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  • En Quête De Mythanalyse
    Hervé Fischer (a cura di)

    M@gm@ vol.12 n.3 Settembre-Dicembre 2014

    EN QUÊTE DE MYTHANALYSE



    Hervé Fischer

    hfischer@hervefischer.net
    Président fondateur de la Société internationale de mythanalyse.

    Je suis heureux de présenter ce numéro spécial de la revue M@GM@ consacré à une importante quête de ce que pourrait être le champ de recherche et la théorie de la mythanalyse. Les auteurs réunis ici, suite de l’invitation que m’a faite Orazio Maria Valastro, témoignent de l’actualité et de la diversité des centres d’intérêt en mythanalyse. On voit bien que chacun, quant à la grille conceptuelle et à la méthodologie, y suit son propre chemin, car il n’en existe pas encore qui soit balisé et nous réunisse. Et il est fructueux aussi que chacun y aborde ses thèmes de prédilection.

    Pourquoi une Société internationale de mythanalyse

    Il ne faut pas se surprendre ce qui peut apparaître de prime abord comme un séduisant désordre : il en est ainsi, bien que le concept de mythanalyse soit apparu il y a maintenant quelque quarante cinq à cinquante ans ; il n’a pas fait recette, ni chez les intellectuels, ni dans l’opinion publique. Il n’a pas davantage été consolidé dans une démarche cohérente qui soit reconnue par un groupe de chercheurs disposés à dialoguer sur ses enjeux, ni même sur sa légitimité.


    « 50 panneaux de signalisation imaginaire dans le quartier des galeries d'art, été 1974 – ART – Avez-vous quelque chose à déclarer ? »

    à Angoulême,


    Doublement de la signalisation routière Paris/Père et Angoulême/Fille à Angoulême en 1980.

    A Montauban,


    50 panneaux de signalisation du futur à Montauban en 1982.

    Lyon, et à l’étranger en Allemagne à Kassel :


    50 panneaux de signalisation KUNST/MYTHOS – ART/MYTHE, attention au danger, lors de la Documenta de 1982, ici devant le Fridericianum.

    Ou à Winnekendonk :


    Der Mahler/Wozu ? – Le peintre pourquoi faire ? Une centaine de panneaux dans les champs, conçus et installés avec un collectif d’habitants du village, en 1982.

    ainsi qu’en Amérique latine et du Nord.


    Paraiso/Realidade : deux noms de quartiers de Sao-Paolo repris dans une série d’interventions sur les panneaux publicitaires de la ville, lors de la Biennale de 1981.

    Ce n’est qu’ en 2000, qu’après avoir repris ma démarche théorique sur la base de ma pratique artistique que j’ai publié « Mythanalyse du futur », sur l’internet [1], suivi rapidement d’une série de livres aux éditions vlb de Montréal portant notamment sur les imaginaires sociaux de l’âge naissant du numérique : Le choc du numérique, CyberProméthée, La planète Hyper, Le romantisme numérique, La société sur le divan, Québec imaginaire et Canada réel, Un roi américain, et en 2014 : La divergence du futur et La pensée magique du Net (cette fois aux éditions François Bourin, à Paris). Bien des livres d’auteurs remarquables sont parus entre temps, un peu partout, portant diversement sur les mythes et les imaginaires sociaux. Mais il faut l’admettre, le concept de mythanalyse n’y apparaît qu’en filigrane ou aucunement. Personne n’éprouve vraiment le besoin de le revendiquer.

    Cette quête de mythanalyse des années 1970 est donc à reprendre, si nous voulons constituer un dialogue suivi et constructif. Voilà la raison pour laquelle j’ai pensé utile de fonder en 2014, mais à Montréal, en périphérie des grands centres de pouvoir, La société internationale de mythanalyse. Je n’y investis ni volonté dogmatique, ni désir de pouvoir, comme chacun peut le constater aisément. Je tente cependant ainsi d’affirmer publiquement l’existence et l’importance de cette recherche, d’y appeler des contributeurs tels que ceux qui sont réunis ici, d’organiser ou de contribuer avec eux à des séminaires et des colloques, tel celui de Sylvie Dallet à la Maison des sciences de l’homme de Paris Nord (Ethiques et mythes de la création) qui court mensuellement depuis décembre 2014 [2] et celui avec Pierre Ouellet à l’Université du Québec à Montréal (Puissances symboliques et fabulations mythiques dans les imaginaires sociaux. Mythanalyse et anthropoïétique) en avril 2015 [3]. La publication elle-même de ce numéro spécial de la revue M@GM@, grâce à Orazio Maria Valastro, et d’autres publications à venir en lien avec nos colloques, poursuivent le même but tranquillement. Et comme on dit traditionnellement, si la mythanalyse est une démarche importante, elle ne manquera pas d’être reconnue finalement, lorsqu’elle sera constituée plus solidement. Et si elle est sans intérêt, elle n’aura pas péché par arrogance.

    La « Ligue des mythographes extraordinaires » réunie à Paris en décembre 2012 par Christian Gatard [4], auteur de « Mythologies du futur » aux éditions de L’Archipel en 2014, a constitué à coup sûr un jalon déterminant de la création de la Société internationale de mythanalyse, dont chacun est invité à se déclarer membre, sans que je veuille y introduire aucune bureaucratie. Car c’est plus la dynamique et la convergence d’initiatives de ses membres et amis qui la feront exister que des rituels et règlements administratifs. Nous connaissons trop les effets pervers des diverses écoles de psychanalyses, devenues souvent des sectes en compétition querelleuse, pour que j’imagine seulement en suivre l’exemple. La Société internationale de mythanalyse doit demeurer une plateforme de dialogue, sans chef ni disciples, où chacun se sent à l’aise pour écrire, publier, discuter, dialoguer, questionner, selon les principes d’une belle anarchie intellectuelle, dans le même esprit où j’ai toujours déclaré que la mythanalyse ne peut être elle-même qu’une « théorie-fiction », une tentative de triangulation théorique, comme on parle de triangulation cartographique pour construire un territoire, mais qui doit demeurer fluide . Son relativisme fondamental et cet anarchisme auquel je tiens (utopie mythique) ne doit rien enlever cependant à son exigence, qui est celle de l’éthique et qui invite à choisir entre les mythes bénéfiques et les mythes toxiques. La seule vérité qui se puisse revendiquer par l’humanité que nous sommes – et cela je l’affirme clairement comme un principe fondateur de la mythanalyse - est celle de l’éthique planétaire formulée dans les Déclarations universelles des droits fondamentaux de l’homme. Je ne revendique aucune vérité épistémologique ; j’en apprécie même la diversité, aussi longtemps qu’elle ne met pas à mal l’universalisme de l’éthique planétaire.

    Rappel sur l’origine du concept de mythanalyse

    Depuis les premières mentions du terme de mythanalyse par Gilbert Durand et par moi-même, dans les années 1970, le mot a diversement été assumé, sans être pour autant pris en compte ni défini par la communauté des « mythographes ». Il n’était pas central pour Gilbert Durand, qui usait de préférence et couramment du concept de mythocritique, mais qui fut incontestablement le premier à le proposer (Figures mythiques et visage de l'œuvre : de la mythocritique à la mythanalyse, Berg, Paris, 1970). Lorsque j’ai opté pour la « mythanalyse », décalquant le terme de celui de psychanalyse pour élargir l’étude de l’inconscient individuel à celle de l’inconscient social, je ne savais pas que Gilbert Durand en avait usé, n’ayant lu que ses « Structures anthropologiques de l’imaginaire », qui n’en font pas usage. Dans un texte intitulé « Petite histoire d’un étudiant des années 1960 en quête de mythanalyse », qui date de 2013, j’ai évoqué en détail ma rencontre avec l’œuvre de Gilbert Durand. Il a été publié dans la revue Esprit critique, qui a consacré un numéro spécial d’hommage à Gilbert Durand - volume 20, 2014, sous la direction de Fatima Gutierrez et Georges Bertin [5]. En fait, quel que soit le respect que mérite incontestablement son œuvre, et notamment sa réhabilitation de l’imaginaire et des mythes dans l’institution académique, j’ai toujours été insensible à sa démarche anthropologique et structuraliste, qui ne correspondait pas à ce que j’avais en tête.

    Le terme de mythanalyse a été plus fréquemment utilisé par les disciples de Carl Gustav Jung, notamment par Michel Cazenave (La subversion de l’âme, Mythanalyse de l’histoire de Tristan et Iseut, Seghers, 1981) et Pierre Solié (Mythanalyse jungienne, ESF, 1982). Mais il n’a pas pour autant été plus défini ou redéfini à cette occasion, la théorie jungienne en tenant manifestement lieu, qui ne constitue à mes yeux aucunement ce que pourrait être une mythanalyse du monde actuel, prenant en compte la sociologie, l’histoire et la dimension idéologique des mythes qui dominent le monde d’aujourd’hui.

    J’y suis venu, quant à moi très explicitement par le biais de l’art, en revendiquant l’usage fondamental du concept de mythanalyse, notamment à l’occasion d’une performance intitulée « L’Histoire de l’art est terminée »au Centre Pompidou en 1979, dont j’ai publié les fondements théoriques sous le même titre aux éditions Balland en 1981.On se référera notamment au chapitre VII, 2 : « Mythanalyse », p. 141, accessible en ligne [6]. Je m’interrogeais sur le mythe contemporain de l’art, qui subissait une sorte d’exaltation, exaspéré par l’obsession avant-gardiste des années 1970, et que je critiquais au nom de « l’art sociologique » dont j’avais élaboré la théorie et une pratique provocatrice (Théorie de l’art sociologique, Casterman, 1976).

    Loin de rivaliser avec l’érudition en mythologies anciennes dans laquelle ont excellé Gilbert Durand , Henry Corbin, ou Georges Dumézil que je considérais plutôt comme des anthropologues, historiens des mythologies et des religions, je travaillais exclusivement sur le repérage et le déchiffrage des mythes les plus actuels, dont l’idéologie moderniste semblait déclarer le rejet définitif en les associant à des superstitions infantiles, alors que bien au contraire chacun pouvait en percevoir l’omniprésence dans les imaginaires sociaux contemporains. Je postulais que nous avions autant de mythes actifs – dans lesquels nous croyons collectivement - que les Egyptiens ou les Grecs anciens, mais que nous n’en sommes pas conscients. En fait, je ne trouvais chez aucun de ces historiens et anthropologues des mythologies anciennes ce que j’avais d’abord conçu comme une « psychanalyse » de la société contemporaine. Ni davantage chez Jung que chez Lévi-Strauss, reprochant à l’un son transcendantalisme implicite (les archétypes flottant dans un espace éternel, qui apparaissent comme une pure invention idéaliste, sans fondement universel, dès lors qu’on ne les trouve pas dans les cultures africaine, australienne, chinoise, etc., que Jung n’a guère pris en compte [7]), et à l’autre sa quête mathématique d’invariants, un formalisme incompatible avec le relativisme de la sociologie qui demeurait pour moi la base de la mythanalyse. Je trouvais davantage de fondements de ce que pourrait être une théorie de la mythanalyse chez Freud, qui a abordé clairement la notion d’inconscient collectif, au-delà des biographies individuelles, notamment dans L’Avenir d’une illusion, Moïse et le monothéisme, Psychologie des foules et analyse du moi, Totem et Tabou ou Malaise dans la civilisation, ou dans l’ethnopsychiatrie de Georges Devereux et de Tobie Nathan. Mais finalement, j’allais sur mon propre chemin, celui de mon engagement existentiel dans l’art. Et c’est donc l’actualité du mythe de l’art, réactivé par la crispation avant-gardiste qui fut mon premier domaine de réflexion et de pratique. C’est à partir de mon expérience de l’art que j’ai bâti ma théorie de la mythanalyse, qui doit plus à l’épistémologie génétique de Jean Piaget qu’à l’anthropologie structuraliste de Gilbert Durand.

    J’ai eu l’occasion de m’expliquer sur ma démarche lors d’un entretien avec Michel Cazenave en 1983. Il faut mentionner ici que Michel Cazenave a été un ami très proche lorsque nous préparions tous deux le concours de Normale Sup au lycée Louis Legrand et que c’est lui qui m’a fait découvrir Jung au début des années 1960. Lui-même en est demeuré un disciple convaincu, au point de présider le Groupe d'études C.G. Jung de Paris de 1984 à 1990, et de devenir en 2005 membre fondateur et président du Cercle Francophone de Réflexion et d'Information sur l'œuvre de C.G. Jung, dont il dirige la traduction française aux éditions Albin Michel.

    En voici quelques extraits :

    Michel Cazenave. Vous êtes tout à la fois artiste, sociologue et vous tentez d'élaborer une « mythanalyse ». Que faut-il entendre par là ? Hervé Fischer. Je le vis comme une aventure théorique, à laquelle je suis lié existentiellement, de plus en plus. Il s'agit principalement d'une interrogation sur moi-même, en tant qu'animal social. Dans une époque de communication médiatisée, où le social est devenu le fait fondamental, je tente à travers l'art sociologique d'élaborer une sociologie interrogative. En tant qu'artiste, j'essaie de travailler aussi en dehors du micromilieu spécialisé, en songeant souvent aux sociétés ethnologiques (j'emploie cette expression pour échapper aux mots « primitif », « archaïque », etc.). (…) « Nous sommes aujourd'hui dans une société divisée, où l'art est en relation avec la classe dominante qui le consacre. Cela remettait pour moi fondamentalement en cause le système des Beaux-arts de l'avant-garde ; car je ne voulais pas travailler dans le sens de la légitimité du pouvoir d'une classe dominante.

    « Le rapport de l'art à la philosophie me paraît dès lors devoir être souligné. L'art sociologique veut mettre en question et l'art et la sociologie conventionnels. Mais il me semble aussi que la philosophie contemporaine s'est séparée de la société, comme l'art d'avant-garde. Comme lui, elle est devenue scholastique, commentaire d'elle-même par elle-même. Elle ne parle pas du monde contemporain. J'ai cherché à développer l'art sociologique comme pratique philosophique, afin qu'elle soit liée à la vie et interroge le sens du monde où nous vivons, de nos actes, de nos finalités, de nos valeurs. Non pas à partir des livres et des notes de bas-de-page, mais à partir de l'objection que nous fait le monde réel, quand on se confronte à lui, quand on se risque par rapport à lui, par rapport à l’Autre, dans une relation existentielle interrogative.

    « Pourquoi notre société est-elle monothéiste? » Voilà, par exemple une question qui m'intéresse. « Pourquoi rejette-t-on systématiquement l'autogestion, qui supposerait une multiplication des sources de pouvoir, et qui renverrait à un polythéisme? », « Pourquoi croit-on qu'il ne peut y avoir qu'Une Vérité ? » Ces question intéressent, à travers la philosophie, notre imaginaire, notre image du monde, le mythe, par exemple, de l'unicité, et donc appellent l'élaboration d'une mythanalyse.

    «Pourquoi est-ce que l'art d'avant-garde a été monothéiste? En ce sens qu'il ne peut y avoir qu'un original, que chaque artiste doit être créateur unique et premier, le suiveur n'étant jamais qu'un imitateur, un faux dieu, qui ne vaudra rien sur le marché. » Encore une question qui met sur la scène les déterminants mythiques de l'art. La pratique de l'art conduit donc inévitablement au questionnement de la mythanalyse celui qui a une exigence quant à la forme, au contenu et à la communication de sa pratique d'artiste. (…)

    « Il me semble qu'aujourd'hui cette recherche est essentielle face à la crise de représentation du monde - une crise complète du sens de ce que l'on fait. L'Etat n'a plus de légitimité parce qu'il n'est plus lié à un sens évident, auquel nous puissions tous adhérer. Gérer les impôts et ramasser les chiens crevés au fil de l'eau, c'est une légitimité insuffisante pour un Etat, même lorsqu'il est incarné par le suffrage universel. Il me semble qu'une société qui n'a plus d'image crédible du monde - religieuse, scientifique, magique ou morale -, qui vit donc elle-même dans un doute complet, risque sa perte, si elle ne requestionne pas complètement, dans toutes leurs conséquences, les raisons de cet état de crise. Il y a urgence philosophique. (…)

    « Il faut essayer de repérer, d'aborder, de déchiffrer, de mettre en question l'imaginaire mythique qui fonde nos représentations, qui légitime à notre insu nos adhésions intellectuelles, rationnelles, voire affectives, qui nourrit d'efficace poétique (irrationnelle) nos concepts dits opératoires institués comme les plus rationnels, qui soutient nos institutions mêmes. La rnythanalyse est une tentative extrême - et exténuante - d'élucidation - et le mot « élucider » lui-même nous renvoie à l'image mythique de la lumière : c'est dire nos li-mythes !

    « La psychanalyse travaille sur les biographies individuelles ; une psychanalyse de la société est impossible - on s'en est rendu compte depuis les tentatives de Freud. Il faut partir de la dimension sociale elle-même. Et la mythanalyse essaie d'analyser les représentations inconscientes de la société à partir des « histoires qu'on raconte », des structures de la pensée, du langage social, des valeurs idéologiques instituées. La mythanalyse est certainement la science humaine la plus importante aujourd'hui. Sauf qu'elle balbutie à peine. Et que c'est dans d'infinies difficultés que j'y travaille depuis cinq ans. On ne sait pas par quel bout la prendre. Nous sommes tellement immergés dans nos représentations mythiques, que nous y sommes aveugles. C'est à proprement parler une tentative impossible, comme si le marteau devait se frapper lui-même : c'est avec des images que nous devons déchiffrer des images, puisque tous nos concepts sont des concepts-images.

    « Et tant que la mythanalyse ne peut pas nous aider de façon suffisante dans notre recherche d'élucidation de notre image du monde, - je ne dirai pas « nous guider », parce que Dieu nous en garde ... - nous devons choisir, décider, inventer un sens. Le seul fondement sur lequel nous pouvons nous appuyer provisoirement est l'éthique. Parce que quels que soient les doutes que je puisse avoir sur Dieu, sur la Raison, sur l'Etat, sur l'origine et sur la finalité, je ne peux pas accepter le fait qu'un homme soit torturé dans une prison, qu'un individu meure de faim tandis que je suis à table. Je ne peux pas accepter un certain nombre de scandales moraux, que je connais un petit peu à travers les mass media. Un petit peu seulement, mais suffisamment pour que le scandale advienne, à un niveau que j'appellerai : ontologique. C'est l'être même de l'homme, qui est remis en cause, qui est nié. Et la légitimité d'Amnisty International montre bien l'accord assez général sur cette morale provisoire. Je crois profondément que l'éthique est le seul absolu sur lequel nous puissions encore nous appuyer, dans l'urgence où nous sommes pour décider de la suite des événements sociaux. (Extraits d'après un entretien de Michel Cazenave avec Hervé Fischer diffusé sur France¬ Culture le samedi 28 mai 1983, dans la série « Recherches et pensées contemporaines » sur le thème «Société, art et mythe» [8].

    Je crois que ces extraits précisaient déjà clairement le cadre de ma quête de mythanalyse : l’art, la sociologie, la psychanalyse, la philosophie, l’éthique. Mais nul n’en sous-estimait la difficulté.

    Les deux obstacles, l’un de culture populaire, l’autre de culture savante à la construction de la mythanalyse

    Il faut d’abord admettre que la mythanalyse se heurte à deux obstacles majeurs, qui relèvent l’un de la culture populaire, l’autre de la culture savante.

    Pour la culture populaire et l’usage courant, un mythe n’est qu’une erreur évidente, mais très répandue. Les mythes sont le bêtisier populaire qu’on se plait à énumérer pour montrer la naïveté de l’opinion publique. Ainsi, la corne de rhinocéros est aphrodisiaque, le chocolat combat le vieillissement du corps, l’horoscope vous permet de conduire sagement votre vie en fonction de votre date de naissance et de la position des astres. La liste de ces mythes ingénus serait infinie. Il existe un niveau plus intellectuel de ce bêtisier, dont use grossièrement la publicité, qui vend des voitures en les comparant à des corps de femme ou à des étalons, des lessives en y mettant des génies hyperactifs, ou des vacances en invoquant le paradis terrestre. Plusieurs auteurs s’en sont délectés, et notamment Roland Barthes dans Mythologies (1957).

    L’autre obstacle est de culture savante. Les anthropologues affirment que l’origine des mythes tient à la peur pérenne des hommes face à la mort ; ils y répondent en élaborant des récits imaginaires (Gilbert Durand). D’autres en établissent l’origine dans des invariants, donc des imagos qui échappent aux déterminants sociologiques et historiques, les archétypes (Jung et Durand). On relève une autre version de ces invariants chez Lévi-Strauss en quête d’une structure élémentaire de la parenté, qui permettrait d’établir les modalités d’une mathématique sociale traversant les âges et les civilisations. Dans leur tentative d’élever les sciences sociales au rang d’une science exacte, soit à partir de l’ethnographie, soit à partir de la linguistique, bien des grands maîtres nous ont ainsi imposé dans les années 1960 et suivantes un structuralisme aussi artificiel que stérile, dont j’ai subi moi-même l’intégrisme théorique en entant à l’Ecole Normale Supérieure en 1964 – au point d’éprouver le besoin de prendre rapidement la porte de cette noble institution. Le pire obstacle enfin tient à cette affirmation omniprésente chez les mythographes, selon laquelle les mythes seraient d’origine archaïque, datant de l’Urzeit selon des anthropologues allemands tels que Adalbert Kühn et Max Müller, issus de l’étape d’une « mentalité primitive », infantile, selon Lévy-Bruhl, ou d’une « psychologie primitive » selon Malinowski, d’un « temps primordial » et « sacré » d’après Mircea Eliade. Ce sont « des choses cachées depuis la fondation du monde » écrit même René Girard, qui en fait le titre d’un de ses livres ! Nous voilà donc, selon ces penseurs respectés, face à une origine inconnue et insaisissable des mythes, qui sont venus jusqu’à nous par la mémoire orale des chamans, sorciers, prêtres et griots, puis ont été repris et développés par de grands poètes, tels qu’Hésiode ou Homère, et de nos jours de grands créateurs – écrivains, musiciens, architectes, cinéastes, etc. De leur origine obscure, datant d’une époque où dominait la pensée irrationnelle, ou pré-rationnelle, on déduit qu’il s’agit d’un patrimoine éternel et universel de l’humanité (Campbell, Fromm). Ce qui ne fait guère avancer l’analyse. On observe là, dans ce renvoi de l’origine des mythes à « la nuit des temps » ce que Freud aurait pu appeler un « refoulement » de l’origine » de l’inconscient collectif !

    L’origine toujours réactualisée des structures anthropologiques de l’imaginaire

    Contre cet obscurantisme, j’affirme que les structures anthropologiques de l’imaginaire – l’expression est le titre même du livre le plus important de Gilbert Durand, ne sont pas d’origine archaïque, mais des plus actuelles.

    Déjà en 1979, j’écrivais dans L’Histoire de l’art est terminée :

    « Nous nous sommes fait un principe d'économie de la pensée, qui incite à ne pas recourir à plus de concepts, d'idées et de complexité qu'il n'est nécessaire pour interpréter un phénomène. C'est aussi un principe de pensée matérialiste, de ne pas chercher ailleurs l'explication ou l'origine de ce qui est manifestement tout près de nous, si près sans doute que nous y sommes aveugles comme à l'air.


    « L’Histoire de l’art est terminée » - Performance au Centre Pompidou en 1979.

    « Freud donne l'exemple de cette attitude matérialiste en ne recherchant ses explications que dans des situations concrètes élémentaires ou matérielles de l'individu : le besoin chez l'enfant de retrouver la chaleur du sein maternel et la vie prénatale, la peur de ce qui n'est pas maternel, en particulier la peur première du père et des frères et sœurs considérés comme étrangers et concurrents, autrement dit le désir (libido) et la peur (qui suscite l'instinct de destruction).

    « À partir de ce vécu, qui fait suite à un supposé bonheur prénatal, toutes les interprétations du monde, les actes de l'adulte sont déterminés dans leurs structures et leurs valeurs, selon le mode de la répétition et de ses variations.

    « Telle est l'hypothèse à partir de laquelle nous nous proposons de réfléchir.

    « Nous considérons donc ce premier moment de la vie de chacun comme source de la représentation élémentaire que nous nous faisons de la vie. Au premier stade, où nous identifions la mère à la vie, succède un deuxième temps où nous apprenons à compter avec le père, comme co-auteur de la vie et comme rival. La représentation du monde qui se forme à partir de cette première conscience met déjà en place les valeurs (désir et interdit, unité et manque) et les principes de la vie, l'image parentale père-mère étant promue au niveau du grand mythe élémentaire ou référentiel de l'origine de la vie. Ce mythe sera définitivement maintenu, le Père créateur, la Mère (Nature et vie) étant hypostasiés quand l'homme découvre que les parents transmettent mais ne créent pas eux-mêmes la vie. (Balland, Paris, 1981) [9].

    Depuis les années 1970 et pendant une trentaine d’années, c’est à la pratique de l’art, sociologique, puis numérique que je me suis consacré. Et je n’ai pratiquement plus publié. Puis, en 1999 je suis revenu à la peinture et à l’écriture, expérience faite de cette longue période de questionnement à la fois intime et sociologique. Et j’ai repris l’écriture du livre « Mythanalyse du futur », que j’avais rédigé au début des années 1980, mais que mon éditeur André Balland avait refusé de publier, et que j’avais laissé de côté, trop occupé par mon émigration au Québec et la fondation de la Cité des arts et des nouvelles technologies de Montréal. Je l’ai, cette fois, diffusé directement sur l’internet 2000 [10]. J’y reprenais le fil de mes réflexions :

    « L’objet de la mythanalyse, c’est la société. « Personne ne peut prétendre fonder la sociologie sur la psychologie, même si ces deux discours ont des rapports évidents et importants entre eux. De même, on ne fondera pas la mythanalyse sur la psychanalyse, même si les mythes collectifs ont un pouvoir déterminant sur les inconscients individuels, au point qu'il serait plus légitime et plus facile sans doute de passer de la mythanalyse à la psychanalyse. Mais ce n'est pas dans cet ordre que l'histoire des idées s'est constituée, même si Freud à de nombreuses reprises a mêlé les deux approches.

    « De Freud à Jung

    « Jung a choisi, à l'inverse de Freud, de fonder la psychanalyse sur la découverte des archétypes, qui sont selon lui des figures de l'inconscient collectif, qu'il a cru pouvoir repérer dans les inconscients individuels, mais aussi dans les mythologies, qui sont en effet des récits collectifs et dans la littérature. La psychanalyse de Jung pose cependant d'autres problèmes, qui relèvent eux-mêmes de la mythanalyse.

    « Si la psychanalyse s'est fondée sur l'analyse biographique, comment pourrions nous recourir aux mêmes concepts opératoires - ou acteurs du rationalisme -, en mythanalyse? La société a-t-elle une enfance, un âge adulte, une vieillesse? Peut-être, mais de quel sexe est-elle? La légende naïve des Âges de l'Humanité, qui compare les sociétés dites primitives à des sociétés encore dans leur enfance, est une figure de style inopérante et idéologiquement suspecte, qui a fondé l'idéologie coloniale! Et comment parler du complexe œdipien d'une société, de son père et de sa mère? A moins de rappeler l'interprétation annale de l'argent par Freud et de comparer le capitalisme au stade annal d'une société. Alors attendons le stade génital de la société: ça pourrait être très étonnant! Bref on va de non-sens en non-sens. C'est tout le scénario freudien qui est inapplicable à la société.

    « Une psychanalyse de la société est-elle possible?

    « En dépit de toutes ces difficultés, écrit Freud dans « Malaise dans la civilisation », on peut s'attendre à ce qu'un jour quelqu'un s'enhardisse à entreprendre dans ce sens la pathologie des sociétés civilisées ». Outre mon incertitude sur ce que seraient des sociétés non civilisées, je ne vois pas pourquoi l'élargissement de la psychanalyse à l'étude des sociétés devrait se centrer sur la pathologie sociale, plutôt que sur tous les aspects de la société. Les tentatives de Freud pour raisonner sur un Ça social, un Sur-moi social (le Sur-moi d'une époque culturelle donnée a une origine semblable à celle du Sur-moi de l'individu, postule Freud), se compliquent encore, lorsque, croyant se faciliter la tâche, il étudie de préférence les sociétés anciennes, supposées plus simples et dont l'analyse permettrait d'aborder progressivement l'étude des sociétés actuelles, jugées complexes.

    Car, travaillant de seconde main sur des interprétations ethnocentriques, il en est réduit à fantasmer sur des récits. On ne peut oublier l'interprétation d'époque, promue au rang de théorie par Levi-Bruhl, qui assimilait le primitif, l'enfant et le névrosé.

    « Les intuitions de Wilhelm Reich

    « Pour les matérialistes, comme le rappelle Wilhelm Reich, ce sont l'Histoire et sa Dialectique qui engendrent les sociétés, et non leur inconscient: Dès qu'on abandonne le terrain propre de la psychanalyse, dès qu'on tente notamment d'appliquer cette dernière aux faits sociaux, on en fait immédiatement une "Weltanschauung", une image du monde… N'étant pas un système philosophique, n'étant pas capable davantage d'en engendrer un, la psychanalyse ne saurait ni remplacer, ni compléter la conception matérialiste de l'histoire. Répondons à notre tour à Reich que toute connaissance factuelle, dite clinique, de la société, et le matérialisme lui-même sont aussi bien des Weltanschauung. Toute conception de l'homme, de la psyché, comme de la société, toute méthodologie analytique ou matérialiste et le système de concepts théoriques qu'elle emploie, sont elles-mêmes des Weltanschauung et cela seulement.

    « La société ne se prête guère à la pratique clinique qui fonderait une socioanalyse. Elle n'est pas disponible pour des demi-heures hebdomadaires et payantes. Le critère de guérison ne lui convient guère, ni l'indispensable transfert par lequel passe l'analyse freudienne. En revanche, on peut très bien cultiver une sorte d'écoute, d'attention psychanalytique aux discours sociaux, que revendique Georges Devereux, le fondateur de l'ethnopsychiatrie, dont je ne partage pas pour autant la croyance à un universalisme du psychisme. »

    Et j’y poursuivais mes réflexions en insistant notamment sur ce que j’appelais alors le « tableau parental » et que je préfère nommer aujourd’hui « le carré parental » ou « la matrice parentale » :

    « Le père, la mère, l'enfant. La psychanalyse a découvert l'importance de ce triangle familial, structure élémentaire, qui peut prendre figure de polyèdre avec la multiplication des acteurs familiaux.

    « Le triangle bourgeois

    « Triangle, ou cercle, marqué d'arcs tendus, ce système biologique de la parenté constitue pour chaque enfant venant au monde la constellation de références originelles, dont dépendra peut-être pour toujours, toujours à son insu, sa représentation du monde. Même si de nouveaux événements de sa vie pourront transformer profondément son rapport au monde, l'intensité générique de cette première constellation, sa structure, son déséquilibre ou son déficit, détermineront sans doute plus que tout autre cause, sa conscience individuelle.

    « Encore faudrait-il aussitôt relativiser ce fondement psychanalytique, qui correspond à l'idéologie bourgeoise de la famille conjugale étroite, sans doute à son apogée dans l'Occident du XIXe siècle. Les ethnologues nous décrivent des situations très différentes dans les sociétés indivises, où la naissance est plus sociale que biologique : l'oncle maternel peut y avoir par exemple plus d'autorité sur l'enfant que le père biologique. Les auteurs de grands livres issus d'autres cultures, comme le Bardo Thödol, nous incitent aussi à relativiser ce principe fondamental de la psychanalyse, pour la considérer comme une science étroitement occidentale et bourgeoise.

    « Relativiser la conception freudienne du drame œdipien, ou l'axiome de Lévi-Strauss sur la prohibition de l'inceste, c'est tout simplement dénoncer l'idéologie universaliste dont ils usent inconsciemment. Et cette critique s'étend à la plupart de leurs disciples, pour ne pas dire à toute la psychanalyse et au structuralisme, incluant cette sorte de structuralisme freudien que Lacan nous proposa. »

    Comme on peut le constater, je ne sépare jamais la mythanalyse de ses expressions idéologiques et donc de la sociologie.

    Dans La société sur le divan, éléments de mythanalyse (éditions vlb, Montréal, 2007), j’ai repris plus en détail l’historique du passage de la psychanalyse à la mythanalyse et développé le concept de « carré parental ». Je l’ai encore précisé dans « La pensée magique du Net, édition François Bourin, Paris, 2014). J’y souligne que c’est le monde qui naît au nouveau né et non le contraire que le langage courant affirme d’un point de vue extérieur à l’expérience du nouveau né. Et j’en tire toutes les conséquences sur l’origine biologique infantile des structures neuronales et psychiques de la fabulation mythique chez l’infans, celui qui ne parle pas, mais imagine le monde naissant (incluant son propre corps) en fonction des ses émotions, désirs et peurs dans le carré parental où s’inscrivent aussi dans sa mémoire inconsciente les imagos déterminantes de la mère, puis du père et de l’autre.

    Au-delà de cette observation fondatrice, je ne suis plus en quête de mythanalyse, mais dans l’élaboration de sa théorie, de plus en plus précise et cohérente, dont j’écris actuellement les étapes de la fabulation génétique (pour reprendre et décliner la vision de Piaget) et dont je peins le bestiaire – car tous les récits mythiques recourent à des figures animales et l’élaboration de la théorie mythanalytique ne peut certainement pas procéder autrement, ni prétendre s’en défendre, sous réserve d’une exigence rationaliste qui relèverait elle-même, en tant que mythe actuel, de la recherche mythanalytique.

    Notes

    [1] Voir : Mythanalyse du futur.

    [2] Voir : Éthiques & Mythes de la création.

    [3] Voir : Société internationale de mythanalyse.

    [4] Voir : le blog de Georges Léwi.
    Voir aussi : le blog de Christian Gatard.
    Et le récit qu’il en fait dans Mythologies du futur (édition L’Archipel, 2014).

    [5] Voir : Actualité de la mythocritique.

    [6] Voir : L'histoire de l'art est terminée.

    [7] Voir le livre de Jean-Loïc Le Quellec : Jung et les archétypes. Un mythe contemporain, éditions Sciences humaines, 2013.

    [8] Voir : Société internationale de mythanalyse.

    [9] Ce livre, épuisé, est accessible en ligne à : Les classiques des sciences sociales.

    [10] Un livre publié en ligne : Mythanalyse du futur.



    Collana Quaderni M@GM@


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    M@gm@ ISSN 1721-9809
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