Le Grand Lifting des fées : avatars postmodernes du merveilleux
Christian Chelebourg et Noémie Budin (a cura di)
M@gm@ vol.14 n.3 Settembre-Dicembre 2016
« MAYBE IT ISN’T FAIR. BUT FAIRY TALES NEVER REALLY ARE »[1] : LES FÉES DANS LA SÉRIE OCTOBER DAYE DE SEANAN MCGUIRE
Caroline Duvezin-Caubet
caroline.duvezin-caubet@unice.fr
Termine sa thèse sur la fantasy néo-victorienne à l’Université de Nice Sophia Antipolis sous la direction de Christian Gutleben. Membre du CERLI rattachée au laboratoire LIRCES, ses recherches se focalisent sur les littératures de l’imaginaire. Ses premiers articles sur Jonathan Strange and Mr Norrell de Susanna Clarke et Discworld de Terry Pratchett sont parus dans Fantasy Arts and Studies et Études Britanniques Contemporaines.
Mirror Snow White (peut s’apparenter à une Fée qui se contemple dans un miroir) - Source : Pixabay |
Le terme « sidh », désignant à l’origine l’Autre Monde dans la mythologie gaëlique, se retrouve dans le nom des êtres surnaturels censées y habiter, les « Aes sídhe » ou « Daoine sídhe », qui seraient une version diminuée des « Tuatha Dé Danann », les dieux irlandais de la lignée de Dana chassés par l’arrivée des fils de Mil [2]. Les « Sìth » écossais ne semblent différer de ce folklore que par leur graphie, et l’équivalent gallois, les « Tylwyth Teg », sont bien la même légende sous un autre nom. Les Aes sídhe, tour à tour dieux, esprits de la nature ou même fantômes dans les légendes, se voient par la suite assimilés aux fées et elfes du folklore breton et germanique, et comme « sídh » se réfère également aux palais et cours de ces fées irlandaises dans les textes anciens [3], le terme vient à désigner directement les monticules, tertres et tumulus caractéristiques de l’Irlande dans lesquels sont censés se cacher ces palais. Inversement, les fées elles-mêmes, ces Daoine sídhe (« peuple des monticules »), voient leur nom abrévié en Sídhe. Les sídhe relient donc par métonymie les fées à leur environnement : le paysage joue un rôle essentiel dans la mythologie gaëlique. Avec la série October Daye, l’auteure américaine Seanan McGuire réaffirme et adapte ce lien lorsqu’elle transfère tous les sídhe dans les fameuses collines de San Francisco : la plupart de ses fées expatriées y vivent d’ailleurs dans des domaines magiques à mi-chemin entre le monde moderne des humains et leur pays d’origine, Faerie, domaines appelés « knowes » (variante archaïque de knoll, « petite colline » en écossais).
Pour s’épanouir dans ce contexte urbain, son peuple fae s’enracine néanmoins dans de solides connaissances et recherches minutieuses de la part de l’auteure. Elle explique en interview qu’une de ses spécialisations (« majors ») à l’université était le folklore, et cite les travaux de Katharine Briggs comme une de ses sources principales [4]. Le guide de prononciation inclus au début de chaque tome, qui évolue avec la série, reprend effectivement de très près les glossaires des fées que cette dernière dresse notamment à la fin de The Anatomy of Puck [5]. Dans la cosmogonie de McGuire, les fées, créatures et monstres des légendes gaëliques forment le peuple fae, unis (malgré leurs apparences et pouvoirs très différents) par leurs ancêtres communs, Obéron et ses deux épouses, Titania et Maeve. La Scandinavie (Bannick), l’Allemagne (Undine, Nixie, Naiade), le Japon (Kitsune), la Perse (Djinn, Peri) et, dans une plus large mesure, la Grèce Antique (Hamadryade, Lamia, Manticore, Satyre, Silène) y ont également leur place, mais le folklore reste majoritairement gaëlique. McGuire invente rarement des races de toutes pièces (Blodynbryd, Candela, Dóchas Sidhe), préférant donner sa propre version de légendes déjà existantes, notamment le lien unissant les Daoine Sidhe, Tuatha Dé Danann et Tylwyth Teg, devenus de lointains cousins aux attributs complètements différents (les illusions et le sang, la téléportation, l’alchimie) au lieu d’être des variations linguistiques du même mythe.
Loin de servir de toile de fond, la construction du monde imaginaire et de ses habitants intervient directement dans les intrigues à court et long terme de la série. L’héroïne éponyme, October Daye dite Toby, est Daoine Sidhe par sa mère et humaine par son père, détective privée de jour, chez les humains, et chevalier errant (tantôt détective, tantôt héros) de nuit, dans les domaines des fae. Cette série de fantasy urbaine établit une filiation évidente avec d’autres détectives de l’étrange comme Harry Dresden des Dresden Files, mais aussi Bo de Lost Girl, car les enquêtes se révèlent souvent musclées. Toby passe autant de temps à déjouer les tentatives d’assassinat sur elle-même qu’à résoudre des meurtres et enlèvements d’autrui. D’une façon ou une autre, les intrigues et motifs nous ramènent invariablement aux origines, à l’héritage, au sang qui est à la fois la spécialité de Toby et la clé des mystères qui l’entourent, car « le sang se souvient toujours » [6]. Les différentes couvertures proposées en fond d’écrans téléchargeables sur le site de l’auteur, qui laissent la part belle à l’hémoglobine, donnent bien le ton de la série.
« Fairy » et fée partagent la même étymologie, le latin « fata » en passant par l’Ancien Français « faerie » (enchantement) [7]. Néanmoins, en anglais moderne, l’adjectif « fair », qu’on retrouve donc dans « fairy » et « fairy tale », peut s’employer dans un grand nombre de sens différents, quasiment tous positifs, de « blond » à « juste » en passant par « beau » et « clair » [8]. Polysémie fertile, dont nous allons décliner les nuances pour explorer la façon dont McGuire réinvente le folklore gaëlique à travers sa série de fantasy urbaine.
« The ‘Fair Folk’ » ? Progrès et justice dans la société fae
Dans le folklore des îles britanniques, au lieu de courir le risque d’appeler les fées par leur nom, on a recours à des euphémismes comme « The Good People », « The People of Peace » ou « The Fair Folk », Tylwyth Teg en Moyen-Gallois, l’adjectif faisant a priori référence à leurs cheveux blonds. Si, comme nous l’avons vu, les Tylwyth Teg sont une race spécifique dans le monde de McGuire, « Fair Folk » reste un des noms pour les fae en général, même si, comme le fait remarquer Toby, il s’agit plus d’une incitation à agir en conséquence qu’un constat de fait [9]. Les fées sont-elles justes ? La société fae de McGuire est complètement égalitaire entre les deux sexes et extrêmement tolérante en matière d’orientation sexuelle :
Faerie était peut-être archaïque sur de nombreux points – la plomberie moderne à l’intérieur de nombreuses knowes, par exemple – mais le fait d’avoir une population semi-immortelle avec un taux de naissance très bas impliquait aussi que sur d’autres points, Faerie avait toujours été en avance sur le monde des mortels. La relation entre May et Jazz ne faisait ciller personne [10].
La loi qui permet à une veuve d’être accueillie par les domaines voisins jusqu’à sept ans après le décès d’un(e) conjoint(e) utilise le terme neutre « spouse » [11] ; loi utilisée lorsque Toby rencontre Li Qin, épouse de feu la Comtesse January O’Leary décédée à la fin de A Local Habitation. Même parmi les fées qui se sont adaptées à la vie moderne, January fait figure d’exception : elle dirige la compagnie ALH, qui allie magie et technologie, et lorsqu’elle croise la route d’une dryade en danger de mort (son arbre ayant été arraché par des bulldozers), elle réussit à la transplanter dans l’arborescence informatique d’un des serveurs [12], puis l’adopte. Ainsi nait April O’Leary, la première cyber-dryade, héritière du comté de Foudre Apprivoisée (« Tamed Lightning »), qui avait deux mères : l’incarnation même du progrès. La veine militante [13] par rapport aux droits LGBT et à la filiation autre que biologique ressort clairement dans l’écriture de McGuire, mais de façon plus générale, l’importance du choix dans l’hérédité est frappante.
Lorsqu’April choisit January comme mère, la magie lui permet d’adopter ses traits et fait d’elle l’héritière légitime du domaine, sans que la génétique ait à intervenir. Obéron ne reconnait d’ailleurs pas tous ses enfants, certaines lignées ne sont réclamées (« claimed ») que par leur mère. D’après les lois de Faerie, un enfant ne peut hériter (dans tous les sens du terme) que de l’un de ses parents. Ici, les changelings ne sont pas des bébés elfes laissés à la place d’enfants humains volés, comme le veut la légende [14], mais des hybrides qui doivent faire le Choix du Changeling, et se réclamer de l’un des mondes. L’hérédité est autant choisie que subie. Le pouvoir spécifique de Toby évolue d’ailleurs au cours de la série : dans les premiers tomes, elle peut goûter l’héritage des fées dans leur sang, ce qu’elle appelle « the balance of the blood », mais elle arrive par la suite à modifier cet équilibre – une évolution notoire puisque traditionnellement, tout changeling qui choisit les humains est tué afin de protéger l’existence secrète des fae. Les changelings ne sont pas le résultat d’un échange, mais ceux qui apportent le changement, et c’est justement ce que tout une partie de la noblesse fae rejette.
Les fées se sont affaiblis avec le temps, alors que l’humanité, cet ennemi qui les exterminait par le fer et le feu il y a quelques siècles, domine le globe. Cette lente décadence a produit une société certes égalitaire sur les questions de genre et de sexualité, mais secrètement raciste envers tous les sang-mêlés (le produit de toute union entre deux races de fae différentes), et très ouvertement raciste envers tous ceux qui ont du sang humain. Ces préjugés ne sont d’ailleurs pas infondés, puisque les changelings et certains sang-mêlés (en particulier les mélanges entre les enfants de Titania et ceux de Maeve) tendent à être sujet à l’instabilité mentale et/ou dans leurs pouvoirs magiques, avec des conséquences dévastatrices. Cela n’empêche pas ces arguments d’être surtout employés par la reine des Brumes et le roi des Silences, des despotes cruels dont le désir de rendre à Faerie sa « pureté originelle » a des relents d’eugénisme. La première loi d’Obéron interdisant de tuer un sang-pur en temps de paix, ceux-ci ont inventé l’elfshot [15] pour pouvoir se venger et comploter : des flèches magiques empoisonnées qui endorment les fées pendant cent ans, mais sont fatales aux hybrides et aux humains. Il en va de même pour les fruits de gobelin, tirés du poème Goblin Market de Christina Rossetti (1862) : les sang-purs les utilisent comme une drogue douce, mais une seule goutte rend un changeling dépendant, et incapable de désirer aucune autre nourriture – jusqu’à ce que mort s’ensuive [16].
Le mondes des fées apparait comme plus authentique que celui des humains, les mots y ont un poids, une importance, et les tabous sont sacrés. Il ne faut jamais dire merci, et tenir ses promesses coûte que coûte : « Les fae ne jurent que sur ce auquel ils croient. Nous ne demandons ni n’offrons de remerciements; ni promesses, ni chaines, ni regrets, ni mensonges » [17]. La magie oblige chacun à se plier aux règles, mais tout ce qui n’est pas interdit est toléré, et ce sont toujours les changelings qui en souffrent. La reine des Brumes, qui hait Toby, va ainsi attendre quatre tomes pour trouver une excuse et la faire exécuter pour le meurtre de Blind Michael, le chef de la Chasse Hellequin qui enlève des enfants fae et humains tous les cent ans pour en faire ses cavaliers et montures. Personne n’ose lui tenir tête, alors que les enfants sont rares et précieux, et le « crime » de Toby tient plus de l’héroïsme – mais la loi dit que tuer un sang-pur est puni de mort, et elle ne sera libérée qu’in extremis des cachots de la reine. Les fées sont-elles justes ? Dans leur société, l’individu est lié au monde et à ses règles, mais tous ne sont pas égaux devant la magie, et le système féodal absolu laisse les plus vulnérables à la merci des caprices, et souvent, de la folie du seigneur [18]. La beauté physique cache une absence de morale encore pire que la cruauté. Comme le disent si bien les sorcières de Macbeth, les apparences peuvent être trompeuses.
« Fair is foul and foul is fair » : intertextualité postmoderne
Dans October Daye, les fruits de gobelin comme l’elfshot sont des substances synthétisées par les alchimistes fae : le folklore gaëlique et la poésie anglo-saxonne se voient soumis à une « logique d’appareil » [19] en l’occurrence plus proche du roman policier que de la science-fiction. Souvent, la solution d’un mystère est déjà à disposition du lecteur, au détour d’une des multiples règles régissant l’utilisation de la magie et la nature des fae. Les fameux guides de prononciation sont aussi l’occasion pour McGuire de poser des indices et fausses pistes à chaque fois que de nouvelles races y apparaissent : elles peuvent s’avérer complètement accessoires, ou au contraire centrales à l’intrigue du roman. L’intertexte soutient l’enquête, et c’est d’autant plus vrai pour la source d’intertextualité la plus importante : William Shakespeare [20]. Chacun des titres de la série est en réalité une citation tirée d’une pièce (différente à chaque fois), et le premier chapitre de chaque roman s’ouvre sur ladite citation contextualisée en quelques vers, même si son importance peut varier. One Salt Sea nous dit simplement qu’une guerre avec le royaume marin guette dans le tome 5, alors que The Winter Long [21] indique, dans son onomastique comme dans sa mise en contexte, que de nombreux faits établis dans le tome 1 s’apprêtent à être chamboulés. A Local Habitation est mis plusieurs fois en abyme : c’est à la fois le nom de la compagnie de January et la clé de la série de meurtres qui s’y produit, et on retrouve la citation complète gravée sur une plaque enchantée à l’entrée du domaine [22]. Les romans forment une mosaïque de citations, échos et allusions, avec un mélange entre culture littéraire et culture populaire très postmoderne : Toby aime évoquer des séries policières des années 80, et a baptisé ses deux chats Cagney et Lacey en cet honneur [23], mais son subconscient peut aussi la prévenir d’un danger en citant du John Keats [24].
D’après Umberto Eco, le postmoderne se caractérise par la répétition ironique de ce qui a déjà été dit à une époque d’innocence perdue [25], mais chez McGuire, c’est au contraire la répétition qui donne du sens à l’intertexte et le fait revivre. Toby récite des mots qu’elle connaît par cœur quand elle fait de la magie, pour se concentrer : parfois du Shakespeare, mais le plus souvent, des comptines et ritournelles plus riches en assonances qu’en logique, comme par exemple : « Apples-oranges-pudding and pie ! Can’t find the door and nobody knows why ! » [26]. C’est une habitude qui lui sauve la vie dans An Artificial Night, lorsqu’elle entre dans le monde de Blind Michael à la lueur d’une bougie et d’une comptine pour sauver les enfants kidnappés. How many miles to Babylon ? sert à la fois de mantra et de boussole : c’est en répétant machinalement la question que Toby se souvient de son but, alors que Blind Michael l’avait presque totalement ensorcelée, et elle reformule la célèbre comptine pour que sa bougie magique lui indique le chemin [27]. Les comptines, comme le folklore, participent d’un substrat de mémoire collective qui donne sens au monde. Pour sauver Toby, qui a échangé sa liberté contre celle du dernier enfant prisonnier, ses amis vont rejouer la ballade écossaise de Tam Lin, qui raconte comment une femme réussit à arracher le chevalier qu’elle aime de l’emprise de la reine des fées au milieu de toute la cour partie à la chasse. Ils récitent leur propre version des couplets de la ballade sans jamais lâcher Toby, qui endure les mêmes transformations que Tam Lin : cygne, serpent, lion, épée enflammée, et finalement, un chevalier nu qu’on recouvre d’un manteau vert [28]. La réécriture est féministe en prime. Contrairement à ce que nous annoncent les sorcières de Macbeth, «Fair is foul and foul is fair », l’intertexte théâtral, poétique et folklorique n’est pas aussi illusoire que la beauté cruelle des fées sang-purs : les histoires et les rimes sont régies par des règles qui donnent au monde une sorte de justice poétique, et que Toby apprend à utiliser pour déjouer les injustices sociales. En revanche, les conte de fées représentent une catégorie à part, et leur réécriture désillusionnée semble annoncer le crépuscule des fae.
« I love you more than fairy tales » : le crépuscule des fées ?
L’héritage de Grimm et Andersen devient plus diffus après le premier tome, même si les symboles et motifs restent toujours présents, et qu’on assiste notamment à une réécriture de Blanche Neige complètement renversante dans The Winter Long. Dans Rosemary and Rue, Toby nous offre deux images qui méritent d’être commentées plus en détail. Au chapitre deux, elle imagine Cendrillon rentrant chez elle au petit matin les pieds en sang, ces souliers en verre brisés sous son poids [29], soit une réécriture sombre et gothique qui est bien dans l’air du temps. Mais si Cendrillon a perdu ses illusions, c’est justement parce que l’aube détruit les illusions et sortilèges des fées. La magie appartient à l’obscurité, et les contes de fées ne prennent vie qu’à la nuit tombée. La deuxième image intervient lorsque Toby retourne demander de l’aide dans la maison où elle a grandi, appelée tout simplement Home, « foyer ». Qu’ils soient ou non négligés par leur parent immortel, les changelings se sentent rarement accepté par la société fae, et beaucoup s’enfuient en espérant trouver leur place ailleurs. En général, c’est la mort ou la misère qui les attend, voire des lieux comme la maison que gère le changeling Devin, que Toby compare à « un Pays de Jamais à l’agonie gouverné par un homme plus semblable au capitaine Crochet qu’à Peter Pan » [30] - si ce n’est qu’a priori, le capitaine Crochet n’abusait pas sexuellement des enfants perdus. Cet endroit est complètement malsain, tant sur le plan hygiénique que moral, mais c’est un foyer pour ceux qui n’ont nulle part où aller, et Devin était le premier amour de Toby. Néanmoins, d’ici la fin du premier tome, les choses qu’elle a appris sur lui font que « Home » est détruit symboliquement puis physiquement.
A l’évidence, les contes de fées qui hantent l’écriture de Seanan McGuire sont plus la version sanglante de Grimm que celle, édulcorée, de Disney, et pourtant, Toby réussit toujours à perdre des illusions qui lui restaient [31]. La phrase « I love you more than fairy-tales » (je t’aime plus que les contes de fées) est un rituel entre elle et son fiancé Cliff au tout début du roman, mais dès le prologue, Toby est transformée en carpe par un ennemi, et lorsqu’elle retrouve son corps et son esprit quatorze années plus tard, son fiancé et sa fille, qui avaient fait leur deuil, refusent de la revoir. Le monde qu’elle connaissait a disparu. L’amour éternel des contes de fées prend une dimension très ironique, « il était une fois » représente pour Toby tout ce qu’elle a perdu, et si elle se reconstruit au cours des romans, c’est à condition de ne jamais regarder en arrière [32]. Inversement, la noblesse fae s’accroche à des structures et coutumes archaïques, et refuse de regarder la réalité moderne en face. Leurs dieux et ancêtres, Obéron, Titania et Maeve, les ont abandonnés il y a plusieurs siècles en scellant le cœur de Faerie, ne laissant aux descendants que les marges, les Summerlands (« terres de l’été ») où la mort s’infiltre petit à petit. « Fair is foul and foul is fair » : les Summerlands et Home fonctionnent en miroir, des Pays de Jamais décrépis peuplés d’enfants perdus [33], abandonnés par leurs parents et par la promesse d’immortalité. Le monde et la société des fae obéit aux règles sans pitié des contes de fées et des jeux d’enfants, où « fair » et « foul », comme dans le vocabulaire sportif, n’ont rien à voir avec la justice ou la morale [34]. Cette insistance sur le fair-play est assez morbide, puisque les sang-purs peuvent jouer à faire le mort alors que les changelings meurent réellement à cause de l’elfshot et des fruits de gobelins. Après tout, d’après Edna St. Vincent Millay, « l’enfance est le royaume où personne ne meurt » [35], mais à l’âge de l’innocence perdue, les jeux ne parviennent plus à cacher la pourriture qui ronge l’état de Faerie.
Les sídhe de Seanan McGuire se distinguent par une beauté crépusculaire, une sorte d’esthétique de la fin assez ambigüe. D’un côté, leur monde est archaïque, injuste et décadent, mais si la nuit est hantée par les monstres, c’est aussi le royaume de Cendrillon en pantoufles de verre, de la magie, des héros et des promesses tenues. L’aube détruit le monde des fées, le crépuscule le ramène à la vie. Les saisons et les mois reviennent souvent dans les titres et les noms des personnages, et leur enchaînement peut véhiculer l’idée de la fin. L’hiver approche (« The Winter Long »), et ce n’est pas pour rien si « January » meurt à la fin du deuxième tome et que l’héroïne s’appelle « October ». Mais January lègue son domaine à sa fille April la cyber-dryade, qui témoigne d’une alliance réussie entre tradition et modernité. Quant à Toby, à force d’être constamment en danger, elle finit par recevoir la visite de sa fetch [36]. Mais bien entendu, elle survit, et propose même à sa fetch d’emménager avec elle. Celle-ci se fait passer pour sa sœur jumelle, et choisit le nom « May Daye », ce qui est certes un mauvais jeu de mots mais aussi un signe d’espoir, de retour du printemps. Entre Avril et Mai, le cycle des saisons qui existait à l’âge d’or de Faerie, lorsqu’Obéron passait l’hiver avec Maeve et l’été avec Titania, semble se remettre en marche.
Il n’empêche que les fées ne méritent pas vraiment le nom de ‘Fair Folk’ : même réinventé par les nouvelles générations, leur monde manque singulièrement de clarté. On voit bien l’influence du roman noir dans l’univers de Seanan McGuire, et Toby campe un détective dur à cuire des années trente digne de Dashiel Hammett, avec ses illusions perdues et sa veste en cuir. Cela n’empêche pas les romans d’avoir beaucoup d’humour, malgré la gravité des sujets abordés, ou peut-être justement grâce à cette noirceur. Lorsque la reine des Brumes se rend compte qu’elle ne pourra jamais faire exécuter Toby légalement, elle emploie les grands moyens et paie un de ses gardes pour lui envoyer une tarte aux fruits de gobelin dans la figure. On oscille entre le tragique et le vaudeville le plus grotesque : bien que son espérance de vie se compte en jours, Toby explique calmement, à plusieurs reprises, être en train de mourir parce qu’elle « s’est pris une tarte maléfique dans la figure » [37]. Mc Guire arrive à équilibrer la dark fantasy (le merveilleux noir) avec la light fantasy (la fantaisie légère, comique), deux genres habituellement aux antipodes l’un de l’autre. Ses fées et monstres servent ainsi de miroir déformant, mais non désenchanté, à notre société postmoderne.
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Avec October Daye, Seanan McGuire propose une émigration du folklore des îles britanniques vers la fantasy urbaine américaine qui prouve que les craintes de Brian Attebery [38] étaient infondées. La présence des fées et de leurs contes dans un contexte urbain moderne (souvent américain) est même devenu extrêmement courant, en revanche, une utilisation aussi rigoureuse de folklore spécifiquement gaëlique est beaucoup plus rare. Eoin Colfer s’y livre du côté irlandais, avec sa série pour la jeunesse Artemis Fowl, et Léa Silhol du côté français avec Le cycle de Vertigen. Peut-être les Américains ne croient-ils pas aux fées aussi sérieusement que les descendants des Celtes (ou du moins, les Irlandais, Ecossais et Gallois au début du XXème siècle, comme le montre l’étude de Evans-Wentz), mais l’espace urbain et les mythes et légendes gaëliques se ré-enchantent mutuellement. Cet univers sombre et violent est par ailleurs grouillant de vie, et les sídhe de McGuire n’ont rien de la langueur nostalgique des elfes de Tolkien [39]. Les fae les plus âgés et les plus puissants tendent d’ailleurs plus vers la folie meurtrière que vers la mélancolie. Cela dit, les changements apportés par Toby et ses amis au cours des neufs premiers tomes indiquent que l’âge des fées et l’âge des hommes peuvent co-exister. Quatre autres romans vont être publiés en septembre 2016, 2017, 2018 et 2019.
Seanan McGuire est une auteure extrêmement prolifique, qui enrichit les univers de chacune de ses séries en cours de plusieurs nouvelles en téléchargement libre : October Daye, Incryptid, Velveteen, sans parler des séries d’horreur publiée sous son pseudonyme, Mira Grant. Son site propose également parmi les FAQs un « Guide de survie dans les contes de fées » à la fois érudit et humoristique. Elle a par ailleurs publié en avril 2016 une nouvelle indépendante, Every Heart A Doorway, qui s’intéressent aux adolescents revenus de mondes imaginaires, et à leur envie désespérée d’y retourner, de quitter le monde « réel » qui n’est plus leur foyer. Une œuvre de fantasy atypique, et pas seulement parce qu’elle compte des protagonistes asexuels et transgenres, saluée à raison par la critique pour son univers complexe et son style envoûtant. Un livre qui nous apprend que chaque cœur est un portail, que les squelettes dansent, que « réel » est un vilain mot et que nous seuls avons le pouvoir de décider comment l’histoire se finit [40].
Notes
[1] Citation tiré du résumé de « In Sea-Salt Tears », une nouvelle située dans l’univers de la série principale, qui se focalise sur la Luidaeg. Elle est disponible en téléchargement libre sur le site de l’auteur.
[2] Walter Evans-Wentz, The Fairy-Faith in Celtic Countries [1911], New York, Lemma Publishing Corporation, 1973, p. 284.
[3] Ibid., p. 291.
[4] Rachel Hyland, « Living the Fairy Tale: Award-winning Urban Fantasist Seanan McGuire », Geek Speak Magazine, n°7, September 2010 [consulté le 20/03/2016] ).
[5] Katharine Briggs, The Anatomy of Puck: An Examination of Fairy Beliefs Among Shakespeare’s Contemporaries and Successors [1959], London, Routledge, 2003, p. 184-196.
[6] « Blood always remembers » (Seanan McGuire, Rosemary and Rue, New York, DAW Books, 2009, loc. 972). Seuls les deux premiers tomes ont été traduit en français ; pour des soucis de cohérence, le corpus a donc été consulté uniquement dans la langue originale et toutes les traduction d’extraits, de noms propres ou noms communs sont les nôtres. A noter également que tous les tomes ne disposent pas de numéros de pages dans la version ebook utilisée ; pour des soucis de cohérence, à nouveau, les localisations (loc.) sont utilisées comme références à la place de la pagination pour toutes les citations.
[7] « Origin: Middle English (denoting fairyland, or fairies collectively): from Old French faerie, from fae, 'a fairy', from Latin fata 'the Fates', plural of fatum (see fate). Compare with fay » (Oxford English Dictionary [consulté le 20/03/2016]).
[8] « Fair: Adjective. 1. Treating people equally without favoritism or discrimination (1.1 Just or appropriate under the circumstances 1.2. archaic not violent) ; 2. (Of hair or complexion) light, blond ; 3. Considerable though not outstanding in size or amount (3.1. Moderately good 3.2. NZ/Australian informal Complete, utter) ; 4. (Of weather) fine and dry ; 5. archaic Beautiful (5.1. (Of words) specious despite being initially attractive) » (Oxford English Dictionary [consulté le 20/03/2016]).+-
[9] « The humans call us ‘the Fair Folk’ because they’re trying to make us act that way. Not because we already do» (Seanan McGuire, Ashes of Honor, New York, DAW Books, 2012, loc. 711). C’est l’ambiguïté de l’adjectif qui fait tout l’intérêt de cette citation.
[10] « Faerie could be backward in a lot of ways – the absence of indoor plumbing in many knowes was a big one – but having a population of semi-immortals with a very low birth rate meant that in other ways, Faerie had always been ahead of the mortal world. No one batted an eye at May and Jazz’s relationship » (Seanan McGuire, A Red-Rose Chain, New York, DAW Books, 2015, loc. 3015).
[11] « Seven years from the death of a spouse or a child, if you’re the parent or consort of a noble » (Seanan McGuire, AOH, op.cit., loc. 2630).
[12] Seanan McGuire, A Local Habitation, New York, DAW Books, 2010, loc. 2076.
[13] Non seulement les couples homosexuels sont aussi légitimes que les couples hétérosexuels pour Toby et pour les fae, mais lorsque deux personnages secondaires récurrents se révèlent être respectivement bisexuel et transgenre dans le tome 9, c’est de loin la chose la moins choquante qui arrive au cours du roman.
[14] Voir Katharine Briggs, The Vanishing People: A Study of Traditional Fairy Beliefs [1978], London, Routledge, 2003, Chapitre 7, “Fairy Midwives and Fairy Changelings”, p. 92-98.
[15] Il s’agit là d’une véritable croyance populaire anglo-saxonne, inspirée par des pointes de flèches préhistoriques en silex, selon laquelle de vives douleurs musculaires seraient causés par la piqûre de traits lancés par des elfes. Voir id., p. 127-128.
[16] Les descriptions qu’en donne Toby forment des zeugmas poétiques et glaçants entre la gourmandise enfantine et un désir d’éternité destructeur (c’est bien leur part mortelle qui se languit d’immortalité, et plus ils ont de sang humain, plus rapide est leur mort) : « [a]ny kid who showed up with sticky fingers and starry eyes […] seeing changelings kids waste away on a diet of jam and dreams » (McGuire, AOH, op. cit., loc. 156). Nous soulignons.
[17] « The fae never swear by anything we don’t believe in. We don’t ask for thanks and we don’t offer them; no promises, no regrets, no chains. No lies » (Seanan McGuire, Rosemary and Rue, New York, DAW Books, 2009, loc. 815).
[18] « Among the fae, the King is the land, and in Shadowed Hills, the King was mad » (id., loc. 2091).
[19] « [O]ù la merveille est enseignable et reproductible », d’après la définition de la SF d’Isabelle Perrier que Anne Besson nuance néanmoins en raison d’écoles de magie à la Harry Potter (Anne Besson, La fantasy, Paris, Klincksieck, « 50 questions », 2007, p. 42-43).
[20] Obéron existait déjà dans le folklore avant A Midsummer Night’s Dream, mais Titania semble bel et bien être née dans cette pièce. Quant à Maeve, il s’agit d’une reine légendaire tirée de Táin Bó Cúailnge, qu’on retrouve en « reine Mab » dans le monologue de Mercutio dans Romeo and Juliet. Pour l’influence considérable du barde sur la fantasy et les fées, voir André-François Ruaud (dir.), Panorama illustré de la fantasy et du merveilleux, Les moutons électriques, 2015, p. 45-51.
[21] « For you there’s rosemary and rue; these keep/ Seeming and savor all the winter long./ Grace and remembrance be to you both. – William Shakespeare, The Winter’s Tale » (Seanan McGuire, The Winter Long, New York, DAW Books, 2014, loc. 128).
[22] McGuire, ALH, op. cit., loc. 556-564.
[23] Cagney and Lacey (1981-1988), série diffusée par CBS autour de deux femmes détectives new-yorkaises.
[24] « “And no birds sing,” I said, horrified. Keats didn’t know much about Faerie, but he knew enough to get some things right. Gean-Cannah – the Love Talkers » (Ibid., loc. 4640). Toby fait référence au poème « La Belle Dame Sans Merci » de John Keats, publié en 1819.
[25] Résumé par Margaret Rose lorsqu’elle récapitule les différentes définitions du postmodernisme : « Umberto Eco, ‘Postscript to The Name of the Rose’, 1983: the postmodern is the ironic revisiting of the ‘already said’ in an age of lost innocence » (Margaret A. Rose, Parody: Ancient, Modern and Post-modern, Cambridge University Press, 1995, p. 202).
[26] McGuire, ALH, op. cit., loc. 2379.
[27] « How many miles to Babylon? I fear we’ve lost our way. […] Can we get there and back by the candle’s light… […] Before the break of day? » (Seanan McGuire, An Artificial Night, New York, DAW Books, 2010, loc. 2448).
[28] Une autre source majeure citée par Seanan Guire en interview sont les nombreux volumes de The English and Scottish Popular Ballads de Francis James Child (Hyland, op. cit.), mais les animaux choisis et le texte lui-même sont différents de la version de Tam Lin reproduite dans Child (et de toutes les autres versions que nous avons pu consulter en ligne), de toute façon écrite dans un anglais très archaïque. Le travail de réécriture de McGuire met en valeur le pouvoir poétique et performatif de la tradition orale.
[29] « The fog had burned away with the dawn, and I walked the rest of the way through a city with no illusions at all. There weren’t any fairy tales in the streets around me. If there was ever a Cinderella, her glass slippers shattered under her weight and she limped home bleeding from the ball » (McGuire, RAR, op. cit., loc. 490-494).
[30] « [A] dying Neverland ruled by a man who was more Captain Hook than Peter Pan » (Ibid., loc. 1237-1239).
[31] « Growing up often comes at the cost of our heroes » (McGuire, TWL, op.cit., loc. 3464-3465).
[32] « Time never runs backward when I need it to. Not for me, and not for everyone else » (McGuire, RAR, op. cit., loc. 827).
[33] « The Summerlands […] have a lot in common with stories of Never-Never-Land – no one there grows up, just older. Faerie is a world filled with eternal children, forever looking for the next game and never quite learning what adult life is like » (McGuire, ALH, op.cit., loc. 5582).
[34] « Children don’t care about good and evil; all that matters is that you play fair and follow the rules » (McGuire, AAN, op. cit., loc. 1959-1962).
[35] « Childhood is the kingdom where nobody dies », premier vers qui donne son titre au poème de 1937.
[36] Le double d’un individu dans le folklore irlandais, généralement un présage de mort imminente.
[37] « I got hit in the face with a pie […]. It was a really evil pie » (Seanan McGuire, Chimes at Midnight, New York, DAW Books, 2013, loc. 2537-2543).
[38] « [T]he path from England to the Other World is a well-worn one. But American storytellers have dropped the fairies from their repertoires, with the result that fairyland […] has become distant and abstract, no longer the glittering hall under the next mountain » (Brian Attebery, The Fantasy Tradition in American Literature: From Irving to Le Guin, Bloomington, Indiana University Press, 1980, p.23).
[39] Dans le dernier tome en date de sa série Mercedes Thompson, l’américaine Patricia Briggs, qui allie folklore irlandais et mythes amérindiens dans une fantasy urbaine de qualité, lie l’émigration des fae vers le Nouveau Monde à Tolkien : « There were still fae in Europe, I knew, but most of them had come to the New World fleeing the spread of cold iron. […] Tolkien’s elves had traveled to the West, and there were scholars who argued that Tolkien had known some of the fae left behind who spoke with longing of their kinsfolk who had traveled to the New World » (Patricia Briggs, Fire Touched, New York, Ace Books, 2016, p.301).
[40] « You’re nobody’s rainbow./ You’re nobody’s princess./ You’re nobody’s doorway but your own, and the only one who gets to tell you how your story ends is you » (Seanan McGuire, Every Heart a Doorway, New York, MacMillan, 2016, p.167).
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