Professeur des universités (arts), directrice de recherches au Centre d’Histoire Culturelle des Sociétés Contemporaines (EA 2448, UVSQ), participe de nombreux conseils scientifiques dont L’Observatoire de l’Innovation Publique Territoriale. Elle porte la responsabilité du programme de recherche international et interdisciplinaire Éthiques de la Création et préside l’Institut Charles Cros, un organisme indépendant de Création-Recherche (www.institut-charles-cros.eu) qui pilote des colloques, un séminaire (Éthiques & mythes de la Création) et une collection éditoriale. Auteur et peintre, elle a également fondé le Festival des Arts ForeZtiers (www.lesartsforeztiers.eu) en Auvergne en 2010. Travaillant sur les « handicaps créateurs », elle explore les ressorts secrets des imaginaires.
Les héros forgés au XIXe siècle perdurent dans les imaginaires
Partir du chagrin et de la curiosité pour aller rencontrer les personnages est une démarche profonde qui vient de l’enfance car l’enfant aime apprendre et progresse par amitié. L’enfant se raconte des histoires au miroir de sa construction personnelle tissée de rencontres. Ces rencontres sont celles du vivant, des animaux et des choses.
Le conte reste le premier chemin de cette perspective, car il n’a pas de temps précis. “Il était une fois”, c’est à dire encore une fois et encore une fois. Après le conte, qui reste la matrice universelle des récits de l’enfance, l’épopée et le mélodrame ont ouvert les voies aux personnages multiples du roman, cette forme d’expression touffue qui prend son essor après la Révolution française. Le conte résiste au roman car il s’adresse habilement à des enfants, les guidant dans les premières années de leurs vies. L’épopée, malmenée par le réel (et par la démocratie), va muer en cette période contemporaine qui nous entraîne, en des romans animés par des personnages courageux mais en proie à des crises de conscience. Ce qu’il y a de singulier dans l’écriture et donc dans la perception de la fiction par le lecteur, réside dans cette démultiplication des points de vue.
J’ai écrit naguère un ouvrage tout entier consacré aux Éthiques du Goût. Cet essai, réalisé avec le philosophe Éric Delassus[1] , faisait le pari d’associer le goût à l’éthique. Choisir un récit, donner de la couleur aux personnages correspond fondamentalement à une pensée qui ordonne le monde.
La transmission d’une éthique traverse les premiers romans français, héroïsant les luttes populaires alors que l’enseignement de l’Histoire balbutie, confisqué par les régimes de la Restauration et de l’Empire. Les Misérables de Victor Hugo tissent les portraits chatoyants des formes du courage, toujours en mouvement, car porteur d’une œuvre ; la figure de Jean Valjean a modelé des générations d’adultes qui ont lu à haute voix et récité à leurs enfants le parcours de rédemption de cet homme brisé par l’injustice sociale.
Sous la plume d’Hugo, comme dans les romans d’Eugène Sue, la peinture globale d’une société en ébullition paraît le monde de couleurs très contrastées. Les historiens rappellent qu’en 1842, date de la première édition des Mystères de Paris, la foule parisienne patientait parfois jusqu’à quatre heures dans les cabinets de lecture où les quotidiens se louent à la demi-heure. Ceux qui ne savent pas lire, se font conter le feuilleton des Mystères à la veillée, une habitude dont l’écrivain Henri Pourrat reprendra la recette avec les quatre tomes de Gaspard des Montagnes, publiés entre 1922 et 1931. L’écrivain Théophile Gautier décrit ainsi la fascination du public pour ce qu’il nomme : « cette bizarre épopée ». Son étonnement s’enfièvre : « Des malades ont attendu pour mourir la fin des Mystères de Paris. Le magique « la suite à demain » les entraînait de jour en jour, et la mort comprenait qu’ils ne seraient pas tranquilles dans l’autre monde s’ils ne connaissaient le dénouement de cette bizarre épopée. ».
Cette forme mixte des Mystères nés du Moyen Âge, entre le conte, l’épopée et le mélodrame, fixe pour les siècles à venir les personnages de monsieur Pipelet le concierge, du Chourineur, de Fleur de Marie, un délice des frissons et de types humains associés aux crimes, à la misère et à la rédemption, dans un pays profondément chrétien. « La suite à demain » bouscule en profondeur le traditionnel « il était une fois » du conte.
Ce XIXe siècle, témoin de l’industrialisation a construit, en nécessaire contrepoids, le siècle de la littérature engagée. Sue, Hugo, Zola, Erckmann-Chatrian et Balzac ont forgé des figures majeures dont les modèles perdurent dans les esprits jusque dans les années 1960. L’école a fixé pour des générations d’écoliers les figures de l’ambitieux Rastignac, de l’ami Fritz, du père Goriot abandonné par ses filles. Après la Révolution française, la culture sert profondément de socle à la revendication politique. Consciente de cette demande citoyenne dont la littérature portait le message depuis des décennies, la République naissante de 1870 a valorisé les savants et bienfaiteurs de l’humanité, tous de sexe masculin. À la même époque, la littérature regorge de personnages féminins, victimes ou rebelles, mais rarement savantes ni autrices. Si les autrices sont bien présentes en librairie ou feuilletonistes de talent, elles ne laissent pas de figures de fiction qui dépassent le siècle, si ce n’est peut-être que la petite Fadette, personnage charmant, une sorte de fée des bois mise en scène par George Sand.
En l’absence de livres d’Histoire, naguère confisqués par la monarchie et l’Empire, les ouvrages de lecture publique restent de 1870 jusqu’en 1885, les grands livres de la littérature engagée, des Misérables de Victor Hugo au Germinal de Zola. La Littérature, mot au féminin, s’est défendue contre une Science barbue qui feignait de l’ignorer. Après l’incendie de Notre Dame de Paris en 2019, le public s’en est retourné vers Quasimodo, dans le personnage boiteux et flamboyant qui avait été créé par Hugo en 1831.
Qui sont ces femmes que la littérature masculine du XIXe siècle consacre ? La majorité de ces personnages passés de l’Histoire à la Littérature, puis de la Littérature à l’Histoire, demeurent, le plus souvent, décrites au début de leurs vies, c’est-à-dire, dans l’enthousiasme de leur jeunesse. Cosette, dans sa timide destinée, reste bien en-deçà du destin de Jean Valjean. La douce Fantine meurt, les Thénardier demeurent des monstres, entraînant leurs enfants dans la déchéance malgré les résistances résilientes de Gavroche et d’Éponine.
Pour aller plus loin dans les héroïnes classiques, ni Blanche de Mortsauf du Lys dans la Vallée de Balzac (1836) ni Nana de Zola ne sont des modèles inspirants pour les jeunes lectrices. Dans la plupart des grands romans socialistes ou de contestation sociale, les femmes restent généralement des victimes, alors que dans les contes traditionnels la jeune fille réussit, par sa patience et son intelligence, à triompher de l’adversité. Cette audace de la jeune fille perdure dans les contes réactualisés du Père Castor : Boucle d’or et le Petit Chaperon rouge sont des fillettes courageuses qui osent traverser la forêt. Toutes deux vivent chez leur maman qui habite une maisonnette isolée en lisière sylvestre.
Cette première remarque me semble importante : les héros des deux sexes qui s’incarnent au prisme des lectures ou des récitations, expriment des formes de récit divergentes. La compassion a ses limites, alors le désir de magie semble illimité. Une enfant ne peut s’identifier longtemps à la victime, si cette lecture lui est conseillée par un proche attentionné. Au contraire, l’enfance malheureuse pourra comprendre au mieux des figures de misère, telles que Cosette de Victor Hugo ou la Petite fille aux allumettes du romancier danois Andersen (1805-1875).
Le nœud de l’identification fonctionne quand l’enfant comprend les moteurs de la métamorphose possible, qui mènent de la victime incomprise à une vie qui a triomphé des épreuves. Le conte du Vilain petit canard d’Andersenillustre parfaitement ce processus de transformation et la structure du mélodrame porte en elle, dans ses péripéties, les principes de cette métamorphose. Dans le mécanisme de l’identification, le mythe référent doit porter en germe l’éclosion d’une autre vie.
Dualisme de l’incarnation féminine : pour une humanité non genrée
C’est sur ce préalable que je souhaite apporter ma contribution à ce recueil d’articles, afin d’expliquer comment un certain lectorat français féminin, curieux de sa destinée personnelle, mais étranglé par la convention précédente, s’est mis (par son éducation, sa curiosité et goût) à rechercher des personnages hauts en couleurs, issus du monde de l’aventure et de l’héroïsme.
Les femmes de ma génération ont eu des modèles féminins exceptionnels et ont adopté les vies non-genrées des aventuriers. Nous avons construit des rêves mixtes où l’idéalisation de l’être humain dans sa complexité, l’emportait sur le genre du personnage, qui devient l’antienne obligée de la recherche contemporaine.
“Longtemps je me suis couchée de bonne heure” s’écrit au féminin comme au masculin. L’incipit du Côté de chez Swann (1913) se lit par tous et par toutes. De même, j’ai beaucoup lu et dormi sur des rêves issus de la lecture.
Enfant, je lisais partout où il m’était permis de lire : dans la voiture quand la nuit tombait et le soir, avant l’endormissement, la lecture était une récompense régulièrement prodiguée par mon grand-père. Nous n’avions pas la télévision à la maison et la lecture était affaire de soirées ou de vacances. Nous étions une famille de grands lecteurs, curieux de style et de pensée.
Les Albums du Père Castor, cette collection de livres pour enfants éditée chez Flammarion ont bercé mon enfance : le fondateur de la collection Paul Faucher, (1898-1967) pionnier de l’Éducation Nouvelle[2] , était un passionné des thèses éducatives de la pédagogue tchèque Lidia Durkikova qui signera les premiers albums sous son seul prénom de Lidia. La collection perdure jusqu’à ce jour, dans l’esprit pionnier de ses fondateurs. Plus tard, je fus abonnée à l’hebdomadaire Caroline l’hebdomadaire encyclopédique des filles (1964- 1965) de courte vie éditoriale,et je découvris avec enthousiasme les rubriques de Pif Gadget (lancé en 1969), qui révolutionna la presse de jeunesse. Mon témoignage se situe donc dans la période transitoire du récit imprimé, où la bande dessinée (sous influence de la télévision) supplantait progressivement le roman, sans en effacer complètement l’empreinte.
La lecture est d’abord une affaire de transmission. Mes arrières grands-parents étaient instituteurs de montagne, parents de deux filles brillantes. Leur aînée, Jeanne, née en 1898, pensionnaire au lycée du Puy en Velay, comme toutes les jeunes filles de la montagne altiligérienne, lisait sous les draps avec une lampe de poche. En 1926, nantie de son diplôme de pharmacien, cette correspondante de Gabriel Péri et grande lectrice de de Romain Rolland, accompagnait l’écrivain Henri Barbusse en Russie pour connaître l’aventure de ce monde nouveau qui la faisait rêver. Roland Dallet[3] qu’elle épousa après son périple soviétique, issu d’une famille ouvrière de Châteauroux, avait dévoré tous les livres de la bibliothèque et restera jusqu’à sa mort en 1968 un attentif lecteur de science- fiction. Leur fils Michel, né dans les années 1930, recopiait des citations d’auteurs sur des cahiers pour les punaiser sur les murs de sa chambre. La jeune Italienne qu’il épousa, Ermeline, demeure, jusqu’à aujourd’hui, une fervente lectrice de romans, particulièrement de romans policiers : Simenon reste un de ses auteurs préférés, détrôné sur le tard par la plume subtile de Fred Vargas et des auteurs nordiques.
J’étais donc prédisposée à une littérature européenne ouverte et composite, celle des Albums du Père Castor, puis celle de la Bibliothèque Rose, de la Verte puis de Rouge et Or, souvent issue de traductions anglaises. Dans cette littérature enfantine choisie avec soin, les petites filles intrépides et avisées abondaient : le caractère de Caroline était préféré à celui de Martine, toujours un peu mièvre, mais aussi Claude (Claudine) du Club des cinq ou Jo du Clan des Sept, issus de l’écriture prolifique de la romancière britannique Enid Blyton[4] . J’étais du côté de Jo, cette syllabe définitive associée à une âme sincère et décidée.
Je lisais donc, jusqu’à l’adolescence, une littérature d’aventures où les jeunes filles audacieuses dialoguaient avec les garçons pour les décisions à prendre, s’entouraient de meutes amicales d’animaux (la série des Caroline avec les chats et les chiens, le chien Dagobert du Club des cinq), exploraient des endroits inconnus qui révélaient des secrets grâce à la persévérance du groupe d’enfants. Après Delphine et Marinette, enfants espiègles et obstinées pour Les Contes du Chat perché de Marcel Aymé (publiés entre 1934 et 1946), les enfants intrépides du Club des Cinq (puis la série de jeunesse des Alice détective) tournaient la clef de la lourde serrure du monde, survalorisant l’amitié et l’entraide, prélude aux premières passions.
La lecture comme exploration constante conduit donc à une sorte de double appartenance, une mixité d’identification. Les petites filles (et les jeunes filles) ont eu accès dans les années 1970 à une littérature mélangée : celle des contes que continue la littérature de jeunesse et celle du siècle d’Hugo. Si dans le conte, l’enfance est active, dans la plupart des romans que l’école privilégie, elle est spectatrice de situations où elle n’est pas (ou peu) présente. La littérature permet de regarder tranquillement ce qui se passe au dehors et, par cette attente obligée, de préparer l’avenir.
L’ensemble de cette production littéraire venait de la littérature populaire du XIXe siècle. Cette multiple lecture donne à la lectrice la possibilité de l’aventure et de l’audace, mais parle peu des métiers et encore moins de choix de vie. Cependant, dans le monde merveilleux, l’enfant triomphe des embûches alors que dans le roman social la femme est fragilisée dans ses aspirations. Le grand romancier de science-fiction, Jules Verne, aurait dit à qui lui en faisait la remarque : « Les femmes n’interviennent jamais dans mes romans tout simplement parce qu’elles parleraient tout le temps et que les autres n’auraient plus rien à dire. » L’aventure dans ses paysages inconnus reste masculine de Croc blanc au Dernier des Mohicans de Fenimore Cooper. Seul peut-être Rosny Ainé, par ses nouvelles préhistoriques ou d’anticipation fantastiques, fait une part pleine aux femmes.
L’autrice et metteuse en scène Aurore Evain[5] a consacré depuis vingt ans différents ouvrages à la réhabilitation des femmes dans le théâtre (actrices, autrices, dramaturges) et l’Association Française des Acteurs et Actrices (AFAA) conduit depuis trois ans une enquête qui démontre l’invisibilité des femmes de plus de cinquante ans dans le domaine littéraire et scénique. Balzac situait encore plus tôt, après trente ans, cette disparition de la femme de la scène publique, excepté dans le domaine des salons où la conversation pallie l’écriture. Cette insidieuse situation a sans doute conduit les lectrices nées après la Seconde guerre mondiale à naviguer sur des inspirations qui divergent et qui, en apparence, se contredisent : soit garder pour référent unique de destinée la fougue de la jeunesse (le plus souvent brisée par un accident ou un mariage, versus le modèle du conte traditionnel), soit adopter des comportements “masculins” axés sur l’aventure et l’action (aventuriers, savants, séducteurs célibataires, etc., du type Rahan ou Corto Maltese, issus du recueil de bandes dessinées, Pif Gadget).
Quelles aventures pour quels aventuriers ?
Double humanité, double imaginaire où le masculin et le féminin apportent leurs qualités comparables. Je lis, grâce à ma famille, la littérature américaine, Jack London (1876-1916), Fenimore Cooper (1789-1851) et Mark Twain (1835-1910), traduits en français. L’orphelin débrouillard des Aventures de Tom Sawyer de Mark Twain donne depuis 1874 l’image séduisante d’un jeune garçon courageux et libre que l’écrivain complète par un Huckleberry Finn, plus mature (les aventures d’Huckleberry Finn, 1884). Les figures masculines sont associées à l’Ouest américain, entre hobos coureurs des bois et Indiens. Interviennent également les Quatre filles du Docteur March (en anglais : Little Women, 1868, États-Unis,traduites et publiées en français à partir de 1880) de Louisa May Alcott, publiées en version courte dans la Bibliothèque Rouge et Or. De ce livre féministe où une fratrie lutte pour mener pour une vie indépendante, Simone de Beauvoir aurait dit :« Il y eut un livre où je crus reconnaître mon visage et mon destin : Les quatre filles du Docteur March, de Louisa May Alcott ». La figure de Jo du Clan des Sept d’Enid Blyton est directement référencée à celle de Jo March, l’aînée des sœurs.
Du côté des femmes françaises, Angélique, mariée à quinze ans dans la France cruelle de l’Ancien Régime, est une figure libre et créatrice, mise en scène à partir des années 1950 par Anne Golon, assistée pour la documentation historique par Serge Golon, son mari[6] . Le couple écrivain donna naissance à un couple de légende : la nomade Angélique et Joffrey de Peyrac, banni du royaume de France pour sorcellerie. Revanche d’individus bien nés dans une France que ne tentait pas encore l’égalité démocratique.
La saga féministe rédigée par Anne Golon (1921-2017) décrit en effet sur treize épisodes la vie trépidante d’Angélique de Sancé de Monteloup, comtesse de Peyrac, marquise de Plessis-Bellière (surnommée Marquise des Anges), sous le règne de Louis XIV. Traduite en une trentaine de langues, son succès se maintient jusqu’à la parution, en 1987, du dernier tome de la série, La Victoire d’Angélique et la réédition complétée en 2005 après une bataille juridique contre les coupes imposées par ses éditeurs. Angélique avait valu à ses deux auteurs officiels (l’époque voulait que Serge Golon fût coauteur alors que la plume était d’Anne) d’être comparés à Alexandre Dumas. Cette saga initiatique abordait des thèmes courageux tels que : les sorcières guérisseuses, l’amour physique, la persécution des protestants, le viol comme arme de guerre, l’esclavage des Chrétiens en Méditerranée, la foi des Amérindiens et les dérives sectaires mystiques, un panel bien différent des cours d’Histoire pratiqués au lycée. La saga des Angélique que j’ai picorée sur les épisodes les plus connus (A Marquise des Anges, A et Le Roy, A et le Sultan) ouvrait les chemins de l’Histoire moderne et contemporaine, préludant une première démarche personnelle de recherche[7] .
L’influence de la belle figure d’Angélique, se traduit par ses quelque soixante-dix millions de lecteurs et des téléfilms fameux. Plébiscitée en Europe et aux États-Unis, tant elle s’attache à l’esprit pionnier de l’époque moderne, elle contribua même à faire évoluer le comportement des femmes au Japon qui lui consacre des mangas et en 1980 un opéra, exclusivement mis en scène par une compagnie féminine. Le personnage d’Angélique, mère, amante et figure de l’entrepreneuriat moderne, a marqué toute la seconde moitié du XXe siècle et a ouvert la voie aux relectures du siècle de Louis XIV.
Parlons maintenant de mauvaise littérature que toute jeune fille rencontre un jour, comme le Chaperon rouge le fait du loup. Merveilleuse et fallacieuse littérature, écrite par des autrices chevronnées, toutes dévouées à la fin moraliste du conte : « ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants… ». Les romans populaires de Berthe Bernage (1886-1972), Delly (1875-1947, une signature symbolique qui réunissait les talents conjoints d’un frère et d’une sœur) et Alix André (née en 1909), jonchaient la maison familiale d’Auvergne et j’en ai lu des dizaines qui mêlaient le mélodrame de la jeune fille pauvre et méritante, remarquée par un homme de pouvoir, conquis par la douceur de la belle vertueuse. Cette variante chrétienne du conte contemporain a rassuré des millions de lectrices, dans l’évasion programmée de la nostalgie de l’abondance.
La lecture de ces livres édifiants me reste en mémoire comme des mirages : La biche au bois, l’héritage de Cendrillon, la cavalière du lac aux Ours, esclave ou reine, Brigitte, jeune fille jeune femme, autant de titres qui confortent l’imaginaire des adolescentes qui s’espèrent les princesses du monde à venir.
Cet engouement des millions de lectrices correspond à une croyance en la métamorphose de l’homme par la femme, à force de patience et de vertu, mêlées à des beautés plus concrètes. Grâce à son charme, étayé d’un grand respect pour les valeurs morales, la jeune fille conquiert l’homme de pouvoir et refuse le vagabond. On pourrait dire, si la comparaison n’est pas trop audacieuse, que nous assistons, au travers ces romans, à l’expression d’un confucianisme profond, fait du respect de la famille, de l’époux et des traditions[8] . L’idéalisme revendiqué par la jeune fille permet de réformer le futur époux et de préparer, en vase clos, une société plus juste. Le couple mythique se forme pour réordonner le chaos comme naguère Cendrillon ou La belle et la Bête (et sa variante de la Biche au bois). Heureusement pour moi, dans la bibliothèque voisine, je pouvais alterner ces figures de l’impasse avec les aventures trépidantes de Bob Morane et de son ami Bill Ballantine.
Dans ce kaléidoscope de portraits stéréotypés, quelques romans, trouvés par chance, ont marqué ma construction personnelle : les œuvres de l’Anglaise Elisabeth Goudge (1900-1984), la Néerlandaise Odette Keun (1888-1978), et de la Belge Monique Alika Watteau (1929-) offraient des horizons différents, des ombres avec qui on pouvait, sinon dialoguer, du moins estimer la différence d’avec les stéréotypes de l’édition française des années 1970. Les subtils et poétiques portraits d’Elisabeth Goudge ont été pour moi une issue inespérée au dualisme conventionnel de la littérature française[9] . Relire les intrigues paysagères d’Elisabeth Goudge, construites autour des villes moyennes anglaises, me donne encore aujourd’hui le plaisir profond de comprendre le monde enchanté des hommes et des femmes de bonne volonté, dans leurs subtils stratagèmes, leurs accès de courage et leur robustesse souriante. Une sorte de contrepoint féminin de la saga des Hommes de bonne volonté (Jules Romains, vingt-sept volumes entre 1932-1948) ou la Chronique des Pasquier (Georges Duhamel, dix romans entre 1933 et 1945) qui enchantèrent l’âge adulte de mes grands-parents. Pour Odette Keun, un livre suffit, découvert en fouillant dans la bibliothèque d’une grand-tante : Demoiselles Daisne de Constantinople dépeint l’extraordinaire paysage cosmopolite de la capitale turque. Écrit à l’âge de vingt-neuf ans par une journaliste, fille du consul néerlandais, ce roman met en scène trois jeunes femmes européennes, sœurs comme les filles du Docteur March, qui luttent pour mener une vie digne, dans le tourbillon culturel stambouliote. Pour Monique Alika Watteau, personnalité composite, romancière et peintre fantastique, ses descriptions des sortilèges de la brousse de Bornéo, où la femme se transforme en bête au gré de la sorcellerie orientale, offrent une échappée stylistique extraordinaire. Trois autrices, trois incursions dans des mondes fantastiques où les rapports du rêve avaient autant de pouvoir que les minuscules actions du quotidien.
Le fruit de nos lectures ou le bulbe de nos réflexions
Si mes lectures accumulées peuvent sembler juxtaposées comme les grains juteux d’une grenade, la métaphore court bien au-delà de l’homonymie. Certains sociologues ont pour coutume de décrire la personnalité de chacun comme un bulbe d’oignon et nos comportements comme autant de pelures distinctes. Cette métaphore convient particulièrement au feuilleté de la littérature, quand on est un grand lecteur. Cette suggestion bouscule les processus mythiques ou les complexifie : penser les influences du roman comme les pelures protectrices d’un légume ou constituant le noyau d’un fruit suppose une approche radicalement différente. Pour comparaison, le film célèbre, Citizen Kane (1941) qui fait remonter le secret d’un magnat de la presse au simple traîneau de son enfance, Rosebud.
L’évolution de la littérature (et donc de ses potentielles influences) répond pour partie à la question. Le roman aujourd’hui connaît en effet de multiples avatars sous l’influence de la culture urbaine et de la vitesse. De fruit à coque, il est passé à l’oignon, puis au fruit dont on déguste les lanières conservées ou confites dans un bocal, sans lien apparent avec l’origine de la pensée. La forme courte de la citation est la chanson douce de livres qui se sont lentement effacés de notre mémoire.
Par ailleurs, la démultiplication des sollicitations de l’oreille et de la vue n’est pas sans influer sur la littérature et ce, parfois à notre insu. Nous savons que les images animées ou les œuvres peintes restent plus souvent dans notre mémoire que les livres de fiction : nul doute que le talent du dessinateur de la série des Caroline, Pierre Probst (1913-2007) ait influencé son lectorat autant que le texte succinct de l’imagier prolifique qu’il a inventé.
L’exercice de remémoration intime que je développe ici rapidement semble s’alourdir de culpabilités récurrentes, de romans issus des écrivains transfrontaliers, par le lieu ou par la langue, qui ont apaisé mes questions d’adulte : J.H.Rosny Ainé, Marguerite Yourcenar, Jack London, Panaït Istrati, Jacques Stephen Alexis et, surtout, le merveilleux Gustav Meyrink (1868-1932) qui, du Golem (1917) à L’Ange à la fenêtre de l’occident (1937), transformaient la description accusatrice et fade de sang des siècles modernes en l’expression flamboyante d’une alchimie européenne secrète, dont il fallait comprendre les arcanes avant de les conspuer.
Le développement formel du roman de fiction a connu durant ces quelques récentes décennies une floraison de nouvelles brèves, dont Rosny Ainé, Istrati, Yourcenar, London ont poli les premiers diamants. Les textes courts ont été redécouverts (après le succès de Maupassant) et les raconteurs d’histoires étranges ou atypiques fort appréciés : le succès international de l’humaniste chilien Luis Sepulveda (né en 1949) en témoigne, et la fiction fragmentée en fragments mémoriels de l’éditeur et auteur français Pascal Quignard (né en 1948) procède singulièrement de cette tendance.
À l’inverse, mais pas si loin dans l’apparente contradiction, des romans-fleuves ont surgi (dont Danube, essai romancé de l’italien Claudio Magris, 1986), faits d’allers-retours de mémoire, de récits alternés entre le temps qui passe et les paysages traversés, d’une sorte de touffeur d’écriture arborée, dont deux autrices la française Fred Vargas et la polonaise Olga Tokarczuk (née en 1962, récemment nobélisée) illustrent magnifiquement cette expression.
Cette énumération rapide d’œuvres qui ont marqué mon imagination suggère autre chose : au travers la vitesse des sensations des fragmentations de l’espace-temps, perce parmi les personnages de fiction, le goût revenu pour les paysages et l’environnement singulier des personnages. Ce retour du paysage, qui devient parfois le plus profond personnage de la fiction est une constante, de Victor Hugo à Gustav Meyrink (mais aussi à Sand, à Pourrat, à London, à Goudge, à Alexis etc.), symbolique d’une attention à la situation de l’intrigue, cette clef que l’enfant utilise pour comprendre le monde qui s’entrouvre.
Si l’on revient au goût affiné comme une éthique de la découverte, l’attention qualitative qu’un auteur apporte au paysage décrit, en fait un personnage à part entière, forçant à reconsidérer l’incarnation ou la familiarité dans sa globalité primitive, celle où les êtres vivants nous attirent ou nous repoussent quels que soient leurs caractères humain, végétal ou animal.
De ce fait, réfléchir à l’influence d’un personnage de fiction dans l’œuvre intime du lecteur, revient aussi à penser, pour certains dont je suis, la contiguïté chamanique avec les environnements vivants qui en ont forgé l’âme et la part qu’il ou elle accorde aux résonances des lieux sur la psyché et la mythique sociale.
Il était une fois… dans une forêt de récits et de contes, un écheveau de mémoires à l’œuvre. « Rapunzel, rapunzel, dénoue ta chevelure… », chuchote l’amoureux après la sorcière au balcon du conte de Grimm.
Notes
[1] Sylvie Dallet & Éric Delassus (dir.), Éthiques du goût, collection « Éthiques de la création », édition L’Harmattan/Institut Charles Cros, juin 2014.
[2] L'éducation nouvelle, née à la fin du XIXe siècle, est un courant pédagogique qui défend le principe d'une participation active des individus à leur propre formation. De ce fait, l'apprentissage, avant d'être une accumulation de connaissances, doit être un facteur de progrès global de la personne. Pour cela, il faut partir des centres d'intérêt de la personne et s'efforcer de susciter l'esprit d'exploration et de coopération de l’enfant: c'est le principe des méthodes actives. Parmi ses théoriciens, on compte Célestin Freinet et Gustave Monod.
[3] Cf les notices biographiques de Jeanne Frontier et de Roland Dallet dans le dictionnaire Maitron.
[4] Armelle Leroy, Le Club des cinq, Fantômette, Oui-Oui et les autres : Les grandes séries des Bibliothèques Rose et Verte, Hors Collection, 2005.
[5] Aurore Evain, L'apparition des actrices professionnelles en Europe, Paris, L’Harmattan, 2001.
[6] Le premier roman de la série paraît sous le nom d’Anne Golon en Allemagne en 1956, en France en 1957 sous la plume d’Anne et Serge Golon, en 1958 aux États-Unis sous le pseudonyme Sergeanne Golon.
[7] Mon master en Histoire sous la direction de Robert Mandrou portait sur les Vies des saints dans la Bibliothèque bleue à l’époque moderne, Paris X Nanterre.
[8] Confucius est convaincu que la réforme de la collectivité n'est possible qu'à travers celle de la famille et de l'individu. Les hommes de l'Antiquité, dit-il, « qui voulaient organiser l'État, réglaient leur cercle familial ; ceux qui voulaient régler leur cercle familial, visaient d'abord à développer leur propre personnalité ; ceux qui voulaient développer leur propre personnalité rendaient d'abord leur cœur noble ; ceux qui voulaient ennoblir leur cœur rendaient d'abord leur pensée digne de foi ; ceux qui voulaient rendre leur pensée digne de foi perfectionnaient d'abord leur savoir ». Ce principe régit la relation de la fille à la mère, de la femme à l’époux etc.
[9] L’autrice britannique Johanne K. Rowling exprime une admiration identique quand elle déclare que Le Cheval d’argent (Little White Horse, 1946) restait l’un de ses romans préférés et l’un des rares à avoir influé l’écriture de sa série littéraire Harry Potter.