Le mythe de la maîtrise du risque dans les sociétés modernes
Jawad Mejjad (sous la direction de)
M@gm@ vol.13 n.2 Mai-Août 2015
CONCEPTIONS PLURIELLES DU RISQUE DANS LE CONTEXTE D’UNE CONTROVERSE ACTUELLE EN SANTÉ ENVIRONNEMENTALE
Vincent Richard
Vincent.Richard@fse.ulaval.ca
Professeur adjoint en didactique des sciences à la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université Laval (Québec), chercheur régulier au Centre de recherche et d’intervention sur la réussite scolaire (CRIRES).
Chantal Pouliot
Chantal.Pouliot@fse.ulaval.ca
Professeure titulaire en didactique des sciences à la Faculté des sciences de l'éducation de l'Université Laval (à Québec) et chercheure au Centre de recherche et d'intervention sur la réussite scolaire (CRIRES).
La littérature sociologique abonde de cas de controverses environnementales résolues ou en cours (Akrich, Barthe et Rémy, 2010). La notion de risque y est toujours présente et plusieurs conflits s’articulent conformément à l’utilisation qui en est faite par les différents acteurs concernés (Wynne, 1996). Ainsi, dans le cadre de déploiement de ces controverses, certains acteurs sociaux considèreront que les « citoyens » mobilisent une conception du risque trop subjective, voire irrationnelle. D’autres critiqueront les « scientifiques » en raison de l’usage qu’ils font d’une conception du risque trop formelle qui ferait l’économie d’aspects sociaux importants. Ainsi, il est généralement véhiculé que les conceptions du risque mobilisées par les profanes et les scientifiques ne relèvent pas de la même logique (Hansson, 2012; Kermisch 2012; Thompson and Dean, 1996).
Le risque : deux conceptions
Les exigences pragmatiques de la gestion du risque ont forcé la formalisation scientifique de la notion de risque autour de trois axes : 1) le fait que certains évènements engendrent des conséquences négatives; 2) la possibilité de déterminer la probabilité d’occurrence de ces événements, et 3) la probabilité d’occurrence et les conséquences négatives de ces évènements peuvent être mesurées ou quantifiées. En réaction à cette conception scientifique du risque s’est développé une conception profane (Zinn, 2008) dont des spécialistes du risque ont proposé différentes descriptions. Parmi ces formalisations académiques, Peretti-Watel (2001) souligne que la conception profane du risque est associée à des éléments qualitatifs plutôt que quantitatifs (voir Tableau 1). Pour le profane, l’évaluation de la probabilité d’occurrence et de la gravité des conséquences serait remplacée par une appréciation davantage qualitative. En d’autres mots, la conception profane modifie la troisième prémisse : la mesure quantitative est remplacée par une évaluation plus subjective. L’adoption d’une appréciation qualitative serait dès lors plus appropriée pour faire état des préoccupations citoyennes qui ne relèvent pas uniquement des enjeux liés à la gestion de la sécurité, mais comportent des dimensions culturelles, sociales, éthiques, politiques, éducatives, etc.
Tableau 1 : Comparaison de la conception scientifique et de la conception « non-scientifique » du risque. |
Dans différents domaines, les perspectives scientifiques et profanes sont perçues comme irréconciliables. Par exemple, lorsqu’il est question de la régulation du risque associé au développement des biotechnologies, la convocation des conceptions profanes et scientifique conduit à des confrontations qui rendent épineuse l’issue des débats (Letourneau, Cardenas Gomez, & Richard, 2013). Or, dans ce qui suit, nous suggérons que les conceptions véhiculées ne sont pas toujours aussi exclusives que ce qui est abondamment prétendu. À cette fin, nous analysons les conceptions véhiculées par deux groupes d’acteurs (une direction de la santé publique et un regroupement citoyen) engagés dans le déploiement d’une controverse publique actuelle autour de la poussière métallique dans les quartiers centraux de la Ville de Québec (Pouliot, 2015).
Notre objectif est ici d’illustrer comment les conceptions du risque de deux des groupes d’acteurs se déploient (en effet, plusieurs groupes d’acteurs sont impliqués dans la gestion sociopolitique de cette controverse). En ce sens, notre intention n’est pas de présenter une analyse exhaustive du discours sur le risque de tous les acteurs de cette controverse, discours, d’ailleurs qui évolue encore au moment de rédiger cet article.
Pollution au nickel dans la ville de Québec (Canada) : émergence d’une controverse
Depuis octobre 2012, on assiste au déploiement d’une controverse autour des impacts des pratiques portuaires de transbordement de minerais sur l’environnement et la population des quartiers centraux de la ville de Québec (Canada). Pour résumer cette situation, mentionnons que le 26 octobre 2012, Véronique Lalande, une résidente du quartier Limoilou (un des quartiers centraux de la ville de Québec) constate de la poussière rouge sur les roues de la poussette de son garçon et tout autour de sa maison. Elle avise la ville de Québec qui dépêche une technicienne en environnement pour évaluer la plainte. La technicienne fait immédiatement appel à l'équipe d'intervention d'Urgence-Environnement du ministère provincial. De son côté, madame Lalande procède, avec son conjoint Louis Duchesne, à un échantillonnage de la poussière retrouvée sur les balcons et voitures dans l’entourage et envoie les échantillons dans un laboratoire indépendant. Quelques jours plus tard, la compagnie Arrimage du St-Laurent (ASL) confirme que de la poussière d’oxyde de fer s’est répandue dans un secteur de Limoilou.
Au début du mois de novembre, Véronique Lalande et Louis Duchesne reçoivent les résultats des analyses de la poussière. En plus du fer, des métaux lourds comme le nickel, le zinc et le cuivre sont retrouvés en concentrations supérieures à celles de la poussière de rue de villes densément peuplées comme New York, New Delhi ou Hong Kong. Le 21 novembre, la compagnie de transbordement reçoit un avis de non-conformité, pour des infractions sur la loi de la qualité de l’environnement. La même journée, le conseil de quartier du Vieux-Limoilou donne son appui, par voie de résolution, à Véronique Lalande dans le dossier dit de la poussière métallique. Dans la même période, on apprend que la Direction régionale de la Santé publique de la Capitale-Nationale (DRSP) s’intéresse à la pollution venant du Port de Québec depuis 2009, suite aux plaintes de citoyen.ne.s de la région. Le 23 novembre, le Maire de Québec dit s’en remettre au Ministère de l’Environnement et considérer que certains métaux sont présents en quantités inquiétantes dans les résultats obtenus par les citoyens Lalande et Duchesne.
Le 10 décembre 2012, Lalande et Duchesne obtiennent un deuxième rapport d’analyse de la poussière récoltée dans les quartiers centraux (à savoir les quartiers Limoilou, Maizerets, St-Jean-Baptiste et à la Baie de Beauport) au cours du mois de novembre 2012. Ce rapport confirme le point de vue selon lequel l’épisode de poussière du 26 octobre n’était pas un incident unique qu’une poussière se dépose régulièrement sur ces quartiers. Le 18 décembre 2012, les résultats de cette analyse sont présentés en conférence de presse. Le 19 décembre, le couple Lalande-Duchesne met en ligne le site Internet « Initiative Citoyenne de vigilance du Port de Québec » (ICVPQ, vigilanceportdequebec.com). Le 23 décembre 2012, constatant qu’une quantité anormalement élevée de poussière s’est déposée sur le seuil enneigé de leur porte, ils procèdent à un nouvel échantillonnage de poussière. Depuis, plusieurs collectes et analyses de poussière furent effectuées.
C’est de cette façon que la poussière sera « soulevée » et que la question de la pollution métallique causée par les pratiques de transbordement au Port de Québec fera son entrée dans la sphère sociopolitique. En effet, après les analyses de la poussière effectuées dans les derniers mois de 2012, l’Initiative citoyenne de vigilance du Port de Québec s’affairera à établir un lien entre la poussière déposée et celle présente dans l’air. À cet effet, une demande d’accès à l’information sera effectuée et l’Initiative citoyenne de vigilance du Port de Québec obtiendra l’ensemble des données recueillies par le ministère du Développement durable, de la Faune et des Parcs (MDDEFP) couvrant l’entièreté du territoire de la Capitale Nationale. Duchesne et Lalande s’attaqueront à l’analyse des données des stations de mesure du réseau de surveillance et de la qualité de l’air obtenues. Les résultats feront voir que les poussières de métaux lourds déposées sont aussi présentes dans l'air et que la moyenne des concentrations de nickel pour les trois stations d’échantillonnage est de 52 ng/m3 entre les mois de mars 2010 et avril 2012, alors que pour la période 2003-2009, la moyenne des concentrations de nickel au Canada est de 0,9 ng/m3 (la norme de qualité de l’air relative au nickel étant alors de 12 ng/m3). À l’aide de l’utilisation du ratio nickel/cobalt qui constitue une sorte de « signature » propre aux différents sites d’extraction, Lalande et Duchesne confirmeront l’hypothèse selon laquelle les poussières déposées sur les surfaces et celles en suspension dans l'air ont une source unique et commune, peu importe le lieu et la date de l'échantillonnage. Les données seront aussi interprétées en fonction des vents, ce qui permettra de confirmer que la poussière provient bel et bien du Port de Québec et non pas d’autres sources possibles de contamination.
En bref, si dans les premiers jours suivants l’alerte lancée par Lalande et Duchesne les autorités municipales, gouvernementales et portuaires se sont affairées à rassurer la population, la dimension problématique de la situation est vite apparue à l’ensemble des acteurs concernés, à savoir les citoyens, les gouvernements municipal, provincial et fédéral ainsi que les représentants de l’industrie et du Port de Québec.
Rapports d’analyse citoyenne
Depuis l’épisode de poussière rouge d’octobre 2012, trois rapports d’analyse ont été produits par un regroupement citoyen, l’Initiative citoyenne de vigilance du Port de Québec. Le premier rapport présente les résultats de l’analyse des concentrations de métaux dans l’air ambiant du territoire de Limoilou. On y constate que les concentrations de nickel dans l’atmosphère de Limoilou dépassent plus de quatre fois la norme de qualité de l’air au Québec et plus de 35 fois les concentrations observées dans les plus grandes villes canadiennes. On y mentionne aussi que la majeure partie de la pollution proviendrait d’une source unique et commune : le concentré de nickel de la mine de Voisey’s Bay manutentionné au Port de Québec (Lalande & Duchesne, 2013a).
Le deuxième rapport documente la provenance du nickel dans l’air ambiant du territoire de Limoilou en fonction de la direction des rafales de vent. Les résultats soutiennent l’idée selon laquelle les activités de manutention de concentrés de nickel au Port de Québec constituent une source importante de poussière de nickel (Lalande & Duchesne, 2013b).
En bref, les rapports produits ont contribué à documenter l’état de la situation. Il est désormais admis par les autorités portuaires et municipales que les épisodes de poussière originellement décrits comme des épiphénomènes sont plutôt des phénomènes fréquents dont les traces se retrouvent sur un territoire beaucoup plus vaste qu’anticipé au lendemain du 26 octobre 2012. De plus, tous admettent que la poussière provient du Port de Québec et, enfin, qu’on retrouve dans l’air de Limoilou et d’autres quartiers centraux de la Ville de Québec une quantité de nickel qui dépasse la norme provinciale de nickel ambiant (Lalande et Duchesne, 2013a).
Regard sur les conceptions véhiculées dans le discours de deux groupes d’acteurs
Au cœur de cette controverse, les outils propres à l’analyse scientifique du risque furent largement convoqués par les différents acteurs. Conformément à son mandat, la Direction de la santé publique (DRSP) publia en 2013 un Avis de santé publique visant à présenter les données disponibles « concernant les concentrations de nickel présentes dans l’air de La Cité-Limoilou; apprécier les risques à la santé encourus par la population de La Cité-Limoilou en lien avec leur exposition au nickel; présenter les recommandations du directeur régional de santé publique pour réduire ces risques à la santé. » (DRSP, 2013, p. 4).
L’Avis de santé publique de la DRSP décrit le risque sur la santé des populations affectées par la pollution atmosphérique associée à la présence de nickel dans l’air. Dans son analyse, la DRSP reprend à son compte la structure d’évaluation du risque généralement adoptée, à savoir une caractérisation physique et chimique des substances, mais aussi de l’exposition, du mode d’absorption et de la vulnérabilité des populations exposées. La DRSP distingue donc l’exposition au nickel par ingestion, par contact et par inhalation. Elle résume ainsi l’état de nos connaissances scientifiques quant au risque lié à l’exposition au nickel : « Le nickel et ses composés présentent à court et à long terme des risques d’allergies ou d’inflammation, notamment de l’asthme et des problèmes cutanés. Par ailleurs, des expositions prolongées à certains de ces composés pourraient provoquer le cancer. » (DRSP, 2013, p. 11)
L’analyse des données recueillies par la DRSP dans les quartiers centraux à la lumière de l’état des connaissances actuelles l’amène à souligner que la concentration de nickel dans l’air a diminué pour la période de 2009 à 2012 (voir document 1 et 2).
Document 1 : Constats de la DRSP sur les risques associés au nickel présent dans l’air de Limoilou à partir des concentrations mesurées dans La Cité-Limoilou. |
De plus, le rapport souligne que, malgré l’importance des concentrations observées de 2010 à 2012, il s’agit somme toute de concentrations bien en deçà de celles observées dans des villes minières telles que Sudbury (Ontario, Canada).
Document 2 : Tableau comparatif des concentrations de nickel pour certaines villes québécoises. |
Dans son Avis, la DRSP introduit la liste de ses recommandations en soulignant que : « Une partie de l’arrondissement La Cité-Limoilou supporte un des pôles industriels majeurs de la région, et ce, depuis plusieurs décennies. La contamination par le nickel est le reflet de cette activité. Ce territoire présente un cumul de facteurs de risques environnementaux et de nuisances pour la santé de sa population qui mérite une approche globale et concertée de réduction de ces risques. » (Avis, p. 23)
L’initiative de vigilance citoyenne du Port de Québec
Dans le premier rapport d’analyse qu’elle a produit (Lalande et Duchesne, 2013a), l’ICVPQ envisage les risques liés à la présence de nickel dans l’air de Limoilou selon une conception scientifique du risque. Toutefois, cette conception se complexifie lors de la présentation des résultats et des demandes liées aux impacts de la pollution atmosphérique : le risque s’articule alors en termes d’effets sur « la santé » et des effets sur « notre vie ». Selon nous, ce changement de ton dans le discours témoigne d’une conception plurielle du risque qui n’oppose pas la conception scientifique et la conception profane.
Quantitatif
Un des premiers tableaux produits par l’ICVPQ met en parallèle les concentrations en métaux lourds mesurées dans diverses villes à travers le monde (voir document 3). Cette analyse comparative fut rendue possible par la première analyse de la poussière rouge récoltée par l’ICVPQ dans les quartiers centraux et commandée à un bureau scientifique indépendant et par la recherche documentaire poussée réalisée par l’ICVPQ.
Document 3 : Tableau comparatif produit par l’ICVPQ présentant les concentrations en métaux lourds dans diverses villes à travers le monde. |
La lecture de ce tableau permet de constater l’appropriation du discours scientifique du risque : on y convoque plusieurs études scientifiques soutenues par des mesures précises et fiables permettant de supporter son propos.
Cette perspective sur le risque est reprise dans le premier rapport produit par l’ICVPQ. Sans reprendre l’ensemble du document, on constate que l’analyse se réfère systématiquement à la mesure des éléments reconnus comme étant nocifs pour la santé humaine et pour l’environnement (voir document 4).
Document 4 : Tableau synthèse des concentrations moyennes de particules en suspension dans un des quartiers centraux de la ville de Québec. |
Cette analyse scientifique présentant une évaluation quantitative du risque est la structure fondamentale du discours de ce premier rapport. D’ailleurs, la conclusion s’ouvre en soulignant que : “Les résultats issus de ces analyses confirment notre constat initial basé sur l’échantillonnage des dépôts de poussière dans divers lieux des quartiers centraux de la ville de Québec. En effet, les données du réseau de surveillance de la qualité de l’air du MDDEFP révèlent entre autres des concentrations anormalement élevées de nickel dans l’atmosphère du territoire de Limoilou. Ces concentrations dépassent plus de quatre fois la norme de qualité de l’air au Québec et plus de 35 fois les concentrations observées dans les plus grandes villes canadiennes.” (Rapport ICVPQ, 2013).
Qualitatif
Ce premier rapport présente aussi des indices permettant de voir poindre une conception plurielle du risque et de son analyse. Dans le sommaire, les phrases d’introduction et de conclusion nous semblent particulièrement instructives à ce propos. On y lit : « À l’automne 2012, plusieurs témoignages concernant des émanations de poussière en provenance du Port de Québec, jumelés à des analyses chimiques de dépôts de poussière par les citoyens, ont mis au jour une problématique environnementale d’importance, soit la contamination des quartiers centraux par les métaux lourds manutentionnés au Port de Québec. » (Lalande et Duschene, 2013a, p. 1; texte souligné par nous). Le sommaire se termine ainsi : « Nous jugeons aussi qu’il y a urgence d’agir afin de documenter l’état de la contamination du territoire bordant les installations portuaires et de prendre les mesures nécessaires afin de mieux contrôler les émissions et stopper la contamination de notre milieu de vie. » (Lalande et Duschene, 2013a, p. 1; texte souligné par nous).
La pertinence sociale de l’évaluation de la contamination des quartiers centraux de la ville de Québec est fortement suggérée dans le sommaire du rapport. C’est cette pertinence sociale qui, dans le rapport de l’ICVPQ, justifie la nécessité d’évaluer le risque, de le caractériser, de le gérer et de communiquer à son sujet. Toutefois, toute cette procédure n’a de sens pour l’ICVPQ que si le « milieu de vie » est protégé. D’ailleurs, lors de la présentation des résultats, Lalande n’hésite pas à mettre de l’avant l’importance de ne pas perdre de vue les préoccupations citoyennes ainsi que l’illustrent les diapositives suivantes qui clôturent sa présentation (Lalande, 2013, pp. 25 et 26) :
Effets sur notre santé |
Tableau 2 : Diapositive, présentation du 28 avril 2013, page 25
Effets sur notre vie |
Tableau 3 : Diapositive, présentation du 28 avril 2013, page 26.
On voit ainsi apparaître dans ce discours une préoccupation citoyenne qui regroupe un ensemble de conséquences négatives qui ne sont pas nécessairement triées à partir de critères de mesure quantitative ou qui relève exclusivement d’une préoccupation pour la sécurité des individus. Cette liste des préoccupations relève donc davantage d’une conception « non scientifique » du risque.
Discussion
Notre lecture du discours citoyen dans la controverse sur les épisodes de poussière métallique dans les quartiers centraux de la ville de Québec suggère que la conception du risque à la base de ce discours ne semble pas s’enraciner dans la dichotomie de la « conception scientifique » et de la « conception profane » du risque. En fait, le discours nous semble reconduire ces deux conceptions, d’une part dans le projet d’affirmer l’existence du problème de contamination à la poussière rouge (appel à une conception scientifique du risque) et, d’autre part, dans le projet d’expliciter les préoccupations des citoyens dans cette controverse, de nommer ce qui, pour eux, est littéralement « en jeu ».
Il nous semble que cette conception plurielle du risque a un triple effet sur la controverse. Premièrement, le discours citoyen sur le risque permet de « garder vivante » cette controverse. De plus, la controverse demeure vivante principalement parce que le discours citoyen a su résister aux différents efforts visant à le disqualifier. Considéré a priori comme une simple expression de l’ignorance et de la peur de certains citoyens incapables de comprendre les véritables processus à l’œuvre dans ces épisodes de « poussière rouge », le discours citoyen est devenu peu à peu une référence pour l’ensemble des acteurs de cette controverse. Ainsi, la solidité « scientifique » des données recueillies a permis de garder cette controverse vivante.
De plus, si l’on considère, par exemple, le discours de la DRSP, l’Avis de santé publique publié ouvre sur des recommandations bien précises aux différents acteurs. Selon une logique rarement explicitée, la mise en œuvre de ces recommandations devrait permettre de clore la controverse, de la faire disparaître, de la résoudre. Or, le discours citoyen permet de mettre en évidence que la mise en œuvre des recommandations ne permet pas de rencontrer l’ensemble des préoccupations exprimées par la communauté. Si le rapport de la DRSP traite de contamination au nickel, le discours citoyen porte des préoccupations relatives aux impacts sur un milieu de vie.
Le second effet de la mise en place d’un discours citoyen faisant référence à une conception plurielle du risque concerne l’enrichissement du débat. En effet, l’analyse citoyenne de la situation a largement permis un élargissement et une redéfinition du problème. Par exemple, alors que le débat public portait initialement sur « la poussière rouge », il porte désormais sur « la contamination au nickel de l’air et du sol » des quartiers centraux de la ville de Québec. Cette redéfinition de la controverse a permis de donner une voix aux citoyens, de rendre leur discours crédible et écouté. En effet, la maîtrise de la rhétorique scientifique liée au risque dont a fait l’illustration l’ICVPQ a eu pour effet de convaincre les journalistes et autorités en place - à savoir l’administration du port de Québec, le maire de la ville, la DRSP, les représentants des gouvernements provincial et fédéral - du caractère fondé des préoccupations citoyennes.
Troisièmement, le dialogue entourant cette controverse a explicitement mené à la prise d’actions concrètes dans le but d’améliorer la qualité de vie des citoyens des quartiers centraux. On a constaté la mise sur pied de plusieurs opérations de nettoyage des rues des quartiers centraux; amendement de certaines pratiques de transbordement de minerai, proposition d’un plan d’action de développement durable par la direction du Port de Québec; proposition par le ministère de l’Environnement de changer de la norme quant à la concentration de nickel dans l’air (alors que la moyenne était calculée sur une base annuelle, elle l’est maintenant sur une base quotidienne); un site internet présentant les données recueillies quant à la qualité de l’air a permis de constater une amélioration de la qualité de l’air, bien que plusieurs mesures démontrent qu’il existe toujours des épisodes où la concentration de nickel se retrouve au-dessus des normes. À notre avis, ces actions ont été possibles entre autres parce que, dans ce cas, les citoyens ont mobilisé un discours sur le risque conforme à une conception scientifique.
Des citoyen.e.s engagé.e.s
Comme nous avons tenté de l’illustrer dans cet article, il arrive que les conceptions du risque véhiculées par les discours ne soient pas aussi exclusives que ce qui est parfois sous-entendu. La rhétorique selon laquelle les discours sur le risque sont nécessairement incommensurables tombe à plat : l’analyse proposée par l’ICVPQ démontre une maîtrise plus qu’adéquate de l’évaluation quantitative permettant ainsi de situer au cœur de la controverse les préoccupations portées par la population des quartiers centraux. Dans ce cas-ci, l’analyse de l’ICVPQ intervient dans le débat en une sorte de conversation avec la DRSP en faisant l’illustration de ses capacités de compréhension des enjeux complexes liés à la pollution métallique.
La proposition de l’ICVPQ a donc pour conséquence de mettre en échec le modèle du déficit citoyen qui se présente en toile de fond, notamment lorsqu’il est entendu implicitement que les citoyens ne sont pas en mesure de mobiliser ou de comprendre la notion scientifique de risque. Elle a aussi pour conséquence de forcer les interlocuteurs à répondre à ses questions et à ses demandes.
Mais, peut-être encore plus important, l’analyse qualitative du risque de l’ICVPQ met de l’avant une évidence délicate à aborder et trop souvent occultée : le fait que, dans une certaine mesure, on « ne sait pas », qu’il existe de larges pans de notre savoir qui sont encore à construire. Or, cette incertitude est souvent perçue comme une menace à notre savoir actuel, alors qu’il peut aussi s’agir d’une chance pour développer de nouveaux savoirs et de nouvelles manières de faire.
Conclusion
Dans cet article, nous avons illustré un cas où l’initiative citoyenne maîtrise des notions qui structurent l’évaluation scientifique de risque, ce qui leur permet d’exprimer l’ensemble de leurs préoccupations quant à la contamination de leur environnement par certains métaux lourds provenant d’une source bien identifiée. Le débat sur la poussière métallique dans les quartiers centraux de la ville de Québec présente bien un cas ou les conceptions du risque scientifique et profane sont maîtrisées par les acteurs citoyens, un cas où la contribution des citoyens permet d’enrichir et de garder vive la controverse. Il serait opportun de voir si des situations semblables existent ailleurs dans le monde, des situations où la maitrise du discours visant à mesurer le risque n’occulte pas les préoccupations citoyennes, pour tenter de comprendre dans quelle mesure cette maîtrise contribue à maintenir les controverses socialement vives. Ce genre de controverse publique mettent souvent en jeu des biens inestimables, qu’il s’agisse d’un environnement de vie sain, d’assurance de conditions de vie acceptables pour le développement des enfants, voire de paix sociale. En d’autres mots, on peut se demander si une conception du risque qui dépasse la dichotomie « conception scientifique » - « conception profane » est davantage susceptible de porter des projets socioscientifiques orientés vers ce que d’aucuns nomment le bien commun.
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