Le Grand Lifting des fées : avatars postmodernes du merveilleux
Christian Chelebourg et Noémie Budin (sous la direction de)
M@gm@ vol.14 n.3 Septembre-Décembre 2016
THE SLEEPER AND THE SPINDLE DE NEIL GAIMAN : QUAND LES REINES PRENNENT LEUR DESTIN EN MAIN
Stéphanie Schneider
schneiderstephanie@hotmail.fr
Doctorante à l’Université du Maine. Elle rédige, sous la direction de Patricia Eichel-Lojkine, une thèse intitulée Utiliser la fable et le conte dans l’enseignement aux cycles 2 et 3 : évolution des pratiques et des supports pédagogiques. Enseignante et formatrice, elle est spécialisée dans les animations d’ateliers d’expression, et elle mène conjointement une carrière d’auteure pédagogique dans ce domaine.
Cendrillon « Aschenputtel » - Arthur Rackham (1867-1939) |
The Sleeper and the Spindle estunconte écrit par Neil Gaiman et illustré par Chris Riddell, édité sous forme d’album et en CD audio en 2014 aux éditions Bloomsbury, puis traduit en France par Valérie Le Plouhinec et paru en octobre 2015 chez Albin Michel. L’histoire avait déjà été publiée en 2013 dans un recueil intitulé Rags and Bones: New Twists on Timeless Tales [1]. Dans ce recueil, chaque auteur choisissait un conte qui l’avait particulièrement touché (soit inspiré, émerveillé ou profondément agacé), le désossait et le reconstruisait à l’attention des jeunes lecteurs actuels. Ainsi, réécrit d’un point de vue contemporain, chacun des contes du recueil se propose, tout en rendant hommage aux textes sources, de soulever un débat particulier [2]. Nous axerons le nôtre autour du destin des personnages féminins.
The Sleeper and the Spindle est un conte qui prolonge et revisite deux classiques du genre : Blanche Neige et La Belle au bois dormant. À travers le destin de ses héroïnes, ce conte affiche une image de la femme et du personnage masculin qui à la fois bouleverse les codes du conte traditionnel et revitalise le conte populaire d’avant Perrault et Grimm.
Plusieurs questions se posent. Pouvons-nous concevoirThe Sleeper and the Spindle comme un classique du genre revisité ou nous faut-il le considérer comme une œuvre littéraire distincte qui partage le même univers mais n’est pas un prolongement des contes sources ? Comment le traitement des modèles féminins participe-t-il à l’enrichissement du genre revisité ? Quel impact la réécriture et la transformation peuvent-elles avoir sur la fonction éducative du conte de fées ?
Pour y répondre, nous examinerons les éléments constants des contes retenus par Georges Jean, dans son ouvrage Le Pouvoir des contes [3], les traits définitoires du genre défendus par Patricia Eichel-Lojkine [4] et la place de l’iconotexte dans l’intention de l’ouvrage. Nousprofiterons du débat singulier des héroïnes pour aborder la notion de transmission et d’instrumentalisation du patrimoine des contes et nous rebondirons sur l’actualité critique pour relancer le débat autour de la place des réécritures et des détournements dans un corpus destiné aux jeunes lecteurs ainsi que l’influence de la parole didactique des contes de fées.
Situer l’album
Neil Gaiman est un conteur. Dans le recueilSmoke and Mirrors, traduit en français en 2000 (Miroirs et Fumée), se trouve déjà une nouvelle, intitulée « Snow, Glass, Apples », dans laquelle il réinvente, perturbe et inverse tout à fait l’histoire de Blanche Neige. Star de la BD moderne, Neil Gaiman, né en 1960 à Portchester en Angleterre est auteur de nombreux ouvrages primés. Blanche Neige et La Belle au bois dormant ne sont pas les premiers contes auxquels il apporte une dimension textuelle et contextuelle propre à sa posture d’auteur. En effet, il a également publié Hansel and Gretel sous la forme d’un album illustré par Lorenzo Mattotti et dans lequel ils réécrivent le conte des frères Grimm en mettant en avant la valeur sombre du conte [5].
Avec The Sleeper and the Spindle il s’attaque de nouveau au pilier de l’inconscient collectif du conte des frères Grimm et produit un « palpitant conte ré-imaginé [6] ». La bibliographie de Gaiman est riche en contes et le choix éditorial d’enrichir la présentation de l’album par un CD audio renforce l’idée qu’il s’agit d’une histoire faite pour être racontée ou lue à voix haute. Cependant, Neil Gaiman est présenté comme « l’un des meilleurs écrivains de la nouvelle vague du fantastique anglo-saxon [7] » et à plusieurs reprises, dans The Sleeper and the Spindle, à travers la noirceur du récit et l’angoisse de certaines scènes, le fantastique prend le dessus.
The Sleeper and the Spindle combine deux récits parallèles qui finissent par se recouper. Une reine, sur le point de se marier, est avertie par trois fidèles nains qu’un mauvais sort est en train de plonger la contrée voisine dans un profond sommeil. Les nains l’identifient comme la seule à pouvoir affronter le problème. La reine abandonne alors sa robe de mariée pour revêtir sa cotte de maille (élément typique de l’heroic fantasy) et se lancer vers le château du royaume de Dorimar dans lequel une belle jeune fille, profondément endormie, est surveillée par une vieille femme menaçante. Une fois en haut du donjon, la reine, respectant l’hypothèse du conte qui évoque le baiser comme la solution au profond sommeil, embrasse sans hésiter la jeune princesse qui effectivement se réveille. L’instinct affuté par ses précédentes expériences avec la sorcellerie, la reine de Kanselaire, qui finit donc par accéder au château et par réveiller la belle endormie, ne se laissera pas duper par la supercherie sous-jacente. En effet, la Belle au bois dormant n’est pas la belle endormie. Bien qu’elle se soit piqué le doigt alors qu’elle était une jeune fille (et selon le récit source), la sorcière, après avoir plongé le royaume dans une léthargie contagieuse, a pris la place de la jeune princesse sur le lit royal. Ensuite, pendant des années, la princesse a dû veiller sur le sommeil de tous, sans pouvoir nuire à la sorcière qui regagnait force et jeunesse, ni même demander de l’aide extérieure. Ajouté à cette inversion des rôles entre la princesse et la sorcière (le mal sous l’apparence du bien et le bien sous celle du mal), la malédiction du sommeil se propage comme un fléau, menaçant les royaumes voisins.
Deux récits parallèles évoluent ainsi : celui de la reine de Kanselaire à sept jours de son mariage et qui, après avoir sauvé les deux royaumes de la malédiction, ne rentrera pas se marier ; et celui de la fausse princesse endormie au royaume de Dorimar, qui attend qu’un baiser vienne la réveiller mais se retrouve punie de mort une fois sa supercherie dévoilée. Ces premières observations sur les deux récits sont des indices d’hétérogénéité qui s’éloignent de la simplicité narrative des contes. D’une part, le nom du royaume de Kanselaire, en faisant entendre le verbe to cancel, résonne comme une prémonition de l’annulation du mariage. D’autre part, toute la structure repose sur une usurpation d’identité qui brouille les cartes.
Le lecteur retrouve les actants tels que Vladimir Propp les définit dans sa Morphologie du conte : une héroïne mandatée et aidée par des nains vient à bout d’un agresseur dont le méfait sera combattu et châtié. L’agresseur est puni et le fléau est levé. Cependant, la frontière entre certaines catégories de personnages est confuse, puisqu’il y a méprise sur l’agresseur comme sur la princesse à sauver. À première vue, le genre du conte semble évident, mais il frôle l’univers de l’heroic fantasy telle qu’on la retrouve dans certains jeux vidéos : un récit au temps passé, des châteaux, un donjon, une reine, une princesse et une sorcière, des nains, un mauvais sort, une malédiction et un combat pour lever le mauvais sort. Le mal est puni et le bien récompensé... dans une certaine mesure.
Les différentes formes de « citations » intertextuelles accentuent l’effet de connivence sur fond de patrimoine culturel commun [8]. En effet, de nombreuses allusions laissent à penser au lecteur que notre héroïne n’est autre que Blanche Neige : les nains qui l’accompagnent et la protègent, les années passées avec eux alors qu’elle n’était qu’une enfant, le rapport conflictuel avec sa belle-mère et la sorcellerie de celle-ci, le sommeil d’une année dans un cercueil de verre, les allusions au physique du personnage :
La reine portait une robe de mariée, plus blanche que la neige [9]. (p. 20 [10])
“Comme tu es belle”, lui disait sa mère, morte depuis si longtemps. “Belle comme une rose rouge sur la neige fraîche [11].” (p. 41)
[…] une jeune femme en tenue de voyage, avec les cheveux les plus noirs que le vieille eût jamais vus [12]. (p. 47)
[…] ses lèvres rouges [13] […]. (p. 49)-
Le texte convoque également la Belle au bois dormant, et ce, avant même de confronter le lecteur avec les personnages de la princesse endormie et de la sorcière. En effet, les nains ont vent de la malédiction dès le début du récit. Par le jeu du dialogue entre les personnages et les allusions au texte source, le lecteur comprend que le conte des frères Grimm sert de référence au récit parallèle : une jeune fille blonde en haut d’un donjon, une sorcière qui n’a pas été invitée à un baptême et a jeté un mauvais sort par vengeance, des princes qui ont échoué à sauver la princesse et sont morts dans les buissons d’un château envahi par les ronces, un fuseau au bout duquel la princesse s’est piqué le doigt et a été plongée dans un sommeil de cent ans.
George Jean, dans Le Pouvoir des contes, propose l’examen de quelques « éléments constants » dans les contes : ce sont des récits, ils se situent dans un passé indéterminé, ils ont une forme close, ils sont peuplés de personnages « sans épaisseur » et ils jouissent d’une potentialité oraculaire. Puis, il ajoute d’autres éléments qui affinent la définition : le conte possède des formules d’entrée et de clôture, des personnages désignés par leur fonction, un schéma narratif, un schéma actantiel, une visée spécifique, il relève du merveilleux et d’une très grande minutie réaliste [14].
Au-delà des éléments formels, morphologiques mis en avant par George Jean, qui s’appuie notamment sur l’analyse structurale de Vladimir Propp, le conte se caractérise par des éléments sémantiques tels, par exemple que le retournement de l’injustice, la victoire du faible sur le fort et l’improbable ascension sociale du déshérité.
Les contes, ajoute Patricia Eichel-Lojkine, « ont ce pouvoir fascinant de migrer de texte en texte. Ce faisant, ils échangent leur fonction antérieure pour en acquérir une nouvelle, déterminée par d’autres facteurs littéraires et socioculturels [15]. »
Dans The Sleeper and the Spindle, un élément supplémentaire est à relever : la présence d’un fabuleux qui s’humanise [16] : « Il arrive cependant, et particulièrement, dans les contes populaires, que le frisson du fantastique soit proche [17]. » Tzvetan Todorov, dans son Introduction à la littérature fantastique, situe ce genre entre l’étrange (des événements insolites mais parfaitement explicables) et le merveilleux (des événements surnaturels acceptés comme tels [18]). Le lecteur est entraîné, le plus souvent à la suite de l’un des personnages, à hésiter sur l’interprétation, rationnelle ou non, des phénomènes rapportés [19]. Dans The Sleeper and the Spindle, la reine et les nains sont confrontés à plusieurs reprises à l’angoisse de visions : ils sont victimes d’hallucinations sur la taille des araignées ou la présence de loups, et les personnages endormis prennent des allures mortifères de zombies sur le point de les attaquer.
Par ailleurs, alors que le texte révèle un conte s’inspirant du merveilleux et du fantastique, la présence des illustrations qui évoquent à la fois les contes d’antan, les préraphaélites et l’art nouveau, déjouent les stéréotypes et offrent aux lecteurs des personnages forts et indépendants en suscitant, avec force détails et finesse, une présence charismatique et sombre de ceux-ci. La conception poétique et mystique des illustrations de Riddell joue un rôle social en réaction à ce que le conte est devenu sous la pression conformiste relayée par Disney. Pour n’en détailler qu’une, l’illustration pleine page au début de l’album dévoile l’humeur de la reine sur le point de célébrer son mariage. Blanche Neige, mélancolique, n’est pas enthousiaste à l’idée de se marier : Elle se demandait ce qu’elle éprouverait, une fois dans sa peau d’épouse. Ce serait la fin de sa vie, décida-t-elle, si la vie était le temps du choix. Plus qu’une semaine, après quoi elle n’aurait plus aucun choix devant elle. Elle régnerait sur son peuple ; elle aurait des enfants ; peut-être mourrait-elle en couches, peut-être à un grand âge, peut-être à la bataille. Mais le chemin vers sa mort, un battement de cœur après l’autre, serait déjà tout tracé [20]. (p. 14)
On est loin du « ils vécurent heureux » des contes de fées traditionnels tels qu’ils ont été revisités par l’industrie Disney, qui fait abstraction de la seconde partie de « La Belle au bois dormant » de Perrault : Neil Gaiman projette cette reine d’une époque indéterminée, mais probablement médiévale, dans la modernité d’un spleen quasi baudelairien. La robe de mariée se tient droite au pied du lit et semble la regarder, autoritaire, tandis que la cotte de maille et l’épée de la reine sont reléguées dans un coin de la pièce, éclairées par une bougie attirant l’attention sur un attirail de haute importance. Le texte vient appuyer le manque de motivation de la reine à l’égard de son futur mariage, qu’elle envisage comme un « chemin vers sa mort », mais les indices laissés par l’illustration sont encore plus indicatifs des tourments et des intentions de l’héroïnes.
En voulant échanger sa robe de mariée contre sa cotte de maille, Blanche Neige s’arroge sans ambiguïté le rôle traditionnellement réservé aux princes dans les contes : celui d’aller délivrer la princesse. L’héroïne, par ailleurs, prend cette décision parce que c’est la chose la plus sage à faire. Elle ne le fait pas pour son propre intérêt, ni pour gagner un trésor quelconque. Il est évident qu’elle est la mieux qualifiée pour affronter le fléau et sauver le royaume. La nature de sa quête est d’ordre sacrificiel. La décision prise est celle de la sagesse et non liée à des désirs d’ascension sociale. L’héroïne ne part pas à l’aventure pour conquérir un autre royaume, après avoir triomphé de plusieurs épreuves avec des aides surnaturelles serviables auxquelles elle a préalablement rendu service [21]. Elle n’est pas le sujet de l’action-quête que l’on trouve traditionnellement dans les contes merveilleux.
Dans la version des frères Grimm, le mariage de Blanche Neige et du prince a lieu « en grande pompe » et sous le regard de la vilaine marâtre de Blanche Neige qui meurt en dansant dans des souliers brûlants comme des charbons ardents. Neil Gaiman, nous l’avons vu, commence son conte en amont du mariage. Il opère une réécriture de la fin du texte des frères Grimm et une transformation de la partie du texte source, celle où la belle-mère de Blanche Neige meurt. Cette réécriture propose une autre vision du monde, observable à la fois dans le texte de Neil Gaiman et au travers des illustrations de Chris Riddell ; cette reformulation met en avant le rôle des héroïnes femmes à travers leurs préoccupations et leurs actes. Elle propose également une situation dans laquelle le rapport homme/femme est inversé par rapport à certaines références aux contes classiques tels que Blanche Neige et La Belle au Bois dormant des frères Grimm ; chez Neil Gaiman et Chris Riddell, à la bravoure et à la clairvoyance des personnages féminins, s’opposent l’attente et le fatalisme des personnages masculins.
Enrichissement du genre revisité à travers le traitement du « gender » et des modèles féminins
Dans le monde de Neil Gaiman, les femmes sont au centre de la narration, tandis que les hommes n’existent qu’en périphérie. Le héros et l’agresseur sont tous deux des personnages féminins doués de la capacité de prendre leurs propres décisions, bonnes ou mauvaises. Le prince n’apparaît pas au cours de la narration. La seule allusion à son existence est mentionnée lorsque la reine s’en va livrer bataille contre la malédiction et que, après avoir annulé le mariage, avoir mandé une carte du royaume et convoqué son Premier ministre pour lui confier la charge du royaume en le responsabilisant finement, elle décide de faire venir le prince afin de le rassurer : « […] elle le prit par son joli menton et l’embrassa jusqu’à ce qu’il sourie [22] ».
Les autres hommes qui apparaissent dans le récit n’ont, comme le prince, aucun pouvoir de décision. Dans la taverne, l’aubergiste et l’ivrogne, défaitistes, s’en remettent à leur sort. Les nains, quant à eux, s’en tiennent au rôle de faire-valoir décrit par Bruno Bettelheim : « […] incapables d’atteindre une virilité adulte, [ils] sont définitivement fixés à un niveau préœdipien (ils n’ont pas de parents, ne se marient pas et n’ont pas d’enfants [23]). »
La reine prend donc en mains les rênes de la narration et les codes du conte sont à nouveau bouleversés lorsqu’elle accomplit la quête et embrasse elle-même la princesse afin de la réveiller : « Elle approcha son visage de la belle endormie. Toucha les lèvres roses avec ses lèvres rouges, et embrassa la jeune fille, longuement, avec force [24]. » Bien que ce baiser n’ait ici rien de romantique, il renvoie le lecteur à d’autres réécritures de contes dans lesquelles, telle Ash [25] de Malinda Lo, le traditionnel baiser du prince à la princesse, est largement compromis par la relation amoureuse entre Cendrillon (Ash) et Kaisa, la femme chasseur désignée par le roi. Privée du texte comme support explicatif, l’illustration de ce fougueux baiser de la reine à la belle endormie compromet quelque peu la nature des personnages et la dimension contextuelle de la posture d’auteur, pouvant perdre le lecteur.
La Belle au bois dormant, sous les traits d’une vieille femme, surprend également le lecteur par ses actes de protection vis-à-vis de la population endormie – « La vieille passa devant une mère endormie, un enfant au sein. Elle les épousseta distraitement, et s’assura que la bouche du bébé restait collée au tétin [26] » (p. 33) – et par le geste de violence finale qui entraîne la mort de la vraie vilaine sorcière. Sa patience est déterminante pour la survie de ses sujets, et sa bravoure, d’autant plus louable qu’elle est fort âgée, est à double niveau : elle tue la sorcière en lui plantant le fuseau dans le cœur, mais par la même occasion s’offre le repos qu’elle mérite. De nouveau, tout comme Blanche Neige agit pour le bien des autres, son sacrifice n’aboutit pas à la fin aussi heureuse que l’on attendrait d’un conte classique. La Belle au Bois dormant ne redevient pas jeune. Sa vie a été gâchée et il n’y a aucun moyen de revenir en arrière. Concernant aussi bien la vieille femme que de la jeune reine, seules la noblesse de leurs derniers actes et la détermination de leurs décisions viennent clôturer le conte de Neil Gaiman. Dès lors, on est en mesure de s’interroger sur l’impact de ce détournement des contes.
Pour Donald Haase, les contes appartiennent à tous ceux, lecteurs ou auteurs, qui s’en emparent [27]. Les œuvres patrimoniales sont vivantes dès lors que l’on parle d’elles, qu’elles sont présentes dans l’actualité. Elles génèrent ce que Brigitte Louichon nomme des « objets discursifs secondaires [28] ». « Répartis en quatre catégories qui reprennent partiellement celles de Gérard Genette [29], adaptations, hypertextes, métatextes et allusions, ces “objets discursifs secondaires” témoignent, à travers l’édition, la création et la critique, de la présence du passé dans le présent lorsque le vif saisit le mort et lui insuffle un nouvel élan [30]. » Bien que les allusions aux contes Blanche Neige et la Belle au bois dormant dirigent le récit, les stéréotypes des contes classiques sont vite bouleversés. Au-delà de la patience sous-jacente des héroïnes que l’on retrouve dans nombre de contes classiques, c’est la place du jugement de ces héroïnes, les décisions qu’elles prennent, qui sont ici maîtres dans la résolution des dilemmes participant de l’enrichissement du genre revisité et permettant de lancer le débat autour de la fonction éducative du conte.
Neil Gaiman se sert de la malléabilité du texte source qu’est le conte classique pour détourner Blanche Neige et La Belle au bois dormant. Il s’appuie sur les principaux motifs du texte patrimonial et la reformulation du scénario afin de créer une œuvre originale et proposer sa propre morale qui indique que les apparences peuvent être trompeuses et qu’une reine est en mesure de décider par elle-même le chemin à donner à sa vie.
La clôture du conte dans laquelle la reine poursuit son chemin en direction opposée au royaume de Kanselaire, détourne la règle de manière unique. Cependant l’attitude déterminée de l’héroïne à s’en sortir par elle-même fait écho aux versions populaires des contes d’avant Grimm et Perrault. Pour n’en citer que quelques-uns, nous pouvons nommer la femme de Barbe-Bleue, dans sa version populaire du conte de L’Oiseau d’Ourdi,qui, fine et intelligente, se sort elle-même du piège dans lequel elle et ses sœurs sont tombées. Le Petit Chaperon rouge, version nivernaise [31], revendique, quant à lui, d’avoir bien dupé le loup en comprenant le manège de l’agresseur et en trouvant un subterfuge pour fuir. Au-delà des seules allusions ou des références au conte source, le texte de Neil Gaiman qui se rapporte à la fois à Blanche Neige et à la Belle au Bois dormant change leurs caractères et leurs attitudes. Il prolonge et à la fois détourne les contes sources (à partir d’un temps J-7 ou J-100) à travers un univers fictionnel à la fois très ancien et très moderne dans le traitement des personnages féminins.
Ainsi, The Sleeper and the Spindle va au-delà du conte revisité. Il s’agit d’une œuvre distincte illustrant l’empan que les auteurs peuvent donner à leurs propres fictions, soulignant les qualités littéraires d’une réécriture tout en soulevant le débat autour du rôle pédagogique des contes, et rompant avec les attentes du lecteur.
Christiane Connan-Pintado parle du phénomène du détournement des contes qui s’accentue dans la littérature et qu’elle attribue à la « construction du concept d’intertextualité (qui considère tout texte comme mosaïque de citations), à la notion de postmodernisme (qui conduit à recycler l’héritage pour le critiquer) et à l’évolution des théories de lecture (qui s’attachent à l’effet de lecture, à la réception, au jeu du sujet avec le texte [32]). » The Sleeper and the Spindle est une réécriture qui modifie la réception du texte et dévie des codes du conte classique. La reine ne rentrera pas épouser le prince car elle n’en a pas envie et n’en a d’ailleurs jamais eu le désir réel.
L’effet du texte de Neil Gaiman sur le lecteur qui s’attend, au regard de son expérience de lecteur et de sa culture des contes à ce que la reine, qui déjà a pris les rênes de la narration et sauvé les royaumes, rentre gentiment épouser son prince, dépasse celui d’un conte classique et engendre une réflexion sur le conte revisité et sur le conte source. Au-delà du détournement qui, certes, invite au dialogue fructueux entre texte passé et texte présent, The Sleeper and the Spindle dépasse la simple relation aux textes anciens pour mettre en crise leur réception et se constituer comme une œuvre littéraire distincte dont le message pourrait se résumer ainsi : la Belle au Bois dormant, à qui la sorcière a volé la beauté et la vie, accepte son sacrifice et ne redevient pas jeune pour autant, et Blanche Neige se libère sans tabou de la contrainte du mariage. Alors que jeunesse et alliance sont les trophées attendus d’un conte classique, ce sont le repos et la liberté qui font figure ici de récompenses.
Entre hommage et critique, les textes sources servent de référence d’arrière-plan et, dans le cas de The Sleeper and the Spindle, cette reformulation palimpseste de Neil Gaiman et Chris Riddell semble s’appuyer sur une œuvre célèbre qu’elle célèbre à son tour en faisant d’elle le tremplin d’un nouveau texte et d’un nouveau débat : le conte est au service d’un message féministe. Neil Gaiman remet en cause le discours d’autorité des frères Grimm et le sens qu’ils ont donné à leurs œuvres. Cette lecture contrauctoriale est un apport essentiel de la construction des contes détournés pour, à leur tour, créer une culture littéraire, une posture de lecteur et une posture d’auteur. La posture de l’auteur Neil Gaiman est celle de l’instrumentalisation des contes patrimoniaux, au service d’un mouvement qui revendique la lutte contre les stéréotypes et le sexisme.
Associé aux illustrations presque gothiques de Chris Riddell, l’album, aux yeux de la critique française, s’adresse aux « jeunes adolescents [33] », tandis qu’en terre anglo-saxonne, il est vivement recommandé pour la famille, si l’on en croit le site Common Sense media [34] dont le slogan – « We rate, educate, and advocate for kids, families, and schools » – revendique un rôle éducatif. La vocation de ce site, fort de presque douze mille références, est d’évaluer les potentialités éducatives des ouvrages qu’il analyse. Dans le cas de The Sleeper and the Spindle, il note que la réécriture contribue à la diffusion d’une image positive de la femme qui sert de « role model », et permet d’engager au sein des familles des débats philosophiques et littéraires sur des questions telles que : Pourquoi sommes-nous attirés par les contes merveilleux ? Quels choix les personnages font-ils lorsqu’ils sont confrontés à un problème ? Agir est-il synonyme de choix ? Pouvons-nous juger si une personne est « bonne » ou « mauvaise » en s’appuyant sur les apparences [35] ? Neil Gaiman, à travers The Sleeper and the Spindle, soumet les lecteurs à un scénario existentiel et les invite à questionner une représentation anthropologique des femmes, démarche déjà ancienne aux USA, mais encore abordée avec beaucoup de frilosité en France. Alors que les médias anglo-saxons ne font pas cas de la scène du baiser entre la reine et la princesse, les français préfèrent isoler l’extrait (« Quand Blanche Neige embrasse la Belle au Bois dormant » [36]) afin de relancer des polémiques morales et politiques.
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Ainsi, alors que les ingrédients du conte semblent réunis, certains indices tels l’ombre du fantastique, la confusion sur les actants, le visible qui induit la pensée et la fonction de la clôture inattendue de l’histoire liée à une personnalité évolutive de l’héroïne, nous amènent à penser que The Sleeper and the Spindle dépasse les intentions du conte classique.
En effet, depuis sa décision de partir à la rescousse de la jeune endormie jusqu’à son choix final de poursuivre un autre chemin que celui désigné par le conte classique (la voie du mariage), la reine, Blanche Neige, démontre qu’elle est seule à prendre son destin en main. Les héroïnes du conte The Sleeper and the Spindle ne correspondent pas aux stéréotypes des reines et des princesses que l’on retrouve de manière classique dans les contes véhiculés notamment par Disney. Elles sont courageuses certes, mais restent vulnérables, soumises à des états d’âmes. Guerrières, elles n’en sont pas moins féminines et tout est mis en œuvre dans l’ouvrage de Neil Gaiman et Chris Riddell pour transporter le lecteur dans un univers merveilleux, voire fantastique où le lecteur prend conscience d’une existence du temps passé qui se reflète dans notre monde actuel.
The Sleeper and the Spindle est un conte qui se nourrit d’un fond patrimonial détourné, d’une interprétation iconographique aux frontières du classique mais bouleversant les codes, et d’une autonomie des personnages permettant d’engager la déconstruction des stéréotypes.
La réécriture des contes s’appuie sur des textes du patrimoine afin de créer une œuvre originale qui suscite réflexion. Depuis 1965, des associations féministes en France questionnent les modèles enfantins dans les manuels scolaires et la littérature pour la jeunesse, luttant contre la prégnance des stéréotypes masculins. L’Éducation nationale, depuis un arrêté de 1982, lutte également contre la discrimination sexiste et revendique le toilettage des manuels, mais cependant l’image des hommes et des femmes continue de subir un traitement différencié moins valorisant pour les femmes. Dans ce contexte, nous pouvons dire que toute œuvre encourageant l’évolution des modèles féminins de notre société actuelle, telle la version de Blanche Neige en armure, est un symbole de la conquête au féminin, qui apporte une nouvelle contribution au répertoire des contes classiques.
Notes
[1] Melissa Marr (ed.), Rags and Bones: New Twists on Timeless Tales (Sir Hereward and Mister Fitz), New York, Little, Brown Books for Young Readers, 2013.
[2] « The best writers of our generation retell classic tales. From Sir Edmund Spenser’s “The Faerie Queen” to E.M. Forster’s “The Machine Stops,” literature is filled with sexy, deadly, and downright twisted tales. In this collection, award-winning and bestselling authors reimagine their favorite classic stories, the ones that have inspired, awed, and enraged them, the ones that have become ingrained in modern culture, and the ones that have been too long overlooked. They take these stories and boil them down to their bones, and then reassemble them for a new generation of young adult readers.
Written from a twenty-first century perspective and set within the realms of science fiction, dystopian fiction, fantasy and realistic fiction, these short stories are as moving and thought provoking as their originators. They pay homage to groundbreaking literary achievements of the past while celebrating each author’s unique perception and innovative style. » (www.goodreads.com).
[3] Georges Jan, Le Pouvoir des contes, Casterman, 1981.
[4] Patricia Eichel-Lojkine, Contes en réseaux : l’émergence du conte sur la scène européenne, Genève, Droz, 2013.
[5] Neil Gaiman, Lorenzo Mattotti, Hansel & Gretel, Bloomsbury, London, 2014.
[6] A thrillingly reimagined fairy tale [consulté le 25/01/2017]).
[8] Christiane Connan-Pintado, Catherine Tauveron, Fortune des contes des Grimm en France : Formes et enjeux des rééditions, reformulations, réécritures dans la littérature de jeunesse, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise-Pascal, « Mythographies et sociétés », 2014.
[9] « The queen wore a wedding gown, whiter than the snow. » (Neil Gaiman, Chris Riddel, The Sleeper and the Spindle, London-New Delhi-New York-Sydney, Bloomsbury, 2014). Toutes les citations originales, en notes, renvoient à la version électronique non paginée de cette édition.
[10] Neil Gaiman, Chris Riddel, La Belle et le fuseau, Valérie Le Plouhinec (trad.), Paris, Albin Michel, 2015. Par la suite, nous renvoyons à cette édition par la seule pagination, en texte, de l’extrait traduit.
[11] « “You are so beautiful,” said her mother, who had died so very long ago. “Like a crimson rose in the fallen snow.” »
[12] « a young woman in travel-stained clothes, with the blackest hair the old woman had ever seen. »
[13] « carmine lips ».
[14] Georges Jean, Le Pouvoir des contes, Casterman, Paris, 1981, p. 57.
[15] Patricia Eichel-Lojkine, « Le genre du conte de fées à l’épreuve du concept d’identité (et inversement) », Academia, p. 113, Le genre du conte preuve du concept didenti et inversement article dans Collectif.
[16] Georges Jean, Le Pouvoir des contes, Casterman, Paris, 1981, p. 58.
[17] Id., p. 62.
[18] Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, « Points », 1970, p. 45-62.
[19] Id., p. 37-38.
[20] « She wondered how she would feel to be a married woman. It would be the end of her life, she decided, if life was a time of choices. In a week from now, she would have no choices. She would reign over her people. She would have children. Perhaps she would die in childbirth, perhaps she would die as an old woman, or in battle. But the path to her death, heartbeat by heartbeat, would be inevitable. »
[21] On pense par exemple à « Fortunio » (III, 4), recueilli par Straparola dans Le piacevoli notti.
[22] « she chucked him beneath his pretty chin and kissed him until he smiled. »
[23] Bruno Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées [1976], Paris, Robert Laffont, 2012, p. 301.
[24] « She lowered her face to the sleeping woman’s. She touched the pink lips to her own carmine lips and she kissed the sleeping girl long and hard. »
[25] Malinda Lo, Ash, New York, Little Brown Books for Young Readers, 2009 (https://www.malindalo.com).
[26] « The old woman passed a mother, asleep, with a baby dozing at her breast. She dusted them, absently, as she passed and made certain that the baby’s sleepy mouth remained on the nipple. »
[27] « We claim fairy tales in every individual act of telling and reading. » [Nous revendiquons la propriété des contes de fées dans chaque acte de lecture et de réécriture] (Donald Haase, « Yours, Mine, or Ours? Perrault, the Brothers Grimm and the Ownership of Fairy Tales », Merveilles & Contes, vol. 7, no 2, décembre 1993, p. 383-402, p. 395).
[28] Brigitte Louichon, « Définir la littérature patrimoniale », in Isabelle de Peretti et Béatrice Ferrier (dir.), Enseigner les « classiques » aujourd’hui : Approches critiques et didactiques, Berne,Peter Lang, 2012, p. 41.
[29] Gérard Genette, Palimpsestes, Paris, Seuil, 1982.
[30] Christiane Connan-Pintado et Catherine Tauveron, Fortune des Contes des Grimm en France, op. cit., p. 13.
[31] Voir expositions.bnf.fr [consulté le 25/01/2017]. Comme d’autres versions de la tradition orale, cette variante recueillie par le folkloriste Achille Millien autour des années 1870, présente le motif du chemin des Épingles et des Aiguilles ainsi que celui du repas cannibale, tous deux absents chez Perrault comme chez les Grimm.
[32] Christiane Connan-Pintado, Lire les contes détournés à l’école, à partir des Contes de Perrault, Paris, Hatier, « Hatier Pédagogie », p. 30.
[33] La belle et le fuseau neil gaiman [consulté le 25/01/2017].
[34] The sleeper and the spindle [consulté le 25/01/2017].
[35] « Families can talk about why folk and fairy tales have endured for centuries. What is it about these stories that make them so compelling to modern audiences? How do people make choices when confronted by a dilemma? Isn’t acting the same as making a choice? Can you tell whether someone is "good" or "bad" just by looking at the person? » (ibid.)
[36] Quand Blanche Neige embrasse la belle au bois dormant [consulté le 25/01/2017].
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