L'esigenza d'attualità della mitanalisi
A cura di Hervé Fischer - Ana Maria Peçanha - Orazio Maria Valastro
M@gm@ vol.16 n.2 Maggio-Agosto 2018
Atti del convegno In cerca di mitanalisi
Convegno internazionale di studi sulla teoria mitanalitica
23 Ottobre 2017 - Università Paris Descartes
DES MYTHES DE L’AMITIÉ POUR ÉCLAIRER LA NÉCESSITÉ DES AMITIÉS VIRTUELLES
Jawad Mejjad
jawad.mejjad@orange.fr
Docteur en sociologie, chercheur au CEAQ-La Sorbonne. De par son expérience professionnelle (actuellement chef d’entreprise), son terrain d’observation privilégié est l’entreprise, et ses réflexions et recherches portent principalement sur les valeurs et les structures d’organisation de l’entreprise à l’aune de la postmodernité.
Atelier esperienziale Immaginare per comprendere il mondo L’esperienza dell’erranza vissuta nella creatività autobiografica Disegno: Nadia Verzì - Liceo Artistico Statale Emilio Greco Ateliers dell'immaginario autobiografico © OdV Le Stelle in Tasca |
Nos comportements, nos convictions, nos manières d’aborder les situations, notre imaginaire, c’est tout cela qui nous constitue et nous singularise comme peuple, société ou groupe humain bien particulier. Ces comportements et ces convictions, qui sont la culture, ne sont pas une donnée biologique, mais anthropologique ; ils ne sont pas figés ni rigides mais sont éminemment plastiques. C’est ce qui permet à chaque société de s’adapter au monde et à son évolution. Comme le montrait Nietzsche [1] (notamment fragment 44 : « Les hommes ont reçu en partage leur bonheur et leur misère intérieurs en fonction de leurs croyances à tel ou tel motif – et non pas de ce qui était réellement motif », fragment 88 : « Prendre la vérité au sérieux ! Que de choses différentes les hommes entendent par ces mots. », ou encore fragment 110 : « la force des connaissances ne tient pas à leur degré de vérité mais à leur ancienneté, au fait qu’elles sont incorporées, à leur caractère de condition de vie. »), et qu’ont développé notamment toutes les théories de la communication, principalement l’Ecole de Palo Alto, il n’y pas de vérité, il n’y a que des interprétations. Et c’est l’ensemble des interprétations partagées à un moment donné par un groupe social qui forme sa culture : « la culture désigne un système cognitif, c’est-à-dire un ensemble de propositions à la fois descriptives (ex : la planète repose sur le dos d’une tortue) et normatives (ex : on ne doit pas tuer) au sujet de la nature, de l’homme et de la société qui sont gravée dans des réseaux et des configurations d’ordre supérieur s’imbriquant les uns dans les autres » [2]. C’est la confrontation entre l’expérience personnelle et ce corpus culturel qui détermine la viabilité de la culture en cours. Quand le vécu ne valide plus le système cognitif sous-jacent, celui-ci évolue et se traduit par une mutation sociale. C’est ce qui est arrivé à la Renaissance quand les valeurs de la chrétienneté n’ont plus fait sens, ce qui a permis l’émergence d’autres valeurs qui ont abouti à la modernité. Il en est de même à la fin de l’Empire Romain et l’avènement de l’Empire Chrétien. Et c’est ce que nous sommes en train de vivre aujourd’hui, avec la fin des valeurs de la modernité et une mutation sociale en cours, qu’on appelle faute de mieux la postmodernité.
Partons d’un constat : la société occidentale est en crise affichée depuis plus de quarante ans, crise que souvent on s’obstine à ne voir qu’économique, alors que bien sûr ce n’est pas qu’une crise et elle n’est pas qu’économique, puisque c’est une mutation sociétale de fond que nous vivons, avec une remise en question fondamentale de nos valeurs. Un des indices de cette mutation est le mouvement de fond de valorisation de la solidarité et du renforcement du lien social, qui se développe sous nos yeux, sans que forcément on y prête attention. Cela se traduit notamment par le développement des actions associatives, humanitaires, de l’économie solidaire, de l’importance du local, du proche. Nous remarquons la résurgence d’un besoin de solidarité et d’amitié, de la restauration de la sociabilité en réaction frontale contre ce qui a constitué la modernité : l’individualisme, et son effet induit : l’isolement. Ajouté à d’autres indices, comme l’importance donnée au sensible, au corporel, à l’image (cf les travaux notamment de M.Maffesoli et du CEAQ), c’est un indice supplémentaire pour la compréhension de la fatigue des valeurs de la modernité, et de l’émergence progressive sous nos yeux de la postmodernité. Nous nous concentrerons plus particulièrement sur la résurgence de la valeur amitié pour tenter d’éclairer notre compréhension de notre monde social. L’amitié 2.0, l’amitié des réseaux sociaux de Twitter à Facebook, n’est pas considérée comme une amitié véritable, et fait l’objet de tous les dénigrements. Et pourtant c’est bien le vocable d’« ami » qui a été utilisé et adopté, et non pas par exemple « contact », « connaissance » ou « référence ». Donc loin de l’ignorer et encore moins de la dénigrer, il s’agit de la prendre en compte, et de la comprendre, en tant que besoin de la société de retrouver cette valeur constitutive de l’homme social qu’est l’amitié.
Et justement, un moyen qui peut s’avérer fécond pour comprendre ce retour en force de la valeur amitié, est la mythanalyse.
Jawad Mejjad con Sylvie Dallet In cerca di mitanalisi Convegno internazionale di studi sulla teoria mitanalitica 23 Ottobre 2017 - Università Paris Descartes |
L’objectif de la mythanalyse étant de nous aider à comprendre le monde social dans lequel nous évoluons, et plus particulièrement la mutation sociale en cours, il va s’agir pour nous d’identifier des mythes qui sont en congruence avec notre vécu, et qui viendront éclairer notre compréhension. Pour reprendre une formulation d’Hervé Fisher, la mythanalyse, dans notre recherche d’élucidation de notre image du monde, essaie d’analyser les représentations inconscientes de la société, notamment à partir du langage social et des valeurs idéologiques instituées [3]. Nous allons donc nous attacher à identifier ce qui sous-tend notre besoin d’amitié et son retour en force dans le monde actuel.
Regardons d’abord le mythe de Prométhée. J’ai déjà eu l’occasion de le détailler [4], rappelons juste ici que Prométhée symbolise généralement le développement technique de l’humanité, grâce au vol du feu aux dieux pour le donner aux hommes, et ainsi leur permettre la fabrication des outils, et devenir ainsi l’incarnation du développement de l’ère industrielle. Comme tout mythe, celui de Prométhée a inspiré plusieurs variantes : le Pramantha des Hindous, Prométhée voleur rusé chez Hésiode, à l’origine de tous les maux humains à travers la figure de Pandora, martyr et sauveur du genre humain chez Hésiode, … La version qui nous intéresse ici est celle de Platon [5] et sa présentation du mythe dans le Protagoras.
Les dieux, une fois créées les races mortelles, au moment de les « produire à la lumière », chargèrent Prométhée et son frère Epiméthée de répartir convenablement et équitablement les capacités entre toutes les races. Epiméthée insista auprès de son frère de se charger de l’opération: aux uns la vitesse, aux autres la force, les uns pouvant voler, d’autres nager, d’autres de grande taille, d’autres vivant sous terre, etc, de sorte que chaque race ait une capacité de survie, et qu’aucune ne soit anéantie ni par les autres races, ni par les dures conditions de la nature. Cependant, Epiméthée, sans y prendre garde, avait dépensé toutes les capacités pour les bêtes et avait oublié la race humaine. Prométhée, pour rattraper le coup, décida alors de dérober le savoir technique d’Héphaïstos et d’Athéna, ainsi que le feu et « c’est ainsi qu’il en fait présent à l’homme ».
Cette première partie du mythe est la plus connue, et exploitée pour comprendre le devenir industrieux et industriel de l’homme. Or il y a une suite, et cette suite qui va nous permettre à notre tour de comprendre le devenir social et socialisant de l’homme.
Cette maîtrise technique permit à l’homme de se développer. Mais les hommes restaient dispersés, et succombaient sous les coups des bêtes féroces. Car c’était chacun pour soi, et ils ne pensaient qu’à se léser et à profiter les uns des autres. De fait, ils étaient isolés et alors ils périssaient. Et c’est Zeus lui-même, de peur de voir la race humaine disparaître, qui envoie Hermès apporter à l’humanité la pudeur (aidôs) et la justice (dikê). Il est à noter que Zeus ne fait pas don de l’amitié, mais des conditions de l’amitié. L’amitié pour se développer a besoin du respect mutuel, de la modestie (avoir l’élégance de ne pas se préférer), de la réciprocité.
Donc bien sûr, le feu et la maîtrise technique ont permis dans un premier temps à l’homme de sortir de la bestialité primitive et de se rapprocher des dieux, mais c’est la fonction politique, à travers l’amitié, qui lui permet vraiment d’asseoir son humanité, c’est-à-dire cette capacité et d’occuper cette place intermédiaire entre la bête et le dieu.
Or cette place médiane le condamne à vivre dans une double contrainte : il a besoin des autres et il les craint, il les trahit pour ne pas être trahi. A l’instar du porc-épic qui cherche la chaleur de son alter ego, les hommes, s’ils se rapprochent trop, se font mal, et s’ils s’éloignent trop, ont froid et peur (cf Schopenhauer).
Ce mythe des origines a structuré l’imaginaire humain, avec une vision du monde fondée sur l’importance vitale de l’amitié. Une communauté est d’abord un assemblage d’amis, pour se protéger des bêtes féroces et des ravages naturels, mais aussi des communautés ennemies. Le monde ancien s’est constitué ainsi dans cette dichotomie ami – ennemi, qu’a identifiée P. Manent [6]. Or la modernité a mis à mal cet ordre du monde, en instaurant l’individu autonome ne pensant qu’à satisfaire ses propres besoins. C’est contre ce postulat de la modernité que réagit la socialité postmoderne en réhabilitant et en faisant revenir, comme un retour du refoulé, la valeur de l’amitié, et en revivifiant le mythe de Protagoras, sans bien sûr en étant consciente.
D’autres mythes que celui de Protagoras travaillent notre rapport à l’amitié : l’amitié légendaire d’Achille et Patrocle, ou plus près de nous Montaigne et La Boétie. C’est aussi le thème majeur de Gilgamesh, première épopée connue de l’histoire, au 18è siècle av. J.C, soit 10 siècles avant l’Odyssée de Homère. Gilgamesh y est décrit comme un roi d’une force colossale, 2/3 homme, 1/3 dieu, qui profite de sa force pour mettre les jeunes hommes en esclavage et abuser de son droit de cuissage. Les habitants sont tellement excédés qu’ils demandent le secours des dieux, qui envoient alors sur terre un alter ego : Enkidou. Dès qu’ils se rencontrent, ils s’opposent et se battent pendant des jours et des jours, mais aucun ne l’emporte. Ils finissent par comprendre qu’ils ne sont pas concurrents, et deviennent les meilleurs amis du monde. Et partir ensemble à la conquête de la gloire. C’est grâce à leurs amitiés qu’ils réalisent tous les exploits, et la suite de l’épopée raconte leurs aventures. Et la tristesse de Gilgamesh à la mort d’Enkidou, suite à la maladie que lui envoyée la déesse Ishtar, furieuse d’avoir été délaissée. Et la mort d’Enkidou laisse Gilgamesh inconsolable, la fin de l’amitié lui faisant prendre conscience de la mort. Autrement dit, une vie sans ami est synonyme de mort. La fin de l’épopée verra Gilgamesh partir à la recherche de l’herbe magique qui donne la vie éternelle. En vain.
Et plus généralement, ce retour de la valeur amitié s’inscrit dans un mouvement plus large de déficit et de besoin de communication. La première impression est que notre société est une société de communication, avec pléthore d’informations et de moyens de communication : téléphone, internet, réseaux sociaux, …. Mais nous avons aussi un autre ressenti : nous ne communiquons plus dans notre société. D’accord on tchatche avec son correspondant virtuel en Patagonie, mais on ne connaît pas son voisin de pallier, on va envoyer un mail à son collègue dans le même open-space plutôt que d’aller lui parler, les métros sont pleins de gens qui à peine se regardent, … Dominique Wolton parle de solitudes interactives [7], et précise par ailleurs qu’il ne suffit pas d’informer pour communiquer (« l’information est devenue abondante, la communication rare »). Philippe Breton parle d’une société fortement communicante et faiblement rencontrante [8]. Tout ceci traduit l’impératif de la communication aujourd’hui, où le verbe « communiquer » est devenu intransitif. Un élément fondamental de la doxa qui régit notre société aujourd’hui est la communication. Quelle que soit la difficulté rencontrée, la réponse est dans la communication : vous avez un problème dans votre couple, avec votre patron, vos collègues, le gouvernement peine à faire passer une réforme, l’équipe de France ne gagne pas, ne cherchez plus, c’est un problème de communication. Il est impératif de communiquer, c’est-à-dire d’entrer dans une relation non conflictuelle avec les autres.
Cela ne fait en fait que réactiver le fondement social de l’humanité. Rappelons-nous que dans le second Testament, Dieu fabrique Eve à partir d’une côte d’Adam, parce que ce dernier n’arrivait pas à communiquer avec les animaux et qu’il fallait quelqu’un avec qui parler. Communiquer est ainsi cette donnée structurelle de notre psyché, pour signifier le besoin de solidarité, et d’amitié.
Penchons-nous maintenant sur un autre mythe, celui de la Tour de Babel. Où pour punir l’homme de son arrogance, Dieu le mit dans une situation de non communication par la multiplication des langues. C’est l’interprétation classique. Ce que nous pouvons déjà noter, c’est le retour en force de ce mythe dans les analyses et les interprétations de nombreux chercheurs aujourd’hui. Il est mobilisé à foison de nos jours et semble s’imposer comme un mythe explicatif de notre situation actuelle.
Saint-Augustin déjà l’avait mobilisé pour comprendre la chute de l’Empire Romain, avec la prise et le pillage de Rome en 410 par les barbares. Saint-Augustin rédige la « Cité de Dieu » en 412 pour réfuter l’accusation païenne que cette chute est due à l’abandon de ses dieux d’origine. Or, et c’est ce à quoi s’attache à montrer St-Augustin, « la fin de l’Empire ne marque pas la fin du monde ; un autre monde commence » [9]. La fin de l’Empire est une libération, et pour le montrer, St-Augustin se réfère « à la grande figure allégorique de la première libération signifiée dans la Bible par la fin de Babel ». Dans un premier temps, St-Augustin admet qu’il était juste que l’orgueil fût châtié, mais rapidement commence une lecture différente de l’interprétation largement répandue, fondée sur le mythe de l’unité. Babel est à comprendre non comme la confusion punitive, mais plutôt comme la dissémination libératrice. Ce qui est châtié à Babel est l’orgueil, la construction de la Tour, la réunion de peuples différents fondus dans une même langue. La séparation marque leur libération : fin de l’assujetissement à la langue de l’Empire, redécouverte du proche, du local. La dispersion signifie une renaissance, un renouveau, et à l’asphyxie des valeurs imposées par l’Empire, fera place une nouvelle respiration.
Nous sommes dans une situation analogue à celle que vivait Augustin : un monde social qui se meurt pour laisser place à un nouveau, en gestation. Nous pouvons faire le parallèle avec la situation au 16è siècle, avec la mort programmée du latin, langue de l’Empire, et le foisonnement des langues vernaculaires qui ont permis les Lumières et la modernité. Dès lors, le mythe de Babel se rappelle à notre bon souvenir aujourd’hui puisque nous sommes dans une situation analogue. La modernité a fini par développer un monde arrogant, défiant et exploitant à outrance la Nature, homogénéisant les cultures avec la mondialisation et la globalisation, détruisant les langues et dialectes au bénéfice d’un anglais standardisé. Le mythe de Babel vient à notre secours si nous savons bien l’interpréter à l’instar de Saint-Augustin : reprise en main de notre liberté et de nos relations proches.
En conclusion, nous pouvons noter que malgré l’idéologie moderne et sa raison instrumentale, malgré trois siècles de valorisation de l’individualisme et de l’égoïsme où le credo est « l’homme est un loup pour l’homme », le mythe de Protagoras est resté à l’affût, bien vivant, notamment dans sa dernière partie relative à l’amitié ; le mythe de la Tour de Babel se réactive comme il l’a fait du temps de Saint-Augustin pour nous dire le processus en cours de notre libération. La société postmoderne est à la recherche d’un autre vitalisme, d’une autre vigueur en remobilisant les valeurs de l’amitié, et principalement en dépassant la concurrence et la comparaison, génératrices d’envie, de jalousie et d’imitation mortifère, et en permettant l’éclosion de l’admiration et de la bienveillance.
Notes
[1] F. Niertzsche, Le gai savoir, in Œuvres, Flammarion, 1997.
[2] M. E.Spiro, Culture et nature humaine, p.57, PUF, 1995.
[5] Platon, Protagoras, GF Flammarion, 1997.
[6] P. Manent, La Raison des Nations, Paris, Gallimard, 2006.
[7] D. Wolton, Informer n’est pas communique, p.18, CNRS Editions, 2009.
[8] P. Breton, L’utopie de la communication, p.11, La Découverte, 1997.
[9] P. Caussat, D. Adamski, M. Crépon, La langue source de la nation, p.13, Mardaga, 1996.
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