Le mythe de la maîtrise du risque dans les sociétés modernes
Jawad Mejjad (a cura di)
M@gm@ vol.13 n.2 Maggio-Agosto 2015
LE CATCH, LA DOMESTICATION DU RISQUE
Jeremy Lacoste
Jlacoste69@gmail.com
Doctorant à l’Université Paris-Descartes dans le laboratoire LASCO-Monde Contemporain.
Début 2015, la mort tragique du luchador mexicain El Hijo del Perro Aguayo en plein combat est venue rappeler que le catch reste une discipline à risque en ce qu’il met en action et en opposition les corps. Trop longtemps appréhendé sous le seul prisme du chiqué et de son assise théâtrale, il était pourtant devenu l’archétype de la pratique sportive policée. À l’heure où les hommes semblent avoir déserté le champ de bataille, l’arène sportive constitue le nouveau théâtre d’affrontements plus ou moins dangereux. À cet égard, le catch s’inscrit pleinement dans ce processus de « civilisation des mœurs » tel que le décrit Nobert Elias, caractérisé in fine par la domestication de « la violence maîtrisée » (Elias & Dunning, 1994).
De par sa structuration, les biographies de ses pratiquants, les règles normatives qui l’assaillent, le catch se situe dans une dynamique non seulement de prise en compte du risque, inhérent à la pratique pugilistique sportive, mais également de neutralisation vis-à-vis de ce dernier. C’est d’ailleurs tout l’enjeu de son évolution historique. Né dans les foires itinérantes européennes du XIXème siècle (Loyer, 2010), il répond à une demande de pacification des relations sociales à une époque où le sport est encore un terrain d’animosité et d’excès [1]. Pour autant, d’abord investi par des hommes issus des classes laborieuses, ce divertissement sportif se voit codifié par l’un des invariants de ces populations qu’est le culte de la virilité ouvrière, celle-ci polarisée autour de la performance corporelle, de la résistance à la douleur, et d’une certaine appétence pour la fanfaronnade (Poulot, 1980, pp. 196-198). Il en ressort une pratique brutale, n’hésitant pas à dépasser le cadre légitimiste de sa construction par des effusions de violence, autant entre les acteurs de la farce, qu’entre spectateurs (Harvest, 1969).
Objet de l’ordre social à part entière, le catch n’a néanmoins pas échappé au tamis de la civilisation des mœurs, et de son corolaire la généralisation de la grille de lecture du risque. Ce n’est ainsi guère anodin que la discipline se soit développée précisément au même moment où ont proliféré ces nouveaux standards dans la société occidentale. Grâce à ses affrontements larvés, et à sa mise en scène du jeu des passions étouffées, il exerce ainsi une fonction de catharsis sur le public. Mieux, la probité dont il faut preuve dans la mise en récit d’un simulacre exacerbé de lutte opère un retournement de valeurs : le risque maîtrisé par la scénarisation devient la fictionnalisation d’un risque tellement amplifié qu’il en est irréel. En jouant dès lors sur l’imaginaire collectif des représentations de la violence, et sur les catégories identitaires, le catch semble être l’un des terreaux privilégiés pour saisir la double tension qui caractérise nos sociétés accaparées par la volonté de maîtriser les risques.
Car la discipline doit composer avec un équilibre narratif périlleux : jongler entre l’impératif de la monstration du risque fantasmé et l’articulation des conditions d’exécution en toute prudence. En un mot, il faut exacerber et performer l’imaginaire fictionnel du danger. C’est à ce prix-là que devient actif l’illusio nécessaire à la performativité du contrat mythico-romanesque de la pratique.
Reste qu’en contrebas de cette logique du tout-contrôle se matérialisent des stratégies de résistances propres aux jeux d’acteurs. Façonnée, on l’a dit, par la cosmologie masculine sportive, la pratique peine à s’extraire des initiatives individuelles visant à transgresser l’ordonnancement pacifié du jeu. Au point que nous pouvons poser la question suivante : ce processus de rationalisation du contrôle du risque qui travaille le catch ne contient-il pas paradoxalement les germes de sa propre négation ?
Notre article repose sur un travail de terrain à caractère ethnographique auprès d’un modeste club de catch de la région parisienne sur la période allant d’octobre 2014 à mai 2015 et comprenant une quinzaine d’élèves non professionnels. Il se réalise à travers une double approche : l’enquête par observation participante en tant que semi-insider et l’administration d’entretiens auprès d’une dizaine de jeunes pratiquants. Toute l’ambition de notre propos est de déconstruire l’appréhension du risque par les acteurs et de mettre en exergue leurs stratégies de domestication, détournement et réappropriation de celui-ci. Il s’agira in fine de comprendre comment le catch est-il devenu un modèle atypique de gestion du risque au point d’en faire l’un de ses principaux arcs narratifs.
Masculinité hégémonique et réappropriation de la douleur
Après l’âge d’or de la discipline dans les années 1960 en France, le catch est revenu sur le devant de la scène en 2007 par l’intermédiaire de ses diffusions télévisées sur la TNT. Entre ces deux séquences, nous avons constaté un déplacement de focale du discours médiatique. Alors que durant l’après-guerre, une grande partie des articles et reportages cherchaient à dénoncer les ficelles de la pantomime de la discipline comme on dénoncerait le trucage chez un magicien (Harvest, 1969), c’est bel et bien le risque inhérent à la pratique qui sert de grille de lecture structurante à la fin des années 2000. Si bien d’ailleurs que les promoteurs français ont dû se lancer dans une campagne inédite de sensibilisation visant à rappeler que la discipline n’est pas sans risque, à l’instar de ce que faisait déjà la WWF, première fédération mondiale américaine de catch, avec ses clips « Ne faites pas ça chez vous » [2] à destination du jeune public.
« Lorsque le catch est revenu en France, il y avait un vrai besoin de pédagogie. Les parents ont pris peur : ils voyaient leurs enfants faire comme leurs héros et reproduire les prises directement sur le sol de la cour d’école ou dans leur chambre. Il y a eu un paquet de blessures. Certains gosses sont même devenus handicapés. Forcément, les médias n’ont pas loupé le coche et ont présenté le catch comme une discipline très risquée. Ils n’avaient pas forcément tort dans le sens où c’est une pratique qui doit être faite par des professionnels, mais il ne faut pas être si alarmiste sur la dangerosité de ce sport », indique Thierry, l’entraîneur du club qui a une expérience de quarante ans sur le circuit français et a connu quelques blessures qui l’ont obligé à se retirer des rings.
S’il serait quelque peu exagéré de parler de « panique morale » (Ogien, 2004), il ne faut pas oublier la tonalité des débats d’alors, obligeant les professionnels du secteur à une auto-régulation et à faire preuve de pédagogie. En l’espèce, Thierry a même mis en place une offre autour d’une journée de prévention effectuée dans les établissements scolaires. Il s’agissait ainsi de rassurer les parents d’élèves sur la dangerosité de la discipline tout en affichant le degré de sécurité d’un encadrement en club.
Aujourd’hui, grâce à un important travail de terrain des professionnels du secteur, le catastrophisme des premiers rendus médiatiques semble avoir laissé la place à des angles se focalisant sur la pasionaria des spectateurs. Pour autant, en se replaçant sur l’histoire longue de la discipline, il nous faut faire un constat : jamais le catch, même sous ses premières moutures comme la lutte à mains plates, n’a été une pratique objectivant autant les risques et transgressions, au point d’ailleurs que sa forme actuelle, jugée parfois trop ripolinée par certains fans, est à la base d’une certaine désaffection du public historique au profit de formes de combat plus violentes types MMA (Arts Martiaux Mixtes). Comment donc s’est matérialisée cette dynamique de pacification des échanges pugilistiques dans le catch ?
Comme le rappelle Christophe Lamoureux dans La Grande parade du catch (1993), la discipline est faite par les hommes, et pour les hommes, les femmes en plus d’être ultra minoritaires ne jouent que le double rôle de figures repoussoirs et de faire-valoir (Castellon & Nasir, 2013). Une situation qui au final ne diffère guère avec la majorité des sports de la fin du XIXème siècle et du début du XXème siècle. Aussi, malgré un statut ambigu à mi-chemin entre la théâtralité sportive et la compétition pugilistico-romanesque, il est possible d’affirmer qu’à l’instar des autres pratiques sportives, le catch est le « fief de la masculinité » (Elias & Dunning pp. 66). À cet égard, il est travaillé par toute une fantasmagorie androcentrée dans laquelle les catégories de pensée et de représentation réifient le modèle de la « masculinité hégémonique » [3] (Connell & Messerschmidt, 2004). Une prédominance du vir d’autant plus grande que les populations qui investissent la discipline historiquement, et encore maintenant, restent majoritairement issues des classes populaires et classes moyennes. Avec Pierre Bourdieu, il ne nous aura pas échappé que ce sont celles-là mêmes qui en l’absence de ressources économiques, culturelles, investissent aussi le plus facilement leur identité sexuée, et sexuelle, notamment à travers leur corps Comme moyen de démarcation. Dans cette acceptation, le lien entre sport, ici le catch, virilité et violence physique établi très nettement par la recherche américaine (Messner & Sabo, 1990) ne s’en trouve que renforcé. D’ailleurs, lorsque l’on questionne l’imaginaire hérité des pratiquants actuels, les figures tutélaires de la discipline convoquées épousent ce masculin viril : « À l’époque, les mecs qui catchaient, c’était de vrais durs. Des tueurs. Souvent d’ailleurs, ils faisaient partie des services d’ordre de stars ou fricotaient un peu avec la mafia. Tout le monde ne pouvait pas devenir catcheur comme aujourd’hui. Les Lino Ventura, Roger Delaporte, Bourreau de Béthune etc, ça c’était des mecs qui en avaient. C’était pas des tafioles comme maintenant », explique encore l’entraîneur du club qui opposera durant tout l’entretien l’âge d’or de la discipline (1950-1970) à celui d’aujourd’hui « trop américanisé » à son goût.
Qu’en conclure de son propos sinon que la démocratisation sportive, en nombre et en sexe, de la discipline a concouru à sa relative pacification. En soixante ans, les règles se sont densifiées, le nombre de coups interdits a augmenté, les descentes de police se sont raréfiées, tout comme les batailles dans les tribunes. Illustration de ce processus de domestication du risque, la disqualification de certains rites d’initiation : « Quand j’ai commencé à catcher, j’ai passé trois mois à souffrir grave. Les autres catcheurs déjà confirmés avaient pour mission de me faire détester le catch. Ils devaient me détruire physiquement, mentalement. Je ne pouvais même pas me changer dans leur vestiaire, avant que je ne fasse mes preuves. C’était le bizutage obligatoire pour savoir si untel peut ensuite endurer la dure vie de catcheur. Aujourd’hui, comme on manque de pratiquants, on déroule le tapis rouge, même à des profils qui ne peuvent pas catcher. Et dès qu’il y a le moindre danger, on fait passer la sécurité avant le spectacle », se désole-t-il.
Pour autant, même si à l’aune de nos observations, nous faisons également le constat d’un processus assuranciel de la pratique dû en partie à des logiques de normalisation/professionnalisation, il ne faut pas faire l’impasse sur la persistance de comportements individuels à risque. Ils témoignent en outre de l’immuabilité des schèmes sportifs de la masculinité toujours aussi vivaces dans un club composé d’une vingtaine de pratiquants pour une pratiquante occasionnelle…
L’un des faits saillants de la socialisation masculine à l’intérieur du club reste l’apprentissage et la domestication de la douleur. Dans cette « maison des hommes » [4] (Godelier, 1982), malgré la scénarisation des combats et le simulacre du spectacle, les pratiquants n’ont que trop conscience d’exposer la santé de leur corps aux assauts répétés. Or, leurs discours s’accompagnent d’une rhétorique de la subversion visant à tourner en dérision les hypothétiques risques qu’ils prennent entre les cordes. En se réappropriant les dangers inhérents de la discipline (blessure, fatigue, burn out…), ils détournent le potentiel stigmate pour le transformer en faire-valoir du « bon combattant ». Qu’un catcheur soit récalcitrant à exécuter telle prise qu’il juge trop périlleuse ou qu’il amortisse un peu le choc de tel coup, et ce sont autant de stratégies de protection qui sont dénoncées par le groupe.
« Si tu veux, quand tu es catcheur, il faut être un peu tête brûlée. Ne pas avoir froid aux yeux. C’est un sport de combat donc forcément tu vas prendre des coups, faire de mauvaises chutes. Si tu es trop douillet, tu n’iras pas loin. Les bons catcheurs connaissent leurs limites et savent les transcender », avance Matt, un des jeunes élèves du club, qui n’a qu’un an de pratique.
Cette philosophie du « show must go on » trouve d’ailleurs ses résonnances dans les carrières sportives des différents protagonistes. La plupart sont passés par l’entremise des disciplines types lutte, boxe ou autres arts martiaux où ils ont appris à converser avec le caractère potentiellement risqué du combat sportif et ses conséquences sur la santé. Un imaginaire situé qui se voit de surcroît alimenté par les récits des anciens catcheurs : « À la grande époque, les catcheurs avaient été observés au centre de rhumatologie de la Pitié. On constituait de vrais petits musées vivants ! Côtes flottantes, articulations déboitées, affaissement de la colonne vertébrale… Pendant 20 ans, j’ai eu mal partout et nulle part. […] J’ai l’impression qu’actuellement les gars ne transpirent plus trop », se livrait alors le promoteur de la FFCP Roger Delaporte au Matin (Christophe Lamoureux, 1993, pp. 130).
Néanmoins, aujourd’hui encore, il n’est pas rare de voir des catcheurs lutter blessés avec l’impérieuse nécessité en plus de masquer leur douleur si celle-ci ne rentre pas dans l’arc narratif du combat. À l’inverse, à l’entraînement ou lors des discussions de vestiaire, mettre en avant telles blessures ou telles opérations médicales subies constitue l’un des leviers utilisés pour assoir sa légitimité d’athlète. Le mâl(e) fait le vir. Et ces médailles de virilité que sont finalement les fruits des prises de risque résultent d’une hyperconformité à l’éthique sportive : « Les athlètes qui évitent les douleurs et les blessures sont rarement considérés comme de « vrais athlètes » dans les sports collectifs […] Cette conformité optimale (over-conformity) aux normes de l’éthique sportive incite les athlètes à jouer malgré la douleur, à concourir rapidement après une blessure et à vilipender ceux qui ne le feraient pas », ont analysé Kevin Young et Stéphane Héas (2007, pp.13-14). Conséquence : autant la blessure est valorisée dans la communauté sportive étudiée, autant la douleur inhérente ne doit pas être un motif d’abandon et encore moins l’objet d’une mise en avant trop prononcée. En parallèle, il convient pour les catcheurs concernés d’opérer un storytelling des situations qui les ont amenés à être blessés. Une mise en narration délicate de la prise de risque ou supposée comme telle afin de légitimer aux yeux du collectif un état d’affaiblissement passager : « Le catch est un sport sérieux. Quand tu te blesses, tu peux passer pour un branque ou une chochotte. De quoi ternir un peu ta réputation. Dans ces conditions, mieux vaut bien vendre le fait que ta blessure résulte d’une prise insensée et dangereuse. Cela a quand même plus de panache de se blesser en faisant un salto, qu’en courant tout simplement sur le tapis du ring », avoue Paul, 20 ans, qui a déjà eu recours à ce genre de subterfuges fictionnels.
Dans les solidarités masculines telles que définies par Daniel Welzer-Lang, la performance et la prise de risque sont deux variables éminemment valorisées et valorisantes. « Un homme, un vrai » est forcément quelqu’un qui transgresse, transcende, déborde les standards. Considérant cela, les conclusions des travaux de Catherine Louveau (1986) et Christine Mennesson faisant des sports à risques et/ou violents, des antres typiquement masculins sont peu surprenantes (Penin, 2004). Pas plus dès lors que les rappels à l’ordre du genre que nous avons observé lors de notre enquête. Par l’intermédiaire de l’entraîneur, mais aussi via les leaders de vestiaire, l’apprenti catcheur est rappelé à une supposée éthique d’action du « bon pratiquant ». Pêle-mêle des énoncés entendus : « Vas-y tu n’es pas en mousse » ; « bon sang, tu ne vas pas te casser, ou sinon c’est moi qui vais te casser » ; « allez frappe-le plus fort, il doit avoir mal » ; « saute plus haut, on dirait que tu fais de la marelle »…
Pour gagner ses galons, le catcheur doit donc affronter le danger, se le réapproprier. Réceptacle principal : le corps de l’athlète. Si ce dernier plonge autant dans les registres de l’hypertrophie et de la sculpture, c’est autant par nécessité que par protection. Car plus qu’une arme lors d’un combat, le corps demeure une défense. Il est à la fois rempart et vecteur. Mieux, il s’impose comme la monstration directe de la relation qu’entretient l’athlète avec le risque. Toute marque corporelle (cicatrice, bleu, hématome, taillades…) suffit à qualifier l’acteur. Le corps festif, carnavalesque du catcheur est avant tout un corps souffrance. On l’oublie mais le catch, plus qu’un sport spectacle, est un corps spectacle, celui de l’épreuve. Tout l’enjeu est de l’user sans l’user précisément, de le faire, sans trop le défaire.
Étant donné que le catch repose sur un contrat narratif mythico-fictionnel, la prise de risque est de moins en moins une finalité. Tout au plus reste-t-elle un moyen de divertissement, un pis-aller pour accrocher le public. Aussi, l’ambition première des athlètes est d’investir l’intentionnalité. Une fois en gala, il est moins question de prendre véritablement des risques que de le faire croire à l’audience. Pour ce faire, la gestualité outrancière, le body language, le simulacre de la douleur ou encore les répétitions d’enchaînements lors des entraînements sont autant de moyens de parvenir à cette fable sportive.
Comme en atteste la quasi-disparition des graves blessures sur les rings français, les catcheurs de la scène hexagonale sont, plus qu’avant, dans une logique de gestion du risque via sa théâtralisation. La menace de sa seule existence suffit à la performativité de sa réalisation. Preuve en est, à l’entraînement, même si nous avons assisté à des sessions de défis entre élèves où il était question d’être dans une dynamique de surenchère au niveau des prises aériennes effectuées, il convient d’admettre que bien souvent un autre tapis est utilisé pour amortir la chute des pratiquants. Également, les combats sont bien plus souvent qu’avant simulés voire juste chorégraphiés, au point que le KO d’entraînement semble devenir un évènement narratif des années passées.
Cette logique assurantielle trouve d’ailleurs ses limites en ce qu’elle commence même à s’immiscer dans les galas. Ainsi, comme nous en avons été témoins, plusieurs catcheurs ont demandé expressément au promoteur du club étudié de les programmer dans un match « safe » [5] au cours duquel ils refusent de subir le moindre coup un tant soit peu appuyé. Encore anecdotiques, ces comportements signent pourtant le passage de la discipline du champ sportif vers le seul spectacle dans une perspective objectivante, quitte à diluer les excès de soufre et les aspérités impromptues qui faisaient le sel de la discipline.
Représenter le risque : une fin en soi ?
Syncrétisme historique de la lutte à mains plates et de la lutte des baraques foraines, le catch as catch ou lutte libre comme on l’appelle au début du XXème siècle s’inscrit clairement dans un premier temps dans le champ sportif, avec d’autant plus d’acuité que le caractère préparé et contrefait de sa performance scénique est réfuté à longueur d’interviews par ses principaux acteurs [6]. Or, la médiatisation grand public de la discipline ainsi que le processus de « désenchantement du monde » (Weber) dans lequel sont saisies nos sociétés occidentales sont deux logiques qui concourent à invalider cette classification obtuse. Exemple paradigmatique de ce flou : la World Wrestling Federation, première compagnie américaine de catch au monde, devient en 2002 la World Wrestling Entertainment, gommant ainsi son ancrage sportif (fédération) au profit d’une inclinaison autour du divertissement (entertainment), un changement qui s’est traduit aussi par le remplacement du mot « wrestler » (catcheur) par le vocable « superstar ». Quel est donc l’impact de cette consécration de la « société du spectacle » (Debord, 1967) à travers le changement de paradigme qu’a opéré le catch vis-à-vis de la notion de risque ?
Dans le sillage de la compagnie américaine, véritable mètre étalon aujourd’hui de la discipline, les structures françaises ont également pris le tournant de la spectacularisation de leur show. « Avec le succès de la WWE, les gens veulent voir des shows à l’américaine aujourd’hui en France. Forcément, on essaye de s’adapter. On axe nos spectacles vers le côté divertissement de la chose, avec beaucoup d’interactions vis-à-vis du public, des combats moins longs qu’avant », explique un autre promoteur de catch d’un club situé dans le Nord de la France.
Cette double retro tension d’une désportivation/spectacularisation de la discipline désancre le catch du champ sportif pour l’inscrire un peu plus profondément qu’avant dans l’univers théâtral. Mais là où le burlesque et la parodie semblaient s’imposer à l’époque, aujourd’hui, c’est bel et bien la réalité jouée qui prédomine où l’exagération ne doit pas prêter le flanc à l’inintelligibilité ou à l’absurde. Avec la fin de la verticalité des mythes et croyances, c’est l’illusio de la farce qui s’en trouve affaibli. Dans ces conditions, les catcheurs doivent s’engager dans des dynamiques de construction symbolique d’une réalité assez crédible pour rendre plausible le contrat mythico-fictionnel de la discipline. Première victime de cette concession : la prise de risque.
Art de la figuration, le catch est autant un simulacre de la représentation que la représentation d’un simulacre. Face à une audience de moins en moins réceptive à l’illusion de la pantomime, les athlètes ne sont plus tenus par un devoir de surenchère de la performance. Les combats d’une heure, les coups de chaise lors des affrontements, les dérapages avec le public… se raréfient puisqu’ils deviennent inopérants dans la nouvelle grille de lecture de la discipline. A contrario, la désportivation au profit de la théâtralisation de la pratique suggère le passage d’une logique du faire à celle du faire savoir. Plus question de prendre des risques inconsidérés donc du moment que cela est évoqué. C’est la consécration de la performativité du geste. Ainsi, il n’est pas rare d’assister à des logiques d’extrapolation des signifiants somatiques (grimaces surjouées, cris appuyés), ou de mises en scène hyperboliques des corps (bandages rajoutés, handicap feint…). Les catcheurs ont remplacé le masque en tissu qu’ils portaient par l’apprentissage du masque de la douleur. Comme le disait Roland Barthes « Ce qui importe, ce n’est pas ce que [le public] croit, mais ce qu’il voit » (Barthes, 1970). Dès lors, les athlètes peuvent se lancer dans des stratégies de gestion du risque, de minimisation du danger et de domestication du hasard. C’est ce qu’ont souligné plusieurs de nos interlocuteurs : « Au catch, il y existe une quantité infinie de ficelles. Tu vois, bien souvent, il n’est pas nécessaire de vraiment se faire mal ou d’éclater l’autre. Il suffit de faire croire au public que l’on va le faire pour que cela devienne vrai. Par exemple, je ne compte plus les fois où j’ai pris une chaise et me suis élancé pour éclater mon adversaire avant que celui-ci ne riposte devançant ainsi mon coup de chaise. Je n’ai donc pas besoin de le donner pour que le public ait l’impression qu’il a pourtant été donné. Pour cela, il faut bien montrer la chaise, faire du bruit avec quand on l’a saisie et ne pas hésiter à crier », explique l’entraîneur Thierry.
Résultat, l’apprentissage du simulacre constitue le biais par lequel les catcheurs ont réussi à opérer un changement de paradigme via la maîtrise du risque. Lors des séquences d’entraînements, ils apprennent par le corps pour parler comme Pierre Bourdieu. Les chutes sont répétées à l’envi, les enchaînements vus et revus, les prises périlleuses exécutées et déconstruites en toute sécurité… Tant et si bien qu’aujourd’hui, la figure du bon pratiquant est moins celle d’un athlète résistant comme avant que celle d’un catcheur qui ne (se) fait pas mal. « Pour un promoteur, avoir des catcheurs intelligents dans leur jeu, c’est essentiel. Le type doit gérer ses combats, savoir ce qu’il fait, ne pas prendre trop de risque. Combien de carrières se sont terminées rapidement à cause de quelques fanfaronnades. ? Moi-même, au cours de ma carrière, j’ai tué deux mecs sur le ring car les gars se préparaient mal. Un bon catcheur doit savoir gérer son mode de vie, sa santé. Après, pour le public, les critères de jugement sont évidemment tout autre », continue d’argumenter Thierry.
En creux, le coach soulève l’une des tensions majeures d’une discipline divisée entre le « en champ » (galas publics) et le « hors champ » (entraînements). À chaque espace, ses propriétés, son système de valeurs, ses normes, et une appréhension différentielle du risque eu égard au caractère public ou privé du territoire. Ainsi, alors que les séquences d’entraînement semblent favorisées des comportements à risque tels que promus par la socialisation masculine, les shows publics, quant à eux paradoxalement, promeuvent seulement la représentation de comportements à risque. Un simulacre qui n’est d’ailleurs permis que parce que le risque est véritablement confronté en amont, lors du « hors champ » précisément. C’est ainsi qu’à l’entraînement, les futurs adversaires s’approprient les séquences critiques du combat à venir, reproduisent jusqu’à leur maîtrise les prises dangereuses, quitte parfois à en neutraliser la part imprévisible. C’est ce que nous a confié un des jeunes élèves du club : « À force de lutter ensemble avec Guillaume, on a développé une bonne alchimie. On se connaît par cœur. On sait ce que l’autre va faire, quand. On comprend ses intentions avant même qu’il agisse, assène Bob. De même quand il fait telle prise, le public sait que c’est son finish et que l’impact sera plus fort. À ce moment-là, la tension monte. »
Dès lors, l’esprit de coopétition – compétition simulée vis-à-vis du public, coopération assumée en backstage – qui préside la mécanique du catch est au centre de la dynamique de gestion de risque. L’objectif n’est ni d’amoindrir son adversaire, ni de le mettre hors-jeu comme n’importe quel sport de combat, mais bel et bien de proposer une narration pugilistique à deux qui transporte le public. La difficulté étant de trouver le juste équilibre entre la simulation d’un affrontement qui doit paraître réel et l’économie d’une passe d’armes surjouée. Dans cette optique, en plus des duels répétés à l’entraînement, les catcheurs s’adonnent à des sessions à vocation quasi théâtrale. Il s’agit sous les conseils de l’entraîneur de travailler son corps, comme passeur de message. Comment inscrire la douleur feinte dans les traits de son visage ? Comment contorsionner son corps pour imager la souffrance ? Comment porter sa voix pour traduire l’intensité du moment ? Autant de subterfuges scénaristiques du corps parlant qui s’inscrivent également dans une logique de gestion du risque. Pourquoi réellement exercer une pression lors de l’exécution d’une clé, au risque de provoquer une blessure à son adversaire, lequel peut choisir de mettre en scène à travers ses gesticulations la douleur qu’il est censé ressentir ? D’autant que l’une des mystiques du catch est sa capacité à imposer son propre référentiel à son public comme en témoigne la déclaration de Samuel, ex-journaliste de catch : « Chaque catcheur a son finish, c’est-à-dire une prise connue du public qui est censée clôturer le match quand celle-ci sont portée. Or, certains finishs n’ont en réalité aucune efficacité. Mais comme à chaque fois que les catcheurs les portent, leurs adversaires perdent le match, le public croit en sa réelle efficacité et dangerosité sur les corps. »
C’est ce que nous avons appelé l’anthropographie, c'est-à-dire la gestion des performances corporelles par l’imaginaire, en référence à l’anthropotechnie. En vertu du contrat mythico-fictionnel en vigueur dans la discipline, la monstration physique ou corporelle sert de palliatif à la démonstration physique. Dans ce « spectacle du désordre bien ordonné » (Mons, 2008, p.48), les catcheurs ont développé une (con)science de la prédominance du par-être sur l’être. Ainsi grâce à la coopétition, un athlète néophyte peut surjouer sa puissance ou le caractère risqué d’un enchaînement, sans que cela ne provoque de dissonance cognitive : « Quand je porte une clé de bras, je n’ai pas besoin de forcer. Il suffit que mon adversaire grimace, pousse des cris pour que le public ait l’impression que la prise portée est terriblement douloureuse », commente Bob, lui aussi toute jeune recrue de l’année 2014.
Dans ce contexte, le public est forcément complice d’une duperie qu’il accepte de subir. Grâce à cette sur-humanité cognitive, les catcheurs opèrent donc une autodélivrance vis-à-vis des capacités biologiques de leur propre corps. Les limites naturelles sont battues en brèche par l’articulation d’un processus d’empowerment narrativo-fictionnel. Le contrat de sublimation magique passé entre les catcheurs-acteurs et le public dupé volontaire se suffit à lui-même. La catharsis peut s’exprimer à plein régime. Surtout, le faire devient un surfaire. Et par inversion de point de vue, la prise de risque devient la maîtrise de risque. Ainsi comme le souligne Norbert Elias : « Dans certains sports, il est vrai, la violence peut trouver à s’exercer, mais en règle général, il existe des règles pour la contrôler (1994, pp. 26). » Dans le catch, ce contrôle s’effectue autant à travers l’éternisation des règles et normes du champ qu’à travers l’auto-contrainte admise par routinisation des pratiquants. Puisque le dessein premier du catcheur n’est pas de remporter un combat, mais de divertir le public présent, tout l’enjeu est de prolonger ce jeu sur la durée. C’est ainsi que se développe une gamme de stratégies collectives – l’entraîneur qui demande de ne pas appuyer les coups – et individuelles – renforcement musculaire pour être moins sensible aux blessures – dans l’optique d’éviter toute rupture temporelle au sein de la carrière sportive. Les anciens catcheurs aujourd’hui en mauvaise santé physique font ainsi office de figures repoussoirs ambivalentes : valorisés par la hardiesse des combats qu’ils ont menés, ils ne constituent pas pour autant des modèles d’inspiration. À l’inverse, les catcheurs qui sont parvenus à gérer de manière intelligente leurs ressources corporelles et personnelles (vie privée) sont plébiscités. Conséquence de cela, la gestion du risque transite également par une approche multi-scalaire du corps : le succès des trajectoires sportives des pratiquants présuppose l’acquisition de connaissances anatomiques (atlas du corps humain pour cibler les groupes musculaires pertinents), l’agrégation de savoirs sanitaires (récupération, étirements à effectuer, gestion du corps) et nutritionnels (régime alimentaire). Un corpus qui permet de se prémunir contre tout défaut et qui s’acquiert au fur et à mesure de la professionnalisation des parcours.
D’ailleurs, il y a un paradoxe à pointer : la codification de plus en plus aboutie de la praxis du catch contraste avec la présence de moins en moins de professionnels sur le circuit français [7]. Or précisément, l’amateurisme – au niveau du statut et non de la pratique – des pratiquants constitue une liberté plus grande dans cette dynamique de gestion du risque. Si les catcheurs luttent parfois encore blessés et n’hésitent pas à recourir à un ensemble de prises dangereuses, ils sont désolidarisés de toute contrainte, notamment économique, de le faire. Ainsi, aujourd’hui plus qu’avant, le moindre problème médical est suivi d’un arrêt pour une durée précise des combats/entraînements. Une prise en compte des temps de repos et de résilience dans les carrières sportives assez récente finalement.
Reste que l’institutionnalisation de la discipline, mère de toutes les prudences a abouti à la sécularisation de dispositifs de sensibilisation et de prises en charge du risque, au point que cette domestication du danger influe désormais sur la performance scénique proposée. Or, que constate-ton aujourd’hui ? La dynamique de sécurisation du catch va de pair avec sa désaffection vis-à-vis du public, qui lui, semble de plus en plus s’orienter vers des pratiques jugées plus intenses. À vouloir réduire la glorieuse incertitude du sport, ou du moins sa représentation, les acteurs de la discipline ont peut-être enrayé la magie de cette pratique un peu à part.
Bibliographie
BARTHES R., Mythologies, Paris, Seuil, 1970, p. 233.
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Notes
[1] L’ouvrage de Norbert Elias et Eric Dunning déjà cité renseigne sur la centralité de la violence non contrôlée, source de dérives extra-sportives qui structure encore le sport jusqu’au XXème siècle.
[2] Clips diffusés lors des shows télévisés dans lesquels un catcheur sensibilise le jeune public à la dureté de son métier et aux risques que les athlètes prennent.
[3] « La masculinité hégémonique est toujours l’expression hégémonique de la masculinité dans un contexte précis : elle est la stratégie qui permet à un moment donné et en un lieu donné aux hommes et aux institutions qu’ils représentent d’asseoir leur domination », CONNEL, 2013. « Masculinités, colonialité et néolibéralisme : entretien avec Raewyn Connel », Contretemps, pp. 1-7.
[4] Entre-soi genré composé essentiellement d’hommes et reposant sur une cosmologie masculine.
[5] Jargon catchesque pour signifier « en sécurité ».
[6] Voir l’enquête de Bob Harvest, Le catch cet inconnu où il interroge tous les promoteurs français des années 1960. Tous ont le même discours : le catch n’est pas chiqué. « Le résultat des combats est-il communiqué au préalable à la Préfecture de Police ? Non ! c’est totalement faux. J’offre une prime de 100 000 francs […] à la personne qui pourra me le prouver », René Ben Chemoul, catcheur phare du circuit, p. 51.
[7] Une quarantaine d’athlètes peuvent être considérés comme professionnels.
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