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  • Comprendere l'utopia: quale(i) utopia(e)?
    Georges Bertin (dir.)

    M@gm@ vol.10 n.3 Settembre-Dicembre 2012

    AUROVILLE, UNE CITÉ UTOPIQUE EN INDE



    Chloé Maurel

    chmaurel@yahoo.fr
    Chercheuse associée au CHCSC (université Versailles-St-Quentin), à l’IRICE (Paris 1/Paris IV) et à l’IHMC (CNRS/ENS) ; Ancienne élève de l’Ecole Normale Supérieure (Ulm, A/L 97), agrégée d’histoire, docteure en histoire contemporaine.

    La communauté « Auroville », vaste cité internationale inaugurée le 28 février 1968 en Inde sur la baie du Bengale, à 10 kilomètres de Pondichéry, est une entreprise utopique et libertaire qui vise à réal iser « l’unité humaine » et une cohabitation harmonieuse et épanouie entre les hommes. Elle est fondée sur l’enseignement de Sri Aurobindo, penseur indien mort en 1950. Si au fi l du temps cette communauté n’a pas obtenu le succès espéré en termes de croissance de population, puisqu’elle compte actuellement 1 700 Aurovilliens, alors qu’elle avait été prévue pour en accueillir 50 000, on constate toutefois une implantation durable de cette entreprise sur le sol indien depuis près de quarante ans maintenant. De nouvelles générations arrivent, de nombreux Indiens locaux candidatent pour être intégrés à la communauté, Auroville est devenu un lieu très connu et touristique en Inde, et est reconnu officiellement par le gouvernement indien comme par l’Unesco. Mais qu’est au fond Auroville ? Groupement ésotérique aux allures de secte pour certains, entreprise néo-colonaliste pour d’autres (en effet i l y a un fort décalage de niveau de vie sur place entre les Occidentaux et les Indiens locaux), vestiges de l’utopie soixante-huitarde ou bien encore entreprise pionnière et espoir de paix et de fraternité internationale pour l’avenir ? Auroville apparaît ainsi sous de multiples facettes qui correspondent aux différentes façons, souvent radicalement opposées, dont elle est perçue. Il convient donc de se pencher avec plus d’attention sur cette entreprise originale pour essayer d’apporter un jugement objectif à son sujet. A cet effet il s’agira tout d’abord de rappeler l’histoire d’Auroville et de ses maîtres à penser, puis de présenter l’organisation de la cité et son évolution, en mettant l’accent sur le caractère novateur des activités qui y sont développées, pour ensuite examiner quelques points cruciaux qui ont souvent fait débat, comme les relations entre Auroville et les villages alentours, ainsi que le recrutement, c’est-à-dire comprendre de quelle manière on devient Aurovillien. Il sera ensuite possible, après avoir fait le tour des divers jugements portés sur Auroville, d’apporter une conclusion.

    I. Auroville et ses fondateurs

    Sri Aurobindo est né en 1872 à Calcutta, dans un milieu aisé. Il reçoit une éducation anglaise en Inde puis va a Cambridge faire ses études. De retour en Inde, il enseigne, et se lance dans l’action révolutionnaire pour la libération de l’Inde. Emprisonné, il a une révélation mystique en prison, en 1908 : un « rêve », selon ses mots. C’est à ce moment-là qu’il conçoit les grandes lignes du projet utopique qui sera réalisé plus tard sous le nom d’Auroville [1]. En 1910, poursuivi à nouveau par la police anglaise, il se réfugie en territoire français, à Pondichéry, où il restera jusqu'à la fin de sa vie en 1950 [2]. En 1926, il crée un ashram à Pondichéry.

    Le 15 août 1947, jour de l'indépendance de l'Inde, il prononce un discours sur les ondes d'All India Radio, dans lequel il évoque le rêve d’« une union mondiale qui formerait la base extérieure d'une vie plus belle, plus lumineuse et plus noble pour toute l'espèce humaine ». Aurobindo, s’il est peu connu en France, est un personnage qui jouit d’une grande notoriété en Inde. D’ailleurs même en France, plusieurs personnalités lui ont rendu hommage. Ainsi, Romain Rolland a salué en lui « la synthèse la plus complète à ce jour du génie de l 'Asie et du génie de l'Europe » [3].

    Quant à sa compagne, celle que dans le langage aurovillien on désigne sous le nom de « La Mère », et de son vrai nom Mirra Alfassa, c’est une Française, d’origine égyptienne. Née en 1878 dans une famille intellectuelle et artiste, elle grandit à Paris, fait de la peinture et se lie avec les peintres impressionnistes. En 1914, elle se rend avec son mari à Pondichéry où elle rencontre Sri Aurobindo pour la première fois. Quelques années plus tard, en 1920, elle revient s'installer définitivement auprès de ce dernier.

    Durant la seconde guerre mondiale, vers 1943-44, l’armée japonaise menace Calcutta et l’est de l’Inde. De nombreux habitants de Calcutta viennent alors se réfugier à Pondichéry, et en particulier dans l’ashram d’Aurobindo. D’ashram, l’endroit devient une communauté de réfugiés avec femmes et enfants. Sa population augmente considérablement, la communauté atteint près de 2 000 personnes. L’ashram d’Aurobindo peut apparaître en quelque sorte comme un lieu précurseur d’Auroville : en effet Aurobindo y a développé des activités très novatrices pour l’époque, comme l’enseignement de nombreuses langues vivantes, ainsi que des cours de sport, notamment des arts martiaux et de la boxe, pour les femmes comme pour les hommes.

    Ensuite, dans la seconde moitié des années 1950, après la rétrocession de Pondichéry à l’Inde par la France, plusieurs projets se développent autour de l’idée de faire de Pondichéry une ville internationale, notamment sous l’impulsion de la pensée d’Aurobindo. Mais cela se heurte au veto de Nehru [4]. C’est finalement seulement en 1968 que le projet qui était depuis longtemps dans l’esprit d’Aurobindo et de « Mère » voit le jour : Auroville est créé. Cependant Aurobindo est mort désormais et « Mère » n’a plus que quelques années à vivre. Elle meurt en 1972, quatre ans après la création d’Auroville.

    En 1968, lors de la création de la cité internationale, le terrain est une lande désolée, plate, morne. C’est un plateau de latérite où il n’y a aucune culture, à peine quelques villages misérables de paysans. Puis, grâce aux importants travaux d’irrigation entrepris par les premières familles qui s’installent, la terre se révèle rapidement très fertile. Plusieurs « caravanes » sont organisées, dans l’ambiance de mai 1968, de Paris vers Pondichéry : ce sont des groupes de minicars qui font ensemble le voyage par le continent. En effet, les Français sont une des nationalités qui ont été les plus actives dans l’élaboration d’Auroville. Les premiers pionniers s’installent dans des tentes, et plantent plus d’un million d’arbres [5].

    Dans le concept d’Auroville, chaque pays du monde aurait fait construire un pavillon. L'Inde a été le premier pays à y construire son pavillon national, le « Bharat Nivas », complexe culturel, encore inachevé en fait. La construction du « Pavillon de la culture tibétaine », consacré par le Dalaï Lama, est également en cours de construction. L’Italie, l’Allemagne, les Etats-Unis, la France, la Russie ont également chacun un projet de construction de pavillon, mais rien n’est réalisé pour l’instant. Ainsi Auroville apparaît comme un processus par bien des aspects encore en gestation.

    II. L’organisation de la cité et son évolution

    L’architecture particulière d’Auroville se veut le reflet de ses idéaux. Le projet architectural d’Auroville, conçu par l’architecte français Roger Anger, est en forme de spirale, de tourbillon, avec en son centre un bâtiment particulier, le « Matrimandir », une sphère géante de la hauteur d'un immeuble de neuf étages, qui se veut « l’âme d’Auroville », symbolisant l’unité humaine. Lors de la création de la cité, des poignées de terre amenées de chaque état indien et de 175 pays du monde ont été placées dans une urne de marbre en forme de fleur de lotus située au milieu d'un amphi théâtre. Ce cérémonial visait à symboliser l’union internationale, l’unification humaine qui est au coeur du projet d’Auroville. La cité, qui s’étend sur 25 kilomètres carrés, et qui est divisée en quatre zones (internationale, culturelle, résidentiel le, et industriel le), est devenue un lieu d'expérimentation en matière d'intégration sociale, de forestation, de préservation de l'eau, d'énergie solaire, de conservation des sols et d'agriculture organique.

    Auroville regroupe 35 nationalités, mais principalement six : la population se répartit aujourd’hui entre 46% d’Indiens (35% d’Indiens « locaux », c’est-à-dire originaires des villages alentours ou de Pondichéry, et 11% d’Indiens venant d’autres régions), 21% de Français, 17% d’Allemands, 6% de Hollandais, 5% d’Italiens et 5% d’Américains. Il est à noter que beaucoup des Occidentaux vivant à Auroville ont une moyenne d’âge âgée (56 ans pour les Britanniques, 49 ans pour les Canadiens, 47 ans pour les Américains), contrairement aux Tamouls (moyenne de 26 ans) [6]. Il y a donc une très grande différence. Ces Occidentaux sont en effet pour beaucoup d’entre eux arrivés à Auroville dans les années qui ont suivi 1968, et cette première vague d’Occidentaux n’a pas été vraiment renouvelée dans les décennies suivantes.

    On observe aussi un autre déséquilibre dans la structure de la population à Auroville, entre les personnes d’origine occidentale et indienne : ces dernières sont à 58% des femmes. Alors que chez les Français par exemple, les hommes dominent : ils représentent 57%. Il y a de ce fait un grand nombre de couples mixtes, composés pour la plupart d’un homme occidental et d’une femme indienne. En effet, pour une femme indienne locale, épouser un Aurovillien occidental constitue un bon moyen de promotion sociale et d’amélioration de sa condition. Ce phénomène est critiquable puisqu’il amène les femmes locales à s’attacher à ces Occidentaux pour des raisons essentiellement économiques.

    Il y a environ 130 communautés à Auroville ; chacune a un nombre d’habitants moyen de douze personnes. La plus importante, appelée « Aspiration », compte 75 membres. Alors que celle-ci est mixte, la communauté « Fraternity » par exemple rassemble surtout des Indiens et « Certitude » surtout des Européens. Quant à la communauté « Dana », qui est constituée d’une quarantaine de personnes, elle est principalement peuplée de Français. On constate donc une répartition des communautés par nationalités. Cette existence de sous-groupes nationaux peut nous amener à nous interroger sur l’éventuelle persistance du sentiment national à Auroville, en contradiction avec l’idéal, voulu par Aurobindo, de fusion harmonieuse entre peuples de diverses nationalités.

    Les différentes communautés se divisent également entre urbaines et campagnardes. La réalité d’Auroville est donc composite. Chaque communauté a son propre mode d’organisation. La gestion est collective. Les communautés sont disséminées dans la forêt, dans une sorte de véritable labyrinthe de pistes sans aucun éclairage public ni panneaux de signalisation [7]. Le tableau de l’accroissement de la population d’Auroville au cours du temps montre une croissance régulière, continue. Auroville est ainsi passé de 320 habitants en 1972 à un millier en 1993 et un peu plus de 1700 en 2002.

    En 1972 la population étai t à 38% d’origine indienne, à 38% d’origine européenne, et à 18% d’origine nord-américaine. Au cours du temps, la proportion de la population d’origine indienne a donc nettement augmenté. Actuellement le taux d’augmentation de la population aurovillienne, par nationalités, est le plus fort, et de très loin, chez les Indiens : + 61% [8]. On assiste donc manifestement à une modification en cours du profil ethnique de l’Aurovillien. Et l’on peut s’interroger sur les conséquences que cela va peut-être avoir sur l’esprit d’Auroville, les conceptions, le mode d’organisation de cette cité.

    Parmi les Français vivant à Auroville, beaucoup sont des « anciens », arrivés là au début des années 1970. Ainsi, Alain est arrivé en 1973. Il raconte que c’était alors un endroit très différent de ce qu’il est aujourd’hui : « On était à l’époque environ 400. On se connaissait davantage, car c’étai t plus peti t. On se retrouvait régulièrement dans des meetings où la plupart des Aurovilliens étaient présents. Il y avait beaucoup de choses qu’on faisait ensemble. C’était une communauté plus petite et plus soudée ». Plusieurs « anciens » regrettent cette période où l’atmosphère était plus familiale, moins anonyme.

    III. Des activités novatrices

    Comme l’affirme Gilles Lachaud, ex-président de l’« Association pour le pavillon de France à Auroville », la cité est avant tout un « laboratoire » d’idées neuves, qui y sont expérimentées, dans les domaines de l’architecture, de l’économie, de l’éducation, de l’écologie, etc. [9] C’est d’abord sur le plan architectural bien sûr qu’Auroville a innové. Chaque communauté possède sa propre architecture, chaque maison est originale. Ainsi, la communauté « Kalabhumi » comporte des maisons en forme de champignons. C’est l’Allemand Rolf qui les a construites, avec des techniques et des matériaux locaux. Devant la maison de Rolf se trouve un bassin avec des lotus, et une rigole court tout autour de la maison. Cela permet d’empêcher les fourmis et les scorpions de pénétrer à l’intérieur. Ainsi l’architecture s’adapte aux contraintes du milieu.

    Le fonctionnement économique de la cité est lui aussi très particulier. Une des principales singularités du fonctionnement d’Auroville est l’absence de circulation d’argent : aucun billet ni pièce ne circule à Auroville, tout le monde paye avec un « pass ». Ce système a été voulu par Mère pour bannir les rapports d’argent, jugés inégalitaires et malsains. Toutes les unités d’Auroville contribuent à un « Fonds central ». Les subventions reçues de l’extérieur vont elles aussi à ce fonds, de même que les contributions individuelles des Aurovilliens. Ces sommes sont rassemblées, et une fois par mois, l’« Economy Group » décide des répartitions. En plus de cela, i l y a un budget important, appelé la « maintenance », qui est une certaine somme d’argent créditée au compte d’un individu ou d’un couple, qui sinon aurait un niveau de vie trop faible par rapport aux autres Aurovilliens. Le système économique d’Auroville est donc animé d’un idéal égalitaire. Environ 600 Aurovilliens vivent aujourd’hui grâce au système des maintenances.

    Mais, selon certains Aurovilliens, la manière dont fonctionnent aujourd’hui les relations avec l’argent à Auroville n’est pas encore totalement satisfaisante. Il y a certaine une certaine distance par rapport à l’argent, mais ce ne serai t pas encore suffisant. Le pass jouerait finalement le rôle d’une carte de crédit et n’aurait pas réellement fait disparaître les rapports d’argent. Malgré tout, cet essai d’abolir l’argent constitue une tentative originale et intéressante. Dans le domaine éducatif également, Auroville s’est efforcée d’être novatrice : en 1984 a été créé le « Sri Aurobindo International Institute of Educational Research », qui, depuis une vingtaine d’années, mène diverses expériences éducatives. Un système scolaire original a été mis en place, allant de la crèche à l’enseignement secondaire.

    Les cours de type scolaire voisinent avec ce qu’on appel le l’« afterschool », la « super-school », et la « no school ». Jean-Yves, professeurd’histoire à Auroville, reconnaît : « Pour l’instant, il y a encorebeaucoup de tâtonnements. Mais on s’efforce d’offrir à l’enfantd’extraordinaires conditions de liberté. Par exemple, les enfantspeuvent construire leur emploi du temps comme un menu, au choix, ily a un grande souplesse ». L’épanouissement et la grande curiositéintellectuelle des enfants d’Aurovillesemblent prouver les qualités de cet enseignement. Ainsi la petiteMirabelle, huit ans, née à Auroville, dit apprécierle système scolaire de la cité, qui lui permet de côtoyer danssa classe un Coréen, un Suisse, un Tamoul, une Népalaise et uneAméricaine, de parler français, anglais, tamoul et allemand, et depratiquer de nombreuses activités artistiques et sportives [10]. Toutefois,un problème non résolu pour l’instant est que les enfants sortisde l’enseignement secondaire d’Auroville ont du mal à s’adapter àl’enseignement universitaire à l’extérieur. On constate cependant unphénomène analogue avec la plupart des systèmes scolaires alternatifs,comme par exemple celui de Summerhill en Angleterre [11].

    Dans le domaine du développement durable, c’est à Auroshintam, zone industrielle d’Auroville, que plusieurs expériences novatrices ont été menées. Les entreprises doivent y respecter l’environnement. De très nombreux panneaux solaires ont été installés, ainsi que des moulins à vent. Sur le plan de l’écologie, Auroville collecte depuis de nombreuses années d’innombrables graines de plantes, afin de préserver la diversité des espèces végétales, aujourd’hui menacée [12]. Auroville a été pionnière dans ce domaine, ayant entamé cette collecte bien avant que ce problème ait fait l’objet d’une prise de conscience internationale. Enfin, dans le domaine alimentaire, la cité promeut un complément nutritif, produit sur place, que les Aurovilliens surnomment « la nourriture de l’avenir » : la « spiruline », cultivée sur la côte dans de grands bassins, est une algue monocellulaire. Recommandée par les Nations Unies, la spiruline contient une grande concentration de vitamines et de minéraux. Sa culture demande très peu d’eau et d’espace. Un kg de spiruline possèderait la même concentration en vitamines et minéraux que 1000 kg de fruits et légumes.

    En outre, Auroville a la particularité de posséder une immense cuisine solaire, où sont préparés chaque jour à la vapeur des repas végétariens pour plus de 1000 Aurovilliens. C’est un imposant bâtiment contenant une sphère d’un rayon de plus de huit mètres et une chaudière de quatre mètres de haut chauffée par le soleil. Le bâtiment a été conçu par un ingénieur français, la cuisinière en chef est bavaroise, et son assistante est indienne tamoule [13]. Jusque dans la cuisine donc, on observe l’idéal aurovillien de fusion des cultures et en même temps d’uniformité et d’égalité de traitement de tous les individus. C’est grâce à tous ces aspects novateurs qu’Auroville a reçu de nombreux soutiens officiels, qui lui ont permis de se maintenir au fil du temps.

    IV. Des soutiens officiels

    Auroville a été soutenue, dès sa gestation en 1966, par l’Unesco qui y a vu une incarnation de son idéal universaliste. Expositions, films, articles dans Le Courrier de l’Unesco, revue officielle de l’organisation, ont contribué à cette promotion. En effet, les idéaux d’Auroville ont rejoint ceux, universalistes et pacifistes, de cette institution internationale. En fait, dans les années 1960, l’idéologie de l’Unesco a connu une lente évolution de l’universalisme vers la promotion des particularités culturelles. L’organisme s’est efforcé de maintenir un équilibre difficile entre ces deux impératifs, et Auroville est apparue comme l’incarnation de cet équilibre : la cité se veut en effet à la fois une expérience universaliste, qui unifie les mentalités pour créer un « homme nouveau », et également une expérience qui protège les identités culturelles, par les activités culturelles, artistiques, artisanales qui y sont développées.

    En outre, à cette époque, avec le « Projet majeur Orient-Occident », l’Unesco s’efforce de rapprocher et de mettre en miroir cultures d’Orient et cultures d’Occident. A cet égard, l’entreprise d’Auroville arrive en quelque sorte à point nommé pour œuvrer à cet objectif de l’Unesco. Ainsi en 1972, l’Unesco présente à son siège à Paris une grande exposition sur Auroville, à l’occasion du centenaire de la naissance de Sri Aurobindo. Elle aurait eu, selon l’Unesco, « un grand retentissement » [14]. Auroville reçoit également l'approbation unanime de l 'Unesco lors de plusieurs résolutions jusqu’en 1983. Aujourd’hui, le soutien de l’Unesco à Auroville semble s’être un peu relâché, sans doute à cause des problèmes de budget de l’organisation, mais aussi à cause de la lenteur du développement d’Auroville. Cependant, la cité souhaiterait aujourd’hui obtenir de l’Unesco plusieurs statuts, tels ceux de « patrimoine du futur », de « réserve de biosphère », et de « centre international de recherches sur l’unité humaine ».

    Auroville bénéficie aussi du soutien, très important pour sa survie, du gouvernement indien. Une loi a d’ailleurs été passée par le Parlement de l'Inde en 1988 : l' « Auroville Foundation Act », qui confère à la cité un statut légal unique au monde : les Aurovilliens sont dotés d’un passeport spécial, qui reflète le statut particulier de cette cité internationale sur le territoire indien. Ils ne sont pas citoyens indiens mais « citoyens aurovilliens ». Cette loi a établi une fondation indépendante, l'Auroville Foundation, dotée d'un « Conseil directeur » et d'un « Conseil consultatif international » comprenant des diplomates et personnalités officielles du monde entier, notamment l’ambassadeur de France en Inde [15]. A l’instar du gouvernement indien, plusieurs Etats occidentaux, dont la France (à travers le ministère des affaires étrangères), soutiennent officiellement Auroville.

    V. Les relations entre les Aurovilliens et les villages alentours

    Les relations d’Auroville avec son environnement immédiat constituent un point qui a été souvent l’objet de critiques, surtout dans les premières décennies d’existence de la cité. Auroville est entourée d’une quinzaine de villages tamouls, dont certains, comme celui de Kuilapalayam, sont complètement encastrés dans les terres de la cité internationale. Il a fréquemment été reproché à Auroville d’être un lieu de vie confortable pour des Occidentaux soixante-huitards se laissant bercer par la douceur de vivre et profitant du décalage de niveau de vie avec les Indiens, ceux-ci formant une sorte de classe inférieure. Pour les détracteurs de la cité, alors qu’Auroville était destinée à réunir harmonieusement de nombreuses nationalités, elle aurait vu éclore au contraire de vives tensions entre Occidentaux et Orientaux, à l’inverse du but visé. Il est vrai que les Orientaux y occupent généralement des fonctions subalternes et les Occidentaux des fonctions de direction, plus prestigieuses.

    Cependant i l faut nuancer la portée de ces critiques. La journaliste Hélène Bannier, qui a passé cinq semaines à Auroville, rapporte avoir été frappée par les réels efforts faits par les Aurovilliens afin d’apaiser les tensions entre villageois tamouls et Aurovilliens [16]. De même, Gilles Lachaud insiste sur le fait qu’Auroville a modifié en profondeur l’économie et le mode de vie des villages alentours. Les habitants des villages ont été employés à refertiliser la terre et à faire des constructions, ainsi qu’à pratiquer leurs activités artisanales. Il se serait ainsi produit une interpénétration économique entre Auroville et les villages alentours, ce qui aurait permis aux villageois tamouls d’effectuer un extraordinaire bond en avant économique et social. Plus encore, ce phénomène se propagerait de proche en proche, de village en village [17].

    De plus, plusieurs actions spécifiques ont été menées par les Aurovilliens afin de réagir face aux tensions et inégalités qui se sont révélées dans les premières années d’existence de la cité. Ainsi, en 1983, une Aurovillienne américaine a créé le « Auroville Village Action Group » (AVAG), groupe qui vise à instaurer de meilleures relations entre Auroville et les villages alentour. Elle témoigne : « Au début, on travaillait uniquement avec des femmes. On parlait de leurs problèmes, de leurs souhaits. Aujourd’hui, l’AVAG travaille dans 75 villages et s’adresse à l’ensemble de leur population. On soutient les villageois dans de petits projets : construire des routes, repeindre les écoles…, pour améliorer les conditions de vie dans les villages. On crée des crèches et des cours du soir, et on gère deux écoles, dont le « Life Education Centre », une école pour les jeunes Indiennes, à partir de quinze ans. Le but principal de cette école est d’inculquer à ces jeunes filles la confiance et l’estime de soi, car dans les villages elles subissent une pression énorme. Elles doivent impérativement se marier, apporter une dot, et elles ne peuvent pas la payer elles-mêmes. Elles sont donc considérées comme un fardeau par leurs parents.»

    Le tsunami qui a ravagé l’Asie du sud-est en janvier 2005 a épargné Auroville, qui est protégée de la mer par une côte d’une vingtaine de mètres. Les villages de pêcheurs aux alentours ont en revanche beaucoup souffert de cette catastrophe, il y a eu beaucoup de noyés et de destructions. Auroville a organisé dans la région l’assistance humanitaire aux villages de pêcheurs. Cette action a amené un approfondissement des contacts et des liens entre Auroville et la population locale environnante [18]. Un phénomène qu’on observe d’ailleurs de plus en plus aujourd’hui, et qui témoigne de l’amélioration de la cohabitation entre Auroville et les villages voisins est le nombre de croissant de villageois des alentours qui candidatent pour devenir Aurovilliens. Cela amène à aborder une question importante : les conditions et les procédures pour devenir Aurovillien.

    VI. Le renouvellement de la population de la cité : Comment devient-on Aurovillien ?

    Actuellement, l’accroissement de la population d’Auroville provient pour 10% seulement des naissances et pour 90% des « Newcomers », c’est-à-dire des « nouveaux arrivants », ou « novices ». Pour s’installer à Auroville, i l faut y avoir des contacts au préalable. Mais cela ne suffit pas. Il y a un processus de sélection, qui se fait par étapes. Lorsqu’on passe avec succès la première étape, on est accueilli en tant que Newcomer. Le processus dure deux ans, période d’essai au cours de laquelle se déroulent plusieurs entretiens devant une commission, au cours desquels le candidat est interrogé sur sa motivation, sa vie antérieure, sa connaissance de l’histoire d’Auroville et des philosophies alternatives (zen, yoga…) [19] En 2002, il y avait 146 Newcomers à Auroville, qui se répartissaient en 31% d’Indiens, 19% de Français, 8% de Hollandais et 8% d’Allemands. L’âge moyen des Newcomers est de 37 ans. Il est abaissé par le fait que certaines familles arrivent avec des enfants. Pour 90% d’entre eux, d’ailleurs, ces enfants, par la suite, ne restent pas vivre à Auroville lorsqu’ils deviennent adultes [20].

    Parmi les Indiens qui demandent à vivre à Auroville, la majorité vient aujourd’hui des villages alentour, comme Kuilapalayam, ou aussi, de plus en plus, de la ville voisine de Pondichéry. L’âge moyen de ces candidats locaux est très jeune : 24 ans. Beaucoup des nouveaux candidats sont de jeunes Indiens qui recherchent un plus haut niveau de vie économique et un meilleur niveau socioculturel. Ces candidats locaux sont pauvres, ce qui signifie que pour tous ceux d’entre eux qui vont devenir effectivement Aurovilliens, le Fonds central versera une somme complémentaire de 1 800 roupies par mois, afin de les aligner sur le niveau de vie des autres Aurovilliens. Cette aide financière constitue évidemment une forte incitation à candidater pour ces jeunes locaux.

    Ainsi, sur le plan du renouvellement de la population, Auroville n’a pas un développement spectaculaire, mais se maintient dans la durée. De nouvelles générations arrivent. Aujourd’hui, la jeune génération d’Auroville se démarque de l’ancienne, celle des années qui ont suivi 1968. Ces jeunes se sont constitués en groupe de réflexion, appelé les « Dreamcatchers » (« chasseurs de rêves ») : sans aller jusqu’à provoquer un conflit de générations, ils réclament des idées neuves, un renouvellement conceptuel des fondements d’Auroville [21].

    Ainsi il apparaît finalement qu’Auroville ne constitue ni une réussite ni un échec à proprement parler, mais est un processus en cours, encore en construction et en perpétuelle évolution, qu’il faut appréhender avec beaucoup de nuances. Il y a des difficultés, des impasses sur le plan économique, on constate la persistance d’inégalités et de tensions sociales, mais i l faut aussi souligner l’importance des aspects novateurs qu’on ne trouve nulle part ailleurs. On observe à Auroville une spiritualité très forte, mais aussi très libre, qui n’est pas enfermée dans un carcan de dogmes. Toutefois un certain nombre d’Aurovilliens vouent à Mère et à Aurobindo une passion qui apparaît excessive : ces deux maîtres à penser d’Auroville sont parfois idolâtrés de manière quasi-religieuse [22].

    Auroville a été taxée par ses détracteurs de « secte » (bien qu’elle n’ait jamais été classée par aucun Etat dans cette catégorie). En fait, comme l’observe Gilles Lachaud, Auroville ne possède aucun des caractères d’une secte : ni prosélytisme (il y a au contraire un processus de sélection plutôt strict), ni demande d’argent (au contraire les Aurovilliens sont financés par le Fonds central), ni leader (puisque les deux maîtres à penser d’Auroville sont morts, et que le fonctionnement est autogestionnaire), et même ni véritable religion (Auroville est en effet un des rares lieux en Inde où il n’y a pas de lieu de culte)v[23]. Loin d’être une secte, Auroville est un lieu de vie alternatif, un mixte entre la pensée libertaire occidentale issue du mouvement de 1968 et la philosophie zen extrême-orientale. Les différents avis sur Auroville concordent sur l’atmosphère paisible, chaleureuse, solidaire, conviviale, qui y règne. Tous insistent sur le fait qu’Auroville possède une ambiance particulière, différente du reste de l’Inde : à Auroville on n’a pas l’impression d’être en Inde : le calme et la paix qui y règnent contrastent avec la foule, l’impression de fourmillement et l’extrême pauvreté qu’on trouve habituellement dans le reste de l’Inde [24]. Auroville apparaît donc comme un endroit hors de l’espace et hors du temps : en ce sens c’est bien, à proprement parler, une « utopie ».

    Notes

    1] Archives de l’Unesco, dossier CLT/CS/box 11 : Auroville Asia : doc. de l’Unesco du 7 juin 1978 ; et documentaire sonore Auroville, là où commence la terre rouge, par Hélène Bannier et Olivier Barbin, Radio Pulsar, 2005.

    2] Brochure Pavillon de France Auroville, Paris, Auroville, non daté.

    3] Ibid.

    4] Interview de M. Gilles Lachaud, 23 septembre 2006.

    5] Id.

    6] Données chiffrées : statistiques internes d’Auroville, 2002, communiquées par Julien Aldeguer.

    7] Auroville, là où commence …, doc. cit.

    8] Statistiques internes d’Auroville, 2002, communiquées par Julien Aldeguer.

    9] Interview de G. Lachaud, doc. cit.

    10] Interview de la petite Mirabelle par Olivier Barbin et Hélène Bannier, dans Auroville, là où commence…, doc. cit.

    11] Archives de l’Unesco, dossier CLT/CS/box 11 : Auroville Asia : 30 juillet 1987, rapport d’Eric Vanhelsuwe et d’Elisabeth Smit ; et Auroville, là où commence…, doc.
    cit.

    12] Interview de G. Lachaud, doc. cit.

    13] Auroville, là où commence…, doc. cit.

    14] Archives de l’Unesco, dossier CLT/CS/box 11 : Auroville Asia : lettre du 11 octobre 1976, d’E. Pouchpa Dass à Pierre Etevenon, président d’« Auroville International France ».

    15] Pavillon de France Auroville, op. cit.

    16] Interview d’Hélène Bannier, 16 octobre 2006.

    17] Interview de G. Lachaud, doc. cit.

    18] Ibid.

    19] Auroville, là où commence…, doc. cit.

    20] Statistiques internes d’Auroville, 2002, communiquées par Julien Aldeguer.

    21] Interview de G. Lachaud, doc. cit.

    22] Interview d’Hélène Bannier, doc. cit.

    23] Interview de G. Lachaud, doc. cit.

    24] Interviews de G. Lachaud et H. Bannier, docs. cit.

     



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