L’addiction : un mythe, une maladie ou un fléau social contemporain ?
Johanna Järvinen-Tassopoulos (sous la direction de)
M@gm@ vol.14 n.1 Janvier-Avril 2016
LE JEU PROBLÉMATIQUE : UNE PATHOLOGIE, UN ÉCHEC D’AUTORÉGULATION OU UNE QUESTION SOCIALE ?
Virve Marionneau
virve.marionneau@helsinki.fi
Sociologue et postdoctorante. Université d’Helsinki, départment de sociologie, Universtité Paris 5 René Descartes, Cermes3. Sa thèse de doctorat portait sur les contextes culturels et institutionnels des jeux de hasard en Finlande et en France. Ses recherches postdoctorales s’attachent désormais à étudier les cadres législatifs et économiques des jeux de hasard en Europe.
Image : Pixabay CCO Public Domain |
Introduction
Aujourd’hui, les jeux de hasard sont autorisés dans la plupart des pays et les études de prévalence internationales montrent qu’une large portion de la population prend part à ces jeux, tout du moins occasionnellement (Williams, Volberg & Stevens, 2012). En France, les données de l’INSEE (Rakedjian & Robin, 2014) indiquent que 12,1 milliard d’euros ont ainsi été dépensés en jeux en 2012. Autre indice de la popularité des jeux en France, d’après une étude statistique de l’Observatoire des Jeux (Costes et al., 2015), 56,2 % de la population déclare avoir joué en 2014, ce qui constitue une hausse par rapport aux données d’un sondage INPES, mené auprès de la population générale en 2010, selon lequel 48 % des Français avait joué aux jeux de hasard et d’argent, au cours des 12 derniers mois (Costes et al., 2011).
Cette popularité croissante, voire cette banalité de la pratique des jeux de hasard et d’argent n’est pas exempte de problèmes. En 2014, les données de l’Observatoire des Jeux (Costes et al., 2015) ont mesuré un taux de 1,5 % pour les les joueurs « à risque modéré » et un taux de 0,4 % pour la catégorie des joueurs « excessifs » au sein de la population française (utilisant l’Indice Canadien du Jeu Excessif, ICJE), des chiffres comparables aux moyennes mondiales (voir Williams, Volberg & Stevens, 2012). Les traitements et interventions disponibles pour ces français sont prescrits par des médecins généralistes et spécialiste en psychiatrie, qui s’appuyent sur une vue médicale du jeu problématique (Valleur, 2009). En effet, en France, comme dans plusieurs autres contextes, le jeu problématique est souvent perçu comme une pathologie, voire une addiction (Ehrenberg, 2010 ; Mangel, 2009 ; Valleur, 2008 ; Valleur & Bucher, 2006). Ce modèle médical est conçu autour de l’idée d’une perte du contrôle de la part du joueur dit pathologique qui ne peut donc pas être responsabilisé pour ses actions. Cette pathologisation qui aujourd’hui occupe une place centrale dans le discours français du jeu problématique « oriente le regard des chercheurs vers des considérations psychologiques, médicales, ou sanitaires » (Brody, 2015), et néglige l’importance des conditions sociales telles que l’offre et la disponibilité des jeux.
À côté de ce discours médicalisé se place une opinion plus récente, dont le nom semble quelque peu relever de l’oxymore, le « jeu responsable ». Le concept du jeu responsable est devenu une sorte de leitmotiv des politiques du jeu, remplaçant dans certains contextes la pathologisation de l’individu par une responsabilisation de l’individu et une importance accrue donnée à l’autorégulation. A l’image du modèle médical, cette approche néglige le rôle des secteurs publics et privés des jeux, mais en mettant l’accent sur le fait que l’individu doit être tenu responsable pour son propre comportement. Le discours sur le jeu responsable est souvent lié à l’idée que il n’est du ressort des industries de jeu et des États impliqués que d’encourager le jeu responsable en fournissant de l’information sur les pratiques raisonables du jeu. L’objectif de l’État et des industries est que le joueur s’autolimite. En France ces deux approches ne sont pas encore très répandues dans le débat public, bien qu’elles apparaissent progressivement dans les discours des représentants de l’industrie et de l’État (Marionneau, 2015b).
Dans cet article nous analyserons l’évolution de ces deux perspectives individualistes sur le jeu problématique, tout en proposant une définition sociale plus large pour inclure des problématiques de santé publique. Afin d’expliquer pourquoi les paradigmes individualistes ont pris une place aussi importante dans le débat et la compréhension actuelle du jeu problématique, nous avons fait la distinction entre trois processus de définition de celui-ci. Premièrement, la recherche historique montre que les points de vue des sociétés sur le jeu évoluent avec le temps. Deuxièmement, les discours relatifs aux jeux d’argent et de hasard varient dans le débat public et entre les disciplines académiques. Troisièmement, les jeux peuvent être conceptualisés différemment d’une société à l'autre selon leurs contextes culturels et institutionnels.
Une étude de ces trois processus de définition est des plus nécessaires afin de pouvoir développer des réponses plus adaptées face au jeu problématique. Les approches individualistes, soulignant les responsabilités individuelles tant sur le plan médical que discursif, sont en fait un produit de leur temps, des discours publics prépondérants ou des contextes socioculturels, et donc par suite, pas nécessairement le meilleur moyen de développer des interventions et des politiques des jeux. Les définitions ont des conséquences réelles sur les joueurs et plus encore sur les joueurs qui ont des problèmes avec le jeu. De là, la déconstruction de celles-ci peut nous aider à trouver des solutions plus justes, cohérentes et efficace pour aider ceux qui souffrent des troubles liés aux jeux.
Jeu pathologique, problématique, addiction : une note conceptuelle
Avant de considérer les façons de concevoir le jeu problématique, nous commencerons par un retour sur les terminologies employées pour décrire les problèmes liés aux jeux. De multiples termes comme notamment « jeu excessif » au « jeu compulsif », « dépendance », « addiction » ou bien « trouble du jeu » sont utilisés dans la sphère académique ainsi que dans le débat public. Dans la discussion qui suit nous avons fait le choix d’utiliser le terme « jeu problématique » au lieu de d’alternatives, sauf quand il s’agit du cas particulier du jeu pathologique diagnostiqué selon les outils psychiatriques. Ce choix de terminologie se base sur trois raisons.
Premièrement, les impacts négatifs du jeu dépassent les limites du seul individu qui joue et les jeux peuvent avoir des impacts délétères sur la famille et la communauté du joueur, rendant la terminologie individualiste, tel que « compulsif » ou « addictif » insuffisante. Le terme « jeu problématique » est plus versatile et s’applique à l’individu, mais aussi à son milieu social.
Une meilleure prise en compte de l’entourage des joueurs est d’autant plus importante que la recherche internationale sur les jeux de hasard et d’argent a montré que chaque joueur problématique a un effet sur 5 à 17 autres personnes qu’elles fassent partie de sa famille, ses amis ou ses collègues (Grant Kalischuk et al., 2006; Productivity Commission, 1999; Ladouceur et al., 1994; Lesieur, 1984). D’autres études qualitatives se basant sur des entretiens réalisés auprès de l’entourage des joueurs problématiques ont constaté que les familles souffrent des conséquences néfastes similaires à celles des joueurs eux-mêmes : problèmes financiers, conflits domestiques, détérioration de la santé mentale et physique, et abus d’alcool et de drogues (Dowling, Jackson et al., 2014; Svensson et al., 2013; Dowling et al., 2009; Wenzel et al., 2008; Hodgins et al, 2007; Grant Kalischuk et al, 2006). Le jeu problématique peut également avoir des impacts négatifs sur la communauté, entraînant des coûts pour les sociétés sous forme d’un besoin croissant des services de soutien, mais aussi d’une baisse de productivité au travail (Gerstein et al., 1999) et une hausse de criminalité (Laursen et al.m 2016 ; Gernstein et al., 1999 ; Productivity Commission, 1999).
La deuxième raison pour laquelle nous utilisons le terme « jeu problématique » est liée à sa flexibilité, car il ne nécessite pas que le comportement du jeu réponde aux critères diagnostiques spécifiques. Les outils diagnostiques, tels que le South Oaks Gambling Screen (SOGS), le Manuel Diagnostique et Statistique des troubles mentaux (DSM), et l’Indice Canadien du Jeu Excessif (ICJE) font la différence entre le jeu sans risque, le jeu à risque, puis le jeu problématique et le jeu pathologique selon le nombre de critères qui sont remplis. Ces outils sont utiles dans les approches statistiques et les études de prévalence, mais les différences entre les critères font que même dans la même population, les taux du jeu pathologique peuvent varier considérablement en fonction de l’instrument utilisé. Les études ont montré que les l’indice SOGS tendent à produire des estimations plus élevées du jeu problématique que les indices alternatifs (Williams, Volberg & Stevens, 2012 ; Turner et al., 2009). Une comparaison des différents critères diagnostiques (Williams, Volberg & Stevens, 2012) révèle, qu’en moyenne, les études ayant administré plusieurs outils diagnostiques ont trouvé une prévalence du jeu problématique inférieure de 0,82 point de pourcentage en appliquant les critères de l’ICJE en comparaison avec les critères du SOGS et une prévalence de jeu problématique inférieure de 1,05 point de pourcentage avec les critères de l’DSM en comparaison avec le SOGS. Ces différences sont importantes étant donné que la prévalence du jeu problématique ou pathologique est estimée à 1-2 pourcent de la population générale dans les pays occidentaux.
Les termes « addiction » ou « dépendance » ne font pas partie de ces degrés de sévérité selon les outils diagnostiques, bien que dans la cinquième édition du DSM (2013), le jeu problématique ait été ajouté dans la catégorie de l’addictologie à côté des troubles liés à l’usage de substances. Cette catégorisation est souvent soutenue par les psychologues. Marc Valleur (2008) affirme par exemple que le jeu problématique est bien une addiction parce que ses caractéristiques et ses conséquences ressemblent à celles des autres addictions telles que l’alcoolisme et la toxicomanie. Néamoins, le terme « addiction » reflète encore un modèle médical, avec un accent important sur l’individu, négligeant les conditions sociales.
En effet, d’autres chercheurs restent sceptiques quant à savoir si le jeu problématique peut être classé dans la même catégorie que les problèmes de dépendance, d’autant plus qu’il existe des différents sous-types de jeux problématiques plus ou moins liés avec d’autres comportements addictifs (Blaszczynski & Nower, 2002 ; Blanco et al., 2001). D’autres (Reith & Dobbie, 2011 ; Egerer & Marionneau, 2015) ont même proposé une perspective se focalisant sur les comportements problématiques et non plus sur les joueurs problématiques, étant donné que le même individu peut avoir des comportements différents face au jeu. Ce point de vue converge avec l’affirmation de l’expertise de l’INSERM (2008), qui observe un continuum entre le jeu normal et le jeu problématique plutôt qu’une frontière absolue.
Le terme « jeu problématique » est plus général et plus accessible dans les analyses sociales. Bien qu’utilisé aussi dans certains critères diagnostiques pour désigner un degré spécifique du « trouble de jeu », le terme est souvent employé par les chercheurs pour designer tous les niveaux de problèmes liés au comportement face aux jeux, allant du jeu pathologique sévère, aux problèmes non diagnostiqués mais préjudiciables pour l’individu et pour son environnement social. Bien que moins pratique d’un point de vue statistique ou psychiatrique, un discours sur le jeu problématique est plus utile d’un point de vue sociologique, car il nous permet de discuter des problèmes liés aux jeux à tous les niveaux et pas seulement à celui reconnu par les psychiatres.
Enfin, la troisième raison pour laquelle nous employons le mot « jeu problématique » au lieu des alternatives découle des deux premières. Comme l’affirme aussi l’expertise collective de l’INSERM (2008), les observations des études psychologiques ont montré que les pratiques problématiques du jeu ne résultent pas seulement des actes de l’individu, mais aussi des caractéristiques des jeux, de l’offre proposé, de l’instigation pratiquée par les casinos et les salles de jeu, de même que de l’interaction entre le jeu et le joueur (Quinn, 2001).
Le chercheur britannique Mark Griffiths (par ex. 1993 ; Griffiths & Parke, 2003, voir aussi Bouju, Grall-Bronnec, Landreat-Guillou & Venisse, 2011) fait une distinction entre les facteurs structurels et situationnels des jeux de hasard et d’argent. Les facteurs situationnels attirent les joueurs vers les lieux de jeu et les facteurs structurels encouragent à joueur davantage. Ainsi, les jeux sont conçus pour inciter des comportements addictifs et éventuellement des problèmes. Les travaux de recherche existants ont montré que les machines à sous en particulier, mais aussi les autres jeux de casino en ligne et hors-ligne réunissent des caractéristiques structurelles, les rendant plus susceptibles de faire émerger des problèmes (Bonnaire, 2012 ; Dow Schüll, 2012 ; Griffiths, et al., 2009; Binde, 2011; Cantinotti & Ladouceur, 2008; Hare, 2009; Lund, 2006). Dans cette situation d’encouragement, voire même de génération des problèmes, la législation et la réglementation relatives aux jeux mais également les interventions et les traitements proposés aux joueurs problématiques, s’appuyant sur la notion de responsabilisation l’individu ou de l’autorégulation, restent insuffisants.
Cet éclaircissement conceptuel constitue une fondation nécessaire avant d’affirmer le fait que renoncer à la terminologie qui met l’accent sur l’individu comme « la pathologie » et « l’addiction », permet de porter davantage attention au fait que les problèmes de jeu ne dépendent que de l’individu, mais peuvent aussi être liés au jeu et son offre dans les sociétés (voir aussi Reith, 2012). Nous analyserons ces différentes conceptualisations du jeu problématique avec plus de détails dans les sections suivantes.
La production historique d’un joueur pathologique et du jeu responsable
Les définitions des jeux de hasard, d’argent et du jeu problématique, comme de tout autre concept social, ont fluctué dans le temps. Les historiens spécialistes dans le champ des jeux et du jeu problématique ont tracé de manière exhaustive l’évolution de celui-ci en France et dans d’autres contextes socioculturels (Ferentzy & Turner, 2013 ; Brody, 2015 ; Reith, 1999 ; 2006). Par exemple, une étude historique (Reith 1999 ; 2006) sur les façons de concevoir les jeux de hasard et d’argent dans l’histoire du Royaume-Uni montre que le jeu était vu comme une activité condamnée par l’Église au Moyen Âge, acceptée à un degré modéré pendant le siècle de Lumières, avant de souffrir d’une nouvelle vague d’interdictions pendant l’époque de la révolution industrielle. Il en va de même en France, où le jeu a depuis longtemps fait l’objet de définitions variées. Le jeu et en particulier le jeu problématique était dénoncé comme un péché au 17ème siècle, un vice au 18ème siècle et une violation des lois puis un problème social vers le 19ème siècle (Brody, 2015).
A la suite de ces développements, la médicalisation du jeu problématique a eu lieu vers le début du 20e siècle. Les premières tentatives de médicalisation se sont produites avec le développement de la psychanalyse. Dans la pensée de Freud, le jeu problématique était une « passion pathologique » (Ferentzy & Turner, 2013). Ce modèle, reflétant une maladie, a été adopté plus tard par le groupe d’entre-aide Gamblers Anonymous, établie à Los Angeles en 1957, mais aussi par la théorie cognitivo-comportementale qui consiste à identifier et changer les modes de pensée relatifs aux jeux (Ferentzy & Turner, 2013). L’inquiétude sociale face au jeu problématique s’est exacerbée à la fin du 20ème siècle suivant l’augmentation exponentielle de l’offre des jeux dans les pays occidentaux, résultant en une médicalisation croissante du jeu problématique. Selon une œuvre portant sur l’histoire du jeu problématique (Ferentzy & Turner, 2013), ce développement était motivé par un désir sincère d’aider ceux qui éprouvent des problèmes avec le jeu sans le stigmatiser. Pourtant, d’autres commentateurs (Bernhard, 2007) ont montré que le vocabulaire médicale repose sur la même base que les jugements moraux d’antan, relevant plutôt d’une nouvelle façon d’exercer un control social.
La pathologisation du jeu problématique s’est produit en parallèle avec une médicalisation croissante dans d’autres champs. Selon Suissa (2008), la médicalisation est un processus par lequelle les problèmes sociaux sont définis et traités comme des problèmes médicaux. Ce développement est le résultat d’une sorte de vide éthique faisant suite à des processus sociaux tels que l’individualisme grandissant, la rationalité et le prestige accru de la profession médicale. Qui plus est, on constate que le DSM de l’Association américaine de psychiatrie est passé de 100 affections à la fin des années 1980 à plus de 300 dans la version DSM-IV parue en 2013. Une analyse éthique sur le jeu problématique par Jean-Claude Lavigne (2010) a même proposé que la médicalisation soit un moyen de sortir le jeu de l’éthique et de l’inscrire dans le champ pathologique, ce qui donnerait une légitimité éthique à la mise en disposition des jeux.
Le DSM, en plus d’être un bel exemple de l’influence croissante du paradigme médical dans le monde, est aussi l’exemple le plus courant des définitions fluctuantes au cours de l’histoire récente du jeu problématique (par exemple Valleur & Matysiak, 2006). Officiellement, le jeu pathologique a vu le jour en 1980 quand il a été ajouté dans le DSM-III en tant que trouble de contrôle des impulsions (APA, 1980). Cette définition a été corrigée dans le DSM-III-R (révisé), les nouveaux critères diagnostiques reflétaient alors les similarités entre le jeu pathologique et les autres troubles addictifs (APA, 1987). Pourtant, avec un corpus de recherche croissant soulignant les différences entre le jeu pathologique et les autres addictions, les critères diagnostiques furent de nouveau révisés En conséquence, le jeu problématique est devenu « une pratique inadaptée, persistante et répétée du jeu » dans le DSM-IV (APA, 1994). Dans le plus récent DSM-V (APA, 2013), le jeu pathologique a été renommé « trouble du jeu » (gambling disorder) et classifié dans la catégorie de l’addictologie à côté des troubles liés à l’usage de substances.
Un nouveau changement dans la façon de penser au jeu problématique s’est produit vers la fin du 20ème siècle. Dans cette nouvelle époque, caractérisée par l’individualisme et la liberté de choix, la pathologisation du jeu n’a plus eu la même importance, pour faire place à un discours plus centré sur la responsabilisation de l’individu. Dans certains contextes, et surtout dans les discours des opérateurs des jeux, le jeu problématique fut défini comme relevant d’une problématique d’autorégulation. Le terme de « jeu responsable », apparu dans les années 1990, est ensuite devenu une sorte de mantra au sein des industries des jeux (Orford, 2011). La responsabilisation du joueur a été mise en exergue aux dépens de la responsabilité de l’operateur des jeux, qu’il soit privé ou public, et la seule implication de ce dernier consiste désormais à fournir de l’information aux joueurs sur les pratiques raisonnables à adopter (INSERM, 2008).
L’importance accrue donnée au jeu responsable est liée à une légitimation sociale de l’industrie de jeux qui s’est produite dans les années 1980 en France comme dans les autres pays occidentaux. Le sociologue néerlandais Sytze Kingma (2004) a montré qu’aux Pays-Bas, un changement de perspective avait eu lieu au cours de cette période, remplaçant le modèle de l’alibi (alibi model) par un modèle de risque (risk model), ce qui traduisait d’un changement du raisonnement des politiques des jeux. Kingma (2004) a démontré que dans les années 1960, les politiques des jeux étaient justifiées au nom d’une disponibilité limitée et un fort contrôle exercé par l’État. Dans les années 1980, résultant d’une ouverture des marchés, d’un raisonnement axé sur l’individualisme et sur une culture de consommation, le climat politique change. Des évolutions de ce type ont pareillement été identifiées dans d’autres pays européens, dont la France (Marionneau, 2015a ; Gautier, 2011 ; Orford, 2011). D’apres Pierre-Yeves Gautier (2011), le jeu a en fait connu trois époques dans la législation française. La prémière, allant des premières capitulaires de Charlemagne jusqu’au début du 20ème siècle a considéré le jeu comme immoral voire illégal. Pendant cette époque l’église et ensuite l’État jouaient et jouissaient de leur forte autorité morale. Caractéristique du 20ème siècle, la deuxième époque est celle d’une autorisation des jeux résultant de l’intérêt financier de l’État. La troisième, qui vient de s’ouvrir, est celle de la dérégulation du marché et de la légalisation des jeux sur internet. L’accent sur l’autorégulation est un produit de cette nouvelle situation de l’ouverture des marchés et la diminution du control étatique.
Cependant, d’autres solutions s’offrent également, et certains pays ont déjà fait les premiers pas vers une nouvelle vague de restrictions et de protection contre les conséquences néfastes du jeu. Kingma (2008) a observé un changement récent dans le climat politique néerlandais, où le modèle de risque a de nouveau été contesté avec des reformes correspondant davantage au modèle de l’alibi. Cependant, et contrairement au modèle de l’alibi des années 60, ce nouveau changement dans le discours ne s’appuie pas sur l’autorité morale de l’État ou de la profession médicale, mais plutôt sur une vue sociétale des conséquences négatives des jeux plus en lien avec le modèle de la santé publique, duquel nous allons de suite aborder la place dans le débat académique et dans les contextes socioculturels.
Les définitions académiques : un débat qui se poursuit
Dans le débat public et le dialogue académique interdisciplinaire, la question des jeux de hasard et d’argent préoccupe, polarise et divise. De manière globale, les chercheurs sont d’accord pour affirmer que le jeu problématique est un phénomène biopsychosocial multidimensionnel (Martignoni-Hutin, 2005 ; Blasczynski & Nower, 2002), mais les spécialistes ont mis l’accent sur une variété de facteurs expliquant pourquoi certains individus ont des troubles avec le jeu. Le sociologue anglais Jim Orford (2011) a même identifié onze différents discours contemporains sur les jeux de hasard et d’argent, variant des points de vue négatifs soutenant les restrictions supplémentaires dans le marché, à des discours avec une vue plutôt positive des jeux, contribuant à soutenir une déréglementation accrue des marchés des jeux dans les sociétés. Conformément à la recherche d’Orford, la sociologie des professions montre que chaque formation sociale a sa propre version du concept de dépendance (Suissa, 2008). La même observation se trouve dans la conclusion du rapport de l’INSERM (2008 : IX), affirmant que « la seule attitude scientifiquement défendable est celle de la pluralité des points de vue ». Autant de dire qu’il n’y a actuellement pas de consensus sur ce propos, comme l’a montré la discussion sur la multitude des concepts utilisés pour désigner les problèmes liés aux jeux.
Pourtant, et comme on l’a vu dans la discussion historique, les deux perspectives qui prévalent aujourd’hui dans les pays occidentaux, y compris la France, sont celles de la pathologie et de l’autorégulation face aux jeux. Parmi ces deux approches, la conception psycho-médicale reste encore la plus populaire. Cherchant à trouver une source biologique ou psychologique expliquant le jeu problématique, les chercheurs spécialistes ont mis l’accent sur des processus biocomportomentals, neuropsychologiques ou neurophysiologiques chez les joueurs à problèmes (Ibáñez et al., 2003 ; Blanco et al., 2000) ou sur un modèle d’une maladie qui se caractérise par une incapacité d’exercer un contrôle sur ses propres impulsions (Dickerson et al., 2006 ; Blasczcynzki et al., 1990). Du point de vue de la psychiatrie, le jeu problématique a été perçu comme un déficit cognitif (Barrault, 2012 ; Barrault & Varescon, 2012; Wohl et al., 2006 ; Ladouceur & Walker, 1998), une personnalité à la recherche de sensations (Breen & Zuckerman, 1999) ou un problème résultant d’un taux élevé des tendances compulsives ou impulsives chez l’individu (Skitch & Hodgins, 2004 ; Frost et al., 2001 ; Blasczczynski, 1999). De plus, la recherche en psychologie a montré une fort corrélation entre le jeu pathologique diagnostiqué et les troubles d’humeur tels que la dépression et le trouble anxieux (Grall-Bronnec, Bouju, Landréat-Guillou, Vénisse, 2015 ; Lorains et al., 2011).
Malgré cette impressionnante somme de travail, d’autres chercheurs ont contesté la perspective médicalisée sur la base, en fait, que les connaissances scientifiques dont on dispose aujourd’hui ne justifient pas le modèle de maladie. Pour paraphraser l’argument d’un rapport de Goldsmiths par Cassidy, Loussouarn et Pisac (2013), si une condition médicale expliquant le jeu problématique existait, le service sanitaire national s’acharnerait à trouver un remède. De plus, comme l’affirme Suissa (2008), si la pathologie existait, les personnes malades devraient manifester un syndrome distinct. Pourtant, les études révèlent que le nombre et la gravité des problèmes liés aux jeux se placent plutôt dans un continuum (INSERM, 2008) et qu’il existe en fait une multiplicité de profils de joueurs problématiques (Blaszczynski & Nower, 2002).
D’un autre côté, centrée sur le jeu responsable et l’autorégulation, la plus récente perspective prend racine dans le discours des industries des jeux, qui mettent l’accent sur la consommation, les loisirs et les bénéfices que le jeu peut avoir pour les individus (Basham & Luik, 2011). L’une des études pionnières dans cette branche de recherche était celle du sociologue Irving Zola (1963) sur les pratiques des paris hippiques parmi les classes défavorisés. Zola a conclu que le jeu comblait un besoin d’appartenance et de prestige au sein d’un groupe social. Aujourd’hui, ce type de recherche est souvent parrainé par l’industrie des jeux et met l’accent sur le fait que la plupart des joueurs n’ont pas de problème liés à cette activité. Sur un plan idéologique, l’approche est ancrée sur l’idée de la liberté de marché et celle des consommateurs (Woolley & Livingstone, 2010 ; Livingstone & Woolley, 2007; Reith, 2007). Des auteurs notamment américains (Basham & Luik, 2011 ; Collins, 2010 ; 2003) ont insisté sur le fait que dans une société libre, les consommateurs devraient avoir le droit de dépenser leur argent comme bon leur semble. Dans une telle configuration, une politique restrictive relative aux jeux est perçue comme une violation des droits de l’individu.
Cependant, et comme cela était le cas concernant la recherche médico-psychologique, d’autres chercheurs ont contesté cette approche. Certains d’entre eux (Nikkinen & Marionneau, 2014 ; Durand, 2008) ont souligné le fait que le choix de jouer est loin d’être libre pour ceux qui souffrent de jeu problématique, alors que d’autres études ont mis l’accent sur l’importance des facteurs structurels et situationnels (Griffiths, 1993 ; Bouju, Grall-Bronnec, Landreat-Guillou & Venisse, 2011). Pour ne citer que quelques exemples, la recherche internationale résumée par Bouju, Grall-Bronnec, Landreat-Guillou et Venisse (2011) a montré que des facteurs tels que le mode de paiement, la temporalité de la séquence de jeu, le niveau de récompense, l’ambiance de jeu, mais aussi l’offre, la disponibilité des jeux et les facteurs socio-économiques, mettent en relief l’importance de prendre en compte les types de jeux et les environnements afin de pouvoir mettre en place des actions de prévention plus adaptés et efficaces que la responsabilisation de l’individu.
Les approches dites « macro », se concentrant plutôt sur les sociétés que sur les individus souffrant des problèmes avec le jeux, sont principalement construites grâce aux productions de la recherche statistique se focalisant sur la prévalence des problèmes de jeu au sein des populations (Williams, Volberg & Stevens, 2012), des études sur les coûts et avantages économiques et socials des jeux (voir Williams, Rehm & Stevens, 2011 ; Anielski & Braaten, 2008), de la recherche sur les inégalités et les populations à risque face aux jeux (Afifi, Cox, Martens, Sareen, & Enns, 2010; Barmaki & Zangeneh, 2009 ; Nibert, 2006 ; Shaffer & Kidman, 2004), mais aussi de quelques études plutôt théoriques sur la fonction et la place des jeux dans la société (Brody, 2015 ; Caillois, 1958 ; Devereux, 1980 [1949]). Ces démarches sociologiques peuvent aussi être regroupées sous le nom d’approche de santé publique, car l’application des politiques restrictives tend vers une stratégie démographique plutôt qu’une stratégie individuelle.
L’approche de santé publique est aujourd’hui installée dans les pays comme le Canada et les pays nordiques et ressemble à la discussion sur la réduction des effets négatifs du jeu qui prévaut en Australie. Dans d’autres pays, dont la France, cette approche n’est pas (encore) très répandue, ce qui montre que il s’agit d’un processus contextuel et socioculturel, ce que nous élaborerons dans la section suivante.
Les définitions culturelles : les jeux et les sociétés
Dans cette troisième et dernière partie de notre analyse, nous adoptons encore un autre point de vue afin de montrer pourquoi et comment les perspectives individualistes ont pris une place aussi proéminente dans la compréhension du jeu problématique en France comme ailleurs. La recherche sur les jeux de hasard n’est pas extérieure à des processus globaux, tels que la libéralisation et la légitimation des marchés des jeux au niveau étatique. En conséquence, les points de vue qui occupent le plus de place dans les sociétés se transposent aussi dans le champ de la recherche. Comme nous l’avons souligné plus haut, la discussion sur le jeu problématique est une construction sociale. Cela ne veut pas dire que le jeu problématique n’ait pas d’effets néfastes concrets sur les individus, leurs familles et leurs communautés, mais en revanche que les façons dont nous concevons et discutons de ces problèmes dépendent de notre position et contexte social. Dans le débat académique, la différentiation reflète les clivages disciplinaires tandis que dans une observation socioculturelle, elle reflète les habitudes de pensée historiques et culturelles, et les institutions régulatrices. Pour Roger Caillois (1958) les jeux sont l’une des plus hautes manifestations des cultures dans une relation réciproque, ce qui signifie d’une part que le jeu est essentiel à la culture et, d’autre part, que les jeux sont aussi les résidus des cultures au cours de l’histoire.
Malgré la standardisation croissante du marché global des jeux, la recherche a montré que des différences existent dans les façons de parler des jeux et du jeu problématique entre les contextes socioculturels. Notre contribution récente, après une conduite d’entretiens avec des joueurs (N=110) et une recherche sur les cadres législatifs, a comparé les différentes conceptualisations relatives au jeu problématique en France et en Finlande (Marionneau, 2015b ; Pöysti & Majamäki, 2013). Les résultats de cette étude montrent que les manières de concevoir le jeu problématique dépendent des conditions institutionnelles et culturelles. On peut citer pour exemple le fait que les participants finlandais mettaient en avant les discours reflétant la responsabilité de l’individu de rester maître de son jeu, en accord avec les interventions axées sur le travail social proposés dans ce pays, alors que les participants français définissaient les problèmes avec les jeux comme une maladie dépassant le pouvoir de contrôle de l’individu, ce qui correspond au modèle médical du traitement du jeu problématique en France.
Cette exemple empiriques montre qu’en plus de l’évolution historique et du débat académique, les définitions du jeu et du jeu problématique varient aussi selon les contextes culturels et institutionnels. La légitimation socioculturelle peut encourager ou décourager les joueurs et avoir un impact sur la volonté de chercher de l’aide professionnelle en cas de problème (Raylu & Oei, 2004). Les études comparatives entre la population générale et des minorités ethniques ou culturelles dans les sociétés occidentales ont d’ailleurs montré que même dans un contexte institutionnel inchangé, les pratiques du jeu, les jeux préférés, mais aussi les façons de parler des jeux différent entre les groupes culturels (Li et al., 2011; Oei, Lin, & Raylu, 2008; Papineau, 2005; GAMECS, 1999 ; Volberg & Abbott, 1997).
D’un point de vue institutionnel, une analyse historique de Kerry Chambers (2011) affirme que la divergence entre les régimes des jeux émane des conditions politico-économiques et des facteurs socioculturels des pays. Ces conditions créent des contextes différents pour le développement des jeux dans les sociétés. Chambers (2011) montre qu’historiquement les sociétés libérales et catholiques et les sociétés caractérisées par l’auto-expression, considèrent les jeux de hasard et d’argent comme une activité récréative acceptable. Par contre, les sociétés traditionnelles, conservatives et protestantes, perçoivent les jeux de hasard et d’argent comme une activité oisive.
Aussi, poursuit Chambers (2011), les variations régionales relatives à la légitimité des jeux dépendent des traditions, des normes sociales et de la législation. Les différences institutionnelles et culturelles ont des conséquences réelles sur les problèmes liés aux jeux. Les jeux qui ont un risque élevé de créer des problèmes, tels que les machines à sous, sont moins réglementés dans les régimes libéraux des pays anglo-saxons. En plus, la politique moins restrictive des régimes libéraux se concentre sur la réduction des conséquences non souhaitées comme le jeu problématique ou pathologique. Les régimes social-démocrate et corporatistes, plutôt typiques des états providence européens, sont plus paternalistes et visent à prévenir les problèmes à l’avance avec des réglementations restrictives et d’intervenir avant que le problème ait pris de l’ampleur.
Bien que la médicalisation du jeu problématique puisse être perçu comme un phénomène plus ou moins général, et résultant de l’importance de la profession médicale et psychiatrique dans les pays occidentaux, la classification de Chambers indique que sur un plan plutôt géographique, le modèle mettant accent sur le jeu responsable serait plus répandu dans les pays anglo-saxons, et surtout les États-Unis. Cependant et plus récemment, le jeu responsable est devenu de plus en plus utilisé aussi dans le discours européens, notamment car ils entrent en résonnance avec ceux concernant la protection des consommateurs, mise en avant par la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE). L’Union Européenne n’a pas de directive en ce qui concerne les jeux de hasard et d’argent, mais les jeux sont appréciés au regard de la libre circulation des services (Articles 49 et 56 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne). Les restrictions nationales sont possibles, mais seulement si elles sont justifiées au nom de la protection des consommateurs et de celle de l’ordre social (Donnat, 2011). En pratique, cela signifie souvent que des mesures sont mises en place pour encourager l’autorégulation des joueurs au lieu d’instituer des restrictions commerciales.
Le modèle de la santé publique a pourtant émergé dans certains pays, et la recherche ainsi que le traitement du jeu problématique dans des pays comme l’Australie, le Canada ou les pays nordiques en Europe suivent déjà une trajectoire communes aux principes soutendant cette approche, bien que dans des mesures variable et avec des résultats divers (Marionneau, 2015b ; Cassidy, Loussouarn & Pisac, 2013 ; Järvinen-Tassopoulos, 2012 ; Adams, Raeburn & De Silva, 2009 ; Korn & Shaffer, 1999). Comme indiqué précédemment, le but de la santé publique n’est pas seulement de traiter ou de responsabiliser l’individu, mais de créer des politiques et des services préventifs (Järvinen-Tassopoulos, 2010). En France, l’approche de la santé publique relative au jeu problématique en est encore à ses balbutiements et le traitement du jeu problématique reste encore axé sur les interventions médico-psychologiques. Pourtant, certains chercheurs ont déjà fait allusion au fait que l’approche médicale demeure insuffisante (Järvinen-Tassopoulos, 2010), et le rapport de d’expertise collective de l’INSERM (2008) utilise déjà le cadre de la santé publique dans sa définition, ce qui est une évolution que nous ne pouvons qu’apprécier et saluer.
Conclusion
La discussion présentée ici a démontré que les définitions du jeu problématique ont varié selon les périodes historiques et qu’elles continuent diverger en fonction des disciplines académiques, mais aussi des contextes socioculturels. Ces différences indiquent que le discours qui prévaut encore aujourd’hui dans le monde académique et dans le débat public d’un grand nombre de contextes socioculturels, dont la France, et qui s’appuye sur la psychologie de l’individu et la médicalisation des problèmes de jeu, n’est qu’une construction sociale et ne s’articule en rien sur une définition innée du jeu problématique. Depuis les années 1990, le « jeu responsable » a pris place à côté du discours médical quand il ne l’a pas déjà supplanté, et ce, en particulier parmi les représentants de l’industrie des jeux. Le développement le plus récent a été la perspective de la santé publique, qui s’est déjà établi dans le discours de certains pays.
En parfaite cohérence avec le modèle de santé publique, qui est, comme nous l’avons souligné dans cette discussion, l’approche la plus aboutie et inclusive dont nous disposons aujourd’hui afin de conceptualiser et de tendre à proposer des solutions aux problèmes des jeux, nous avons opté pour l’utilisation du terme « jeu problématique » au lieu d’« addiction » ou de « jeu pathologique ». En plus d’être moins marqué et préoccupé par des catégorisations psychologiques, ce choix de terminologie a aussi d’autres atouts, car il permet, en effet, de discuter les problèmes de jeu sans les borner à l’individu qui joue. Tous les joueurs ont des phases de jeu plus ou moins excessives et certains chercheurs ont proposé de focaliser l’effort scientifique à l’étude des comportements de jeu et non plus aux joueurs (Egerer & Marionneau, 2015b ; Reith & Dobbie, 2011). Comme l’affirme le sociologue Aymeric Brody (2015), il n’y a pas de frontière précise empirique entre le normal et le problématique, et les critères cliniques existants, présents dans la plupart des définitions sociales, ne sont que des constructions normatives qui, en plus, s’ignorent comme telles. Les individus ne sont pas problématiques ou pathologiques, mais ils peuvent avoir des comportements problématiques ou pathologiques.
Nous avons montré que les paradigmes du jeu problématique se concentrent souvent sur la pathologisation et la responsabilisation de l’individu tout en cherchant à prouver qu’il découle de chacun une conceptualisation trop étroite de l’étendue de l’impact des problèmes liés aux jeux et de celle de l’attribution des responsabilités. D’après le rapport de Goldsmiths (Cassidy, Loussouarn & Pisac, 2013), une perspective individualiste sur le jeu problématique veut aussi dire que les solutions proposées visent à la guerisson de l’individu dépendant, omettant les conditions sociales liées aux produits et leur accessibilité. D’autres commentateurs ont même montré que l’individualisation des problèmes de jeu est en fait un moyen d’exonérer l’industrie de la responsabilité qui lui incombe (Livingstone & Woolley, 2007). Un discours sur le jeu problématique, à la difference du jeu pathologique ou de l’addiction, a l’avantage de pouvoir d’englober tous les niveaux de problèmes, y compris les problèmes liés à l’individu qui joue, ceux liés à son entourage, mais aussi ceux liés au produit et à l’interaction entre le joueur et son jeu.
Par suite de cette discussion critique sur les modèles individualistes, nous avons proposé d’adopter une approche en relation étroite aux préoccupations de santé publique, ce qui peut ouvrir la possibilité de voir le jeu problématique en tant qu’une question sociale plutôt qu’individuelle. Néanmoins, pour être efficace, ce modèle devrait être pleinement éprouvé puis approuvé. Pour reprendre les conclusions du rapport de Goldsmiths (Cassidy, Loussouarn & Pisac, 2013), dans sa forme idéale, une telle approche comprendrait les acteurs étatiques et l’industrie des jeux en plus du joueur « dépendant ». Pourtant, il est fort à parier que les implications politiques d’une telle approche et son impact sur la consommation des jeux limitent son influence et peuvent même empêcher sa mise en œuvre. Une vraie discussion publique s’impose dans le but de peser les avantages financiers en les opposant aux coûts et conséquences négatifs des jeux sur les individus et sur la société dans son ensemble, mais aussi afin de connaitre plus précisément la responsabilité de chacun.
La présente analyse montre que les définitions du jeu problématique ont des conséquences réelles sur les traitements proposés, l’offre des jeux et la politique préventive mis en œuvre. Pourtant, cette étude exploratoire a été limitée à une analyse de la littérature existante et pourrait être enrichie par des études empiriques complémentaires surtout en ce qui concerne les définitions des jeux dans le monde académique et dans les différents contextes socioculturels. La discussion a pourtant montré que nous devons rester sensibles au fait que les idées reçues et les définitions courantes aujourd’hui sur le jeu problématique ne sont qu’un produit de leur temps, du discours public, et du contexte socioculturel.
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