En Quête De Mythanalyse
Hervé Fischer (a cura di)
M@gm@ vol.12 n.3 Settembre-Dicembre 2014
NOUS, ANIMAUX FABULATEURS ET NOS TECHNOLOGIES DE L’ILLUSION
Lorenzo Soccavo
lorenzo.soccavo@wanadoo.fr
Chercheur en prospective du livre et de la lecture à Paris. conférencier et enseignant, il oriente depuis 2013 ses travaux sur la médiation documentaire numérique, dans le souci de réintroduire de la relation humaine face aux algorithmes, et sur les rapports entre nouveaux dispositifs, nouvelles pratiques de lecture et émergence de nouvelles formes de narration. Son projet Bibliosphère d’une méta-bibliothèque numérique hébergée dans le métavers est membre du Collectif l'i3Dim (l'incubateur 3D immersive).
Ce texte s’espère une voile, une toile tissée de multiples fils, qui s’entrecroisent et ne sont étroitement liés que par ce tissage, qui les unit serrés les uns aux autres, comme les cellules d’un épiderme, comme un tissu vivant qui pourrait se déplier sur une succession de pages ou d’écrans, de ces feuilles hantées de signes, que le vent de l’esprit peut interpréter et sur-interpréter, et gonfler pour nous porter plus loin, toujours plus loin dans la compréhension de notre propre histoire, plus loin pour élargir le cercle de notre conscience, comme nos ancêtres cherchèrent toujours à repousser les limites du monde connu, parcourent les océans pour découvrir de nouvelles terres, et comme aujourd’hui encore nous poursuivons cette épopée avec la conquête spatiale et cérébrale. Les grands fonds marins, et l’intérieur même de la Terre, et surtout, la nature animale et l'hypothétique singularité de notre propre nature humaine, renferment des obscurités face auxquelles, lorsque nous ne nous détournons pas, nous nous retrouvons comme les penseurs de la Grèce antique, guère beaucoup plus éclairés par les théories ou les doctrines. Notre cerveau, lui, nous apparaît comme une Metropolis intérieure, une mégapole troglodyte digne de figurer dans Les villes invisibles d'Italo Calvino, ou une nouvelle de Borges. Et pourtant, nous continuons la marche en avant, comme une symphonie qui nous entraînerait, qui serait inoculée dans nos jambes.
Ce texte s’espère donc une voile, et la carte implicite qu'il dessine à dessein, invite au voyage intérieur, de ceux qui s'écrivent au fil de ses lectures. Ces territoires de l’imaginaire, auxquels la mythanalyse, en tant qu’elle s’applique à discerner la permanence du récit mythique, et en quelque sorte de la pensée magique, au cœur même du quotidien, sont ceux qui nous attirent ici. La prospective du livre peut y jouer un rôle, celui de charnière peut-être, entre l’actualisation des récits mythiques et l’évolution des pratiques de lecture.
Cercle fractal (Piotr Siedlecki) |
Au commencement n’était pas le commencement
Dès lors que nous remontons vers les origines, nous nous retrouvons confrontés à un horizon d’ancestralité, qui ne peut être documenté par aucune source écrite, et rarement par des trouvailles archéologiques ou paléontologiques réellement fiables. Le recours à l’intuition et à l’herméneutique des traditions spirituelles peut alors sembler nécessaire. Les mythes s’imposent alors comme naturels et consubstantiels à notre nature humaine et à ses limites. La mythologie en est l’histoire. La mythanalyse une forme d’analyse critique exploratoire.
Le problème ne se pose pas seulement pour ce qui est de l’ordre des origines de l’univers, de la galaxie, ou de la planète qui nous hébergent. Le mystère des origines concerne aussi l’espèce humaine et, dans certaines mesures, chacun d’entre nous selon son ouverture d’esprit et de champ de conscience. La pluralité des mois en soi, la difficulté du je à s’affirmer face aux nous collectifs et coercitifs des communautés imposées, rendent difficiles l’exercice de cette ouverture.
Gardons-nous de porter un regard trop critique sur les mythes. L’haleine ancestrale, qui se porte dans notre voile, souffle le vent puissant de l'éternité, des lois universelles, de l'ordre de l'ici et du partout, du maintenant et du perpétuel. Elle transporte, elle agite le mythe dans nos voiles.
Du langage comme de beaux draps
La parole est, et est pour témoigner, pour rendre témoignage et faire phénomène sur la scène extérieure (l’ob-scène), pour désigner le monde et distinguer l'immonde, l’hors monde, tracer les frontières avec l’au-delà de l’homme.
L’absence de témoignages oraux ou écrits sur l’origine du langage ne facilite guère le travail de la raison raisonnante. Le subterfuge est facile, selon la conception que l’on se fait du langage, de le limiter à l’être humain. L’anthropocentrisme nous est tellement naturel.
Le langage, qui refuse de se réduire à la raison objective, est ainsi partie prenante des problèmes posés par le recours aux mythes, alors même qu’il est l’outil de représentation, et de ces mythes, et des problèmes que nous nous posons dans un effort herméneutique.
Les stratégies narratives qui les structurent restent à l’œuvre dans nos fictions les plus contemporaines et les phénomènes d’addiction planétaire que nous observons sur des séries télévisuelles.
Je postule que la pensée mythique s’originerait dans la faculté exceptionnelle du langage humain à se découpler du réel et à se référer à des réalités de l’espace intérieur et non plus du monde extérieur.
Nous sommes, pourrions-nous dire, dans de beaux draps tissés (du texte), tel le Sisyphe roulant (sa bulle à calculi de Sumer, précurseur des tablettes d’argile ?) sur la tour de Babel, représenté par Hervé Fischer. Faut-il l’imaginer heureux aussi ce Sisyphe là ?
La prospective du livre postule comme première manifestation du langage le niveau biologique, celui de la reconnaissance immunitaire. Décoder et documenter son environnement. Elle désigne, à la source des dispositifs de lecture, les artefacts symboliques du langage, ces éléments qui témoignent de par les millénaires de l’exercice d’une pensée symbolique. Elle proclame le bibliocène comme nouvelle ère, à laquelle l’espèce humaine accèderait au cours de ce 21e siècle.
Des apports de la prospective du livre et de la lecture
La prospective du livre et de la lecture peut se définir comme étant la mise en perspective historique et l'étude de l'évolution des dispositifs et des pratiques de lecture. Elle se déploie dans trois dimensions : transhistorique, anthropologique et psychanalytique.
La dimension transhistorique s’applique à éclairer le passé du livre pour pouvoir, dans le présent, penser son avenir. Comme l’écrit Robert Darnton dans son Apologie du livre, demain, aujourd'hui, hier : « Toute tentative pour sonder l'avenir tout en affrontant les problèmes du présent devrait se fonder, je le crois, sur l'étude du passé. ».
La dimension anthropologique serait celle qui rapprocherait le plus la prospective du livre et de la lecture d’avec la pensée mythanalytique. Elle redéfinit le livre, le pense au lieu de le réfléchir, le reconsidère au fil de la phylogenèse.
La dimension psychanalytique peut sembler plus anecdotique, et son qualificatif peut apparaître usurpé. Il est cependant intéressant de remarquer parfois que des évangélisateurs du livre numérique avaient pour parents des bibliophiles, et nous devons aussi nous rappeler l’article de Freud de 1908 sur la création littéraire et le rêve éveillé, et les travaux de Marthe Robert, qui relie en 1972 les origines du roman au roman des origines, c’est-à-dire au roman familial des névrosés.
L’attache au réel, ici simplement considéré comme quotidien des lecteurs, repose donc sur la concomitance de deux phénomènes facilement observables depuis la fin du vingtième siècle : le développement en masse de nouveaux dispositifs de lecture, lesquels induisent de nouvelles pratiques de lectures, lesquelles, à leur tour, entrainent plus ou moins la mise sur le marché de machines à lire et de substituts de livres.
Le penseur allemand Günther Anders dans son essai de 1956, L'Obsolescence de l'homme énonce sur les machines en général des mises en garde qui peuvent aujourd’hui prendre un relief saisissant : « Ces instruments, écrit-il, ne sont pas des moyens mais des décisions prises à l’avance : ces décisions, précisément, qui sont prises avant même qu’on nous offre la possibilité de décider. Ou, plus exactement, ils sont la décision prise à l’avance. ». Que l’offre technique précède la demande des utilisateurs est chose courante et sans cela nous serions peut-être restés à l’âge de pierre. Mais un dispositif de lecture connecté n’est pas uniquement un moyen de lire. Ce n’est pas un outil neutre. Ces nouveaux dispositifs de lecture sont également les parties d’un système organisant et donc, quelque part, contrôlant nos lectures. Ce faisant, ils ne peuvent et ne pourront probablement jamais contrôler la charge véhiculée par les récits mythiques.
Les nouveaux dispositifs de lecture, par leur maniabilité et ce qu’elle impose aux lecteurs comme contraintes à résoudre, influencent cependant les pratiques de lecture.
S’il n’est pas question de lecture dans l’essai de 1989 de Jacques Perriault sur La logique de l’usage, essai sur les machines à communiquer, une approche ethnotechnologique qui met en évidence des détournements d’innovations vers des logiques dictées par les usagers, le livre cependant, comme dispositif de lecture, est bel et bien « une machine à communiquer » et « une technologie de l’illusion ».
On ne lit ni avec la même intention, ni avec la même attention, ni dans la même posture physique, ni dans le même état d’esprit, une stèle porteuse d’inscriptions gravées, une tablette d’argile recouverte de caractères cunéiformes, un rouleau de papyrus, un parchemin manuscrit, un livre imprimé, un livre de poche, un livre numérisé sur une “liseuse”, un livre numérique dit “augmenté”, “enrichi” d’audio et de vidéo sur une tablette numérique, tactile et connectée, un livre-application sur un smartphone dans le métro, un site web sur un écran d’ordinateur, bientôt des informations sur l’écran de sa montre ou de ses lunettes connectées.
Alors que depuis le 1er siècle de notre ère nous lisions ordinairement sur l’interface du codex : feuilles pliées, réunies en cahiers reliés et protégés par une couverture, depuis la fin du siècle précédent et la désolidarisation des messages et de leurs supports, le nombre de dispositifs de lecture a été en moins de dix ans multiplié par dix. Potentiellement, toute surface pouvant afficher du texte devient de fait un dispositif de lecture, sans pour autant être un livre cependant.
Ces nouveaux dispositifs de lecture, réinscriptibles à loisirs, induisent inévitablement de nouvelles pratiques de lecture, qui se signalent par un certain nombre de caractères, tels que la fragmentation, la connexion (téléchargement, streaming…), les partages et commentaires, d’anciennes pratiques parfois donc du temps des manuscrits et que nous redécouvrons.
Cette révolution des dispositifs et des pratiques de lecture peut être considérée comme anthropologique, dans le sens où deux landmarks qui nous apparaissaient comme éternels, d’une part, le lien indéfectible du message écrit et de son support, d’autre part et concomitamment, l’espace circonscrit d’inscription de la page, sont désormais désunis.
Cette dé-liaison, ce divorce, ce dé-lire du texte et de son plan d’écriture est symptomatique. La métamorphose des livres en tant que contenants, et, la volatilité du livre en tant que contenus, s’inscrivent en creux dans le désencrage et le “désancrage” de la parole écrite. La notion de page, elle, comme espace rectangulaire délimité et saisissable par le regard, sur le modèle d’un vignoble, à l’œuvre sur les tablettes d’argile, les colonnes d’écriture des rouleaux, les feuilles des livres et les écrans successifs des sites web, est remise en question. D’abord par la réinscriptibilité des nouveaux supports, puis par les liens hypertextes (dont était précurseur en 1501 le dispositif de la roue à livres conçu par l’ingénieur italien Agostino Ramelli), puis par le multifenêtrage, dont nous avions perdu l’habitude avec la normalisation de l’espace introduite par l’imprimerie à partir du 16e siècle, ensuite par des applications de lecture séquentielle (les mots y apparaissent au regard du lecteur successivement et rapidement un à un), et enfin par l’infinite scroll (réglage permettant au contenu des pages web de se charger progressivement et sans fin pendant que nous descendons la barre de défilement vertical).
La page doit être reconsidérée comme un miroir sans tain. Nous devons l’envisager comme la grande glace au-dessus de la cheminée du salon de la jeune Alice.
Il nous faut faire cependant la part de l’imprévisible et de l’imprédictible, et de l’ancestral dans le nouveau. Aujourd’hui, le sensationnel n’est pas au niveau des outils numériques, mais, au niveau d’usages naissant en nous et par nous, auteurs et lecteurs.
Les territoires, les milieux numériques, sont propices au réenchantement du monde et à la réactualisation des mythes, en ce sens que leur pluriel même fait référence, à la fois, à la multiplicité des autres lieux possibles, dont ceux oniriques, imaginaires ou fictionnels, et pouvant être simulés numériquement, et, à l’hybridation de plus en plus criante entre lieux physiques et espaces numériques. Un métissage favorisé par l’internet des objets, la réalité augmentée, la géolocalisation, l’expansion galopante du métavers, ces mondes-miroirs et hyper-mondes virtuels en 3D immersive engendrés par des programmes informatiques.
Dans ce mille-feuille de mondes parallèles, cette stratification du réel en couches fictionnelles, les nouveaux dispositifs de lecture, tant ambiants qu’embarqués par les lecteurs, entretiennent en permanence la possibilité de nouvelles formes de conversation. Aux nouvelles pratiques de lecture se conjuguent ainsi de nouvelles formes d’oralités. De leurs noces pourraient naitre de nouvelles formes de narration, de nouvelles manières de faire récit, d’entretenir nos mythes et de nourrir notre légende, celle d’une « espèce fabulatrice » (Nancy Huston), d’un « animal lecteur » (Alberto Manguel), les paraboles et hyperboles de notre condition humaine.
Depuis que la lecture est sortie du bois, elle n’a pas cessé d’avancer. En accédant avec les outils numériques à la volatilité de la parole, l’écrit accède à de nouvelles formes d’essaimage, de pollinisation, de viralité, lesquelles, si nous nous référons à l’hypothèse Sapir-Whorf, formulée dans les années 1930 et qui postule que : « les représentations mentales dépendent des catégories linguistiques, autrement dit que la façon dont on perçoit le monde dépend du langage » (Wikipédia), lesquelles nouvelles formes donc vont façonner notre vision de l’univers pour les siècles à venir.
Reste à quantifier et à qualifier l’influence des nouveaux dispositifs de lecture sur la lecture littéraire et son imagerie mentale, en la contextualisant expérimentalement dans le cadre des évolutions prévisibles du web 2.0, et notamment d’un web diffus, distribué entre réalités multiples, 3D immersive et mondes miroirs.
C’est ainsi que, tant la prospective de la lecture que la mythanalyse, incitent à porter Le discours de la servitude volontaire, de La Boétie sur le terrain des axiomes, et à n’accepter aucune idée que nous ne comprenions et ne jugions vraie au regard de notre propre conscience. De même, l’hypothèse Gaïa devrait-elle être transplantée sur le terreau de mots d’un bibliocène en pleine émergence.
Le bocal du réel
Dans ce monde, que nous nous représentons et que nous définissons par l’usage et l’exercice du langage, les pages des dictionnaires font figures d’empilements de planches où les mots sont épinglés comme des papillons morts. Une malédiction dans la grande œuvre encyclopédique qui relèverait de la taxidermie. Une ambition centrifuge démesurée d’indexer et de conquérir l’univers, au lieu d’embrasser l’universel en soi dans une étreinte centripète.
Nous sommes dans le langage comme des poissons rouges dans l’eau de leur bocal-monde. Ce qui fait écran et limite, mais ce qui évite aussi l’asphyxie du grand saut. La matrice linguistique est notre bocal. Nous y sommes agités comme des fœtus hallucinés.
Le langage courant est à reconsidérer comme une maladie virale de notre espèce. Mais notre bocal est emporté dans un océan, celui dans lequel Antonin Artaud, entre autres, se débattait. C’est un déluge de parole qui nous emporte, et quel arche construisons-nous ?
L’approche jungienne des rêves et de leurs interprétations, plus ample que l’analyse freudienne, nous parle ici, en ce sens qu’elle peut relever de la mythanalyse, tout en s’exprimant dans une perspective narratologique proche de la prospective du livre. Jung nous signale en effet dans son essai L'Homme à la découverte de son âme, que les médecins-prêtres (ou prêtres-médecins) de l’Egypte antique s’attachaient à réinscrire les accidents de la vie sur le plan de la mythologie, à les resituer donc dans la logique des mythes. Le médecin-prêtre élaborait ainsi un récit, donnait des faits une lecture qui en était, en fait, une réécriture et, Jung va plus loin, en nous indiquant que : « ce récit constituait bel et bien un procédé thérapeutique : à cet échelon [psychique], en effet, l’homme pouvait encore être facilement plongé dans l’inconscient collectif par un simple récit, dont les images s’emparaient alors de tout son être avec une puissance telle que son système vasculaire et que ses régulations humorales rétablissaient l’équilibre compromis. ».
Il serait intéressant d’établir un parallèle avec la bibliothérapie, de nous interroger avec Frédérique Leichter-Flack sur les grandes œuvres de la littérature comme laboratoires des cas de conscience (pensons à Crime et Châtiment, par exemple), de déterminer en quoi, aujourd’hui, les récits des séries télévisuelles s’apparenteraient, et en quoi se différencieraient-ils, des méthodes des prêtres-médecins de l’Egypte antique ?
Les mythes comme substitution
Les définitions de ce qu’est un mythe déferlent. Peut-être est-il simplement ce qu’il est, le mythe. Peut-être aussi pourrions-nous le définir sur le modèle de la définition de l’Orient, proposée par Hermann Hesse dans son Voyage en Orient : « L’Orient n’est pas seulement une contrée ou un concept géographique, il est d’abord la patrie de la jeunesse des âmes, le partout et le nulle part, dans l’unification de tous les temps. ».
Le mythe serait la patrie de la jeunesse des âmes. L’hypothèse d’un inconscient collectif à la source des mythes ne doit pas nous désespérer. « Cela, écrit Jung, revient simplement à affirmer que notre structure psychique, de même que notre anatomie cérébrale, porte des traces phylogénétiques de sa lente et constante édification, qui s’est étendue sur des millions d’années. ». Cela n’exclu en rien l’épopée poétique de l’espèce : « Nous naissons en quelque sorte dans un édifice immémorial que nous ressuscitons et qui repose sur des fondations millénaires. » (Jung).
La nostalgie nous habite. Utopies, dystopies, uchronies, image de la mélancolie chez Dürer… La nostalgie de quoi ? Que véhiculent les mythes et que répandent les écrits, et maintenant les technologies de l’information et de la communication ?
S’inscrivant dans la filiation de Borges, Alberto Manguel dans son essai Le voyageur & la tour, introduit par ces mots sa réflexion sur le lecteur comme métaphore : « A notre connaissance, notre espèce est la seule pour qui le monde semble composé de récits. », et il l'achève cent vingt-neuf pages plus loin sur ce constat : « Nous sommes des créatures qui lisons, nous ingérons des mots, nous sommes faits de mots, nous savons que les mots sont notre mode d'existence en ce monde, c'est par les mots que nous identifions notre réalité et au moyen des mots qu'à notre tour nous sommes identifiés. ».
Si nous considérons le lecteur comme un voyageur et la lecture comme une forme de reconnaissance du monde, c'est surtout dans le temps que nous voyageons, rebroussant chemin jusqu'aux mythes en fait, entre autres, à l'épopée de Gilgamesh, rédigée pour la première fois vers 1750 avant notre ère.
Dans, Il existe d'autres mondes, Pierre Bayard ouvre lui des perspectives à la recherche en suggérant de possibles liens entre la lecture littéraire et la théorie des univers parallèles. Le même questionnement sur les métaphores et les substitutions en devient du coup passionnant. Comme le rétorque la Reine Blanche à la jeune Alice de Lewis Carroll dans De l'autre côté du miroir : « Une mémoire qui n'opère que dans le passé n'a rien de bien fameux ». La réflexion de Pierre Bayard dérive des travaux de Schrödinger dans les années 1930 et de ceux de Hugh Everett, l’un des premiers à avancer l’existence de mondes multiples à partir de 1950.
Pour des lecteurs assidus, la stratification du réel en couches fictionnelles doit être je crois une expérience assez courante. De tels lecteurs expérimentent en eux le mystère de la Trinité, ils sont à la fois eux-lecteurs, et Bouvard, et Pécuchet, par exemple.
Les mythes sont vivants. Ils sont les textes d’un polythéisme spontané. Les mythes sont les tissus qui nous habillent, les draps entre lesquels nous dormons. Des suaires. Des linceuls que, telle Pénélope, nous tissons au grand jour et détissons en cachette, la nuit venue.
La mythanalyse pose je crois la question du rapport au réel comme d’une apparence à traverser. La mythanalyse pourrait nous aider peut-être à penser les impensés, nous donner des horizons à dépasser, si elle sait éviter les écueils d’un agnosticisme qui réduirait péjorativement les mythes à des contes pour enfants, alors que, précisément, les contes pour enfants sont les bacs à sable de l’expérience transcendantale, laquelle participe pleinement du processus d’humanisation des hominidés et des vastes pulsions civilisationnelles qui les entraînent.
Le recours au mythe (le recours aux lettres) participe d’une rhétorique de l’être, d’une lecture désirante d’un monde (d’un livre) désirable, d’une lisibilité pour chacun de son expérience intérieure la plus profonde, tissée à une histoire, à la fois singulière et universelle.
Par le mythe, la création toute entière est matière à récit, et ce récit participe (peut-être), et de son extension, et de sa perpétuation, de sa propre perpétuation narrative, et de là, à la perpétuation de la Création en elle-même, en la structurant, par la pensée et le langage, tout en préservant le Secret de sa part d’ineffabilité.
En articulant la prospective du livre et de la lecture à la mythanalyse, peut-être pourrions-nous sortir du bois enneigé (là où tout fait signe, la moindre empreinte, la moindre brindille), dans le pas de la langue.
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