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  • Le mythe de la maîtrise du risque dans les sociétés modernes
    Jawad Mejjad (a cura di)

    M@gm@ vol.13 n.2 Maggio-Agosto 2015





    COURIR LE RISQUE DE SE FAIRE MAL

    Nicolas Mansalier

    nicolas.mansalier@laposte.net
    Doctorant en 2ème année STAPS au laboratoire VIP&S (Violence Identités Politiques et Sport) à l’Université du Maine.

    L’athlétisme est un sport constitué de plusieurs disciplines – sprint, demi-fond, lancers, sauts... Toutes mettent le corps en jeu, mais chacune à sa manière. Certaines mobilisent des filières énergétiques dites « aérobie », d’autres « anaérobie » correspondant chacune à un type d’effort particulier – force, vitesse, résistance…

    Dans le cadre de cet article, lorsque nous évoquons ce sport, nous parlons de pratiques paroxystiques : poussées à l’extrême en terme d’effort, c'est-à-dire hautement dépensières énergétiquement.

    Par ailleurs, seules les courses et en particulier le demi-fond – des courses allant de 800 mètres au 3000 mètres – retiendront notre attention.

    D’un point de vue énergétique, le demi-fond convoque trois systèmes énergétiques : le système aérobie – apport d’oxygène – et les filières anaérobies lactique et alactique – sans apport d’oxygène. Cette mobilisation du corps n’est pas sans risque pour ce dernier car il doit réguler son homéostasie – sa température corporelle – provoquée par la dégradation des substrats lui permettant à la fois de continuer l’effort, mais engendre également une augmentation de la température du corps. Ce réchauffement corporel provoque une rupture de l’équilibre organique : de la glycémie, de la pression sanguine et du rythme cardiaque amenant parfois à des malaises et autres troubles.

    Le demi-fond met donc le corps à l’épreuve, d’une part, physiologiquement et d’autre part, physiquement en provoquant chocs, chutes, épuisement musculaire, contracture : un corps entamé dans sa chair… Les sensations douloureuses et le sens qu’elles prennent, émanant de cette expérience, sont l’objet même du travail que nous présenterons. De plus, l’analyse de ces ressentis se fera lors d’une période bien précise : l’adolescence.

    En effet, cette période de construction identitaire est bien souvent soumise au risque. Celui-ci se mue dans différentes pratiques comme la consommation accélérée d’alcool, l’usage de drogues, des conduites corporelles risquées. Les repères endogènes, c'est-à-dire « qui suis-je ? » et exogènes « quelle est ma place dans la société ? » sont flous et non établis. De ce fait la sensation d’existence, la perception à être un acteur social reconnu sont encore en devenir. L’adolescent face à cette incertitude n’attribue parfois de sens qu’aux ressentis qui  le marquent profondément, le heurtent en s’inscrivant directement sur le corps – scarification, blessure, cicatrice, pratiques risquées…

    Ainsi, l’expérience de la douleur aurait du sens car elle permet l’espace d’un instant de rappeler à la vie par la sensation vécue celui qui est dans un flottement de soi et en souffrance.

    A l’issue de la pratique sportive, le corps sera mis à l’épreuve de sensations recherchées et non subies. Celles-ci permettant de délimiter le corps et de construire une identité en devenir et en balance à l’adolescence. En effet, la confrontation et le heurt douloureux du corps adolescent à un extérieur – ce qui est en dehors de « moi » – formerait une quête identitaire afin de se prouver et d’éprouver son existence, une manière de s’ancrer corporellement dans le réel. Si la fluctuation d’être soi (Ehrenberg, 2008) à l’adolescence est réelle, l’expérience de la douleur le ramènerait également à la réalité de l’existence.

    Effectivement, comme le dit François Chirpaz, « l'épreuve de la douleur ramène l'existant à la banalité de cette évidence que quoi qu'il désire ou qu'il veuille, il appartient à cette matière charnelle qui l'installe dans le monde en l'ancrant dans la vie. » (Chirpaz, 2004). En somme, la douleur ramène au sentiment d’existence qui parfois s’échappe à l’adolescence d’où certaines prises de risque durant cette période. En effet, celles-ci fonctionnent tel un révélateur de vie car il faut parfois errer jusqu’à se perdre pour se trouver et apprécier sa destinée. La douleur choisie prend tout son sens quand celle-ci joue le rôle de rappel à la vie, de garde de fou qui empêche la souffrance.

    La douleur est objectivable, perceptible et visible, elle est un moyen d’alerter son semblable. Elle trace le sentier à suivre car elle se partage, se transmet à l’autre sans même que celui-ci ne doive l’éprouver. Il n’y a rien de plus communicatif que la sensation douloureuse, on ne reste pas insensible à la vue de cette sensation, encore moins quand on en fait nous-même l’expérience. Elle devient une forme de communication qui ne demande pas dans un premier à être verbalisé. Elle peut ensuite permettre l’interaction, l’échange : la sociabilisation par echoïsation corporelle (Cosnier, 1997).

    Il n’a pas été compliqué dans une première approche méthodologique de recherche par l’observation de vérifier si « oui ou non » la douleur était présente sur le terrain durant la pratique athlétique.

    Avant d’aller plus loin, il est nécessaire de distinguer douleur et souffrance. Le premier renvoie au ressenti organique lié au corps, on dit qu’on a mal lorsqu’on parle de douleur, nous sommes dans une dimension physique. A l’inverse, la souffrance est psychique, on dit se sentir mal. Cette dernière renvoie aux affects, à des ressentis difficilement objectivables. (Ricœur, 1994).  Pour aller plus loin, on peut également faire cette distinction : « Il importe de rappeler que toute douleur n’est pas souffrance. Certes, dans certaines circonstances la douleur détruit car elle atteint le comble de la souffrance, comme dans la torture ou la maladie ou encore comme dans les séquelles d’un accident ; mais si elle est choisie ou acceptée comme dans les activités physiques ou sportives, le body art ou les modifications corporelles, alors sa charge nocive – ce qui fait la souffrance justement – disparaît et participe à la construction de soi. D’où l’usage possible d’activités physiques ou sportives, éventuellement poussées jusqu’à la limite mais toujours accompagnées, pour permettre à des jeunes de mieux savoir qui ils sont » (Zanna, 2010).

    Fort de cette distinction, notre propos sera de démontrer que si l’adolescence peut engendrer des souffrances à être liée à des troubles identitaires, la douleur, par son expérience, peut quant à elle permettre une éclosion riche de sens pour l’adolescent. Il s’agirait de se faire mal au corps pour avoir moins mal à vivre [1].

    A l’adolescence, « Pour accoucher de soi, il importe parfois de risquer de se perdre, non par choix, mais par nécessité intérieure, car la souffrance ou le manque à être taraudent » (Le Breton, 2003). Cette citation de David Le Breton nous amène à voir qu’à l’adolescence – une période de construction de soi, aux limites non rigides, entre plus ou moins 12 à 17 ans – l’identité qui émerge est trop fragile pour supporter le sentiment d’existence. Face à cela, l’adolescent va édicter ses propres règles pour tester sa nature, sa présence. Bien souvent, cette recherche de soi raisonne avec le risque car si la signification latine du risque est « couper », l’adolescent lui se coupe parfois littéralement parlant. Il entame sa propre chair pour recréer le sentiment d’existence face à la souffrance à être. Il prend le risque de se faire mal pour rétablir le sentiment de sa présence via un artefact lourd de sensation : la douleur.
    En effet, l’adolescence est une période marquée et marquante pour ces derniers, elle est à la fois le jeu du corps : celui-ci change, s’expose, se joue auprès des autres. Ce constat a pu être fait au travers d’entretien mené auprès de jeunes [2]. Il s’est avéré que cette période est lourde à vivre car marquée par la confrontation à l’autre notamment en milieu scolaire :

    • «Tu te sens bien dans ta peau ? »
    • « C’est dur. Au lycée il y a le poids de l’apparence, je saurais pas comment dire mais tu arrives là-dedans, tu ressens les regards se poser sur toi. J’ai la pression ».
    • « Euh ! Je sais pas, oui. Mais collège, lycée c’est pas simple. Tout le monde te scrute faut que tu fasses attention à tout ».

    Si l’adolescence en tant que catégorie d’âge souffre d’une mauvaise image et également d’une confrontation avec son propre corps, il est donc à voir que l’utilisation anormale de ce dernier par des prises de risque vient renforcer l’idée d’une adolescence « malade ». En effet, dans une société où le médical tend à nous mener vers une vie de plus en plus longue – greffe de cœur, progrès de la recherche en médecine…– et se fait entrepreneur de moral (Becker, 1985), il convient de comprendre que les parents, l’Etat, les institutions perçoivent ses comportements comme anormaux. Quoi de plus étrange que quelqu’un qui joue avec la mort alors qu’on rallonge l’espérance et le confort de vie – une vie sans douleur ?

    La réponse est peut être dans la question car parfois si la vie devient trop terne et monotone les émotions créées par le risque viennent redonner le goût de l’existence quel que soit l’âge, une manière de payer le prix de son existence par l’ordalie. De plus, question rallongement, la jeunesse n’a pas son pareil, ses frontières sont de plus en plus floues car il n’existe plus à proprement dit de rites de passage institués et organisés. Si les seuils de transition sont encore présents – diplôme, premier enfant, mariage, concubinage…– ils sont pour le moins désynchronisés et dilués dans le temps. C’est alors que le risque vient redonner du sens pour celui qui se trouve indéterminé par ces marqueurs sociaux.

    Une quête de soi par ordalie [3] viendrait vérifier l’ancrage corporel de celui qui se trouve dans cette indétermination de statut, ni enfant, ni adulte, mais jeune. La résonnance de ce terme n’a rien d’élogieux que cela soit pour les médias, ou les adultes – détenteur du capital et du pouvoir (Foucault, 1975). Les jeunes aspirent à être adultes et reconnus comme des acteurs résonnés et non plus irraisonnés. Ce monde de responsabilités est décrit par les jeunes interviewés [4] lorsqu’on demande ce qu’est un adulte : « C’est travailler, avoir des responsabilités », « c’est avoir des responsabilités, des enfants, plein de choses quoi !», « on se détache de nos parents, des responsabilités et autonomie, on s’autogère ». Bien que les responsabilités puissent paraitre repoussantes, ce monde attire car il symbolise l’indépendance et l’autonomie, mais surtout la reconnaissance : « Je suis à moitié dedans donc ça me plait, si le réveil sonne pas c’est pour ma pomme, mon père me dit rien, je me débrouille ». Chose que les jeunes ne pensent pas posséder en fonction de leurs traits : « les adultes pensent que nous sommes des fainéants », « Des fois, ils [croient] qu’on est des crapules ou des trucs comme ça ».

    Le sentiment d’être mal perçu d’une part et de mal se percevoir d’autre part sont des facteurs perturbants pour les adolescents d’où parfois la nécessité de heurter le cadre pour s’assurer de sa résistance et également pour trouver ses limites et ses propres frontières… en courant.

    La course : des origines à aujourd’hui

    Pourquoi l’Homme s’est-il mis à courir si ce n’est pour sa survie ? La pratique du charronnage a induit une mobilité différente pour l’Homme. En effet, pour vivre, ce dernier doit par essence se nourrir et c’est en chassant qu’il a jadis comblé cette fonction vitale. La chasse était donc jusqu’à l’épuisement de la bête. Courir a toujours revêtu des significations, nous avons couru pour honorer les dieux, pour les récoltes, pour les funérailles. Nous avons même couru dans la tribu des Navajos pour être adulte – rite de passage destiné aux femmes. Aujourd’hui, courir est un acte banal effectué sans raison pourrait-on dire. Des millions de français courent et le chiffre ne fait qu’augmenter : certains en club et d’autre hors fédération. De plus, cette pratique se développe, on parle de trail, de course d’obstacles comme la Mud day [5].

    Cependant, selon Bourdieu, ce qui est le plus caché c’est ce sur quoi tout le monde est d’accord et nous sommes tellement d’accord que finalement nous ne posons plus de questions sur cette pratique (Bourdieu, 1981). Notre travail à venir sera de justement de décortiquer cette action si commune. Le protocole mis en place consistera à faire des entretiens d’explicitation avec des jeunes pratiquants de catégorie cadets et minimes : qu’ils explicitent leur pratique, qu’ils en parlent, qu’on mette en relation l’effort produit et le but recherché ; le sens qu’ils donnent à la douleur, au risque de se faire mal.

    A vos « marques », prêt, partez : courir le risque pour partir du bon pied

    « Un starter » pour éclore pourrait-on dire. Si les sentiers pour grandir et créer son identité ne sont plus aussi bien balisés qu’avant, l’adolescent doit désormais tracer lui-même sa propre route, construire ses propres rites intimes de passage. Bien souvent, ses pratiques de recherches intimes – conduites à risques, tatouages, piercings, implants sous-cutanés – seront considérées à la marge des pratiques normalisées. En somme, le corps est marqué tel un palimpseste qui vient assigner, porter une identité pour soi et pour les autres. Si ce type de risque vaut une double assignation, pour et par les jeunes, la société n’est pas en reste pour catégoriser ces pratiques comme déviantes.

    Pourtant, si la catégorisation dépend de la vision que la société va apporter aux actes, il ne s’agit pas seulement de regarder à la marge mais parfois au centre et de voir qu’il se passe la même chose. En effet, la course à pied est une pratique courante, appréciée, légitimée au sein même de l’institution scolaire, ailleurs également, garant de la santé de nos enfants. Pourtant, n’est-elle pas aussi traumatisante pour le corps que pourrait l’être une conduite à risque ?

    Les chutes, les coups, les contractures, les chocs, les blessures, le sport en général est tout aussi risqué pour la santé qu’il est bon. Son aura vertueuse le préserve de cette vision négative. A ce moment là, nous pouvons considérer que la mobilisation sportive du corps peut être aussi riche de sens que les marques corporelles auto-infligées, même s’il n’est naturellement en rien vertueux. Enfin, nous pouvons prétendre que l’acquisition d’une identité, d’une enveloppe pour soi parait indispensable pour être un acteur social reconnu. La course à pied pourrait en être un levier. L’existence d’un Homme n’est réelle que si celui-ci est aussi reconnu par autrui, or sans identité qu’est-ce-qui assigne sa propre existence pour soi et pour l’autre ? Il en va de sa propre survie.

    Bibliographie

    Ouvrages

    Becker Howard, Outsider, Paris, Métailié,1985.
    Bourdieu Pierre, Question de sociologie, Paris, PUF, 1975.
    Ehrenberg Alain, La fatigue d’être soi, Paris, Odile Jacob, 2008.
    Foucault Michel, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975.
    Le Breton David, La peau et la trace, Paris, Métailié, 2003, p. 11.
    Zanna Omar, Restaurer l’empathie chez les mineurs délinquants, Paris, Dunod, 2010.

    Articles

    Chirpaz François, « Le corps scène de l’existence », Rubrique philosophie, janvier, 2004, p. 535.
    Cosnier Jacques, « Empathie et communication. Partager les émotions d’autrui », Sciences Humaine, N°68, 1997.
    Ricœur Paul, « La souffrance n’est pas douleur », Autrement, N°142, février, 1994.

    Notes

    [1] Propos recueillis lors d’un séminaire de David Le Breton à l’Université du Maine en 2015.

    [2] Entretien mené auprès de jeunes « d’un local jeune » à Tours en 2013 dans le cadre d’un mémoire sur l’encadrement de la jeunesse.

    [3] Ordalie est une pratique venant attester une vérité divine. Dans notre cas, l’ordalie c’est le fait de mettre son existence en péril dans une épreuve, une conduite, pour qu’au sortir de cela notre existence soit attestée d’une signification supplémentaire.

    [4] Entretien mené auprès de jeunes « d’un local jeune » à Tours en 2013 dans le cadre d’un mémoire sur l’encadrement de la jeunesse.

    [5] C’est une course quasi militaire, où il faut passer sous des barbelés, dans la boue, dans de l’eau…



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    M@gm@ ISSN 1721-9809
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