En Quête De Mythanalyse
Hervé Fischer (a cura di)
M@gm@ vol.12 n.3 Settembre-Dicembre 2014
OMNIPRÉSENCE DE LA PACHAMAMA EN BOLIVIE : LA TERRE-MÈRE DE LA LOI DES DIEUX À LA LOI DES HOMMES
Mabel Franzone
mabel.franzone@gmail.com
Doctorat en Lettres - Paris III, Professeur Universidad Nacional de Salta - Argentine, Chercheuse indépendante.
« Antée est un géant, fils de Poséidon et de Gaia. Il habitait en Libye et contraignait tous les voyageurs à lutter contre lui. Puis, quand il les avait vaincus et tués, il ornait de leurs dépouilles le temple de son père. Antée était invulnérable tant qu’il touchait sa mère (c’est-à-dire le sol). Mais Héracles, lors de son passage en Libye, à la recherche des pommes d’or, lutta contre lui et l’étouffa, en le soulevant sur les épaules ».
Pierre Grimal, Dictionnaire de la Mythologie Grecque et Romaine. p. 37.
Les Géants ont une place de privilège dans nos mythologies. Ils apparaissent non seulement dans les mythes grecs ou latins, mais aussi dans les mythologies d’Afrique ou d’Amérique Latine. Ils sont les enfants de la Terre - leur mère- et ont comme pères des dieux aussi différents que puissants : Poséidon, Ouranos. Parfois ces dieux ne peuvent devenir pères seulement avec l'un de ses fluides corporels. Ainsi, c’est avec le sang d’Ouranos que le Géant Antée a été conçu. En Amérique Latine, c’est surtout en Patagonie argentine et dans le Golfe du Darien, au Panama qu’on note la présence de ces géants. Cette présence récurrente et parfois synchrone de certaines figures des héros ou des mi-dieux, dans des endroits assez éloignés du globe et à des époques distinctes, suggère des affinités entre plusieurs mythologies. Surgit donc la question de l’origine des mythes, question qui a soulevé des opinions divergentes. Pour les uns, c’est une invention, pour d’autres c’est une structure préconsciente et il y en a qui n’y voient que des fables sans fondement. On s’interroge aussi si les mythes sont des créations individuelles ou collectives.
Pachamama (Terre-Mère) |
Sur ce point, nous proposons de suivre Friedrich Wilhelm Schelling, qui a beaucoup étudié cette question en s’inspirant de la philosophie rationaliste kantienne, tout en s’en écartant quelque peu. D’après Marc Richir, l’apport de Schelling est « d’avoir fait le passage de la philosophie négative (négative parce que seulement par concepts) à la philosophie positive en reprenant les termes kantiens de possibilité (puissance ou être-en-puissance), et d’existence ou d’affectivité (acte ou être-en-acte) ; il va les articuler les uns avec les autres en proposant de lier l’ontologie et la théologie, ce qui conduit à remanier l’architectonique kantiennne » [1].
Le poétique et le philosophique. Invention ou question organique ? Qui invente les mythes ?
Tout d’abord Schelling se réfère à deux conceptions de la mythologie, la poétique et la philosophique. La première nous laisse une pleine liberté à l’égard de la mythologie, ne nous impose aucune limitation et nous permet d’en rester au sens propre. Bien qu’elle ne puisse le faire qu’en excluant un sens strictement théorique [2]. L’autre façon de considérer cette mythologie réside dans une conception philosophique en quête de vérité, supposant une approche théorique, et qui y voit une vérité originelle, au moins résiduelle. Cette conception implique d’en dépasser le sens au premier degré et d’en rechercher le sens plus profond : la mythologie prétend dire quelque chose d’autre que ce qu’elle dit mot à mot et qui est en général allégorique. Bien sûr, ces deux conceptions peuvent s’imbriquer à des degrés divers, mais ce serait là un débat qui dépasserait le cadre de cet article.
Schelling continue en tentant de découvrir ce que ces deux conceptions - la poétique et la philosophique - ont en commun. Il repère le premier présupposé qui leur est commun : La mythologie en général est une invention. Si l’on accepte ce présupposé cela signifie qu’elle a été inventée par des individus [3] et d’un point de vue philosophique cette hypothèse est inévitable. Bien évidemment devant cette hypothèse, la conception poétique perd de sa crédibilité, car si c’étaient des individus qui étaient à l’origine de la mythologie, ce serait si extraordinaire que l’on s’étonnerait de la banalité de cette création. Pour Schelling, la représentation des temps des origines est assez floue, mais cela ne donne pas le droit de penser qu’il y a un vide d’espace et de temps où nous pourrions situer tout ce qui nous plaît [4]. D’ailleurs la mythologie est l’affaire de plusieurs peuples et le fait d’élaborer une mythologie, de la doter dans l’esprit des hommes d’une crédibilité et d’une réalité qui lui sont nécessaires pour atteindre le niveau de popularité dont elle aura besoin pour être ensuite reprise par des poètes, est bien une tâche qui dépasse toute capacité individuelle ou d’un groupe de personnes [5].
D’un autre côté, la ressemblance des figures mythiques nous fait penser à une naissance commune, à une même genèse. L’apparition d’une mythologie dans un peuple déterminé est déjà étonnante. Alors comment expliquerait-on qu’elle apparaisse aussi, de façon semblable chez un deuxième peuple ou chez un troisième ? Cela supposerait une suite incroyable des circonstances soumises au même hasard.
Il existe ce que l’on nomme une poésie populaire ; elle est une création naturelle, plus ancienne que tout art poétique et subsistant encore parallèlement à lui dans les contes, les légendes et le folklore en général ; et personne ne saurait en déterminer l’origine. La poésie, unie à la sagesse populaire, invente et renouvelle sans cesse proverbes, énigmes et paraboles [6]. Poésie et philosophie en général présentent ces traits d’une tradition inconsciente, sans réflexion ni préméditation, ni intentionnalité. Les peuples se créent ces figures supérieures dont ils ont besoin. Poésie et philosophie pourtant semblent relever d’un autre ordre de transmission, plus liée à l’histoire proprement dite des groupes sociaux [7].
Si nous parlons de l’origine de la mythologie, nous sommes déjà dans un registre différent de celui des contes ou des proverbes et nous sommes obligés de prendre en compte l’idée de l’invention de la mythologie par des individus ou par un peuple. L’explication poétique prendra le dessus et nous nous retrouvons à imaginer des poètes œuvrant en individus. Mais supposer que des individus soient à l’origine de la mythologie est une hypothèse si extraordinaire que l’on s’étonnera de son incongruité. En effet il est presque impossible d’imaginer qu’un groupe de poètes ait poussé tout un peuple à s’approprier exclusivement les récits que ces poètes ont eux-mêmes imaginé [8]. D’autant que si nous admettions cela, une mythologie ne devrait surgir que pour un peuple, alors que la même mythologie apparaît chez plusieurs peuples [9].
Schelling prend plusieurs exemples pour montrer comment l’art poétique le plus antique est réactivé à propos d’événements courants, tels que la crue d’un fleuve lorsqu’elle prend figure d’un dieu ou d’une déesse. Ainsi dans le monde entier la mythologie serait censée être une cosmogonie imaginée par pure contingence, puis habillée d’une forme expressive. Cette hypothèse qui admet une invention du type instinctif est plus acceptable parce qu’elle nous dit que la mythologie procède du peuple même. Mais alors, comment expliquer les convergences des mythologies, les liens de parenté intime entre l’imagination des divers peuples de la Terre ? Schelling va plus loin encore et se demande ce que c’est un peuple. La coexistence géographique ne suffit pas. C’est le fait de parler la même langue ou encore d’avoir la même vision du cosmos qui semble constituer l’idée de peuple. Et un peuple ne peut exister sans mythologie, car cet art vient légitimer l’existence et l’identité d’un groupe social lié à un endroit géographique déterminé. Dans le cas de colonisations des terres, les colonisateurs intègrent les mythologies des peuples conquis. Si un génocide des peuples originaux a été commis, les nouveaux venus doivent s’inventer une mythologie, histoire de justifier une origine qui légitime leur présence en terres d’autrui [10]. Mais là nous parlons d’un autre niveau de la mythologie, celui de la création de mythes par le pouvoir. Nous distinguons trois niveaux en effet : celui des archétypes, celui de l’histoire racontée des dieux, mi-dieux ou héros ; celui des mythes crées par le pouvoir et les mythes populaires, c’est-à-dire l’explication donnée par les peuples à toutes les souffrances, à toutes les peurs qui harcèlent les hommes depuis la nuit des temps ; et on peut y inclure les souffrances infligées par le pouvoir. On trouve dans les diverses mythologies des cosmogonies différentes liées aux rêves, espoirs, utopies, luttes, catastrophes, peurs et nostalgies humaines.
Tout cela ne permet pas encore d’élucider la question de l’origine des mythologies. Schelling mentionne l’explication de la mythologie d’Evhémère, un épicurien qui admettait l’existence de dieux réels mais complètement oisifs. A l’encontre de cette conception, nous voyons apparaître les dieux de la croyance populaire qui interviennent activement dans les actions et les événements humains. Cette croyance dans des dieux réels suppose l’existence d’un savoir antérieur à tout enseignement, inné dans la nature humaine et de ce fait, commun à tous les hommes [11]. Une autre théorie repose sur l’explication de l’existence d’un Dieu unique, universel, commun à toute l’humanité. C’est le principe d’unité originelle ou monothéisme, qui lie l’origine des mythologies à la naissance des peuples, des langues et des théologies [12]. Schelling nous parle d’un progrès du monothéisme qu’il appelle unithéisme par rapport au plurithéisme, en passant par le dithéisme. Or le même progrès s’observe, selon lui, dans la constitution des langues, qui vont du monosyllabisme originel à un polysyllabisme en passant par le disyllabisme [13].
Si le monothéisme relatif a prévalu dans la conscience de l’humanité originelle, il faudrait bien se poser la question de la Révélation comme manifestation de l’Un. Et face à ce point nous nous séparons des théories de Schelling pour prendre en compte les mythologies et les religions des peuples natifs de l’Amérique Latine. Nombre de ces peuples soutiennent que les dieux parlent aux hommes dans leur sommeil pour leur enseigner les secrets de la Nature et même pour leur dicter les paroles des chants sacrés. Les Guarani gardent dans leur Ciel les paroles - âmes, libres de toute imperfection, avec les exemplaires premiers et parfaits de chaque plante et de chaque animal. Les végétaux servant à la nourriture se développent sur les sentiers conduisant au Paradis. Ce réservoir de beauté peut être visité par les chamans pendant leurs rêves pour acquérir la sagesse. Et là ils recevront les paroles-âmes pour chanter les Dieux [14]. Adolfo Colombres raconte que les Guarani vivent dans des huttes circulaires et collectives. Durant la nuit si quelqu’un « reçoit » des chants sacrés, il doit se lever et commencer à chanter pour ne pas les oublier et pour les partager avec les autres membres de la communauté. Comment penser la mythologie des Guarani sans passer par la Révélation ? C’est la Révélation à caractère collectif, puisque si quelqu’un reçoit des messages et des chants, il doit sur le champ le partager et ce savoir deviendra un patrimoine de la communauté, le bien de tous. Si nous analysons la mythologie du point de vue philosophique nous dirons que cette origine collective a une certaine ressemblance avec le sujet transcendantal (Moi Collectif) de Kant et que la mythologie est l’Idéal transcendantal ou Raison Transcendantale. Cette Raison n’a affaire à rien d’autre qu’à l’étant, mais à l’étant matériel. Nous reviendrons sur cette notion de matière avec le mythe de la Pachamama.
Le mythique
Pour Pierre Sansot les mythologies sont d’ordre collectif. Il considère nécessaire d’étudier l’intentionnalité d’une conscience mythopoïetique. Cette intentionnalité détermine pensée et action, l’intention mythique définissant les modalités de la présence au monde. Et ce sont les structures mythiques qui déterminent les thèmes principaux de la métaphysique. Le Grand Temps et le Grand Espace de la mythologie se rejoignent pour constituer la structure du monde intelligible. C’est le cas par exemple dans la recherche du Sublime, où les valeurs de transcendance apparaissent liées par un élément mystique. Le mystique correspond à la conscience mythique et cet élément se trouve dans n’importe quel système de pensée qui s’exprime avec un certain lyrisme des idées et une effervescence intellectuelle « qui soumet les images et les formule à un rythme transcendant [15]». Cette conscience mythique ne signifie point le renoncement à la raison, mais nous apparaît dans l’élargissement et l’enrichissement de la raison. Pour Antoine Faivre, le mythique repère les moments où l’on vit les dieux quitter l’Olympe pour devenir des personnages « historiques » ; il s’agit de cerner le confluent, le lieu où se distinguent et se rejoignent, où se séparent et viennent se fondre, deux dieux qui en sont un seul, changé par l’intervention de l’histoire. Faivre ayant travaillé sur Hermès-Mercure et Hermès Trismégiste, dira que d’une part nous avons le dieu du caducée, d’autre part Hermès Trismégiste, auteur légendaire des écrits appelés Hermetica.
Jean-Jacques Wunenburger considère que le mythe - et le mythique - correspondent à une certaine catégorie d’images qui peuvent s’étudier de façon rationnelle. Raconter un mythe, c’est précisément le faire entrer dans les déterminations psychiques personnelles d’une Histoire archétypique qui les transcende ; c’est reconnaître qu’il existe une chaîne sémantique et syntaxique d’images qui définit un scénario mythique, contraint dès lors « à mieux définir la topique psychique à laquelle il appartient. On ne peut donc désigner à nouveau le lieu mental d’actualisation du mythe par le seul terme d’imagination [16]». La plupart d'images liées, des fictions que l’enfant ou l’adulte élaborent à partir de fragments du monde, naissent et s’animent dans une imagination passive, fortement déterminée par les expériences acquises empiriquement. Or, il existe une imagination active, intro-déterminée, ou endo-psychique, qui actualise par un organe mental intérieur des chapelets d’images organiquement structurées. Ces images ouvrent un autre espace-temps que celui de notre vécu empirique. Le mytho-poïétique doit se rattacher à la faculté traditionnelle de l’âme, qui n’est pas tournée seulement vers le corps sinon aussi retournée sur elle-même, à l’image de l’œil intérieur. La mythologie serait alors inséparable d’une science des épiphanies intimes, des événements de l’âme [17]. Ainsi le mythique peut être un corps de discours extérieur à l’homme ou une science de l’intime où la créativité sera marquée par l’interaction de la lettre et de l’âme. Mais pour parler d’onde, il faut savoir qu’est-ce qui ondule, nous disait Bachelard. Rappelons donc encore ce que racontent les mythes.
Le mythe raconte comment une réalité est apparue, que ce soit la réalité totale, le cosmos ou seulement un fragment : une île, une espèce végétale, un comportement humain, une institution. Le mythe est la première forme d’adaptation spirituelle de la communauté humaine à son environnement ; il procure une première lecture du monde, une première mise en place dans l’espace et dans le temps. La modernité et le positivisme proposaient la désincarnation du sujet, habité de pure raison. Or, les problèmes vitaux n’étaient pas résolus et si l’esprit du penseur rationaliste était ailleurs, son organisme et son existence se situent bien quelque part sur cette Terre [18]. Notre corps nous rappelle la matière et la matière nous rappelle notre géographie. Dans ce sens on peut dire que la mythologie est organique.
La Pachamama, le mythe
Sous ce présupposé de l’organique et de la matière nous voulons analyser la Pachamama des Andes et son récent passage au corps juridique, dans la Bolivie d’Evo Morales, qui, comme nous le savons, est un indigène aymara. Ce pays des Andes compte avec 60% de population d’origine indigène, 60% de gens qui considèrent la Pachamama comme une divinité féminine d’origine aymara dont le culte s’est répandu dans les temps des Incas. Actuellement, elle est la divinité suprême des indigènes andins du Nord-Ouest argentin, de Bolivie et du Pérou, de l’Equateur et d’une partie de la Colombie et du Chili. Mais cette Terre-Matière a été chantée par toutes les mythologies, d’une manière ou d’une autre la Mère fut toujours présente et omniprésente, surtout dans les cultes nocturnes et féminins.
La vulnérabilité du Géant Antée - nommé en exergue de cet écrit – est due à la séparation d’avec sa propre mère, cette mère qui est la sienne et qui est aussi la nôtre, la Terre, notre Terre. Qui peut survivre loin de la Terre ? Personne. Elle est notre moyen de vie et la vie même, elle est la génitrice de toute forme de vie. En effet, c’est sur cette Terre que la vie humaine, telle que nous la connaissons, s’est développée. Et si la mythologie est la doctrine de nos Dieux, elle a un espace propre, un espace qui est notre espace, notre sol, notre terre. Pour Gaston Bachelard, la Terre est notre cosmos. Le soleil est petit en comparaison, car nous le voyons sortir d’elle et se cacher à nouveau dans son sein. Notre planète est immense, plus grande que le Ciel, qui n’est rien d’autre qu’une voûte [19]. Son immensité est comparable à son mystère, lié celui-ci à la profondeur de la matière. Dans cette profondeur se cachent les matrices de nos âmes et de nos rêves ; son secret recèle l’origine de la pensée et l’origine de toute chose au monde.
Autrefois le terme Pacha désignait un temps ou un âge du monde, un cosmos ou univers puis un lieu ou espace pour désigner enfin la terre dispensatrice de vie ou comme symbole de fécondité [20]. Aujourd’hui elle est la mère des montagnes et des hommes, celle qui fait mûrir les fruits et se multiplier le bétail, permet de conjurer les gelées et les fléaux et d’avoir du succès à la chasse. On l’invoque lorsque surviennent certaines maladies ou avant d’entreprendre un voyage. Elle est aussi invoquée par les tisserandes ou les vanniers. La grande déesse tissant un certain ordre et équilibre bénéfique assurant la vie au monde aide l’artisan modeste qui tisse et travaille la matière à bien terminer son ouvrage. Elle est la grande trame collective reflétée dans la trame individuelle, celle-ci étant du ressort de l’homme. Elle est décrite comme une indienne de très petite taille, dotée d’une grosse tête et de grands pieds, coiffée d’un chapeau à larges bordes et chaussée de larges sandales. Elle vit dans les montagnes et est parfois accompagnée d’un chien noir féroce. Elle use d’un serpent comme fouet et son animal familier est le tatou. Elle est jalouse, rancunière et vindicative, mais favorise celui qui lui agrée. Lorsqu’elle est en colère, elle lance le tonnerre et la tempête. Elle intervient dans tous les actes de la vie et il n’est aucun dieu qui ne lui obéisse.
A la grandeur de la montagne s’unit la puissance et ainsi on peut comprendre pourquoi autant de rêves s’intègrent en elle et pouquoi convergent dans ce mythe tant de facultés différentes. Le voyageur comme le paysan, les malades, les artistes, les dieux, tous obéissent à la Pachamama qui a la faculté de nous repositionner dans le monde et dans l’univers. La Mère régit la sphère personnelle car nous l’invoquons quand nous sommes malades quand nous voulons entreprendre un voyage ou bien lorsque nous sommes sur le point de terminer un travail artistique. Elle régit les relations entre les êtres, empêchant par exemple que l’homme n’abuse de son pouvoir. Ainsi punit-t-elle celui qui chasse sans nécessité. Elle est la Mère des montagnes, la Mère des hommes, des animaux et des plantes : elle régit la sphère du Monde. Dès lors qu’il n’y a pas de dieu qui ne lui obéisse, toutes les forces lui sont soumises. C’est ainsi qu’elle nous apparait, régissant l’Univers et les Dieux, c’est-à-dire la relation à cet Autre qui détermine l’architecture de la pensée. Les trois sphères, celle du moi, celle du monde et celle de l’univers la tiennent pour centre. L’homme est dans le même temps dans chaque cercle, puisqu’il se trouve sur la Terre et dans l’Univers et que tous les trois coïncident avec un seul centre. Nous retrouvons ici l’ontologie symbolique de Gaston Bachelard qui, par étapes successives, conduit aux trois grands thèmes de l’ontologie traditionnelle : le moi, le monde et dieu [21]. Cette ontologie fait partie d’une herméneutique du symbole et du langage symbolique. Ce mythe fondateur nous apporte une concentration créatrice et affective montrant la volonté de l’homme de rêver cette Terre pour se sentir à l’intérieur d’elle, à l’intérieur du Monde et à l’intérieur de l’Univers.
L’Univers est ici le mot limite car il implique une telle profondeur et une telle immensité qu’il emporte notre imagination jusqu’aux confins. Avec ce mot limite, il semblerait que l’arbre - tout entier - du langage frémisse, car nous arrivons à une racine imaginaire qui établit en nous une participation imaginaire [22]. Cette participation, qui vient du plus secret de notre être, se veut affective, totale et féminine. Winnicot nous disait déjà que « l’élément féminin conduit à l’être, c’est la seule base de la découverte du Soi et du sentiment d’exister. [23] » C’est le lien essentiel mère-fils qui rend possible la rupture des sphères, dont la Terre est le centre, pour aller jusqu’aux limites imaginées ; ce lien est aussi d’une intense affectivité puisque Mère et Terre sont ici unies d’une union amoureuse. Ainsi après avoir fait sauter les barrières de la réalité qui nous entoure, ce sont les images et les sentiments qui nous guiderons. Nous arrivons à la limite de l’« univers » en complète fusion sujet-objet, constituant avec lui le un et le tout suggéré par le vocable. Briser les cercles pour participer à une rêverie cosmique nous donne l’intensité de nous situer en lui [24]. Nous sommes parti des sensations engendrées par ce récit mythique, nous avons suivi le fil de la mère, l’élément féminin, nous sommes arrivés à l’intensité de la matière qui révèle les forces imaginatives de l’homme, forces extraites des éléments, de sa rêverie. Nous avons atteint les limites du langage, car qu’y a-t-il au-delà de l’Univers ? A travers les cercles mentionnés la Mère Terre nous accompagna jusqu’à nos racines cosmiques, jusqu’à ce que nous avons imaginé au-dessus de nous et jusqu’à notre centre profond, notre racine intérieure. Pour Pierre Sansot, la magie qui se produit avec la Terre-Mère constituerait ce qu’il nomme « l’habiter », verbe lié à l’insertion en un lieu, qualifiant dans le même temps notre insertion et nos relations d’après nos corps et nos langages [25].
La Terre est omniprésente, elle vit en dehors de nous et dans notre propre intérieur produisant un dialogue et un mouvement constant, suscitant une tension créative. Dans le même temps, elle apparaît débordante d’une affectivité qui a une résonance en nous. En effet, il s’agit du paysage du monde, le paysage du dehors est le paysage que nous sommes. C’est tout comme si on mettrait un habit à l’envers et ce qui est à l’extérieur serait notre intérieur et ce qui est à l’intérieur passerait à l’extérieur et rien d’autre que ce fait servirait à déployer les ailes de la sensibilité et de l’affectivité. Ainsi, les lieux préférés de notre Terre nous rappellent un « certain eco-système archétypal », un système qui est dans les matrices de nos âmes et de nos pensées. Il a sa place dans notre paysage ancestral amérindien, celui qui surgit quand nous chantons le mythe d’origine. Le désir d’archétype devient un mythème d’initiation, né de notre volonté de créer des outils, des sciences, des épistémologies pour creuser dans les entrailles de la Terre et de la psyché. Ce processus, nous dit Marcos Ferreira Santos - et ce, selon le degré de profondeur que l’on cherche - permet graduellement aussi une profonde transformation de soi, de l’âme du chercheur, de sa subjectivité [26].
Les Représentations de la Nature. La Vision du Cosmos des Quechuas et Aymaras
L’histoire de l’idée de Nature en Occident oscille entre deux conceptions: l’attitude prométhéenne – l’homme doit se rendre maître et possesseur de la Nature - et l’attitude orphique - nul ne peut soulever le voile des mystères de la Nature, sinon l’artiste et le poète. Entre ces deux visions de la Terre-Mère, il y a bien d’autres possibilités, et des perspectives nouvelles sur la réalité. Ces sont des modulations qui existent déjà, des possibilités que nous traitons suivant les enseignements de Philippe Descola. Mais tout d’abord faisons ici un rappel à propos de deux philosophes : Descartes et Robert Boyle, car ils marquent une coupure de la représentation de la Nature. Avant la révolution mécaniste, on s’était représenté la Nature comme un sujet agissant, que ce soit Dieu lui-même, ou une puissance subordonnée à Dieu et lui servant d’instrument. Descartes dans son Traité du Monde rejette expressément cette représentation ; « Par la Nature, je n’entends point ici quelque Déesse ou quelque autre sorte de puissance imaginaire, mais [...] je me sers de ce mot pour signifier la Matière même [27]». En fait pour Descartes, le mot « Nature » peut désigner, soit l’action divine sur la Matière, soit la Matière elle-même, soit l’ensemble de lois, établies par Dieu dans la Matière.
D’un autre côté Robert Boyle consacra un traité à la notion de Nature en 1686. Il refuse absolument l’idée d’une Nature conçue comme personnalité. Au lieu de dire : la Nature fait ceci ou fait cela, il vaut mieux dire selon lui : telle ou telle chose a été faite selon la Nature, c’est-à-dire selon le système des lois établies par Dieu [28]. Mais on peut se demander si la transformation de l’idée de Nature dans l’esprit d’un petit groupe de philosophes et de savants, a pu vraiment provoquer une transformation aussi radicale de l’attitude de l’humanité à l’égard de la Nature, telle qu’une « mort de la Nature ». Pour Pierre Hadot ce n’est pas le progrès scientifique qui a fait changer notre conception de Nature, mais à l’inverse le changement de l’idée de Nature a permis une avancée scientifique au point qu’aux XVIIe et XVIIIe siècles la Nature continuait d’être personnalisée et que c’est seulement au XIXe siècle quand la production a commencé à être industrialisée et que l’essor de la technique est devenu universel, que le rapport de l’homme à la Nature a été peu à peu profondément modifié. Or, en Amérique Latine nous ne pouvons pas parler d’universaux puisque co-existent des visions multiculturelles de la Terre. Tour à tour s’y sont succédées plusieurs cosmogonies, liées au sens de l’existence quechua ou aymara. La vision chrétienne et occidentale s’imposa, véhiculée par une élite qui gouverna le sous-continent à partir de la « conquête » espagnole ; puis elle varia selon les différents paradigmes qui gouvernèrent l’Occident et modifièrent l’identité latino-américaine selon des idéaux de vie et de beauté assez éloignés de la pensée des indigènes.
Intip Megil Guamán [29] signale que le Runa (Homme en quechua), bizarrement doit apprendre la docilité d’accepter une gifle en silence et encore de se préparer pour en recevoir une autre sans réagir ; aussi d’accepter avec patience de vivre dans la misère en attendant la mort, moment privilégié où l’on peut obtenir la richesse des Cieux, : de tels propos sont étrangers à toute logique et à toute idéologie de l’homme des Andes. En effet la richesse pour un Runa, qui est sa plus grande ambition, est de l’ordre de la spiritualité et consiste seulement dans le fait de bien vivre, d’être heureux, c’est ce qu’on appelle le Sumac Kausay. En plus, le concept de Ciel n’a pas lieu d’être car il n’y a rien que puisse correspondre a cette notion dans la cosmogonie andine. Et le point fondamental qui vient séparer le Runa de l’homme occidental est la vision de la Nature. Le Runa cherche l’équilibre mais en constante communion et respect de la Nature. L’occidental est indifférent vis-à-vis des actions sans pitié des gouvernements et les monopoles, les entreprises et autres chaînons du pouvoir financier et économique face à la nature.
Dans la matrice culturelle andine, le problème de la « différence » est posé comme une pierre angulaire : tout émane de la Dualité divine, car ce qui est « unique » est quelque chose d’incomplet ayant besoin de trouver sa « paire » pour se réaliser. Quand l’humain rencontre son compagnon il se « réalise » mais son apogée advient dès que tout ayllu (communauté) se voit aussi réalisé. Les triomphes personnels n’ont pas de valeur s’ils ne sont pas partagés par la communauté [30].
Dans la cosmogonie andine le Tout est formé par l’Uku et le Jawa ou Awa, c’est-à-dire le dedans et le dehors. L’Awa se transforme en Hanan pour former le Ciel et le mot Pacha signifie l’espace, le temps, l’ère et la Terre dans un sens cosmogonique et divin. Quand cet espace se réfère aux parcelles de terre, le Pacha devient Allpa et les êtres qui la composent deviennent Hanan et Hurin, c’est-à-dire « en haut » et « en bas ». La vision de l’homme andin suit la verticale, en dépit d’une vision horizontale liée au sens de l’existence. Il faut noter que ce type de vision est marqué par le paysage qui domine l’homme et qui proportionne les sillons de sa propre vie. Awa et Uku désignent aussi l’espace temporel reconnu comme Ñaupa et Quepen ou le Passé et le Futur. Le présent est le Kunan, un instant fragile comme la terre qui nous héberge et nous protège. Le dedans et le dehors ont une grande importance et surtout il faut signaler l’énorme transcendance que représente l’axe Kunan- Kay Pacha (Présent-Terre), puisque si nous ne veillons pas à son bien être, peut surgir un déséquilibre qui serait fatal pour toutes les espèces de plantes, les animaux, les rivières, les lacs, les océans et les montagnes. L’accent est mis sur le Présent sur cet axe du présent car l’équilibre du cosmos en dépend. Cet équilibre repose sur le mouvement constant et le parfait équilibre ne se traduit pas par l’immobilité mais par la bonne et exacte proportionnalité [31].
Une Ontologie Naturaliste
En Bolivie, les lois universelles de la matière et de la vie servent de paradigme pour penser la place et le rôle dévolus à la diversité d'expressions culturelles de l’humanité. C’est bien ce que Philippe Descola nomme « le Naturalisme » système qui, avec l’Animisme, fait partie de ceux qui se sont alignés du côté des lois de la matière et non pas de celui des aléas des conventions. Le Naturalisme n’est pas la simple croyance en l’évidence de la Nature, qu’on suppose active lorsque les choses doivent leur existence et leur développement à un principe autre que le hasard ou la volonté des hommes. Cette définition - réduite à un constat - reste prisonnière d’une généalogie conceptuelle interne à la cosmologie occidentale. Dans Par delà nature et culture, Philippe Descola considère une inversion symétrique : l’animisme serait « multinaturaliste » parce que fondé sur l’hétérogénéité corporelle de classes d’existants pourtant dotés d’un esprit et d’une culture identiques. Tandis que le naturalisme serait « multiculturaliste » en ce qu’il lie au postulat de l’unicité de la nature la reconnaissance de la diversité des manifestations individuelles et collectives de la subjectivité [32].
Pourtant il y aurait une certaine ressemblance avec l’ontologie moderne. Celle-ci définit le naturalisme par une continuité de la physicalité des entités du monde et une discontinuité de leurs intériorités. Il s’agit de chercher dans une abondante connaissance qu’il convient d’épurer pour en retrouver les lignes directrices, car le naturalisme s’est constitué dans un climat de discussions critiques et de démarches empiriques qui lui donnent cette caractéristique originale de sécréter sans cesse des points de vue hétérodoxes remettant en question les distinctions qu’il trace entre la singularité de l’intériorité humaine et l’universalité des déterminations matérielles prêtées aux existants. Si le corps doctrinal de l’ontologie occidentale ne réclame point l’examen approfondi que des modes d’identification plus exotiques requièrent, il est en revanche indispensable d’évaluer ses prétentions à l’hégémonie au regard des formulations alternatives issues du même creuset historique et qui paraissent le dépouiller de sa robuste simplicité en récusant le système des oppositions sur lequel il prend appui.
S’il s’agit d’un monde « multiculturaliste » nous tenons à rappeler ici que la Bolivie se nomme « Etat Plurinational de la Bolivie » dans l’intention claire et nette de faire attention à la confluence des races et des cultures qu’y habitent.
Ci-après nous reproduisons le préambule de la loi de la Déclaration Universelle des droits de la Terre-Mère. La loi même compte 43 pages et l’on peut la trouver entièrement développée dans La Gaceta Oficial de la Bolivie. Néanmoins nous voulons signaler que la notion de « bien vivre » - qui inclut les notions d’harmonie et d’équilibre de la Terre - développée dans le Titre II, a été reprise par plusieurs autres pays, du moins dans le discours. Cette notion se présente comme une alternative au système capitaliste ou néolibéral et sert de cadre aux valeurs à suivre pour établir une société juste, équilibré.
ÉTAT PLURINATIONAL DE BOLIVIE
Projet de Déclaration Universelle des Droits de la Terre Mère
Préambule
Nous, les peuples de la Terre :
Considérant que nous faisons tous partie de la Terre Mère, communauté de vie indivisible composée d’êtres interdépendants et intimement liés entre eux par un destin commun ;
Reconnaissant avec gratitude que notre Terre Mère est source de vie, de subsistance, d’enseignement et qu’elle nous prodigue tout ce dont nous avons besoin pour bien vivre ;
Reconnaissant que le système capitaliste ainsi que toutes les formes de prédation, d’exploitation et de pollution ont causé d’importantes destructions, dégradations et modifications de la Terre Mère qui mettent en danger la vie telle que nous la connaissons de nos jours avec des phénomènes tels que le changement climatique ;
Convaincus de ce que sans une communauté de vie impliquant des relations d’interdépendance, il est impossible de reconnaître des droits aux seuls êtres humains sans provoquer de déséquilibre au sein de la Terre Mère ;
Affirmant que pour garantir les droits humains il est nécessaire de reconnaître et de défendre les droits de la Terre Mère et de tous les êtres vivants qui la composent et qu’il existe des cultures œuvrant déjà en ce sens ;
Conscients de l’urgence à entreprendre des actions collectives décisives pour transformer les structures et les systèmes qui génèrent le changement climatique et qui font peser d’autres menaces sur la Terre Mère ;
Nous proclamons cette Déclaration Universelle des Droits de la Terre Mère et nous appelons l’Assemblée Générale des Nations Unies à l’adopter comme objectif commun pour tous les peuples et nations du monde afin que les personnes autant que les institutions prennent la responsabilité de promouvoir, au moyen de l’enseignement, de l’éducation et de la prise de conscience, le respect des droits reconnus dans cette Déclaration, et à garantir sa reconnaissance et son application universelles et effectives par des mesures et des
procédures diligentes et progressives à caractère national et international et ce, par tous les peuples et États du monde.
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Article 1: La Terre Mère
1) La Terre Mère est un être vivant
2) La Terre Mère est une communauté unique, indivisible et autorégulée, composée d’êtres intimement liés entre eux, qui soutient, contient et renouvelle tous les êtres qui la composent.
3) Chaque être est défini par ses relations comme constitutif de la Terre Mère.
4) Les droits inhérents de la Terre Mère sont inaliénables puisqu’ils découlent de sa propre existence.
5) La Terre Mère et tous les êtres qui la composent sont titulaires de tous les droits inhérents et reconnus dans cette Déclaration, sans aucune distinction, telle qu’on pourrait l’établir entre des êtres biologiques et non-biologiques, selon les espèces, l’origine, l’utilité pour les êtres humains ou toute autre catégorie.
6) Tout comme les êtres humains jouissent des droits humains, tous les autres êtres de la Terre Mère ont également des droits spécifiques à leurs conditions et propres au rôle et à la fonction qu’ils exercent au sein des communautés dans lesquelles ils existent.
7) Les droits de chaque être sont limités par les droits des autres êtres, et tout conflit impliquant ces droits doit être résolu de façon à ce qu’on préserve l’intégrité, l’équilibre et la santé de la
Terre Mère.
Article 2 : Les Droits Inhérents de la Terre Mère
1) La Terre Mère et tous les êtres qui la composent possèdent les droits inhérents suivants :
· le droit de vivre et d’exister ;
· le droit au respect ;
· le droit à la régénération de leur biocapacité et à la bonne continuité de leurs cycles et processus vitaux, libres de toute modification humaine ;
· le droit de maintenir leur identité et leur intégrité comme êtres distincts, autorégulés etintimement liés entre eux ;
· le droit à l’eau comme source de vie ;
· le droit à la pureté de l’air ;
· le droit à la pleine santé ;
· le droit à être libres de contamination, de pollution et de déchets toxiques ou radioactifs ;
· le droit de ne pas être génétiquement modifiés et transformés dans sa structure, ce qui menacerait leur intégrité et leur fonctionnement vital et sain ;
· le droit à une entière et prompte réparation suite aux violations occasionnées par l’activité humaine des droits reconnus dans cette Déclaration.
2) Chaque être a le droit à une place au sein de la Terre Mère et à accomplir son rôle en faveur de son fonctionnement harmonieux.
3) Tous les êtres ont le droit au bien-être et à vivre libres de tortures ou de traitements cruels infligés par les êtres humains.
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Article 3 : Obligations des êtres humains envers la Terre Mère
Tous les êtres humains ont la responsabilité du respect de la Terre Mère et de vivre en harmonie avec elle.
1) Les êtres humains, tous les États et toutes les institutions publiques et privées ont le devoir :
· d’agir en accord avec les droits et les obligations reconnus dans cette Déclaration ;
· de reconnaître et de promouvoir l’application et l’entière mise en oeuvre des droits et des obligations établis dans cette Déclaration ;
· de promouvoir et de prendre part à l’apprentissage, à l’analyse, à l’interprétation et à la transmission des modes de vie en harmonie avec la Terre Mère en accord avec cette Déclaration ;
· de s’assurer que la recherche du bien-être humain contribue au bien-être de la Terre Mère, à présent et à l’avenir ;
· d’établir et de rendre effective l’application des normes et des lois pour la défense, la protection et la préservation des Droits de la Terre Mère ;
· de respecter, de protéger, de préserver et là où ce sera nécessaire, de restaurer l’intégrité des cycles et équilibres vitaux de la Terre Mère ;
· de garantir la réparation des dommages causés par les violations humaines des droits inhérents reconnus dans la présente Déclaration et de veiller à ce que les responsables rendent des comptes en vue de la restauration de l’intégrité et de la santé de la Terre Mère ;
· d’investir les êtres humains et les institutions d’un pouvoir de défense des droits de la Terre Mère et de tous les êtres qui la composent ;
· de mettre en place des mesures de précaution et de restriction pour éviter que les activités humaines ne conduisent à l’extinction d’espèces, à la destruction d’écosystèmes ou à la modification des cycles écologiques ;
· de garantir la paix et d’éliminer les armes nucléaires, chimiques et biologiques ;
· de promouvoir et d’encourager les actions visant au respect de la Terre Mère et de tous les êtres qui la composent en accord avec leurs propres cultures, traditions et coutumes ;
· de promouvoir des systèmes économiques qui soient en harmonie avec la Terre Mère et accordés aux droits reconnus dans cette Déclaration.
Article 4 : Définitions
Le terme “être” comprend les écosystèmes, les communautés de nature, les espèces et toutes les autres entités naturelles qui existent comme partie de la Terre Mère.
Rien dans cette Déclaration ne pourra entamer la reconnaissance des autres droits inhérents de tous les êtres ou de n’importe quel être en particulier [33].
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Les droits de la Nature et l’Ethique
La Nature a été un thème de réflexion morale durant plusieurs périodes de l’histoire et cette réflexion toucha les domaines de la philosophie morale et du droit. Philippe Descola met l’accent sur les pays-terres de conquête du puritanisme anglo-saxon et dans les régions septentrionales de l ‘Europe où naquirent au XIX siècle diverses variantes de la Naturphilosophie allemande. En effet, la naissance de la science moderne a profondément déstabilisé l’équilibre de la pensée occidentale. L’alliance entre la réflexion grecque et la tradition chrétienne se trouvait rompue. Certains esprits ont refusé l’idée d’en rester à ce constat de divorce et ont tenté une réconciliation fondée sur la certitude que la science ne pouvait être le dernier mot de la sagesse. De la sorte apparut la Naturphilosophie, qui chercha la présence de Dieu dans la Nature et dans l’homme. Oetinger, Franz von Baader, Jakob Boehme et Paracelse se livrèrent à ce décryptage [34].
Dans les années’70 surgit une réflexion morale sur les rapports de l’homme à son environnement naturel. La France et les nations latines restèrent à l’écart de ce mouvement, qu’elles traitèrent avec un mélange de suspicion et d’ironie, y voyant parfois une insulte à la raison et aux progrès techniques. Sans doute les causes qui ont favorisé dans certains pays l’émergence d’un approche proprement morale des devoirs de l’individu vis-à-vis de la communauté du vivant et des droits que celle-ci pourrait posséder de façon intrinsèque, sont des causes extrêmement complexes et nous ne pouvons pas les analyser dans cet écrit. Mais nous voulons rendre compte de l’existence d’une réflexion philosophique connue comme des philosophies de l’environnement.
Les philosophies de l’environnement puisent leur inspiration dans des sources très diverses, et pour mieux comprendre il nous faut distinguer entre les éthiques extensionnistes qui proposent d’étendre à une gamme plus ou moins ample de non-humains le bénéfice de la considération morale jadis attaché aux seuls humains. Ce type d’éthique est plutôt anthropocentrique ; et les éthiques holistes, où l’accent est mis sur la responsabilité des hommes dans la préservation et l’équilibre des communautés écosystémiques envisagé comme un impératif en soi [35]. Le cas de la Bolivie semble bien entrer dans cette dernière catégorie.
Lecture mythanalytique du Préambule de la loi sur les droits de la Pachamama
Nous voulons distinguer trois niveaux d’analyse : le premier niveau consiste á mettre en évidence le fait historique et à l’expliquer par son importance mythique. L’éventail des données à utiliser est assez ample et ouvert (politique, biographique, scientifique, esthétique, religieux, etc.). Le second niveau consiste à détecter les idéologèmes ; le troisième niveau aboutit - par l’analyse des idéologèmes repérés - à constater la présence de schèmes mythiques connus, pour passer finalement à l’étape de légitimation, c’est-à-dire l’inscription dans une des structures anthropologiques de l’imaginaire (héroïques, dramatiques et mystiques de Gilbert Durand) [36].
Cette loi, promulguée en 2014, est la cristallisation d’une ancienne façon de pensée et sensibilité, qui avant n’avaient pas besoin d’être fixées par écrit, encore moins juridiquement, car c’était, comme il a déjà été dit, une manière d’être au monde, l’étant. Ayant une racine archétypale, la Terre réunit la Femme et la Matière, l’imaginaire et l’imaginal [37]. Elle occupe les domaines mythique ou inconscient, l’instinct, le pulsionnel, l’innée ; évoluant de la fusion à l’unicité différenciée ; provoquant une gamme d’émotions allant de la peur de la mère dévorante à l’amour le plus sublime (Sophia) ; unissant le mystère d’Eros à tous les autres mystères de la matière. Nous constatons que l’épaisseur mythique devient multidimensionnelle car la particularité à signaler est que la Terre-Mère est considérée, par les pays des Andes, comme un Tout entre la Nature, la Planète et les êtres qui l’habitent ; de même ce que nous voyons de particulier, c’est la logique synchrone ou le passage de l’inconscient au rationnel conscient ou l’actanciel. En effet, la survie du mythe de La Pachamama et sa reconnaissance dans le corps juridique actuel, relève d’un mouvement « du haut en bas », un schème qui correspond à la vision du cosmos véhiculée par les mythes andins. Quechuas et Aymaras faisaient descendre l’architecture céleste sur terre à l’aide des miroirs astronomiques et de même toute la concentration affective que signifie un mythe et plus encore, un archétype, est venue modeler et concrétiser une loi qui apporte d’autres conceptions de vie, une cosmogonie différente. Il y a eu d’autres approches du Naturalisme en Occident, mais elles étaient destinées surtout à la reconnaissance des droits des animaux, les seuls êtres animés, après les hommes.
Idéologèmes
S’il y a un fil conducteur ou mythème, pour nous c’est le Féminin. Le mythe et l’archétype qui y siège se composent en une constellation féminine primitive, peut-être androgyne, puisque son origine est le commencement des temps, le commencement qui fut et reste la Mère. L’inconscient est féminin, nous dit Bachelard [38] et l’être humain est comme son inconscient, d’abord féminin ou protoféminin. Bachelard ajoute que l’inconscient primitif est androgyne et l’on jouissait de la « paix du genre » parce que même en ayant un composant plutôt féminin, les autres composants n’étaient pas en conflit.
Ce mythe organise le monde et nos comportements, proportionnant aussi une charge éthique et esthétique. Nous avons repéré la présence de ce que la poétesse, écrivaine et chercheuse Graciela Maturo, appelle « la raison poétique ». Cette raison provient des arts en général et de la philosophie. Elle apparaît unie à la philosophie présocratique, d’avant Aristote et Platon. Et sans doute en remontant dans le temps trouve-t-on des philosophies des peuples et des philosophies des poètes. Les peuples du monde ont une raison d’existence qui s’exprime dans les mythes, dans les légendes, dans la fabulation humaine, ce terrain où deviennent translucides les rêves, les mystères, les peurs, les désirs et les souffrances. Ce corpus mythique a gardé la force poétique, la raison poétique. Celle-ci est une façon de connaître, basée dans le nous grec. Ce nous produit une connaissance de l’ordre de l’intuitif, une connaissance directe qui commence par les sens, suivi par l’affectivité et par l’imagination, c’est-à-dire par toutes les facultés sur lesquelles l’homme compte pour son propre développement. L’autre mode de connaissance est la dianoia ou faculté permettant à l’homme de développer le raisonnement par déduction ou par induction, d’aller du simple au complexe, et d’avancer par la raison et le rationalisme.
Un troisième idéologème peut être la manière de connaître des peuples de l’Amérique Latine. En effet tous les peuples sont traversés par la modernité et nous autres, latino-américains, avons des manières de penser et avons des outils venus de l’Europe, de l’Occident. Bien évidemment nous ne sommes pas que des Occidentaux, nous sommes des sociétés multi-éthniques qui ne peuvent se retrouver dans une théorie culturelle ou politique purement occidentale. Au contraire il faut que nous construisions notre propre théorie pour pouvoir sauver et récupérer notre raison intuitive qui est la raison des peuples, exprimée par les poètes. Cette raison poétique populaire est, en général, une raison syncrétique, prenant des connaissances d’ici ou de là et mélangeant le tout dans ce grand creuset qui est la culture populaire. L’expression des cultures latino-américaines ne se reflète pas dans les microclimats des universités qui sont parfois répétitrices des discours d’autres universités. Ce n’est pas une critique sinon un constat de ce qui manque, et qu’est-ce qui manque ? La voix d’un peuple, la voix du peuple. Cette voix viendra avec l’implémentation d’une raison élargie, complète, poétique. Cette voix est venue dans la Bolivie d’Evo Morales qui est en train de mettre en œuvre une nouvelle manière de gouverner qui laisse de côté les mythes de production et de croissance pour faire passer d’autres priorités, réveillant toujours un sens communautaire et une responsabilité individuelle vis-à-vis de la Terre et des autres êtres. Une des dernières décisions du gouvernement bolivien a été de laisser le palais où siègent les autorités et de construire une Casa del Pueblo. Ces sont des mesures que viennent subvertir l’ordre auquel les gouvernements du monde entier étaient habitués, des mesures destinées à faire entendre les voix des populations, les voix des indigènes, les voix que l’on n’entendais plus, depuis 523 ans, quand les espagnols ont envahi le sous-continent américain. Et que veulent ces voix ? Que surtout on agisse pour le bien commun de la Planète, de la Terre-Mère, la puissante Déesse porteuse d’un équilibre naturel comme le racontent les mythes qui ont dirigé depuis toujours le 60 % des Boliviens indigènes. Le mythe se montre dans un corpus juridique, ne se dérobe pas et la Déesse permet d’articuler un projet de société autre, cimenté dans des valeurs qui cherchent toujours un bien suprême. Ces valeurs sont tenues par une série de concepts permettant la construction d’une architecture différente de la pensée [39] et une reconstruction de la conscience mythique. La profondeur de la matière-terre et l’ancienneté du mythe tout comme la grandeur de l’archétype représenté, se sont réunis pour reconstituer le sens de la vie et du cosmos. Mais au lieu d’aller en ligne verticale des dieux à l’homme, le passage est maintenant orienté vers la loi des hommes, formant un imaginaire social, faisant le passage entre l’inconscient et le conscient actanciel et rationnel.
Quatrième Idéologème : Le croisement effectif entre le communautarisme et le communisme. Evo Morales n’a cessé de dire - à haute voix - que dans son gouvernement il s’agissait de la construction d’un socialisme et il a toujours décrié les maux du capitalisme ou du néo-libéralisme, comme les désavantages de la pensée colonialiste. Ce choix idéologique/politique étant fait, il se devait de respecter le communautarisme dominant des peuples indigènes. Donc il a étudié la façon de faire croiser l’idéal communautaire et le communisme, cherchant toujours la manière de faire dialoguer ces deux façons d’être dans le monde. Michel Maffesoli dirait que ce « style communautaire » ou « style esthétique » est bien une caractéristique de la transmutation de valeurs opérée dans la postmodernité [40]. Ainsi donc, le style esthétique se rend attentif à la globalité des choses, à la réversibilité des divers éléments, à la conjonction du matériel et de l’immatériel, et tend à favoriser un vouloir-vivre ensemble ne cherchant pas un objectif à atteindre, n’étant pas tourné vers l’avenir sinon s’employant à jouir des biens de ce monde, à ce bien-vivre cherché par l’Etat Plurinational de Bolivie.
Schèmes mythiques
L’archétype qui unit le tout est bien la Terre, mais derrière se trouve le grand archétype de la Féminité, de la nocturne féminité, auquel s’oppose la femme fatale et funeste du Régime Diurne de l’Image. Le grand schème mythique qui surgit de cette analyse est sans doute l’avalage, la déglutition, grand schème qui tire constamment des symboles de la palette de couleurs, de la palette alchimique ou encore de la palette mélodique et nocturne qui tend vers un archétype de la Féminité. Ce schème d’avalage projette la grande image maternelle par l’idée de la substance, de la matière primordiale, tantôt marine, tantôt tellurique [41].
Le Préambule véhicule l’idée « d’être dans », d’être à l’intérieur, tel Jonas dans la baleine. S’il y a un être supérieur, il est bel et bien notre Terre bien aimée et à Elle nous nous soumettons. Mais d’autres mots convergent et reviennent : ceux de « communauté de vie », ou encore de « l’interdépendance » ou de « l’interaction ». L’idée est de nous faire sentir dans une trame, un tissu comme le kaunakès, l’habit de la Grande Déesse. Cette idée de tissu vient renforcer le Féminin - les sirènes étaient des tisseuses - et aussi la viscosité du thème, car rien n’est ici séparé, tout est dans tout. Ainsi, l’article 1, dit : « La Terre Mère est un être vivant » et le 2 : « La Terre-Mère est une communauté unique, indivisible et autorégulée, composée d’êtres intimement liés entre eux, qui soutient, contient et renouvelle tous les êtres qui la composent. »
La matière première peut être aquatique ou tellurique et les deux sont liées à toute origine. Gilbert Durand signale : « Les eaux précèdent toute création et toute forme, la terre produit les formes vivantes ». La différence est que la première est la mère du monde et la seconde est la mère des vivants et des hommes. La loi dit dans l’article 1 que tous les êtres « biologiques et non biologiques » sont les titulaires de tous les droits inhérents et reconnus dans cette Déclaration. Nous sommes ici dans un régime nocturne où la Grande Mère tellurique est donneuse de vie de l’environnement général, où elle devient notre patrie et les sillons de l’intimité vaginale. Les structures qui correspondent à ce régime d’images sont les structures mystiques de l’imaginaire où l’une des caractéristiques est la viscosité du thème et les figures du redoublement et de la persévérance. En effet, le fait de se faire avaler rappelle l’emboîtement et la solidarité du contenant et du contenu comme une grande matérialité enveloppante.
Conclusions
Nous avons choisi d’analyser la loi de la Pachamama justement parce que la présence de la Terre dans les débats intellectuels s'intensifie de plus en plus. Le changement climatique, les catastrophes naturelles, les inondations, les fleuves asséchés, les glissements de terrain à cause des pluies, outre les graves problèmes des épidémies, les crises alimentaires et le rôle joué par des entreprises multinationales pour monopoliser les ressources naturelles et la distribution de la nourriture au niveau mondial, accélèrent grandement les débats et multiplient la sensation d’urgence pour trouver une solution globale.
Nous avons essayé de faire une lecture éthique et une lecture esthétique de ce phénomène qui constituait la sortie de la loi sur la Terre-Mère. Cette union nous a permis de trouver la voix du peuple, la voix des gens. Cette voix ne serait-elle ce que Michel Maffesoli appelle la « raison sensible », une liaison entre les raisons de la matière et les raisons de la connaissance ? Cette voix du peuple est celle qui nous indique que l’univers apparaît comme un organisme vivant et que, grâce aux astres, des correspondances se dessinent entre toutes choses, reposant sur des coïncidences animant à la fois les individus, les plantes, les animaux et même la matière insensible et d’une manière plus précise établit les relations entre les deux raisons déjà nommées, obtenant une sorte d’unicité du monde à travers les correspondances [42]. Or, cette raison sensible ou poétique par laquelle s’exprime la voix du peuple et qui est présente dans le naturalisme - bien défini par Philippe Descola - va au-delà de l’éthique éco-centrique, car elle est la manière de vivre d’un peuple, sa manière d’être dans le monde, sa manière d’aimer et de sacraliser la Terre et l’Univers. Tout cela comprend en effet l’ancestralité et l’eco-système archétypal ; aussi la matière profonde où se cachent les matrices de l’âme et de la pensée ; il s’agit de « voir » les topos des Dieux, que l’homme des Andes sent proches de lui, ces dieux dont nous avons l’intuition et que cet homme quechua ou aymara, honore et aime toute sa vie durant.
Bien que nous soyons aujourd’hui habitués à la réception de différentes ontologies symboliques mises en place par des éthiques de l’environnement, et cela partout dans le monde, nous voulons signaler que la promulgation de la loi de l ‘Etat Plurinationnel de la Bolivie sur la Terre-Mère, a fait bouger quelque chose d’autre, du moins dans le sous-continent. En effet c’est la pensée indigène qui vient de la sorte faire évoluer le corps juridique, un corps ou domaine où la mutation des principes qui régissent nos statuts, nos pratiques ou nos relations au monde, est sans doute lisible de façon plus fidèle que dans les traités de philosophie ou d’éthique. Nous, Latino-américains, nous avons reçu cette nouvelle avec beaucoup d’admiration et de reconnaissance. Si l’on fait une lecture politico-philosophique, la loi surgit comme une alternative au pouvoir de la modernité et à sa raison instrumentalisée qui traitait la Nature comme ce qu’il faut dominer. Voilà une alternative qui ne correspond pas à un parti politique « Vert » sinon à la cristallisation d’un vieux rêve, un rêve dans le sens bachelardéen du terme, rêve qui autrefois était la colonne vertébrale de tout le continent américain, du Sud et du Nord. Sur le reste du monde, les variations observées ne sont pas telles qu’elles permettraient d’entrevoir la structure émergente d’un mode d’identification tout à fait nouveau, ou même comparable à d’autres déjà connus. Et pourtant l’existence déjà des variations et l’accentuation de leur amplitude dans les dernières décennies offrent un indice de ce que le schème naturaliste ne va plus de soi, qu’une réflexion est en train de se faire et qu’une phase de recomposition ontologique a peut-être débuté dont nul ne saurait prédire le résultat [43]. Voyons l’espace qui est en train de gagner le terme d’écosophie, terme lancé par le philosophe Arne Naes, de l’université d’Oslo (1960). Ce terme a été longuement travaillé par Félix Guattari et par Michel Maffesoli, qui nous l’a transmis. Il faut, comme dit Philippe Descola, faire attention à la naissance d’autres ontologies symboliques, les analyser pour savoir quels sont les chemins qui vont s’ouvrir. Ces ontologies peuvent bien changer nos manières de voire et de savoir.
Ce monde que nous voulons toujours comprendre demande un renouvellement de la connaissance. En effet, la Terre a grand besoin d’un regard autre et d’une sensibilité autre. Par rapport à cet emblématique passage du mythe de la Terre-Mère à la loi des hommes - et de sa reconnaissance comme un être vivant - nous discernons une raison poétique unie à la nécessité éthique, c’est-à-dire l’esthétique et l’éthique réunies et soutenues par une idée-archétype ; l’éthique et l’esthétique unies par l’image première d’une matière primordiale, par l’idée fondatrice ou le rêve fondateur. Il faut signaler que toute imagination est matérielle, puisqu’elle est liée aux éléments de la Nature : terre, eau, air et feu. Si nous voulons parler de mythanalyse de la Terre-Mère, nous devons tenir en compte que tout ce qui est lié au vivant doit s’analyser d’après ces éléments, ils sont dans nos corps et beaucoup de cultures classifient et divisent le monde d’après leur présence, plus intense ou plus faible.
Si ce monde demande un renouveau dans nos formes de connaissance et même de nos manières de vivre et d’analyser, nous nous posons la question : si notre éthique nous dit que la Planète est exploitée sauvagement- puisque nos corps le ressentent- jusque quand nous pouvons continuer de nous taire ? Quand est-ce que allons-nous chercher en conscience une solution ? Où est la solution ? La mythanalyse permettrait de consulter l’eco-système ancestral archétypal constitué par les mythologies du monde entier pour retrouver l’ordre perdu et une sagesse apportant de l’équilibre. Nous pouvons retourner au commencement des Temps accomplissant un cycle et repartir à nouveau avec d’autres ressources ; nous pouvons prendre de la distance et analyser les facteurs de décomposition de nos sociétés actuelles.
Nous voulons conclure ici sur les questions concernant la mythologie et la mythanalyse, posées par l’appel à communication de ce numéro de Magma.
Souvenons-nous de la conception de Walter Benjamin, qui disait qu’il y a une polarité entre mythe et liberté. En effet, ce penseur oppose la « vie naturelle » à la « vie surnaturelle ». La première demeure toujours contrainte par la force des lois de la destinée, par la force du tragique. Ces lois s’imposent à l’homme de manière abstraite dans la nature et dans la société. Mais lorsque cette « vie naturelle » se lie à une « vie surnaturelle » - en tant que projet du monde -, la puissance des lois naturelles peut être rompue. Pour nous mythe rime avec liberté, puisque le mythe et le mythique, sont des créateurs d’espace et de temps. Le fait d’aller à l’encontre des mythes représente un voyage infini, ouvrant des portes, nous invitant à « passer » certains seuils de la connaissance. En nous approchant de la mythologie nous avons accès aux plis et replis de l’âme, nous permettant d’aller à la conquête de nos espaces intérieures.
Les termes de mythocritique et de mythanalyse laissent déjà entrevoir l’intention d’établir un bilan méthodologique tenant en compte les redondances et les convergences des grandes figures. La première se réfère à la littérature et à l’art en général, tandis que la mythanalyse laisse entrevoir une perspective beaucoup plus ambitieuse qui voudrait déchiffrer de larges orientations mythiques de moments historiques et culturels collectifs [44]. La mythocritique est déjà enseignée dans certaines universités et par rapport à la question de l’enseignement de la mythanalyse en tant que discipline, nous faisons seulement référence à notre expérience d’enseignante dans une université argentine, où ces disciplines ne se connaissent du tout.
Nous trouvons qu’il y a deux lieux à privilégier pour enseigner la mythanalyse : l’Afrique et l’Amérique Latine, par la proximité de leurs cultures avec les mythes et les macro-systèmes symboliques. Ainsi le rapprochement des gens avec la nature, et avec les mythes qui représentent les matières primordiales, lorsqu’elle est soutenue par la facilité à prendre en compte des forces invisibles, rend le terrain plus fertile et prépare la voie pour une compréhension et acceptation de l’anthropologie de l’imaginaire et de la mythanalyse ou de la mythocritique. L’inconvénient d’envergure est l’éducation de nos élites et la structure de nos universités, nées celles-ci la plupart entre les années 60 ou 70, quand le structuralisme marxiste frappait de plein fouet tous les champs de la connaissance. Nous n’y sommes pas opposés, car c’est aussi un chemin de la connaissance, mais cette emprise sur la formation persiste. Il est curieux que même dans les facultés de Lettres, les enseignants et chercheurs universitaires manifestent un grand rejet dès que l’on parle de mythes et de théories de l’imaginaire. L’hégémonie de la raison de la modernité puis de la raison instrumentalisée du XXe siècle renforcée par la raison économique de la surmodernité [45], ont imposé des discours et des théories inspirées par une pensée positive, ciblant plutôt les questions sociales que la perception et la subjectivité, ou les rêves autant collectifs qu’individuels. La notion du temps productif s’est emparée de l’Amérique Latine peut-être avec plus d’enracinement qu’en Europe, là où la modernité est née. Les universités répètent ce qui se dit dans d’autres universités tournées vers la pensée économique et l’idée de domination de la Nature.
En Europe « la mythanalyse » commence à entrer dans le débat scientifique. La communauté scientifique en parle et c’est le prélude à sa reconnaissance comme discipline autonome. Parfois on ne parle pas de la mythanalyse en tant que telle sinon d’autres manières d’enseigner avec des méthodes de redondance ou de convergence, laissant de côté l’historicité et le temps progressif. Quoi qu’il en soit, la mythanalyse a déjà un objet d’étude : les mythes et la mythologie. Aussi a-t-elle une théorie particulière, un langage propre et un objectif propre. La preuve pour nous est la publication en ligne du présent numéro. Et le séminaire Mythes de Création et Mythanalyse organisé à Paris Nord qui a débuté en décembre 2015. Le débat sur sa légitimité s’installe et nous pensons que sa reconnaissance comme l’une des disciplines autonomes ne saurait beaucoup tarder. Mais nous insistons, l’hémisphère Nord est différent. L’hémisphère Sud devra encore, tout d’abord, lutter contre la pensée colonialiste, contre la pensée hégémonique, la pensée unique, la pensée installée depuis 523 ans et qui fait que nous suivons de près tous les pas initiés par l’Europe ; et après nous devrons nous ouvrir à d’autres théories et accepter l’arrivée d’un autre paradigme.
Dans l’appel à communication de ce numéro de Magma, il nous était suggéré de redéfinir la mythanalyse. Bien que pour nous ce soit une difficile entreprise et que nous ne prétendions pas y parvenir, nous voulons signaler tout de même l’aspect de mouvement cyclique uni au schème de verticalité, permettant d’aller en haut jusqu’aux mythologies et de revenir en bas, suivant un axe de verticalité, pour revoir comment se déploient les structures mythiques dans la vie de tous les jours et dans nos systèmes de représentations. L’avantage du mouvement est justement qu’en étant en mouvement, notre perception de la réalité n’est pas fixe et permet d’englober différents domaines de la connaissance comme différents aspects de la vie, les intégrant dans un horizon hologrammatique. La mythanalyse définirait non seulement une méthode d’analyse scientifique des mythes, à fin d’en tirer le sens psychologique du terme, mais aussi le sens sociologique (ainsi défini par Gilbert Durand). D’après nos humbles observations la mythanalyse permet de projeter une connaissance en mouvement proportionnant des ouvertures épistémologiques et un chemin des dieux ou de la nature vers les hommes et vers les sociétés ; le tout intégré dans une trame ou une maille où le Tout et la Partie sont en constante interconnexion.
Quelle est la place de la mythanalyse dans les sciences humaines ? Est-elle une théorie –fiction ou relève-t-elle relève plutôt de la littérature ? Ni l’un ni l’autre. Pour nous il s’agit de tenir en compte un des savoirs les plus vieux du monde - les mythologies - et de l’intégrer à une pensée rationnelle. Sans doute il y a d’autres types de raisons à part la raison célébrée par la modernité et le positivisme. Il existe d’autres conceptions du temps et de l’espace qui se mettent en place avec une analyse des sociétés ou de certains faits sociaux, à la lumière des structures mythiques et des thèmes mythiques. Un mode synchrone qui ne coupe pas notre continuité avec les hommes d’autrefois, mais qui fonctionne sous le mode de retour, de chapelets d’images qui nous connectent aux temps premiers et primordiaux.
Et finalement nous voyons que la mythanalyse peut jouer un rôle thérapeutique, car autant la mythocritique que la mythanalyse, ayant le mythe comme question centrale, peuvent avoir un rôle curatif, qui oscille entre le curatif épistémologique et le curatif existentiel. Nous avons besoin de « guérir » la blessure laissée par une connaissance centrée en la raison de la modernité et coupée de la nature. Nous sentir part active de cet univers et de cette terre qui nous protège peut avoir un effet curatif, un effet de réintégration à un ordre perdu.
Bibliographie
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Jean-Jacques Wunenburger. « Les fondements de la « fantastique transcendantale » in Le Mythe et le Mythique. Colloque de Cerisy. Op. Cit. p. 44-45.
Notes
[1] Marc Richir. L’expérience du penser. Phénoménologie, philosophie, mythologie. Grenoble, 1996. Ed. Jérôme Millon. p. 141.
[2] Friedrich Wilhelm Schelling. Introduction à la philosophie de la mythologie. Leçon deux <26>. NRF Gallimard. Paris, 1998. P. 45.
[3] Ibidem. p. 72.
[4] Ibidem.
[5] Ibidem. p. 73.
[6] Ibidem. p. 76.
[7] Pierre Sansot. « La parole habitante et la pensée mythique » in Le Mythe et le Mythique. Colloque de Cerisy. Cahiers de l’Hermétisme, Albin Michel. Paris, 1987. p. 103.
[8] F.W. Schelling. Op. Cit. p. 73.
[9] Ibidem.p. 75.
[10] Raoul Girardet. Mythes et Mythologies Politiques. Ed. du Seuil, Paris, 1986.
[11] F.W. Schelling. Introduction à la philosophie de la mythologie. Op. Cit. p. 46.
[12] Ibidem. Op. Cit. p. 140.
[13] Ibidem.p.141.
[14] Adolfo Colombres. Los Guaraníes. Col. Senderos de los Pueblos Originarios de América. Buenos Aires, 2008, Ediciones del Sol. p. 12.
[15] Georges Gusdorf. Mythe et Métaphysique. Champs Flammarion. Paris, 1984. p.344.
[16] Jean-Jacques Wunenburger. « Les fondements de la « fantastique transcendantale » in Le Mythe et le Mythique. Colloque de Cerisy. Op. Cit. p. 44-45.
[17] Ibidem.p.46.
[18] Georges Gusdorf. Mythe et Métaphysique. Op. Cit. p. 339.
[19] Gaston Bachelard. La Terre et les rêveries de la volonté. Essai sur l’imagination de la matière. Ed. José Corti. Paris. 1947. p. 379.
[20] Adolfo Colombres. Seres mitológicos argentinos. Emecé Ed. Buenos Aires, 2000. p. 199-201.
[21] Gilbert Durand. L’imagination symbolique. Quadrige PUF. Paris, 1989. P. 76. Voir aussi Gaston Bachelard. La Poétique de la Rêverie. Quadrige PUF, Paris, 1989. pp. 1-23.
[22] Gaston Bachelard. La Terre et les rêveries du repos. Ed. José Corti. Paris, 1948. P. 91.
[23] D.W.Winnicot cité par Joëlle de Graveleine in Pierre Solié. La Femme Essentielle. Mythanalyse de la Grand-Mère et de ses fils amants. Préface. Ed. Shegers, Paris, 1980. p. 24.
[24] Parmi les principes enseignés par les sorciers indigènes du continent américain, figure l’idée que la sphère du moi est aussi celle de l’univers, et que dans chaque sphère se trouve le point ou centre sacré : le Grand Esprit. Lynn V. Andrews. Femme et Pouvoir. La chamane. Ed. L’Espace Bleue, Paris, 1985. p. 98.
[25] Pierre Sansot. « La parole habitante et la pensée mythique » in Le mythe et le mythique. Op. Cit. p. 104.
[26] Marcos Ferreira Santos « OIKOS : Topofilia, ancestralidade e ecossistema arquetípico » Communication du Colloque 2012 du Centre de l’Imaginaire Brésilien. Actes du Colloque (internet).
[27] René Descartes cité par Pierre Hadot. Le Voile d’Isis. Essai sur l’Histoire de l’Idée de Nature. NRF Gallimard, Paris, 2004. p.148.
[28] R. Boyle. A Free Inquiry into de Vulgarly Received notion of Nature. Cité par Pierre Hadot. Ibídem. p. 149.
[29] Intip Megil Guaman. Illa sentido de la existencia. Fichier en pdf. pp. 35-36.
[30] Ibidem. p. 38.
[31] Ibidem. pp. 40-42.
[32] Philippe Descola. Par delà nature et culture. Op. Cit. p. 242.
[33] Cette traduction n’est pas officielle. Pour la version en espagnole aller à : https://cmpcc.org/
[34] Antoine Faivre. Philosophie de la Nature. Physique sacrée et théosophie XVIII-XIX siècle. Bibliothèque Albin Michel. Paris, 1996. Quatrième de couverture.
[35] Philippe Descola. Par delà nature et culture. Op. Cit. p. 271-273.
[36] Ce modèle d’analyse a été proportionné par A.F. Araújo. « Le mythologème de « l’Homme Nouveau » dans l’imaginaire pédagogique portugais » in Joël Thomas, (sous la dir. de) Introduction aux méthodologies de l’Imaginaire. Ellipses, Paris, 1998. pp. 301-309.
[37] Pierre Solié. La Femme Essentielle. Op. Cit. p. 73.
[38] Gaston Bachelard. La poétique de la rêverie. PUF. Paris, 1989. pp. 50-51.
[39] Les concepts de tinku et d’ayni sont des concepts fondamentaux pour la pensée quechua. Le premier est le point de rencontre des deux éléments opposés. Il est surtout utilisé dans les combats rituels. Mais un combat de ce type veut dire que les rivaux sont égaux et permet de traiter les couples d’opposés comme preuve de l’hétérogénéité de l’homme andin et la contemplation des différentes représentations du monde. Ayni est le principe de réciprocité, d’entraide, qui doit exister en toute société pour permettre le sein développement des liens sociaux.
[40] Michel Maffesoli. La contemplation du monde. Figures du style communautaire. Grasset. Paris, 1993. pp. 69-70-71.
[41] Gilbert Durand. Les Structures anthropologiques de l’imaginaire. Introduction à l’archétypologie générale. Bordas, Paris, 1984. Pp. 256-258.
[42] Michel Maffesoli. Eloge de la raison sensible. Grasset,. Paris, 1996. Pp. 85-86.
[43] Philippe Descola. Par delà nature et culture. Op. Cit. p. 277.
[44] Gilbert Durand. Figures mythiques et visages de l’œuvre. De la mythocritique à la mythanalyse. L’Ile Verte. Berg International. Paris, 1979. p. 13.
[45] C’est un terme utilisé par Serge Latouche. Décoloniser l’Imaginaire. La Pensée créative contre l’économie de l’absurde. Parangon. Paris, 2003.
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