Le Grand Lifting des fées : avatars postmodernes du merveilleux
Christian Chelebourg et Noémie Budin (a cura di)
M@gm@ vol.14 n.3 Settembre-Dicembre 2016
UN IMAGINAIRE RENOUVELABLE POUR UNE ÉCOLOGIE DE L’ÂME
Noémie Budin
noemie.budin@gmail.com
Docteur en littérature française à l’Université de Lorraine. Spécialiste de l’imaginaire, elle s’intéresse notamment aux questions du renouvellement de la féerie et du merveilleux dans la fantasy et plus largement dans les fictions contemporaines. Elle a ainsi consacré sa thèse de doctorat à l’étude des représentations du Petit Peuple féerique dans la littérature francophone contemporaine pour adolescents.
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Si aujourd’hui peu nombreux sont ceux qui osent croire en la féerie, il semblerait que l’émergence de la fantasy au xixe siècle et son développement au cours du xxe ont fait renaître le Petit Peuple et les récits contant ses histoires à travers des formes et des problématiques nouvelles. Il s’agit alors de se questionner sur la réappropriation féerique par les littératures de l’imaginaire, en montrant que les romans et les bandes dessinées concernés dépeignent parfois des paysages apocalyptiques ainsi qu’un bestiaire féerique en voie de disparition, et dénoncent par ce biais le désenchantement de notre société qui ne voit ou n’entretient plus les merveilles de la nature sauvage qui l’entoure.
La réactualisation du thème de la disparition des Fées, dans une société de plus en plus angoissée par la pollution, semble alors s’accompagner de préoccupations écologiques fondées sur la nostalgie des espaces naturels et des croyances traditionnelles, soulignant ainsi le caractère ambigu de l’imaginaire féerique qui évoque sa disparition au moment-même où il est l’objet d’un important phénomène de mode…
Une écologie spirituelle
Pour les auteurs s’étant autoproclamés elficologues – néologisme inventé par Pierre Dubois pour désigner celui qui étudie les Elfes et, par extension, le Petit Peuple féerique – la conception écologique du monde est liée à la spiritualité de l’humanité : si les êtres humains saccagent leur planète, c’est qu’ils ne croient plus en ses valeurs. Cette conception causale du comportement humain explique pourquoi foi et respect de l’environnement sont deux notions qui sont souvent liées dans les ouvrages de type écoféerique, c’est-à-dire les féeries écologiques.
Développer une pensée écologique nécessiterait donc de croire aux valeurs de la Nature dans la mesure où, pour la respecter, il faut percevoir son importance. Les ouvrages féeriques semblent alors jouer les intermédiaires en explicitant ces valeurs par le biais des récits, notamment grâce à des figures de style d’accentuation telles que la personnification (le Petit Peuple en tant que représentant d’éléments naturels) et l’hyperbole : à travers la mise en scène de scénarios illustrant de possibles fins du monde, les ouvrages féeriques appuient ainsi sur les conséquences néfastes de l’impact anthropique en les intensifiant au maximum afin de toucher davantage le public des œuvres, lui donnant la possibilité de remettre en question les comportements humains.
Il est possible de constater que le renouvellement de la littérature féerique semble s’être opéré parallèlement aux avancées politiques concernant l’environnement : ce nouvel imaginaire merveilleux, qui apparaît comme une sorte de retour à des croyances plus primitives, se développe en effet après la Seconde Guerre Mondiale. La fantasy fait alors son apparition en France par le biais de traductions de textes anglo-saxons. Mais c’est surtout à partir des années 1970 que l’imaginaire féerique commence véritablement son renouvellement. C’est à cette époque également que Pierre Dubois effectue ses recherches folkloriques et que les vagues du New Age et du néo-contage se développent. Il s’agit donc d’une période pendant laquelle les sociétés occidentales ont, semble-t-il, eu besoin de retrouver une spiritualité et un imaginaire leur permettant de s’échapper du monde contemporain, dynamique qui se poursuit encore aujourd’hui.
Grâce à l’imaginaire, il est alors possible de retrouver, le temps du récit, un mode de vie et un mode de penser traditionnels, comme si la lecture et les activités qui lui sont apparentées car elles permettent une immersion fictionnelle, rendaient possible un retour aux sources de l’humanité, c’est-à-dire à une période pré-technologique telle que la louent Tolkien et, dans sa lignée, de nombreux auteurs contemporains. C’est ce que confirme Édouard Brasey lorsqu’il écrit : La « croyance » aux fées et aux elfes correspond ainsi, au-delà d’une simple superstition ou d’un désir de replonger dans le monde enchanté des contes pour enfants, une sorte d’« écologie spirituelle » dont la planète Terre et l’humanité qui y vit ont sans doute, aujourd’hui plus que jamais, un urgent besoin [1].
L’écologie de l’âme correspond donc à un désir de renouer avec des croyances anciennes afin de redonner à la société des repères qui lui permettent d’évoluer en respectant sa propre nature. Retrouver un mode de vie et de penser plus originels permettrait de renouer avec nos origines et d’avancer dans la bonne direction, ce qui justifie le succès des œuvres qui déploient des univers passéistes ou qui reprennent et s’inspirent de récits traditionnels.
Mais il existe deux façons de renouer avec la tradition légendaire. La première consiste à réaliser un travail d’archéologue : il s’agit de recenser les récits folkloriques et leurs variantes dans un but de transmission et de perpétuation d’un patrimoine passé. La seconde s’inspire de ces légendes ou de leurs univers pour développer des créations inédites qui adaptent leur contenu à la société pour laquelle elles sont destinées. Ce sont celles qui nous intéressent ici, même si toutes ont le même but : faire rêver le public quel qu’il soit.
La capacité de rêver apparaît, selon les auteurs, comme un élément essentiel à toute société dans la mesure où elle permet de guider ses membres sur le chemin qu’ils doivent suivre afin de vivre en harmonie avec le monde environnant. C’est ce que déclare en effet Pierre Dubois lors d’une interview : C’est bien que les adultes racontent des histoires aux enfants, lorsqu’ils se promènent avec eux. Ils adorent ça. Pourquoi le ciel est bleu avec des nuages blancs ? Si on leur dit que c’est parce que les fées font leur lessive dans le ciel, ça change tout ! Offrir aux enfants la possibilité de rêver, c’est une manière de leur dire comment se comporter vis-à-vis de la nature, des animaux [2].
Avoir foi en la magie de la nature, personnifiée à travers la représentation de personnages féeriques, engendrerait donc un comportement plus respectueux envers celle-ci. Le rêve permet également de contrebalancer les effets d’un apprentissage qui met en avant le tout-scientifique en oubliant l’importance et la valeur des petites choses du quotidien, également symbolisées par le Petit Peuple féerique. En cela, on rejoint les propos de Gaston Bachelard qui explique que la rêverie permet de comprendre le monde et de vivre en harmonie avec le cosmos dans la mesure où le lien avec ce dernier ne peut être perçu par le lecteur que « quand le monde humain lui laisse la paix [3] », c’est-à-dire quand la superficialité du quotidien ne nous aveugle pas. Bachelard développe sa théorie en expliquant que les rêveries qui nous rappellent notre enfance – comme c’est le cas de la Féerie – nous rapprochent ainsi de notre être primitif qui voyait le monde comme il est réellement et non comme il est travesti par notre représentation dirigée par des contraintes rationnelles et futiles. Autrement dit, la Féerie fait partie intégrante de l’imaginaire humain, renvoyant à des croyances animistes primitives.
Se remémorer ces convictions et récits primitifs permettrait donc de se concentrer sur l’essentiel, comme c’était le cas à l’époque où l’Homme avait foi en ces légendes. Édouard Brasey écrit ainsi : Pour l’homme des origines, la nature tout entière était un temple débordant d’enchantements et de sortilèges, dans lequel il ne pouvait se risquer qu’à condition de respecter et d’honorer selon leurs pouvoirs et leur rang ces entités minuscules ou géantes qui logeaient dans les arbres, les cascades ou les nuages. […] L’homme n’agissait pas vis-à-vis de la nature comme si elle était son esclave soumise ; au contraire, il éprouvait à son contact une sorte de terreur sacrée et d’émerveillement enfantin. […] Il savait céder le pas à ces gardiens de la nature sauvage, plus sages et plus puissants que lui, auxquels il avait donné le nom de fées, de nymphes, d’elfes et de sylphes [4].
À travers ces propos, l’auteur rappelle qu’en des temps anciens, l’humanité avait foi en la simplicité de la Nature plutôt qu’en des divinités inaccessibles, qu’elles soient l’objet de panthéons ou de recherches scientifiques. Il semble vouloir transmettre l’idée selon laquelle nos contemporains ont oublié de respecter la Nature parce qu’ils sont focalisés sur d’autres choses moins essentielles. Édouard Brasey donne ici une explication quant à l’intérêt du renouvellement des anciennes croyances animistes qui, selon lui, nous détacheraient d’un anthropocentrisme néfaste pour la planète. Il poursuit en expliquant qu’en « reniant son ancestrale croyance aux fées et aux elfes, l’homme moderne a renié sa propre enfance [5]. » Il s’agit d’opposer l’Homme contemporain à son pendant primitif en affirmant que le premier a oublié, en se développant, quelles étaient les valeurs lui permettant de vivre en harmonie avec le monde qui l’entoure. Et si notre société contemporaine possède ses propres sagesses que sont la science ou des droits tels qu’un semblant de liberté et d’égalité, elle a perdu une autre forme de sagesse qui n’était pas moins importante.
Par là, les textes féeriques contemporains semblent s’être donné pour mission de réenchanter le monde afin de lui permettre de retrouver ces sagesses perdues et de lui donner la possibilité d’une vie meilleure, plus respectueuse de la Nature. Pour ce faire, il paraît donc nécessaire d’effectuer un retour aux sources de l’Homme, qu’il s’agisse du passé de l’humanité ou de l’enfance de chaque individu, car ce sont les périodes de la vie pendant lesquelles la Féerie connaît une véritable ferveur, peu à peu délaissée au cours de l’évolution des êtres humains en tant que groupe ou qu’individus.
L’émerveillement par le retour à la nature
La société occidentale semble avoir délaissé sa conception magique du monde au profit d’un développement scientifique et industriel qui lui a permis de dominer la planète et d’accroître son expansion de façon exponentielle. Si cela lui a été bénéfique à court terme, les chercheurs s’accordent aujourd’hui à dire que ce ne le serait pas forcément à long terme dans la mesure où ce développement a eu des répercussions néfastes et définitives sur l’environnement, menaçant ainsi l’avenir de l’humanité elle-même.
Les auteurs pensent dès lors que redonner à l’Homme la capacité de voir la magie de toute chose lui permettrait de corriger son comportement et, peut-être, de sauver ce qui peut encore l’être. Édouard Brasey explique ainsi que la science n’est autre chose qu’une « magie dont on a su expliquer, en partie, les mystères [6] », ce pourquoi il ne serait pas contradictoire que les êtres humains conçoivent le monde à travers une perception à la fois magique et scientifique. Et n’est-ce pas là justement ce qui se passe dans l’esprit des enfants contemporains qui grandissent dans un monde envahi de nouvelles technologies tout en croyant toujours en l’existence de personnages merveilleux tels que les Fées ou le Père Noël ? Développer un tel système de pensée pour le monde adulte signifierait donc renouer avec sa propre enfance, mais également avec l’enfance de l’humanité, dans la mesure où il s’agit de retrouver des croyances traditionnelles nées en même temps que les premiers Hommes.
Autrement dit, le retour aux sources que permet l’imaginaire féerique en rappelant à l’Homme contemporain les origines primitives de son espèce donne également la possibilité à chaque individu de retrouver une vision du monde qui était celle de son enfance. En effet, les contes de fées sont, dans notre société, le premier lien que l’on développe avec la féerie. Si leur lecture est souvent restreinte aux enfants, leur public les retrouve désormais sous une forme élaborée dès l’adolescence grâce au développement des cultures de l’imaginaire telles que la fantasy, aussi bien présente en littérature que sur les autres supports médiatiques. Or, se plonger dans ce type d’œuvres, c’est en accepter le pacte de lecture, c’est-à-dire prendre pour vrai, le temps du récit, tout ce qui y est raconté. Ce procédé qui semble répondre à un besoin d’enchanter la réalité à travers l’immersion fictionnelle s’approche de l’imaginaire de l’enfance par son fonctionnement, comme l’expliquent Christian Chelebourg et Francis Marcoin à travers l’exemple de The Story of the Amulet d’Edith Nesbit : « L’introduction de l’irréel dans la vie ordinaire correspond à un décrochage de l’espace-temps référentiel à un espace-temps ludique. La lecture prolonge ici les prestiges des jeux enfantins [7]. »
Pierre Dubois explique à ce sujet que si les contes de fées sont toujours présents dans l’imaginaire occidental contemporain, comme ailleurs, c’est que l’imaginaire est au-dessus des contingences sociales, au-dessus de la temporalité, dans ce que les psychanalystes appellent l’inconscient collectif : Les personnages légendaires sont des métaphores qui renvoient à une culture inconsciente, commune à l’humanité, même si elle se pare des différents folklores et des coutumes. Le conte est né aux premiers bivouacs, aux premières veillées... […] C’était le temps où les hommes étaient confrontés à l’immensité, à la beauté des choses, à la peur de l’obscurité. Un temps où on parlait avec les bêtes, où on faisait alliance avec elles pour tenter de se concilier la nature. C’est le premier imaginaire des peuples. Et c’est toujours le premier imaginaire de l’enfant [8].
Ainsi, l’être humain, tant individuellement que collectivement, a tendance à évoluer toujours de la même façon, que ce soit physiquement ou spirituellement, comme en témoignent les récits et les croyances que l’on retrouve de manière presque identique dans des cultures qui n’ont a priori jamais été en contact. Les enfants possèderaient donc une vision du monde similaire à celle des Hommes primitifs, comme l’illustre leur pensée animiste qui donne notamment la parole aux animaux et aux jouets, ce que confirme Pierre Dubois : Comme les premiers hommes, chaque enfant retrouve cette pensée sauvage des premiers temps. Lui aussi, il a peur du noir. […] Le conte de fées lui donne les lois de l’imaginaire, il le guide sur des chemins initiatiques pour l’aider à une meilleure connaissance de lui-même, à une harmonie avec les autres et avec le monde [9].
La valeur initiatique des contes de fées, et plus généralement de l’imaginaire merveilleux, leur donne donc un rôle d’accompagnateurs dans le développement humain vers une vie en harmonie avec la nature. C’est pour cela qu’ils ne doivent pas n’être destinés qu’aux plus jeunes, car les adultes ont également besoin d’être accompagnés tout au long de leur existence. Les récits féeriques, en rappelant une époque de la vie plus primitive, leur permettent ainsi de se rattacher à des valeurs sûres afin d’avancer vers leur avenir.
Ainsi, ce n’est pas parce qu’ils rappellent une époque ancienne, par les univers qu’ils présentent où l’époque à laquelle ils ont commencé à être diffusés, que les contes merveilleux ne concernent que des problématiques passées. En effet, les récits féeriques seraient en mesure de s’adapter à chaque période historique, à chaque société et à chaque auteur faisant le choix de les renouveler. C’est ce qu’évoque également Pierre Dubois lorsqu’il déclare : « Il était une fois », cela ne signifie pas « autrefois ». Mais « Il était une fois le rêve », « Il était une fois l’imaginaire ». Le monde imaginaire n’est pas installé au Moyen-Âge. […] [P]artout, on retrouve les mêmes lutins, les mêmes fées; et il y a, dans tous les pays, des Petits Chaperons rouges, des loups, des elfes et des sirènes. Quelle que soit sa forme, sa localisation, son époque, le conte prend sa source aux mêmes mythes, aux mêmes archétypes... Il n’est autre que le jardin de notre imaginaire, dont les racines sont plantées dans la nuit des temps [10].
Il est alors possible d’en conclure que l’imaginaire, et notamment l’imaginaire féerique, est éternel, universel et atemporel : il semble toujours avoir existé, comme s’il faisait partie intégrante de la pensée humaine. Et si parfois, il est un peu délaissé, il finit toujours par faire l’objet d’un nouvel intérêt, dès lors que les Hommes ont besoin de se rappeler qui ils sont et d’où ils viennent afin de se rassurer et de répondre aux nouvelles problématiques de leur société.
Désillusion féerique
La littérature féerique, parce qu’elle montre à notre société l’écart entre ce qu’elle est aujourd’hui et ce qu’elle a pu être par le passé, met en exergue une vision déceptive du monde : beaucoup d’ouvrages contemporains présentent des écoféeries qui mettent en scène des univers post-apocalyptiques ou en cours de destruction à cause, le plus souvent, des agissements néfastes des êtres humains qui nuisent à leur propre survie. Dans ces cas là, la représentation stéréotypée de la féerie telle qu’elle apparaît notamment dans les contes de fées devient mensongère, dans la mesure où les protagonistes de ces récits n’ont pas une vie heureuse, ni même beaucoup d’enfants puisque l’avenir de leur civilisation est menacé. Dès lors, l’opposition entre cette vision négative du monde et l’image que l’on se fait habituellement de la féerie accentue la fracture entre l’idée que les Hommes se font du monde qu’ils cherchent à rendre parfait en l’attribuant à des divinités créatrices, et la réalité qui met l’accent sur leur incapacité à tout maîtriser comme ils le voudraient.
Autrement dit, la littérature et, plus globalement, l’imaginaire sont les moyens par lesquels l’Homme pourrait développer son écologie de l’âme, c’est-à-dire retrouver une place et un comportement respectueux de sa nature propre, le poussant, dès lors, à respecter la Nature autour de lui. Les œuvres féeriques permettent en quelque sorte à cette Nature de s’adresser directement aux êtres humains par le biais de leurs représentants elfiques afin de leur redonner envie de croire à toutes ces valeurs qu’ils cherchent à lui transmettre. Et comme les enfants sont encore persuadés de la vérité de ce que leur content les histoires, il semblerait que les récits, en s’adressant à un lectorat plus âgé, cherchent à redonner la foi à ceux qui l’ont perdue. C’est là, l’hypothèse de Pierre Dubois selon qui l’imaginaire doit réveiller les adultes pour les ramener à la réalité plutôt que de leur permettre d’échapper à celle-ci en les faisant voyager dans des mondes irréels : Le conte de fées n’est pas fait pour endormir les enfants, mais pour réveiller les adultes ! Il ne s’agit pas de s’enfermer dans l’enfance, comme Peter Pan, mais de cultiver ce qu’il y a de meilleur en elle, pour devenir un être humain libre. […] Il faut laisser aux enfants et aux adultes la liberté d’entendre leur voix intérieure […]. Il faut leur permettre d’imaginer le monde [11].
Pour lui, il faudrait conserver notre vision enfantine du monde afin de mieux le préserver. Comme les enfants entendent les animaux, les plantes et les objets leur parler, ils peuvent en effet en connaître les souffrances. Ils sont capables de respecter la planète parce qu’ils entendent ce qu’elle a à leur dire. Ses valeurs deviennent donc les leurs, comme elles devraient être celles de tous. Quitter l’enfance symboliserait dès lors la perte de cette sensibilité, en même temps que l’on arrête de croire à toutes ces histoires qui nous ont bercés pendant cette période de la vie que l’on qualifie à tort de naïve.
C’est notamment ce qu’illustre la bande dessinée Fée et tendres automates dans laquelle le dictateur crie sa déception, causée par l’irréalité des contes de fées qu’il a lus dans sa jeunesse.
Sur cette planche, Wolfgang Miyake, dictateur de la mégalopole, amorce la phase finale de son autodestruction par un feu purificateur qui s’étend à la ville qu’il dirige et à ses habitants. À travers la douleur qu’il s’impose, il semble tenter d’assainir l’univers totalement corrompu et dénaturé sur lequel il règne. Il s’adresse alors aux mères qui représentent la cause de son malheur car, en tant que celles qui portent et éduquent les enfants en leur racontant notamment des contes de fées, elles transmettent aux Hommes une vision mensongère du monde. Il est aussi possible d’établir un parallèle entre le cœur biologique du protagoniste et la planète sur laquelle il réside : d’un côté comme de l’autre « plus rien ne fleurit », car en perdant la foi en une représentation merveilleuse de la vie, les Hommes ont complètement saccagé leur monde. Cette métaphore illustre le lien entre la nature humaine et la nature environnante, car si l’être humain ne prend pas soin de l’une, il ne peut soigner l’autre. Quant aux personnages féeriques, ils sont représentés dans la bande dessinée par des robots humanoïdes dans le regard desquels leur concepteur cherche « l’œil-fée » afin de réenchanter le monde. Mais lorsqu’il y parvient enfin, il n’est pas en mesure de s’en rendre compte, ce qui témoigne ainsi de son total désespoir. Et quand il s’empare de la Fée qui aurait pu sauver le monde, le dictateur ne cherche qu’à la souiller car elle n’a, selon lui, pas sa place dans ce monde dont elle ne fait que souligner la cruauté et la barbarie par sa simple présence enchantée.
Cette fracture entre l’enfance et l’âge adulte s’accompagnerait d’une normalisation de l’imaginaire qui témoignerait de la perte de foi que subissent ceux qui ont grandi. C’est ainsi ce qu’avance Pierre Dubois lorsqu’il évoque le merveilleux : On le normalise, on le bride, on lui donne des assurances tout risque. Pour monter dans la Lune, Cyrano devrait maintenant s’inscrire à la Sécu, et Long John Silver trouver un sponsor pour s’aventurer sur l’océan. Quant à Alice, elle ne pourrait plus passer le miroir sans l’autorisation des parents, et un miroir homologué « miroir que l’on peut traverser ». Tout cela m’effraie ! Cette part de merveilleux qui est en nous, on veut toujours nous la couper. L’école la première [12].
Notre société aurait donc peur de la merveille et de ses conséquences, à tel point qu’elle chercherait à la limiter dès l’enfance en rationalisant au maximum le monde dans lequel nous vivons. Mais l’auteur déclare également que « [l]e conte n’est jamais que le miroir de nous-mêmes [13]. », ce qui permet de conclure que s’il se normalise, c’est que l’humanité elle-même tend à la normalisation, comme en témoignent les phénomènes de mondialisation. L’imaginaire apparaît dès lors comme le reflet de notre société, un moyen de comprendre son fonctionnement ainsi que les problématiques qui sont les siennes. De fait, si l’être humain a cessé de croire en la magie du monde comme en celle de ses propres légendes, c’est peut-être tout simplement parce qu’il a perdu foi en sa propre humanité, malgré ses efforts pour marquer sa différence avec le règne animal dont il fait indéniablement partie. C’est ce que confirme Pierre Dubois lorsqu’il déclare que ne « pas croire aux fées, c’est ne pas croire en soi-même [14]! ».
Pareillement, lorsqu’il étudie les sonnets 98 et 106 de Shakespeare, Michael Edwards évoque le fait que « l’émerveillement, tant par sa présence que par son absence, peut révéler un manque, en nous ou dans le monde tel que nous l’éprouvons. Le merveilleux serait, dans ses régions les plus riches et les plus belles, hors d’atteinte, à cause peut-être du malheur que certains enthousiastes de l’émerveillement oublient [15]. », ce qui semble parfaitement décrire le phénomène que nous venons d’observer dans Fée et tendres automates : l’imaginaire merveilleux met en scène des histoires qui, le plus souvent, se terminent bien, ce qui n’est pas toujours le cas de ce qui se passe dans le monde réel, causant ainsi la déception des lecteurs qui espèrent des retournements de situation similaires à ceux qui leur ont été présentés dans les œuvres. Toutefois, Michael Edwards complète son propos en expliquant que « le manque ne suit pas l’émerveillement mais le précède. C’est un sentiment de vide, d’insatisfaction, d’inachèvement qui nous incite à vouloir nous émerveiller, à désirer la merveille [16].». Autrement dit, c’est parce que le monde dans lequel nous vivons est imparfait que nous avons besoin de nous émerveiller : la fracture entre le merveilleux et le réel engendre la nécessité de développer le premier, plutôt que de le repousser en pensant que cela nous protègera des choses négatives qu’il met en avant par effet de contraste. C’est ainsi que les contes de fées traditionnels, tout comme les récits contemporains, commencent toujours par une situation initiale insatisfaisante qu’il s’agit de régler d’une manière ou d’une autre.
Cette constatation justifie également le développement de la fantasy de façon fulgurante après la Seconde Guerre mondiale, dans la mesure où le manque de repères positifs sur lesquels pouvait s’accrocher la société suite aux horreurs commises durant cette période sombre de l’Histoire a nécessité le renouvellement d’un imaginaire merveilleux. On approche par là de « l’expérience du Temps sacré » proposée par Mircea Eliade, un temps qui permet de « retrouver périodiquement le Cosmos tel qu’il était in principio, dans l’instant mythique de la Création » et qui traduit « le désir de vivre dans un Cosmos pur et saint, tel qu’il était au commencement, lorsqu’il sortait des mains du Créateur[17]. ». Michael Edwards rejoint Mircea Eliade en déclarant que « l’émerveillement est en partie la recherche du commencement [18] », rappelant ainsi le besoin pour l’Homme d’effectuer un retour aux sources afin de motiver son imagination. Mircea Eliade rappelle aussi le rituel qu’ont certains soigneurs et qui consiste à évoquer les origines pour guérir un malade [19], procédé que l’on peut mettre en parallèle avec l’écologie de l’âme, qui a pour but de guérir la terre en évoquant les croyances primitives.
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La représentation contemporaine de l’imaginaire féerique semble ainsi témoigner du manque de repères dont souffre la société qui le développe, et qui cherche par là à ne plus se fier aux mensonges sur lesquelles elle s’est fondée, mais à retrouver sa nature propre afin de vivre en harmonie avec son environnement plutôt que de tendre à sa destruction. Ce processus de réenchantement du monde passe donc nécessairement par l’art comme ultime moyen d’émerveillement, les artistes cherchant dès lors à devenir les prophètes de cette société qui a pourtant délaissé ses religions et ses superstitions au profit d’un développement scientifique et industriel parfois excessif.
Mais la fantasy féerique ne se contente pas de raviver d’anciennes croyances oubliées, elle les renouvelle et en invente d’autres afin d’évoquer les problématiques qui sont celles de la société contemporaine. Elle témoigne ainsi de la grande capacité d’adaptation d’un imaginaire universel dont elle explique, du même coup, qu’il reste actuel malgré l’évolution des sociétés humaines.
Notes
[1] Édouard Brasey, L’Univers féerique, Paris, Pygmalion, 2008, p. 24.
[2] Pierre Dubois, cité dans Christine Baucherel, « Le Dragon, c’est l’animal fabuleux par excellence », Ouest France, 23/10/2009, https://www.ouest-france.fr/le-dragon-cest-lanimal-fabuleux-par-excellence-586654 [consulté le 17/03/2016].
[3] Gaston Bachelard, La Poétique de la rêverie [1960], Paris, PUF, « Quadrige », 2010, p. 84.
[4] Édouard Brasey, L’Univers féerique, op. cit., p. 22.
[5] Id., p. 4-5.
[6] Id.., p. 25.
[7] Christian Chelebourg, Francis Marcoin, La Littérature de jeunesse, Paris, Armand Colin, « 128 », 2007, p. 94.
[8] Pierre Dubois, cité dans Dominique Simonnet, « Ne pas croire aux fées, c’est ne pas croire en soi », L’Express, 24/12/1998, https://www.lexpress.fr/informations/ne-pas-croire-aux-fees-c-est-ne-pas-croire-en-soi_631557.html [consulté le 27/07/2015].
[9] Ibid.
[10] Dominique Simonnet, « Ne pas croire aux fées, c’est ne pas croire en soi », op. cit.
[11] Ibid.
[12] Dominique Simonnet, « Ne pas croire aux fées, c’est ne pas croire en soi », op. cit..
[13] Dominique Simonnet, « Ne pas croire aux fées, c’est ne pas croire en soi », op. cit..
[14] Ibid.
[15] Michael Edwards, De l’Émerveillement, Paris, Fayard, 2008, p. 185.
[16] Ibid.
[17] Mircea Eliade, Le Sacré et le Profane, Paris, Gallimard, 1965, p. 62.
[18] Michael Edwards, De l’Émerveillement, op. cit., p. 171.
[19] Mircea Eliade, Le Sacré et le Profane, op. cit., p. 76.
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