à fait de même avec la version française de l’album pour la jeunesse écrit et illustré par Catherine Brighton, qui a existé (Ma chère grand-mère, Albin Michel, 1991), mais qui a depuis disparu des republications. Il sera donc ici exclusivement question de l’original, Dearest Grandmama (Faber and Fabert Ltd, England, 1991). Nous coderons respectivement LB et DG les citations empruntées à ces œuvres ; l’album de Catherine Brighton n’étant pas paginé, nous indiquerons donc la date des lettres en question. Enfin Laisse-moi entrer, John Ajvide Lindqvist, trad. du suédois (Lät den rätte komma in) par Carine Bruy, éditions SW Télémaque, Paris, 2010, sera codé LE.
[5] Serge Tisseron et alii, Le psychisme à l’épreuve des générations ; clinique du fantôme, Dunod, 2000.
[6] Il s'agit du titre partiel d'un essai dirigé par George Banu, aux éditions de l'Entretemps : L'enfant qui meurt/Motif avec variations (2010).
[7] Comment ne pas évoquer le film de Spielberg, La Liste de Schindler, où la seule tache colorée de tout le film est précisément le manteau rouge d’une enfant, tuée par les nazis ?
[8] « Quel genre de garçon est-ce donc, Grand-mère, pour ne pas avoir de reflet ?». On apprendra successivement qu’il arrive de nulle part, qu’il ne parle quasiment pas, qu’il ne mange pas, qu’il est effrayé par la mesure du temps, qu’il ne ressent pas la douleur, qu’il n’a pas non plus d’ombre et qu’il n’a pas peur de sombrer dans la mer furieuse…
[9] Anne-Marie Petitjean, « Explorer le patrimoine littéraire par l'écriture créative », pp. 303-315, in Ecole et patrimoines littéraires : quelles tensions, quels usages aujourd’hui ?, op. cit., p. 313.
[10] Film récent de Kiyoshi Kurosawa (2015), cette ghost story fait se rencontrer, pour un dernier voyage heureux et pacifié, une jeune veuve et le fantôme bienveillant de son époux, Yusuke.
[11] « Le navire la Marie-Céleste quitta New York le 7 novembre 1872. [...]. Il était à la dérive, vide. Nul ne fut jamais retrouvé, ni passager ni membre d’équipage ».
[12] « Mais, grand-mère, la lettre était datée de 1872, autrement dit dans quarante ans ! »
[13] Jules Supervielle, « L’Enfant de la haute mer », La revue hebdomadaire, vol. 37, 16 juin 1928, p. 279.
[14] Elle (je conserve l’identité sexuée que lui donne l’auteur dans la majeure partie du roman) mériterait de se retrouver dans le récent opus d’Isabelle Mimouni, l’anthologie Malins en diable (Gallimard, 2015) qui propose une galerie éclectique des pires « méchants » de la littérature mondiale.
[15] Article du décalogue d'Edison, dans L'Eve Future de Villiers de l'Isle-Adam (1886).
[16] Christiane Chaulet-Achour, « Andrée Chédid et le fleuve des générations », pp. 49-58, in Cahiers Robinson n°14, « Andrée Chédid, L'enfance multiple », Christiane Chaulet-Achour dir., Arras, 2003, p. 51.