Le mythe de la maîtrise du risque dans les sociétés modernes
Jawad Mejjad (a cura di)
M@gm@ vol.13 n.2 Maggio-Agosto 2015
RISQUES, LUMIÈRES ET OBSCURITÉS : LES ÉCLAIRAGES DE L’HUMANISME MÉTHODOLOGIQUE
Roger Nifle
rnifle@coherences.com
Ingénieur de formation, chercheur, consultant, prospectiviste, philosophe et sculpteur, auteur des travaux d’Humanisme Méthodologique (Journal Permanent de l’Humanisme Méthodologique - https://journal.coherences.com/).
Comme toute chose, pour les hommes, le risque s'entend en plusieurs Sens, comme aussi ils se le disent et se le racontent. Voilà posés les repères de l'Humanisme Méthodologique et son anthropologie fondamentale. Il y a risque là où l'hypothèse d'un dommage est envisagée. Mais cette hypothèse est une spéculation puisque si le dommage se produit alors le risque comme anticipation n'est plus ou pas le même, pouvant toujours en spéculer une autre. Pas d'imaginaire pas de risque. On dira volontiers inconscient celui qui ne voit pas ou ne mesure pas le risque tel qu'il est. Mais il n'est que dans la spéculation.
Le risque est donc un marqueur de ce qui produit cette spéculation, comme expérience du risque. Est-il alors possible d'éclairer ce qui forme cette expérience de l'existence du risque. Mais quelle existence ?
Nous sommes là devant une « expérience du risque » qui témoigne de celui ou ceux qui "réalisent" cette expérience. Bien sûr on pensera que la nature des dommages et leur mesure est aussi dépendante de ceux qui les qualifient et les évaluent. Peut-être faut-il aussi se référer à une expérience antérieure, expérience personnelle, communautaire ou culturelle. Mais quelle expérience ? Celle de dommages subis par soi ou la communauté ? Celle de dommages non subis mais subis par d’autres? Auquel cas c'est encore leur qualification et leur évaluation qui est en jeu. Le risque considéré, comme existant, serait alors dépendant de cette expérience de dommages et aussi de ce qui en produit l'occurrence.
L'imaginaire vient comme projection qui témoigne d'une expérience et en même temps comme vecteur de ce que seront les réactions au risque ainsi réalisé.
Le risque déclaré comme existant est ainsi à un carrefour de ce qui pourrait porter atteinte à notre existence future et donc dommageable, de ce qui fait écho à des expériences que l'on dira antérieures, de ce qui est son existence actuelle et factuelle impliquant analyses, projets, et actions.
Ce nœud est donc particulièrement difficile à comprendre tant pour l'analyste que pour les acteurs qui se trouvent impliqués dans cette scène.
Là vient le secours de l'imaginaire comme médiation du Sens ou des Sens qui s'y expriment. Quels sont les différents Sens de l'expérience du risque? L'Humanisme Méthodologique (HM), avec ses méthodes d'intelligence symbolique, va y répondre grâce à ce type de médiation.
En quoi consiste l'expérience d'un dommage comme atteinte à l'existence (de soi-même et des autres). La structure de l'expérience humaine que déploie l'HM mettra aussi à sa place l'imaginaire qui en est une composante, salutaire ou pathologique. Enfin le même imaginaire servira de trame de projection dans tous les registres de l'expérience comme action et réaction là où le risque est déclaré. L'invention du risque et des dispositions qui en découlent constitue la grande scène de l'industrie du risque, de la culture du risque, et le symptôme ou aussi l'aliment des crises dont nous sommes témoins et acteurs.
La conclusion de nos travaux et de notre expérience avec l'Humanisme Méthodologique pourrait être, qu'au fond de nous-même, le risque c'est l'Autre et l'existence en est le théâtre celui de nos rapports au risque et aux autres.
1. Sens et cohérences de la question du risque
Une analyse des Sens et cohérences du risque a été réalisée il y a plusieurs années au moment d'une confrontation avec les politiques publiques de prévention des risques et l'embrouillamini qui en accompagnait les discours et les pratiques. Les divergences entre les experts de l'Etat et les populations concernées étaient flagrantes.
Deux mots d'abord sur l'élucidation des Sens, une spécialité de l'Humanisme Méthodologique et de l'intelligence symbolique qui y est mise en œuvre. D'abord comme toute expérience humaine désignée elle repose sur les Sens humains dont elle est une manifestation. Par exemple un mythe, un récit quelconque, les actes et situations qui y sont corrélées sont autant de manifestations dans leurs registres propres, d'une problématique humaine qui est comme un "nœud de Sens" au cœur des personnes et, par conSensus, des communautés humaines et leurs cultures. Il en va de l'expérience humaine et ses objets désignés comme de l'imaginaire qui, en fait, en porte le(s) Sens. La méthode d'élucidation des Sens de l'intelligence symbolique repose sur ce processus : l'expérience choisie, dès qu'elle est évoquée, active ce Sens que l'imaginaire spontané va exprimer. Dès lors une lecture simultanée "au travers" de l'expérience et de l'imaginaire qui en est témoin procure, si les conditions d'exigences sont respectées, un effet de discernement du Sens, de vision immédiate, dont témoignent les créateurs et les inventeurs dans tous les domaines. Ce phénomène est difficilement compatible avec les croyances rationalistes. En effet ce n'est pas la raison qui gouverne mais le Sens qui est en nous et que nous ignorons avant de le discerner. La raison le déploie, en est l'ordonnateur mais pas l'auteur. Ainsi pour la question du risque on voit bien souvent la raison déraisonner et ses assauts donner lieu à différents délires.
Ici ce n'est pas le Sens mais les Sens de l’expérience, désignée par le concept de risque, qui sont élucidés à l'aide d'une méthode dont le rôle est d'ordonner les conditions d'une discipline intérieure. Seraient déçus ceux qui voudraient savoir comment ça marche comme ceux qui voudraient savoir objectivement ce que sont ces fameux Sens du risque. Le texte n'est pas le Sens mais sa médiation. A celui qui veut le discerner de se confronter à son expérience en corrélation avec les termes et formulations employées. Un chemin intérieur que le balisage par qui a fait le chemin, peut faciliter en l'écoutant et s'écoutant, condition de tout entendement. Ces réserves posées nous pouvons entrer dans une représentation des Sens du risque qui est une carte des Sens ressemblant à une boussole évoquant le fait que le Sens est comme une disposition d'être orientée parmi d'autres mais d'un lieu (intérieur) comme celui où on se place pour consulter la boussole, ici l'expérience du risque.
La carte se décrit en posant des axes comme pour une rose des vents. Ce sont des repères contingents et éclairants qui facilitent l'exercice de lecture mais en fait l'exercice d'expériences cohérentes mais divergentes, l'exercice d'une multiplicité de points de vue sur la question. Cette carte n'est pas fabriquée mais résulte d'un travail d'élucidation différentiée dont elle est un produit direct.
La carte des Sens et des cohérences du risque, des rapports aux risques, des "cultures du risque" qui s'y fondent |
D'abord le risque comme aléa statistique. Le risque est fatal et inconditionnel, on le dirait naturel et prévisible si on en avait les moyens de calculs suffisants. Alors on fait appel aux statisticiens qui nous parlent de fréquences statistiques que la loi entérine se calant sur les lois naturelles. Il n'y a rien à faire sinon ne pas être là, là où il y a un risque "objectif". Le fatum et le risque sont pour le moins cousins.
A l'inverse le risque comme probabilité conditionnelle. Si je reste au milieu de la route il est probable que je vais me faire écraser mais si je traverse dans les clous la probabilité chute. S'il s'agit d'un adulte aussi sage que nous le sommes tous alors la probabilité est bien plus faible que si c'est un petit enfant qui traverse. On notera la corrélation entre la maîtrise du sujet, ses intentions et les conditions de ses projets pour déterminer une certaine mesure du risque, mesure probabiliste et conditionnelle. Le risque est corrélé non seulement aux conditions mais aussi au degré de maîtrise humaine en situation.
Evidemment entre la fuite (physique ou psychique) et l'évaluation, ce sont deux logiques opposées qui ont leur cohérence propre. Les premiers tentent d'éliminer le sujet les seconds y situent les conditions contextuelles, personnelles et culturelles déterminantes.
A droite sur la carte le risque est une promesse d'altération inacceptable. Le risque est inacceptable comme l'est l'incertitude. L'altération provient potentiellement d'une altérité intrusive et destructrice. Ce qui est « même » par sa familiarité est rassurant c'est-à-dire efface la possibilité du risque. De même un discours de promesse et de sécurité vise à l'éradication du risque mais malheureusement sa persistance ne laisse pas d'inquiéter rendant dépendant de la promesse et méfiant de toute altérité même déguisée. On comprendra comme une structure paranoïde se déploie ici. Faut-il alors regarder ce qui se passe dans notre société et son traitement du risque ?
A l'inverse, à droite de la carte, le risque est inhérent à la condition humaine dès lors que les hommes s'engagent dans les projets de leur existence. L'incertitude accompagne tout engagement, la prise de risque accompagne toute espérance de bénéfices. Si le risque est le marqueur d'un dommage possible, l'acceptation du risque est la condition de la réussite humaine. 100% de ceux qui ont gagné ont joué et risqué de perdre. Pas les autres. Bien sûr il ne s'agit pas de la seule loterie mais de toutes les circonstances de l'existence où la rencontre de l'aléa est celle de l'altérité même.
On ne cachera pas que ce sont des phénomènes de société particulièrement présents dans notre actualité ce qui donne une idée de ce qui "risque" de se produire.
Sur la carte des Sens il y a une infinité de Sens. En discerner 8 est déjà un bon exercice pour au moins jeter une fois pour toutes les analyses binaires et manichéennes.
En bas à droite sont comme conjugués la "prise de risque" avec l'aléa statistique. Nous sommes dans une acceptation calculée du risque selon des règles assurancielles qui calcule les compensations inhérentes au risque sous forme d'indemnités compensatoires. Le risque qui dépend d'un aléa imparable devient l'enjeu d'une spéculation, avatar du spéculaire, que le risque propose. Nous ne sommes pas dans la fuite devant l'imparable mais au contraire devant le calcul des bénéfices de l'assurance tous risques des professionnels. Les calculs sont évidemment mathématiques mais aussi d'autres natures plus ou moins sombres qui font envier et détester les spéculateurs.
En bas à gauche le même aléa imparable se conjugue avec la peur et le refus du risque. L'interdiction et la condamnation de toute prise de risque multiplie les contrôles et les règlements. Nous y excellons dans tel pays de notre connaissance où se conjugue l'expertise statistique et la défiance avec ces fauteurs de risques que sont les personnes et les entreprises. L'impuissance vis à vis du risque favorise des tentatives conjuratoires auprès des fauteurs de risques. Il est vrai que les scènes inspirées par un "storytelling" particulièrement significatif nous sont administrées régulièrement avec force contorsions et incantations comme toutes les danses de la pluie ritualisées scientifiquement et administrativement. Il faut bien le dire c'est un peu fou. C'est bien comme cela que ça se passe dans l'expérience de terrain de politiques publiques de prévention des risques. On aurait pu attendre des politiques de « prévention des dommages » mais non c'est bien des risques qu'il faut se préserver. De mauvaises langues ont bien parlé de lois parapluie, une source inépuisable de législation.
En haut à gauche de la carte, le refus du risque se conjugue avec le fait qu'il dépend de la maîtrise des situations. si le risque est une faute on connait le coupable celui qui n'assume pas le principe d'éradication de tout risque, dit aussi principe de précaution dont on se souviendra qu'il s'agissait au départ de risques pour l'environnement causés par l'homme. Dans cette conception du risque il y a deux solutions : évacuer le terrain dès lors que l'hypothèse d'un risque est pensable (Il ne faut jamais traverser la route) ou alors il faut se mettre à l'abri de tout risque par des moyens de protection absolue. La démesure est celle de l'évacuation de toutes proportions comme dans tous les discours catastrophistes et radicaux. La présomption d'invulnérabilité jugée indispensable se confronte avec le risque certain de défaillances humaines. Faire bloc et faire barrage tels sont les moyens massifs pour lutter contre le risque et les fauteurs de risques.
Comme dans toutes problématiques humaines le discernement des Sens pourrait être inquiétant si ne s'y trouvait aussi un Sens du bien humain, Sens du bien commun en société.
En haut à droite de la carte l'acceptation du risque se conjugue avec la mesure, l'évaluation de la maitrise des situations. La probabilité d'un dommage par exemple est conditionnelle on l'a vu et peut très bien être évaluée entre 0 et 1 et il en va de même de la probabilité d'une réussite. L'enjeu c'est la maîtrise humaine des situations, toujours relative ici. L'apprentissage de la maîtrise des risques ressorti d'une pédagogie de la responsabilité. Tout risque est une épreuve de maîtrise mesurée. C'est l'occasion de prendre des mesures proportionnées de façon à ce que le risque soit acceptable. A situation équivalente on voit bien que l'apprentissage diminue le risque et permet donc d'affronter d'autres situations. L'épreuve du risque a une vertu pédagogique si elle est mesurée et que l'apprenti s'approprie cette mesure. Il ne s'agit pas de spéculation mais d'un chemin de vie où la confrontation à l'altérité est enrichissement au travers de l'épreuve. Pour cela il y a besoin de l’autre, celui qui précède et accompagne ou aussi celui qui partage des situations communes et donc communautaires.
Comment prononcer le terme de risque sans se trouver au carrefour de ces Sens ? C'est l'épreuve du discernement dont les bouffées délirantes ou spéculatives évitent toujours de prendre le risque.
2. De quels dommages le risque est-il l’annonce ?
Qu’est ce que le dommage que le risque anticipe ? Il se situe dans une perspective de privation d'un bien existentiel. Celui qui tient à quelque chose craint de le perdre et c'est l'hypothèse de cette perte qui constitue la substance du risque. Mais celui qui n'y tient pas ne prend pas de risque. Bouddha pourrait nous parler ici du désir comme source de tous risques. Il en va bien de l'existence qui est soumise au risque et à la possibilité de dommages, dommages qui sont seulement existentiels. Il est bon de décrire ce que sont les dimensions de l'existence, de l'expérience existentielle et de ce qui peut qualifier et donner la mesure des dommages possibles donc des risques et peut-être de quelque stratégie de prévention (des dommages). C'est l'anthropologie existentielle de l'Humanisme Méthodologique qui va fournir ici quelques repères utiles.
D'abord il y a la composante affective, sensible, émotionnelle. La mesure du dommage tient à la façon dont l'individu se trouve affecté. C'est bien évidemment fonction de son histoire personnelle, même réduite à des expériences antérieures mais qui comporte aussi des héritages, inconscients ou non. C'est aussi fonction des héritages culturels et des sensibilités du moment. On ne souffre pas de la même façon ici et là. Le risque est cette anticipation émotionnelle dont on sait que ce n'est pas toujours le lieu de la mesure. C'est pour cela que l'évaluation des risques qui n'en tiendrait pas compte est négatrice des sujets humains. Inversement celle qui se laisserait entrainer à cette démesure se trouverait alimentée dans ses velléités totalitaires pour combattre tout risque. S'il y a une maturité affective elle est sans doute forgée par l'épreuve du risque dont celle de la séparation est dit-on structurante. Le dommage comme perte y trouve sans doute des racines.
Il y a ensuite l'expérience matérielle et comportementale. Le dommage est une amputation des capacités, un handicap possible, une destruction des acquis. Mais pour le pianiste le risque d’un dommage aux mains est plus grand. Les assureurs ne s'y sont pas trompés. On connait des individus bien lotis matériellement et assaillis par l'expérience du risque et d'autres qui vont risquer leur vie dans des épreuves extrêmes. La mesure du risque même matériel est très différente selon les personnes et leur environnement culturel. Faut-il laisser ceux qui ont fait le choix de la sécurité matérielle le soin d'évaluer le risque pour les autres. Il y a là aussi une dimension économique évidente là où le crédit et la confiance donnent la mesure du risque, calculé ou non. Les fonctionnements sociaux et les valeurs économiques sont pour beaucoup des éléments de mesure ou même constitutifs du risque. Le risque économique est-il le même pour tous est-il proportionné à la fortune ? L'évaluation économique du risque serait-elle plus celle d'un marché ou celle d'un système économique quelconque que la réalité de celui qui se trouve à l'épreuve du risque.
Il y a encore la dimension des représentations mentales. Y a-t-il plus surement établi que ces représentations par le monde socio-culturel environnant, surtout dans des sociétés normatives ou qui ont placé la conformité comme valeur de réussite scolaire sinon sociale ? Le risque combattu par la reproduction du même (sinon des mêmes) n'est-il pas amplifié par tout dérangement vécu comme un effondrement possible (tout f.. le camp)? Mais il y a de ces édifices mentaux qui accompagnent et soutiennent des entreprises humaines. Mais ceux-là sont animés par l'esprit, la créativité, l'imagination. La raison et l'imagination vont de pair mais alors la mesure même de la nouveauté de la réussite est celle de l'imagination des dommages que constitue la déstabilisation de toutes les constructions sociales et identitaires. Ici l'imagination créative vient comme un danger pour certains alors que pour d'autres elle est accomplissement. Mais l'imagination peut-être aussi fantasme. Est-elle à la source des peurs ou l'inverse? Sans doute sont-elles là deux facettes de la même expérience humaine. C'est en tout cas la thèse de l'Humanisme Méthodologique et son anthropologie. Là aussi l'histoire personnelle, les héritages, les cultures sont déterminantes dans l'imagination du risque, pour le meilleur de la créativité ou pour le pire. Le danger, les dommages, les préjudices, le risque sont-ils aussi dissociés que cela. Le risque n'est-il pas un danger dommageable, sans doute lorsqu'il faut l'interdire si on ne veut pas être vulnérable. on devine que les confusions de langage tiennent au Sens qui préside aux représentations mentales et le médiatisent.
A cette exploration du risque existentiel il faut rajouter les désirs aspirations intentions de chacun et de nos communautés d'existence, l'histoire et les projections dans l'avenir qui dépendent évidemment du Sens de ces projections et enfin les conditions et l'environnement de l'existence de chacun. Alors peut-on mesurer objectivement le risque. Oui si on élimine le sujet humain. Il y a un risque. Certaines victimes de normes défensives ou de spéculations abusives le savent.
3. Le risque dans nos sociétés en crise
Problème affectif, matériel, mental ? Tout cela à la fois. Dans les postures vis-à-vis de la question de risques, tous les Sens sont sollicités, surtout lorsque nous sommes dans une crise de Sens où la boussole devient indispensable et son usage sans doute heureusement éducatif. Quelle crise? L'Humanisme Méthodologique propose une lecture de la mutation du monde qui est le nôtre. Dans l'histoire humaine de chacun, de tous et des communautés humaines où nous vivons notre existence, il y a des phases de maturation et des seuils de passage où se manifestent des crises. Une crise est comme un carrefour de Sens où sans moyens de discernement il nous faut s'engager dans la direction d'un grandir, d'une existence encore inconnue, désirable et inquiétante. Le phénomène de crise de passage est toujours le même mais ce qui est en jeu ne l'est pas. En outre chaque crise réveille les crises antérieures ce qui semble aggraver les situations et les bataillons du risque débarquent alors dans tous les domaines. Qu'il y ait corrélation entre risques et dommages n'est pas sûr. En tous cas, chaque crise est un moment de grands troubles en même temps que le passage s'effectue malgré ceux qui le craignent.
Alors quelle crise? Le passage qui est en jeu est celui d'un seuil de maturescence, l'entrée dans un âge du Sens, des communautés de Sens. L'Hominescence de Michel Serres est ainsi l'âge de l'homme comme "world" le signifie (wier old) que confirme le "welt" de même étymologie. La mondialisation n'est pas qu'une affaire d'occupation spatiale mais de conscience d'un nous à toutes les échelles. L'âge du Sens est celui de l'intelligence symbolique qui vient après l'âge de la Raison, celui d'une civilisation des représentations mentales d'où nous venons. Cet âge là qui suit l'âge du « faire » représentait une formidable avancée dans la maitrise des affaires humaines dans tous les domaines. La maîtrise des représentations par la raison en est venue à être l'échelle de valeurs sur la quelle se mesurait tout progrès mais aussi toute hiérarchie.
La crise est alors crise des représentations mentales. Vient l'expérience que cette maîtrise des représentations n'est pas suffisante et que les idéaux de rationalisation ont connu les pires abominations. Ce dévoilement de l'impuissance de la raison livrée à sa propre justification, se trouve au cœur de la crise occidentale et la fin de son hégémonie civilisatrice. Notre pays a divinisé la Raison et en a fait le critère et la justification de l'Etat jacobin et de son maintien sous tutelle de la société civile. Le monde renait dans une civilisation à la fois mondiale et communautaire. Les réseaux relationnels d'un nouveau genre portent la trame d’une nouvelle civilisation (world wide web).
Cette crise des représentations qui touche le monde entier et singulièrement l'Occident trouve aussi un point de tension majeure en France. Elle se traduit par la crispation sur les modèles de référence habituels, défense contre les dangers postulés du mouvement du monde, les résurgences archaïques comme les dépassements aventureux. Cette crispation dont on voit tous les jours l'expression, va avec l'expérience de son impuissance et la prophétie catastrophiste fait de l'existence même un risque insupportable surtout l'existence des autres. L’universalisme des lumières, tout de représentations idéelles, se désole de la diversité et de l'altérité qu'il n'a pas réussi à gommer malgré les tentatives totalitaires du siècle dernier. Leur échec ne suffit pas à éradiquer la tentation de ce type de recours. L'excès normatif, celui du contrôle social tout en récusant toute morale qui n'est pas celle dictée par la loi, se justifie par l'évocation des risques et se nourrit de l'inquiètement qu'il provoque.
Une autre posture dans la crise est celle de la fuite en avant dans la prolifération des représentations, des images où l'imagination se fait vaine et narcissique. Prolifération des lois, règles et procédures, prolifération des images posées comme vraie réalité du monde et de nous-même, des discours comme substituts à toute réalité et toute vérité. Cette fuite en avant qui disqualifie les signes et les rend de plus en plus vains sape l'édifice de construction des représentations auquel s'est identifié notre civilisation. Que devient le risque? C'est celui de la défaillance de l'image, du regard de l'autre convoqué à en être le public, le miroir du même. Voyons comment la réputation, les "notations", les éléments de langage, le buzz, constituent des parades contre de nouveaux risques, moteurs de cette fuite en avant. La gestion des risques accompagne celle des valeurs dont l'ostentation est devenue nécessaire et dont la pratique de la langue de bois devient l'exercice indispensable. La prolifération des risques va avec celle des images.
Et puis il y a la régression, faisant fi des représentations mentales, des contraintes et exigences de la raison. D'abord la régression factuelle, le concret, le court terme, le pratique, le vivre ensemble. C'est rassurant et les risques mondains sont évités. Il y a en a d'autres cependant qui viennent de la courte vue, des déséquilibres, de la perte d'ambitions humaines. Pour renoncer à la civilisation des représentations et la maîtrise de la raison humaine alors c'est la raison des choses qui prend le pas. Le réveil des naturalismes informés par les visions systémiques donne les cadres défensifs de la protection de la nature comme seule condition de protection de l'homme. Les risques sont ceux encourus par la nature dont la menace est l'homme. Cette régression symbiotique accroit les risques systémiques et donc l'impuissance humaine. Ici les assureurs font fortune. Cette régression s'étonne d'être envahie par des poussées passionnelles, des pulsions destructrices, la célébration de l'hubris, la liberté de jouissance sans limites va avec les poussées du terrorisme qui s'alimentent l'une l'autre. Les guerres de possession des corps et des esprits semblent faire resurgir cet archaïsme dont la civilisation de la raison croyait être définitivement victorieuse. Risques majeurs, l'Autre frappe à notre porte.
Et enfin il y a le dépassement, l'aventure de création d'un nouveau monde, le temps des pionniers, l'innovation désirée et désirable la découverte de l'autre dans des communautés où le "nous" est la condition du je et réciproquement. Le temps de l'empowerment des personnes et des communautés. La recherche de modes de démocratie majeures, d'économies communautaires, d'un développement humain communautaire qui dépasse l'individualisme des lumières que l'on voit se crisper ou s'éreinter. Alors nous ne sommes pas exempts du risque de réussir c'est-à-dire de grandir. L’Humanisme Méthodologique invite pour cela à passer d’un paradigme rationaliste idéaliste à un paradigme communautaire en évitant les égarements du paradigme de la puissance et celui du naturalisme systémiste, deux tentations bien risquées à vouloir combattre le risque de l’autre.
newsletter subscription
www.analisiqualitativa.com