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  • Le Grand Lifting des fées : avatars postmodernes du merveilleux
    Christian Chelebourg et Noémie Budin (a cura di)

    M@gm@ vol.14 n.3 Settembre-Dicembre 2016





    RÉ-IMAGINER ALICE AU PAYS DES MERVEILLES

    Florence Cheron

    flore.cheron@gmail.com
    Docteure en études cinématographiques et audiovisuelles. Rattachée au laboratoire ESTCA (UP8), ses recherches portent sur le cinéma de Tim Burton, la question de la ré-imagination, les liens transfilmiques et le cinéma bis. Chargée de cours à l’Université Paris 8, elle intervient régulièrement auprès des enseignants dans le cadre du dispositif Enfances et cinéma. Elle est également co-rédactrice en chef du premier numéro de la revue en ligne Images Secondes.


    Alice in Wonderland- Source : Pixabay

    Alice’s Adventures in Wonderland fait l’objet d’adaptations cinématographiques dès les débuts du cinéma. L’une des premières versions est un court-métrage de huit minutes, réalisé en 1903 en Angleterre par Cecil Hepworth et Percy Stow [1]. Entre 1923 et 1927, Walt Disney tourne une série de films courts regroupés sous le titre de Alice Comedies [2], mettant en scène une Alice visitant régulièrement un univers appelé Cartoonland. Puis, en 1933, sort une nouvelle transposition américaine réalisée par Norman Z. McLeod [3]. Ce long métrage marque le début d’une longue série de ré-adaptations du texte le plus connu de Lewis Carroll. Par exemple, Disney revient en 1951 avec un Alice in Wonderland [4] entièrement en dessin animé. Jan Svankmajer met en scène Alice [5], en 1988, dernière transposition pour le cinéma [6] avant la sortie du long métrage de Tim Burton en 2010 [7]. En conséquence et comme il le signale lui-même : « ces personnages appartiennent à notre culture depuis si longtemps, à la matière de notre monde, que nous les connaissons tous plus ou moins, même si nous n’avons pas lu le livre. [8] » Quelques éléments visuels suffisent à reconnaître le personnage d’Alice et ses compagnons et nul public ne semble plus ignorer que le pays des merveilles est celui des rêves. Cela est d’autant plus flagrant que certaines adaptations, dont celle de 1903, rendent explicites l’endormissement de la fillette par des procédés divers. Tim Burton prend alors pour acquis la connaissance populaire des aventures d’Alice et conçoit sa version pour un spectateur averti mais en détournant les repères les évidents.

    Ré-imaginer les contes

    Le cinéaste n’est pas à sa première transposition de conte. En 1982, Hansel and Gretel [9] entame le cycle, suivi en 1986, par Aladdin and his Wonderful Lamp [10]. Œuvres de commande, il est chargé (déjà par Disney pour Hansel and Gretel) de réactualiser ces classiques populaires. Il s’agit à la fois de rester fidèle au conte d’origine et d’offrir une version techniquement et esthétiquement contemporaine du moment de la réalisation. Tim Burton se sert alors des adaptations précédentes de ces contes comme modèles et contre-modèles. Depuis, il applique systématiquement cette méthode constituant selon lui un échappatoire au principe de la ré-adaptation et, dans le concept au moins, à l’idée d’un cinéma stérile et sans originalité bien que le cinéaste exclut presque entièrement les scénarios originaux.

    À ce point répond l’analyse de Nathalie Thibaulot [11] qui perçoit Edward Scissorhands, l’un des rares scénarios originaux signés par Tim Burton,comme une transposition de Pinocchio et de Frankenstein. Le cinéaste conçoit en effet la plupart de ses films comme des contes de fées, des légendes ou des fables. Ceux réalisés dans les décennies 1980 et 1990 constituent pour lui des étapes vers ce qu’il nomme à partir de La Planète des singes [12] des “re-imaginations”. Le terme, inexistant en langue française, est souvent traduit de manière réductrice par « réinvention » mais le cinéaste distingue les deux mots. The Chambers Dictionnary donne cette courte définition de “re-imagination” en langue anglaise : « présenter une interprétation fondamentalement nouvelle [13] » d’un sujet et particulièrement d’une œuvre d’art. Le genre du conte, de par son récit modulable, s’avère propice à ce type d’expérimentations.

    Tim Burton définit la ré-imagination dans son cinéma comme le souvenir révisé des œuvres d’origine. Ne relisant pas les textes dont il s’inspire, le cinéaste s’écarte de ces références par la bifurcation des intrigues, l’ajout ou la suppression de personnages notamment. La ré-imagination ne repose cependant pas uniquement sur des aspects narratifs. Elle se compose également d’un travail visuel et graphique, Tim Burton étant désireux de renouer avec un septième art plus proche de l’artisanat que de l’industrie, se rapprochant ainsi du cinéma de son enfance. Il repense alors les techniques de prise de vue et la texture de l’image au prisme de cette mémoire lacunaire. Suivant cette méthode, il parvient à transmettre dans ses films une éternelle et indécise impression flottante entre déjà-vu et innovation.

    L’un des exemples les plus évidents de cette démarche se trouve dans le spot publicitaire Gnome [14] pour les chewing-gums Hollywood. Tim Burton adapte Blanche Neige sous un nouveau point de vue : un nain de jardin quitte sa banlieue-territoire à la nuit tombée pour rejoindre sa belle au fond des bois. Les personnages originaux (un nain, une jeune femme brune à la peau très claire) sont convoqués mais dans des rôles différents, s’éloignant de la trame narrative du modèle. Un an plus tard, l’intrigue de Sleepy Hollow [15], telle qu’imaginée par Tim Burton, détourne le final rationaliste de l’Americana de Washington Irving vers le merveilleux, imbriquant les contes et les légendes sous un sceau commun offrant l’opportunité, selon le cinéaste, de « décrire des vérités de manière subversive [16] ». Le conte de fées et les légendes constituent avant tout des récits à visée morale et un prétexte à faire passer, par la métaphore, une philosophie de vie.

    De nombreuses analyses soulèvent, et ce dès les années 1990, le lien tacite entre les films de Tim Burton et les aventures d’Alice. Que ce soient les personnages, les univers ou encore l’absurdité des situations, il semblait évident que le cinéaste en viendrait un jour à filmer sa vision des écrits de Lewis Carroll, comme l’aboutissement d’une idée qui serait en germe depuis toujours.

    Dans son Alice in Wonderland, Tim Burton mélange le texte de Alice’s Adventures in Wonderland à celui des aventures du personnage réunies dans Through the Looking-Glass. La première étape de la ré-imagination consiste donc à amalgamer les deux histoires et à faire vieillir le personnage éponyme. Alice n’est plus une enfant mais une jeune femme sur le point de se marier sans amour. Il faut ajouter que le rêve ne consiste plus en une découverte mais une redécouverte du pays des merveilles. Alice, selon les habitants, se serait longtemps absentée mais elle ne se souvient de rien. Jean-Philippe Tessé suggère à ce propos que « de ce premier passage [au pays des merveilles] elle [Alice] conserve quelque chose comme un savoir platonicien : elle sait, mais elle a oublié qu’elle sait [17] ». Alice doit alors contre son gré-réapprendre les lois de ce drôle de monde et accepter la mission qui lui est confiée : rien de moins que sauver ce qui n’est plus Wonderland ni le Pays de l’autre côté du miroir mais Underland [18].

    Tim Burton imagine donc une nouvelle aventure d’Alice, dans un troisième monde, comme s’il s’agissait d’une suite. Il prolonge la réflexion engagée par Lewis Carroll faisant dévier la portée initiale du conte. Le cinéaste garde en mémoire le non-sens du récit carrollien, les illustrations originales qui l’accompagnaient et prend pour contre-modèles les précédentes adaptations d’Alice au cinéma. Il joue notamment sur l’apport du numérique et la construction en 3D pour innover si ce n’est de par sa version, au moins de par la technique qu’il emploie. Grâce à cette approche, il cherche à filmer une transposition-somme d’Alice au cinéma.

    Revenir au pays des merveilles

    En 2002, Tim Burton avait déjà initié le principe de faire repartir un personnage dans le pays de ses songes en produisant une série intitulée Lost in Oz mettant en scène une Dorothy adulte de retour à Oz, composant ainsi une suite au film The Wizard of Oz [19]. Si le projet n’aboutit pas (seul le pilote est tourné), la réalisation d’Alice in Wonderland sera une sorte de consolation. Il souhaitait, selon ses propres mots : « reprendre le principe des histoires de Lewis Carroll et leur donner une forme qui, sans respecter à la lettre ses œuvres, en conserve l’esprit et le ton [20] ». Tim Burton s’éloigne de l’hypotexte car il ne saurait correspondre avec justesse à la mémoire collective du conte. Il adopte alors la même posture que pour la transposition de Sleepy Hollow. Il précise à ce propos : Très peu de gens l’ont lue [la nouvelle de Washington Irving], mais tous la connaissent. La plupart la reconstruisent dans leur tête, en inventent les méandres, avec comme point de départ une image qui les impressionne. J’ai donc filmé la légende d’une légende [21].

    Avec Alice, il filme de nouveau « la légende d’une légende » dont la matière initiale n’est plus qu’un vague repère composé d’images. Il déplore également : « des nombreuses adaptations cinématographiques qui en existent, aucune ne m’a réellement plu. Aucune n’a, à mon sens, su saisir l’univers de Lewis Carroll [22] ». Tim Burton vise aussi à réparer une sorte d’injustice faite à l’auteur. Ses réticences sont nombreuses : Le film de 1933 avec Cary Grant et W.C. Fields [23] serait peut-être la meilleure version, de par sa loufoquerie assumée. En dehors de cet opus, aucune lecture fidèle de l’œuvre n’est réussie. Et ce parce que les films en question se contentent d’égrener une série d’événements extravagants, auxquels prend part une fillette passive et ennuyeuse. Le tout n’ayant pas grand sens. Le dessin animé de Disney n’échappe pas à la règle, selon moi, en dépit de son immense succès. Je le trouve dépourvu de charge émotionnelle [24].

    Face à une intrigue originale paraissant parfois décousue et dont l’un des principes est le non-sens, Tim Burton imagine une trame narrative plus construite. Florence Livolsi compare à ce titre le texte original à la version de 2010 : « le parcours initial d’Alice est plus une quête, une série d’épreuves et de rencontres qu’un aboutissement, une conclusion, une maturation [25] ». En effet, Tim Burton construit une narration basée sur l’évolution du personnage. Il troque la passivité de la fillette contre la quête d’émancipation d’une Alice de dix-neuf ans devenue une paria frustrée, « qui n’est [selon le cinéaste lui‑même] pas vraiment à sa place dans la société, dans sa culture, et qui cherche son chemin dans le monde [26] ». Tim Burton rend évident le décalage de son personnage en insérant la nouvelle aventure entre un prologue et un épilogue qui exposent l’environnement d’Alice via une Garden Party. Il y introduit une problématique et développe une morale globale. Cette structure tisse un lien fort avec l’expérience avortée de Lost in Oz. Il explique d’ailleurs que son Alice in Wonderland fonctionne : un peu comme dans The Wizard of Oz, autre classique dans lequel un personnage se sert d’un monde fantasmé pour affronter ses problèmes, pour explorer, pour grandir, pour prendre ses grandes décisions, pour mûrir, pour trouver ce que nous cherchons tous. De mon point de vue, pénétrer dans un univers onirique revient à s’attaquer à des problèmes : tout se situe dans notre esprit, et on peut chercher des solutions. Dorothy, dans The Wizard of Oz, ou les enfants de Narnia, tous font un voyage étrange et irréel qui symbolise leur voyage psychologique [27].

    Contrairement à Lewis Carroll, Tim Burton met son Alice face à une situation critique l’obligeant à prendre immédiatement une décision majeure pour son avenir. Le voyage mental lui permet de rassembler les données du problème et de le résoudre. Le monde fantasmé devient le moyen pour partir à la découverte de soi‑même et non pas une finalité en lui-même.

    Rêver pour mieux se souvenir

    La fidélité du cinéaste envers l’univers carrollien possède donc ses limites. Le cinéaste s’éloigne encore davantage des mots de l’auteur en introduisant le doute sur le statut du rêve. Occultant l’endormissement d’Alice et son corps révélant de nouvelles cicatrices à son retour à la Garden Party, l’aventure semble bien avoir été réelle.

    Pourtant, dans la séquence d’ouverture du long métrage, Alice, enfant, raconte à son père (et non pas à sa sœur, comme chez Lewis Carroll) un de ses cauchemars récurrents, peuplé d’un dodo, d’un lapin en retard, d’une chenille bleue, en somme d’un pays des merveilles uniquement mental. Tim Burton introduit donc l’idée du mauvais rêve qui ne cesse de revenir.

    Il prévoit que, une fois Alice tombée dans le terrier du lapin, elle et le spectateur retrouvent les créatures évoquées par le récit oral de la petite fille. Le cinéaste laisse d’abord le public imaginer son propre pays des merveilles et ce n’est que dans un second temps qu’il interprète visuellement l’univers onirique.

    Dès son arrivée à Underland, la jeune femme affirme : « c’est seulement un rêve [28] ». Cet environnement ne pourrait donc être que virtuel. De plus, Alice a conscience de voyager dans son imagination, pourtant elle ne parvient pas à stopper le processus créatif de son propre cerveau malgré-les pincements et autres remèdes traditionnels qu’elle s’inflige pour se réveiller. Elle est donc obligée d’en conclure immédiatement qu’elle visite un monde bien réel et non-plausible à la fois.

    Ensuite, face à la persistance du rêve et à l’insistance des habitants à débattre autour de la question d’avoir ou non trouvé en elle la « Bonne Alice », elle interrompt toute hésitation en énonçant ce qui lui semble une évidence : « comment pourrais-je être la mauvaise Alice puisqu’il s’agit de mon rêve [29] ? ».Si Alice ne fait pas l’unanimité dans son propre imaginaire, c’est qu’elle n’est pas encore, comme le soupçonne Absolum, tout à fait la « Bonne Alice », à moins qu’il ne s’agisse pas du rêve d’Alice. L’incompréhension muette mais sincère des habitants d’Underland en réponse à la question de la jeune femme montre bien que ce qui est évident pour elle n’a pas de logique pour eux, ni même de sens. Le jeu des comédiens contredit ainsi perpétuellement les propos évidents ou paraissant logiques dans d’éternels dialogues de sourds.

    Après vingt minutes de film, il est déjà difficile de donner un statut cohérent à la diégèse. Cette façon de conduire le récit transpose le non-sens carrollien en l’épaississant d’une couche supplémentaire grâce à l’ambiguïté accrue et répétée des échanges entre les personnages et à la conscience d’Alice de voyager dans son propre rêve sans qu’il y ait d’échappatoire. Ce qui lui semblait impossible et irrationnel devient petit à petit envisageable.

    Ses rebondissements ont pour effet de maintenir le spectateur à distance, le contenu filmique affirmant perpétuellement qu’il s’agit d’une pure fiction, d’un prétexte à la réflexion, rappelant indirectement la visée de tout conte.

    De plus, si Alice ne pense pas être capable d’accomplir sa mission à Underland, elle n’est pas prête non plus à accepter son avenir d’épouse soumise. La logique incohérente (selon la jeune femme) de la société victorienne pourrait être le vrai cauchemar tant le parallélisme des univers est flagrant à travers le parallélisme des attitudes des personnages. Alice n’aurait alors, à ce moment‑là du récit, le choix qu’entre deux mauvais rêves. Ce n’est qu’à la moitié de son aventure qu’elle affirme : « C’est mon rêve [30] » : mais elle aurait pu aussi bien dire : « C’est ma vie ». À partir de cette déclaration, Alice devient active et prend les décisions qui s’imposent pour sauver Underland et elle-même dans un univers comme dans l’autre.

    Cependant, si Alice prend son avenir onirique en main, elle n’en oublie pas que « ce n’est qu’un rêve [31] », un examen blanc strictement virtuel mais indispensable. En effet, bien que sa démarche et ses actes paraissent uniquement symboliques, la bataille pour Underland correspond avant tout à une libération intime et indispensable de son esprit, peut-être pour que Under redevienne Wonder.

    Alors que le statut du rêve semble rétabli pour de bon, Tim Burton introduit une dernière rectification. En fin de parcours, Alice se convainc : « ce n’est pas un rêve, c’est un souvenir [32]. » Le cinéaste en profite pour montrer le travail de remémoration d’Alice, appuyant sa nouvelle interprétation du pays des merveilles. Le statut de l’image est donc à nouveau repensé, les actions antérieures n’appartiennent finalement pas à un monde onirique mais au passé du personnage. Ce faisant, Tim Burton ajoute encore de la confusion par les changements incessants de logique.

    Les griffures de Bandersnatch sur le bras d’Alice à son retour à la Garden Party matérialisent ses combats à Underland, apportant la preuve qu’elle n’a pas rêvé et qu’elle est bien (devenue) la « Bonne Alice ». Selon Jean-Max Méjean, Tim Burton parvient à donner un nouveau sens aux textes originaux : créant avec Charlie et surtout Alice une méta-œuvre, ouvrant à d’autres mondes et d’autres interprétations. Ainsi, faisant du poème du Jabberwocky écrit par Lewis Carroll un autre dragon qu’il faut décapiter à la fin, et en transformant ce conte énigmatique du xixe en légende gothique américanisée, psychédélisée et en 3D, Tim Burton ne trahit pas l’auteur de l’œuvre mais le met en fait au pied du mur, prenant ses mots à bras le corps et les incarnant au cinéma [33].

    Il y a chez Tim Burton à la fois une nouvelle interprétation des textes originaux, une ouverture vers d’autres sources et une non-interprétation de certains passages carrolliens réputés pour leur non-sens. L’absurdité y serait telle qu’il suffirait uniquement de la traduire via les images en mouvement pour que le non-sens se répercute d’un art à un autre. Tim Burton, dépassant les limites des précédentes adaptations en ne renonçant pas à transposer une partie du poème sous prétexte d’un manque de logique, se montre ici d’une fidélité aventurière au mépris du rationalisme et de la compréhension de l’intrigue du film. Il est aussi le seul à s’être risqué à imaginer à l’écran le Jabberwocky, le Bandersnatch et Jubjub l’oiseau par exemple, apportant donc un référent inédit complétant le bestiaire de ce pays imaginaire.

    Ré-imaginer Underland

    Si Jean-Max Méjean précise que l’une des particularités de cette version d’Alice in Wonderland est d’être tournée en 3D, le cinéaste explique que, grâce à cet élément « à l’écran, on a l’impression d’une vision un peu hallucinée [34] », retrouvant ainsi, par la technique et le graphisme de l’image, un équivalent à la loufoquerie de l’univers de Lewis Carroll. Tim Burton expérimente la technique au service d’un propos : rendre crédible ce qui n’a pas de logique et semble insensé. Cependant, il ne cherche pas à obtenir une représentation hyperréaliste de Underland. Le recours à l’idée d’hallucination, c’est-à-dire la vision d’objets et de formes qui n’existent pas, se traduit par le grossissement des têtes et des yeux, par l’avancée de ces corps imaginaires vers l’avant du cadre, comme si les personnages allaient virtuellement à la rencontre du spectateur. L’hallucination devient à son tour une interprétation possible du pays des merveilles. D’ailleurs, l’une des actions répétées d’Alice consiste à boire de drôles de liquides et à manger de mystérieux gâteaux lui permettant à loisir de rétrécir ou de grandir, donc de changer sa perception du monde grâce à des substances possiblement hallucinogènes. L’acte récurrent explique alors pourquoi le rêve persiste malgré-l’incrédulité et les tentatives de réveil de la jeune femme.

    Ce rendu d’un monde halluciné est accentué par l’envie de Tim Burton d’un pays des merveilles « classique mais nouveau [35] », selon ses propres mots. Il choisit donc, encore, de se détacher des représentations antérieures : Tout le monde a sa propre idée du pays des merveilles. Pour la plupart des gens, c’est un monde de dessins animés, un monde de couleurs éclatantes. Je ne sais pas si cette façon de voir les choses est pertinente, mais elle ne cadre pas vraiment avec notre version de l’histoire [36].

    Il opte notamment pour une approche nouvelle en terme de chromatie. Tim Burton cherche à exprimer le temps écoulé entre les différentes visites. Underland semble laissé à l’abandon et à l’effroi du règne de la Reine Rouge à travers l’usage des noirâtres. L’aspect hanté du paysage symbolise l’état d’esprit des habitants qui ont perdu tout espoir de revoir Alice. Aussi, au fur et à mesure de l’avancée de l’héroïne, le pays imaginaire s’éclaircit autant que les idées du personnage principal.

    Le cinéaste revient explicitement au « classique » via les illustrations de John Tenniel ou d’Arthur Rackham, qui accompagnaient les premières éditions d’Alice’s Adventures in Wonderland pour composer ce sombre Underland. Il précise : « sans piller les illustrations des textes originaux, nous avons voulu retenir […] l’imagerie des cartes pour l’armée rouge, celle de l’échiquier pour l’armée blanche, le blanc et le rouge, les grands repères [37] ». Tim Burton persiste à rester tantôt spécifique tantôt général dans son rapport aux sources, retenant des images fortes, des formes, des couleurs, des systèmes géométriques, un graphisme particulier sans vouloir reproduire l’illustration d’origine dans l’ensemble de ses composants. Le cinéaste cherche à retrouver une sensation bien plus qu’un image, d’autant plus quand il exprime le désir que le château de chacune des reines ressemble à ceux des parcs d’attraction Disney, visités pendant son enfance. Il intègre une référence annexe au dessin animé de 1951, ouvrant son œuvre vers les autres adaptations de contes produites par la firme aux grandes oreilles, mélangeant plusieurs imaginaires.

    Le réalisateur rendant hommage aux premières illustrations mais aussi aux différentes adaptations d’Alice au cinéma, effectue une synthèse visuelle et narrative de l’ensemble de ces œuvres comme si son Alice in Wonderland devait être une transposition-somme. Pour ce faire, il met en lien différentes générations de production des images animées. Par exemple, chez Tim Burton, l’oracle, dont le graphisme s’inspire largement des travaux de John Tenniel et d’Arthur Rakham, montre à Alice le temps présent mais surtout sa mission, donc son futur. Ces dessins deviennent alors le matériau de base pour introduire la nouvelle aventure, dans une ré-imagination de la signification de l’image d’origine, le cinéaste suivant le même principe que la ré-imagination du poème du Jabberwocky.

    Tim Burton actualise aussi à sa manière les Alice Comedies dans lesquelles une enfant filmée en prise de vue réelle est intégrée dans un univers de dessin animé. Cartoonland constitue une première étape vers Underland, tant dans l’aspect général que dans la modification du nom du lieu visité. Le cinéaste modernise la technique employée dans les années 1920 en utilisant celle du compositing. Le personnage d’Alice s’intègre toujours dans un univers virtuel de dessin animé, à ceci près qu’il n’est, cette fois-ci, pas fait de celluloïds mais d’imagerie informatique. La ré-imagination d’Alice in Wonderland passe par l’innovation technique mais surtout par le choix graphique de conserver l’impression de distance entre Alice et son environnement, comme si elle était une intruse dans son propre Underland. Si le personnage pense halluciner, à l’écran et pour le spectateur, c’est elle qui semble être l’hallucination.

    *
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    Grâce à cette méthode, Tim Burton crée des univers hybrides entre souvenirs et onirisme, rejoignant par la forme le doute sur le statut de son rêve, perdu entre passé et fantaisie. À travers les multiples clins d’œil, le cinéaste renvoie à ses propres souvenirs d’enfance, mêlant les aventures d’Alice à d’autres histoires et à d’autres images, ouvrant bien une méta-œuvre sur un cinéma de jeunesse, tissant des liens avec des films souvent dits pour la jeunesse. Il construit un univers connu et codifié mais néanmoins partiellement inédit, en travaillant sur le passage du temps entre les récits et sur l’évolution technique du cinéma, tiraillé entre nostalgie et refus de cette dernière. Jérôme Lauté revient sur la fin du film. Selon lui, Tim Burton : fait du Pays des Merveilles une terre de désolation vouée à l’entropie et à la mièvrerie, personnifiées par les deux reines, et rend surtout très ambiguë l’émancipation de son héroïne, qui prend en effet congé du Vieux Monde en refusant un mariage de convenance et du Vieux Continent en partant pour la Chine, mais tout cela dans un but de conquête économique non dissimulé [38].

    Comme le signale également Florence Livolsi, le personnage, chez Tim Burton, détermine progressivement ce qu’il souhaite obtenir dans le monde de l’éveil, l’aventure lui donnant l’assurance nécessaire pour choisir sa place dans la société victorienne. Jérôme Lauté induit cependant qu’il existe un discours politique sous-jacent dans l’intervention inattendue du rêve d’Alice, le renoncement à un mariage ne pouvant être le but ultime d’un si dur parcours. Le départ de la jeune femme vers l’Asie pour y faire commerce constitue bien une idée supplémentaire de ré-imagination du texte de Lewis Carroll, d’autant que Tim Burton ne conserve aucune des deux fins originelles. Ré-imaginer Alice in Wonderland consiste finalement pour lui à troquer l’innocence de la fillette anglaise trop sage voire ennuyeuse contre l’énergie d’une jeune femme cherchant d’une part une émancipation sociale mais surtout la réussite économique, commençant à imaginer son doux rêve américain.

    Notes

    [1] Cecil Hepworth, Percy Stow, Alice in Wonderland © Cecil Hepworth, Elias Koopman, Herman Casler, Harry Marvin, 1903.

    [2] Walt Disney, Alice Comedies © Laugh-O-Gram Studio, 1923-1927.

    [3] Norman Z. McLeod, Alice in Wonderland © Paramount Pictures, 1933.

    [4] Clyde Geronimi, Wilfred Jackson, Hamilton Luske, Alice in Wonderland © Walt Disney Pictures, 1951.

    [5] Jan Zvankmajer, Něco z Alenky © Channel Four Films, Condor Films, 1988.

    [6] Il y a également un nombre important d’adaptations pour la télévision et en courts métrages.

    [7] Tim Burton, Alice in Wonderland © Walt Disney Pictures, Roth Films, The Zanuck Company, Team Todd, 2010. Nous renvoyons par la suite à cette œuvre par le seul minutage de l’extrait cité.

    [8] Mark Salisbury, Alice au pays des merveilles, le livre du film, Paris, Chêne, 2010, p. 8.

    [9] Tim Burton, Hansel and Gretel © Walt Disney Productions, 1982.

    [10] Tim Burton, Aladdin and His Wonderful Lamp © Gaylord Productions, Lion’s Gate Films, Platypus Productions, 1985.

    [11] Nathalie Thibaulot, Créations et filiations : Analyse comparative de Pinocchio (1940) de Walt Disney, Frankenstein (1931) de James et Whale et d’Edward aux mains d’argent (1991) de Tim Burton, Mémoire de DEA en Cinéma, sous la direction de Murielle Gagnebin, Université Paris III, 1996.

    [12] Tim Burton, Planet of the Apes © Twentieth Century Fox, 2001.

    [13] « Reimagine : to present a fundamentally new interpretation of (a subject, esp an artistic work). [re-] » (The Chambers Dictionnary, 12th Edition, London, Chambers Harrap, Publishers, 2011, p. 1314).

    [14] Tim Burton, Gnome © Hollywood Gum, 1998.

    [15] Tim Burton, Sleepy Hollow © Mandaley Pictures, American Zoetrope, Paramount Pictures, 1999.

    [16] Michel Ciment, Yannick Dahan, « Entretien avec Tim Burton : Un conte de fées permet de décrire les vérités de façon subversive », Positif, no 468, février 2000, p. 16.

    [17] Jean-Philippe Tessé, « La Dernière femme », Les Cahiers du Cinéma, no 655, avril 2010, p. 16.

    [18] Lointain écho de la toute première version du récit, alors intitulé Alice’s Adventures Underground.

    [19] Victor Fleming, The Wizard of Oz © M.G.M., 1939.

    [20] Mark Salisbury, Alice au pays des merveilles, le livre du film, op. cit., p. 10-11.

    [21] Olivier Joyard, Jérôme Larcher, « Entretien avec Tim Burton : l’étrange monde de M. Burton », Les Cahiers du Cinéma, no 543, février 2000, p. 28.

    [22] Mark Salisbury, Alice au pays des merveilles, le livre du film, op. cit.

    [23] Norman Z. McLeod, Alice in Wonderland © Paramount Productions Inc., 1933.

    [24] Mark Salisbury, Alice au pays des merveilles, le livre du film, op. cit.., p. 8.

    [25] Florence Livolsi, Alice de l’autre côté de l’écran, de 1903 à Tim Burton, Paris, APARIS-Edifree, 2010, p. 339.

    [26] Mark Salisbury, Alice au pays des merveilles, le livre du film, op. cit., p. 10.

    [27] Ibid.

    [28] « It’s only a dream » (00:15:00).

    [29] « How can I be the wrong Alice when this my dream? » (00:19:00).

    [30] « This is my dream » (00:42:00).

    [31] « It’s all a dream » (01:07:00).

    [32] « It’s not a dream, it’s a remember » (01:18:00).

    [33] Jean-Max Méjean, « Gargouilles, ciseaux et coupeurs de têtes, le gothique comme méta-cinéma ? », Éclipses, no 47, “Tim Burton, démons et merveilles”, Yann Calvet, Jérôme Lauté (ed.), 2010, p. 10.

    [34] Mark Salisbury, Alice au pays des merveilles, le livre du film, op. cit., p. 11.

    [35] Mark Salisbury, Alice au pays des merveilles, le livre du film, op. cit., p. 75.

    [36] Ibid.

    [37] Mark Salisbury, Alice au pays des merveilles, le livre du film, op. cit., p. 189.

    [38] Jérôme Lauté, « No exit », Éclipses, no 47, “Tim Burton, démons et merveilles”, op. cit., p. 141.



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