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  • En Quête De Mythanalyse
    Hervé Fischer (a cura di)

    M@gm@ vol.12 n.3 Settembre-Dicembre 2014

    LA SÉRENDIPITÉ, UN MYTHE MODERNE ?



    Luc Dellisse

    lucdellisse@orange.fr
    Professeur de scénario à la Sorbonne et à l’Université libre de Bruxelles.

    Tout commence toujours de la même manière : par la fortune soudaine d'un mot inattendu, qui comme la bille truquée de la roulette au casino, se met à sortir plus souvent qu'à son tour, en sorte que le chiffre favorisé à outrance devient central et que tous les autres se réorganisent autour de lui. Le plus souvent, mais pas toujours, c'est une question de mode. Quelques personnes qui disposaient à titre transitoire d’un pouvoir de prescription culturelle ont donné, en jouant, un lustre nouveau à des mots méconnus.

    Je me souviens de l’époque récente où le mot obsolète s’est substitué au mot périmé, où empathie a détrôné sympathie, où expertise a détrôné expérience. Il ne s'agissait pas d'apporter des nuances à un sens antérieur, mais de déconnecter un vieux mot efficace au profit d'un autre plus brillant et plus flou.

    Dans d'autres cas, on voit s’imposer soudain, pour un mot sans mystère apparent, un sens nouveau qui n’entretient aucune relation réelle avec le premier. Glauque, après avoir signifié durant près de trois mille ans, en grec puis en français, une certaine nuance de vert, celui de la mer sur laquelle vogue Ulysse, a pris le pli inattendu de s’employer pour sordide ou pour nauséeux - significations si éloignées de l'idée de vert qu'on ne parvient pas tout à fait à saisir la coupure et qu'on reste muet quand quelqu'un qualifie de glauque, par exemple, une toile de Francis Bacon dans laquelle n'entre pas la moindre nuance de vert.


    Baptist Homann, Mappa della Luna, 1707
    « S’il y a une perspective de mythologie moderne, elle est peut-être dans la conquête des astres »

    Il y a enfin les cas de vieux mots exotiques qu'on active tout à coup pour signifier, non pas une nuance nouvelle mais un point de vue nouveau sur une facette de la réalité. Ainsi est apparue la sérendipité, qui n'a pas eu de large existence à l'époque d’Horace Walpole, son inventeur, ni dans les deux cent cinquante ans qui ont suivi. Et qui soudain, depuis deux ou trois ans, est sur toutes les lèvres et dans tous les esprits, et nous fait imaginer un concept dont nous aurions eu besoin sans le savoir, et qui s’imposerait enfin pour combler un vide préoccupant.

    A première vue, l'idée d'une découverte scientifique, technique, esthétique, morale, obtenue par surprise, là où on ne l'attendait pas, en cherchant autre chose, et qui produit pourtant un résultat satisfaisant, peut-être même plus satisfaisant que l'objet de recherche initial, correspond à une fonction claire et distincte. Nous savons depuis toujours, c'est même un des paradigmes du monde moderne, que Christophe Colomb a trouvé l'Amérique en cherchant l'Inde. Mais Christophe Colomb, le premier sérendipiteur homologué de l'histoire de la navigation, est un faux bon exemple. Il a eu du mal à comprendre qu'il n’avait pas trouvé l'Inde, il n'a pas interprété les bizarreries de sa découverte par rapport à l'objet attendu, il n'a tiré aucun parti de ce monde excédentaire et n'a du reste même pas donné son nom à cette terre puisqu’elle en portait déjà un : l'Inde. Il a négligé quelque chose d'indispensable, si on veut vraiment utiliser la sérendipité comme un instrument nécessaire et nouveau : c'est le point de repère pour réconcilier ce qu'on croyait chercher et ce qu'on croit trouver dans la même unité totalisante. Autrement dit, Christophe Colomb (considéré ici comme cas de figure imaginaire) ou n'importe quel chercheur après lui, ne peut faire une « trouvaille » que par rapport à l'objet de sa recherche et non pas par rapport à l'espoir d'une découverte prédéfinie....

    On ne comprend pas toujours très bien en quoi la sérendipité se distingue de la découverte accidentelle. La valeur ajoutée devrait être “en cherchant autre chose” mais d’une part, dans la plupart des exemples fournis la recherche est centrifuge et il faudrait presque dire : « en cherchant quelque chose » ; d’autre part, le hasard étant présent dans l’essentiel des entreprises humaines, y compris intellectuelles, il serait possible sans pousser à l’excès le paradoxe de tenir que la sérendipité est une tendance de l’esprit humain. Cela ne signifie certes pas que les grandes découvertes sont toutes faites par accident mais que le hasard, les associations d’idées, les fausses pistes qui deviennent fécondes, les oublis compensés et les reprises du même qui donnent autre chose sont au cœur du dispositif de la recherche.

    « Les reprises du même qui donnent autre chose », principe que je tire de la pratique supposée des alchimistes (ils recommencent sans fin la même opération et sans raison précise, la dix millième fois, la transmutation a lieu), peuvent être vues comme la radicalisation du principe de sérendipité mais en même temps, elles le relativisent. Le hasard est produit volontairement mais non consciemment, pour faire naître un élément nouveau, encore inconnu et pourtant reconnaissable.

    On a parfois l’impression que la sérendipité est un concept sans figure précise et qu’il est riche surtout par ses à-côtés. Il est remarquable que quand on étudie cette idée de la trouvaille « ailleurs », ses aspects les plus féconds ne sont pas liés au principe sérendipien de base, mais à des développements induits sur des notions cousines – tels que l’abduction, les prophéties rétrospectives, les trouvailles auto-exemplaires. Cela ne tient pas seulement au caractère ambigu de la notion de sérendipité, mais à sa forme de fonctionnement supposée ou imaginaire, qui est le siphon : tourbillonnant, entropique et creux en son centre.

    Il y a peu, en allant voir ce qu’on disait à ce propos sur Wikipedia, j’ai découvert que les mots fortuité et fortuitude étaient employés comme synonymes « français » de sérendipité au Québec. Ces doublets ont le mérite d’être moins magiques que l’original franglais, et de ne pas risquer de créer artificiellement ce qu’ils prétendent signifier. On pourrait ainsi adopter fortuité pour « découverte par hasard pur » et fortuitude pour « découverte involontaire en cherchant autre chose ». Cette distinction permettrait surtout de voir que la distinction entre découverte de hasard et sérendipité est plus conceptuelle que pratique. Elle montre aussi que l’imagination poétique – qui ne sait pas ce qu’elle cherche mais qui procède dans un espace virtuel où l’accroissement des sensations de justesse et de plaisir de la vision aide à produire des formes – est peut-être une fausse fortuitude. Elle fait naître des trouvailles imprévues, certes, mais dans un champ d’action qui n’est ni « chercher autre chose » ni « ne pas savoir ce qu’on cherche » mais se place entre les deux. Il est ainsi possible de recourir aux termes de fortuité pour définir le principe des découvertes de hasard, et de fortuitude pour ce qui est des découvertes produites « contre » l’objet originel : cette distinction moins subtile et moins radicale permet de mettre en lumière qu’une trouvaille se produit généralement « ailleurs » et « autrement » que le modèle abductif n'avait conduit à l’imaginer.

    Peut-être le charme de la sérendipité est-il d’abord d’être un mot pittoresque et frivole comme son inventeur lui-même, Walpole, un être sans doute amusant à fréquenter, mais inventeur à vide et écrivain anecdotique, à en juger par la lecture véritable de ses œuvres.

    Il est à noter d’ailleurs qu'il y avait dans l'esprit de Walpole quand il a inventé avec son sens brillant du faux paradoxe ce terme de serendipity, un prolongement de sens, cependant distinct de l'acception générale sur laquelle nous venons de réfléchir un instant. Celui du don de faire des trouvailles. Ce sens fécond réellement poétique est quelque peu déserté par les sérendipitiens de stricte observance, car il implique le génie, qui est un don rare et strictement individuel, principe culturellement nié sauf quand, par une sorte de terrorisme bénin, on l'attribue à n'importe qui.

    Ce qui importe ici, c’est de définir, non les limites de la notion de sérendipité, mais sa valeur symbolique : celle d’un certain type de démarche « magique » qui ferait surgir l’inconnu d’une démarche connue, suite à un accident ou une erreur non modélisable : ainsi, on ne trouve pas l'Amérique en cherchant l'Amérique mais en cherchant les Indes. Pour trouver l’Amérique, il faudrait forcément chercher les Indes là où elles ne se trouvent pas et où elles ne peuvent se trouver.

    Depuis qu'on met ainsi l’accent sur ce concept selon lequel certaines trouvailles seraient effectuées en cherchant tout autre chose, on a tendance à lui accorder une valeur paradigmatique. Mais la possibilité de trouver autre chose que ce qu’on cherche ne fait-elle pas partie de la nature même de la recherche ? Qu’en est-il d’une création artistique ou d’une activité scientifique qui définirait de manière strictement limitée et exclusive ce qu’elle est disposée à trouver – à reconnaître comme l’objet ouvert d’une formule ?

    Le rôle du hasard dans la production des œuvres de l’esprit est connu depuis l’Antiquité. Il n’est pas un accident mais un élément implicite en œuvre dans l’élargissement du champ du savoir. Ajouter, à cette notion stable, l’idée qu’il y aurait un trait distinctif de la nouveauté quand elle se produit ailleurs ou autrement que le résultat postulé, paraît contradictoire en poésie, et de façon générale dans le domaine de l’art. Il n’est pas assuré qu’elle n’est pas tout autant contradictoire dans les domaines des sciences qui sont dites exactes non parce qu’on en définit à l’avance les limites, mais parce qu’on cherche comment en vérifier et en reproduire les résultats.

    On peut constater en outre que la question de sérendipité pose d'une manière aiguë la question du rôle de l'imaginaire dans la recherche. La sérendipité, si elle existe vraiment, ne peut se produire qu'au deuxième degré, personne, au premier degré, ne sachant exactement ce qu'il cherche. Mesurer qu'il « a trouvé » autre chose et non pas simplement qu'il n'a pas trouvé ce qu'il cherchait est une posture provisoire, et relativement étroite. La plaisanterie célèbre et faussement facile : « Des chercheurs on en trouve mais des trouveurs on en cherche » est la réponse de la raison à l'illusion d'une recherche pure, car aucune recherche d’aucune sorte ne se fait dans le vide, comme une exploration en aveugle, mais bien dans l'inconnu, qui est peuplé de schémas mentaux et des intuitions prospectives : il y a une attente, elle a une forme, elle a un visage, mais ils sont encore indifférenciés. Le passage du négatif au positif, ou si l'on préfère, de la non-trouvaille à une certaine trouvaille, se fait dans un champ épistémologique encore mal dégagé. Il importe d’y chercher quelques balises. J’en distingue six.

    1. La zone érogène de la pensée

    Pour donner un sens à la possibilité de trouver ailleurs et autre chose, il faut tenir compte du rôle de l’imagination créatrice. Elle se traduit par l’augmentation des sensations, des intuitions et des idées quand on se rapproche de certains points de l’inconnu, lesquels ralentissent ou disparaissent quand on s'en éloigne, en sorte que l'existence d'une trouvaille possible nous est donnée par une perception émotionnelle et presque physique de la piste féconde : zone érogène indéfiniment titillée par la pensée en action.

    2. Le résultat désirable

    Toutes les trouvailles qui peuvent naître de l'imagination poétique, géométrique, scientifique ne sont pas d'égale valeur et d'égal intérêt.

    Ce ne sont pas des objets inconnus qu'on trouve comme des cailloux sur la plage et qu'on recueille en se disant qu'on verra un jour à quoi ils peuvent servir ; ce sont des objets-idées qui doivent trouver une place et un sens même provisoire dans l'esprit pour pouvoir être rattachés à une chaîne mentale et être évalués dans une continuité et dans une trajectoire. Pour cela, il faut faire intervenir la notion non pas de trouvaille prévue mais de résultat désirable, c'est-à-dire qu'il ne s'agit pas de suivre une intuition vague et syncrétique mais de mettre au point une vision provisoire du but projeté dans ses principaux détails : l'un des ces détails étant l'évolution constante, la métamorphose, l’adaptation à de nouveaux contextes.

    Ne pas savoir du tout ce qu'on trouve ni ce qu'on pourrait trouver est un cas de figure si théorique et si exceptionnel qu'on se demande s'il fait vraiment partie de la signification courante de la sérendipité ou si c'est un simple malentendu journalistique sans incidence sur la théorie de la recherche et sur sa prospective.

    3. La mémoire comme moteur de recherche

    Pour se représenter une ou plusieurs des formes possibles de la réalité nouvelle trouvée, non pas malgré le hasard mais grâce au hasard, il faut admettre que nous la reconnaissons, une fois isolée, par la mémoire autant que par le raisonnement. L'essentiel d'une découverte produite à un moment quelconque du temps se situe non pas dans le présent mais « dans le passé ». De même qu'une ville est une fine pellicule de présent à la surface d'une réalité durable du patrimoine, du passé historique et de l'archéologie, de même une découverte, une phrase, une idée, une sensation sont presque entièrement rattachées au passé que la mémoire fonde et conserve, et sont inscrites dans le présent uniquement par le regard qui se pose sur l'objet nouveau exhumé ou inventé.

    Circuler dans la mémoire pour produire du sens d'aujourd'hui avec des matériaux d'hier serait une entreprise presque irréalisable si nous n’avions pas des modèles mentaux successifs et rapides pour cristalliser ce que nous attendons du travail effectué. Il s'agit à la fois de disposer d'un outil de référence qui nous fournisse le sens, la forme, le nom et l'avenir de la trouvaille supposée; qui nous permette de la reconnaître non pas comme une énigme à décrypter mais comme un produit complexe sans mode d'emploi mais pourvu de connexions tournées vers d'autres découvertes à venir. Il y a trouvaille quand la mémoire est au centre.

    4. L’intériorisation de la trouvaille

    La phrase de Valéry : « Il ne suffit pas de trouver, il faut encore s'ajouter à ce qu'on trouve » est ici d'actualité. Sans doute Valéry songeait-il à l’humaniste ou à l'intellectuel qui s’enrichissait des résultats d'un apprentissage quelconque, voulant ainsi écarter l'idée de culture gratuite ou purement mondaine. Mais celui qui s'ajoute à la trouvaille est en réalité celui qui peut utiliser le nouveau sens produit dans une perspective d'ensemble et non dans un contexte anecdotique. La chaîne, non le maillon, constitue l’unité.

    5. L’hypothèse d’une modernité mythologique

    L’apparition d'un phénomène historique réellement nouveau, comme la conquête de la lune en 1969 a eu pour effet direct le refus de concevoir la possibilité d'un mythe nouveau (décrocher les étoiles), et au contraire, un effort arbitraire pour attacher ce phénomène à un mythe préexistant (le vol d'Icare), en prétendant que c'est une variation nouvelle du même mythe.

    Ce refus généralisé du mythe moderne n’a rien d’étonnant. Nous vivons dans des temps de paradoxes fixes, où triomphe l'idée que l'amour c'est la haine, que la vie c'est la mort et que le dieu est le nom renversé du diable malgré la continuité d'une expérience personnelle qui nous persuade qu'il n'en est rien.

    Cette obstination à voir le contraire de ce qu'on voit est sans doute un phénomène de modernité. Mais il pose une question plus fondamentale : peut-il, au fond, exister des mythes modernes ?

    Le propre de la modernité est de ne pas croire au surgissement de nouveaux mythes et d'essayer sans cesse de retrouver dans le système mythologique traditionnel (égyptien et grec) des éléments qui rendent compte des expériences du vécu collectif, et de leur portée symbolique, comme si tous les schémas mentaux avaient non seulement été fixés aux origines de l'Histoire, mais même, qu'il ne pourra plus se produire de nouvelles formes de représentations symboliques. Il est cependant possible que ces croyances en un dispositif mythologique ancien et indépassable ne soient pas issues d'une pratique véritable de la culture égyptienne ou grecque, mais du freudisme, de ses totems en bois sculptés et de ses paradigmes omnivalents.

    6. La martingale et le scénario

    Le principe de sérendipité selon lequel le hasard compte moins que l'inattendu, le non-prévu, le non-désiré, est faussement simple. Scientifiquement parlant, trouver B en cherchant A n'est pas une méthode. Reconnaître B comme un objet nouveau non désiré et pourtant identifiable et désirable n'est pas une catégorie stable de la science. Il s’agit, soit d’une circonstance historique anecdotique, soit d’un impératif quasiment politique, qui renvoie à un modèle extérieur à la recherche : l'idée et l'image que les humains du XXIe siècle se font du fonctionnement de l'esprit. Trouver B en cherchant A et plus encore, chercher A pour trouver B repose sur l'idée simple, et peut-être bien fausse, du coup de foudre : aimer quelqu'un qui n'est pas fait pour qu'on l'aime, non malgré cette impossibilité, mais à cause d'elle.

    De la même façon, trouver quelque chose, non malgré le fait qu'on cherchait autre chose, mais parce qu'on cherchait autre chose, est une postulation magique : derrière elle, on entrevoit qu'il s'agit d'invoquer A dans l'espoir que B surgira. C’est une illusion, et c’est une illusion moderne, en ceci qu’elle a pour modèle l’égalité des chances : pour effectuer une trouvaille sans en avoir l’idée, il suffirait ainsi de la rencontre entre l’ignorance et le hasard. Selon d’autres modèles, plus classiques, il faut en réalité autre chose : l'esprit qui entrevoit ce qui n'existe pas encore et cherche dans la direction imprécise où il y quelque chose à trouver ; il faut la part implicite du génie, très inégalement distribué.

    Il est probable que des cas de sérendipité se produisent de temps à autre, et on en connaît des exemples. Il est tout aussi probable que nous sommes actuellement confrontés à une énorme illusion sérendipienne, qui consiste à croire que la trouvaille dépend d'autre chose que des signes et des signaux qu’elle produit dans notre conscience, et qu’il nous faut interpréter avec tous les moyens disponibles ; qu’elle est un fait brut, extérieur, insituable et signifiant en soi.

    C'est là une attitude magique par excellence. Elle postule une conception du travail de l’esprit où la raison serait confrontée au mystère, et aurait besoin du mystère pour fonctionner. Mais le mystère n’est que le nom que nous donnons à des relations de cause à effet inconnues. S’il y avait un mystère en soi, intrinsèque et irréductible, il faudrait alors l’appeler mystification, et chercher, derrière son apparence sacrée, un autre scénario.



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