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    Maria Immacolata Macioti - Orazio Maria Valastro (a cura di)

    M@gm@ vol.10 n.2 Maggio-Agosto 2012

    GÜNTER GRASS, PELER L’OIGNON DU SOUVENIR


    Aurélie Renault

    arenault@ac-aix-marseille.fr
    Professeur de Lettres Modernes, a soutenu en 2010 une thèse sur « Les Paradoxes du Mal » dont la dernière section est consacrée à une comparaison entre Jonathan Littell et Günter Grass.


    En 1959, Günter Grass publie le Tambour et ébranle les consciences allemandes qui avaient cherché à oublier, refouler leur responsabilité directe ou indirecte. Pour traduire la violence de son siècle, Grass mélange les styles, s’amusant à choquer son lecteur tant du point de vue de la forme que du fond – de nombreuses scènes semblent avoir pour vocation de gêner le lecteur. Une partie de la critique va alors le surnommer le « pornographe » mais pour la majorité de son public national et international, Grass demeure le symbole de la « mauvaise conscience » allemande, celui qui cherche à garder les consciences en éveil. Aussi, lorsque Günter Grass, prix Nobel de littérature, dit, en 2006, s’être engagé volontairement dans la jeunesse hitlérienne, la réaction d’une partie du public est-elle violente : à cause de ses actions passées, Günter Grass aurait, dit-on, mérité qu’on lui enlève son prix Nobel [1], alors même que son aveu n’ôte rien à la qualité de ses œuvres et que ces dernières restent engagées et ne cessent de dénoncer les systèmes totalitaires…Cette révélation semble presque effacer le fait que, suite à la parution du Tambour et à son engagement politique du côté du SPD, Grass a été perçu par le journal d’extrême droite Deutsche Wochenzeitung en 1967, d’après Olivier Mannoni, comme le « barde des intérêts israéliens (…). Aucun nationaliste israélien n’aurait pu s’engager pour son pays avec plus de force que ne l’a fait Günter Grass. » [2] Voilà désormais que, pour s’être engagé délibérément dans la jeunesse hitlérienne, Grass passe presque pour un antisémite, pire, un homme qui aurait fait semblant, ces années durant, de défendre les justes causes. Le passé nazi de Grass n’était pourtant pas inconnu puisque nous pouvons lire dans Günter Grass, tambour battant contre l’oubli de Thomas Serrier, publié trois ans avant les « révélations » de l’auteur ceci :

    Dès avant la guerre, à l’âge des jeux d’enfance, Grass, gamin à la fois consentant et manipulé, est pris dans l’engrenage totalitaire : Jungvolk national-socialiste à dix ans, Jeunesse hitlérienne à quatorze, troupe auxiliaire de la Luftwaffe à quinze, service du travail obligatoire à seize – parcours classique de tout garçon allemand sous le IIIème Reich. [3]

    Le parcours de Grass est perçu comme « classique » en 2003, sa volonté se voit subsumée par la volonté du Reich ; le jeune homme subit plus qu’il ne souhaite les événements qui lui arrivent. Olivier Mannoni, dans Günter Grass, l’honneur d’un homme, présente également l’enrôlement de Grass comme la conséquence de l’aliénation que fait subir le régime aux jeunes gens : « Le jeune Günter n’échappe guère à la mise au pas. (…) Dire qu’il a été « nazi » durant son enfance ou son adolescence n’aurait cependant aucun sens. C’était un gamin parmi des millions d’autres, soumis au port de l’uniforme, aux défilés, à la musique militaire depuis une loi de 1936 rendant obligatoire l’adhésion de l’ensemble de la population aux organisations du parti [4]. » Le participe « soumis » s’inscrit au sein d’un champ lexical de l’aliénation qui dominera les premiers chapitres de cette biographie.

    Or, dès lors que dans son autobiographie Grass va affirmer s’être enrôlé « volontairement » et avoir admiré Hitler, dès lors que toute manipulation extérieure, que toute Autorité s’efface et que Grass se présente comme responsable, « coupable » – pour reprendre la terminologie juridique qu’il utilise dans l’œuvre – beaucoup de lecteurs sont choqués [5] : Grass passait jusqu’alors pour un humaniste. Toutefois, l’engagement passé de Grass auprès des nazis n’enlève rien à ses actions, c’est bien lui qui a lutté « contre l’oubli. Contre les phénomènes de résilience de ses contemporains, c’est-à-dire leur capacité d’absorber le choc moral et matériel du nazisme (…) » [6] Grass n’a jamais voulu qu’on le considère comme la « conscience morale » de l’Allemagne [7], à la surprise de ses biographes et nous comprenons désormais pour quelles raisons. D’aucuns reprochent à Grass d’avoir attendu trop longtemps [8] pour révéler la dimension volontaire de son enrôlement.

    Dans son autobiographie, Häuten der Zwiebel, en français Pelures d’oignon, Günter Grass insiste sur la honte qui a délibérément muselé sa mémoire ; il épluche son passé, comme il éplucherait un oignon, les couches les plus ensevelies sont appelées à être mises à la surface, quand bien même elles déclenchent les pleurs de l’autobiographe :

    Wenn ihr mit Fragen zugesetzt wird, gleicht die Erinnerung einer Zwiebel, die gehäutet sein möchte, damit freigelegt werden kann, was Buchstab nach Buchstab ablesbar steht : selten eindeutig, oft in Spiegelschrift oder sonstwie verrältselt. Unter der ersten, noch trocken knisternden Haut findet sich die nächste, die, kaum gelöst, feucht eine dritte freigibt, unter der die vierte, fünfte warten und flüstern. Und jede weitere schwitzt zu lang gemiedene Wörter aus, auch schnörkelige Zeichen, als habe sic hein Geheimniskrämer von jung an, als die Zwiebel noch keimte, verschlüsseln wollen. [9]

    La métaphore filée de l’oignon va se déployer tout au long de l’œuvre. Grass nous le dit d’emblée, un souvenir n’est pas « univoque », il ne peut être interprété d’une seule et unique façon tant le moi d’aujourd’hui diffère du moi d’autrefois ; en outre, le souvenir avance masqué, il est « crypté » : aussi Grass nous montrera-t-il au cours de son autobiographie que nous savions, au fond, beaucoup de choses sur son passé mais que ces choses avaient été dites de façon cryptée, Grass ayant utilisé le procédé de transposition [10]: Au fur et à mesure que se déploie ou plutôt que se pèle le souvenir – l’acte de peler étant plus dur que celui d’évoquer –, les mots sortent difficilement car ils recouvrent une vérité cachée, une chose jusqu’alors innommable, les mots ont été trop longtemps «évités », car porteurs de scandale :

    Noch während der letzten Jahre der Freistaatzeit – ich zählte zehn – wurde der Junge meines Namens durchaus freiwillig Mitglied des Jungvolks, einer Aufbauorganisation der Hitlerjugend [11].

    L’adverbe « freiwillig » – « volontairement » – insiste sur la pleine liberté de ce jeune volontaire… Soixante ans après les faits, Günter Grass regrette son enrôlement et cherche à prendre des distances avec ce jeune homme de dix-sept ans qu’il était en utilisant souvent la troisième personne du singulier ou des périphrases comme « le garçon qui portait mon nom » pour instaurer une certaine distance entre lui et son passé. Pierre Deshusses résume ainsi la participation de Grass au nazisme telle qu’elle est dévoilée au lecteur dans Pelures d’oignon :

    Grass s’est laissé séduire par les sirènes du national-socialisme, il s’est nourri de la propagande qui passait avant les films au cinéma, il a applaudi aux exploits de la marine allemande, il a admiré ses héros. Il avait douze ans. Grass ne s’invente pas une enfance de génie précoce et admirablement lucide. Après un passage, en 1937, dans la Jungvolk, subdivision de la Jeunesse hitlérienne pour les plus jeunes, il s’engage dans le service armé, est affecté à une batterie antiaérienne comme auxiliaire de la Luftwaffe, puis au Service du travail du Reich, avant son incorporation comme « fantassin porté » dans la Waffen SS, en 1942. Même s’il ne s’agit pas de la Waffen SS dite « à tête de mort » apparue en 1939 mais du corps militaire créé en 1926, le mot a une charge qui n’est pas seulement symbolique, et Grass ne cherche pas à éluder sa responsabilité [12].

    Grass avait prévenu ses lecteurs, un an avant la sortie de son autobiographie : celle-ci devait se faire « protestation contre la prétention à l’existence d’une seule vérité. Il y a plusieurs vérités [13]. » Il est tout aussi bien vrai que Grass s’est engagé volontairement auprès des nazis, tout comme il n’en demeure pas moins vrai que cet homme de gauche s’est battu par la suite contre toute forme de totalitarisme. Pelures d’oignon rompt avec une approche manichéenne de l’œuvre de Grass qui voudrait qu’il soit du côté des « gentils » pour conspuer un monde de méchants : ni méchant, ni bon, Günter Grass se présente avant tout comme un homme et son héros de 1959, Oscar, ne voulait pas plus que son créateur être considéré comme un résistant, voire comme un homme bon.

    Afin de souligner la façon dont Grass jongle avec la Mémoire et l’imagination, nous montrerons qu’il cherche, à partir de la métaphore de l’oignon, à mettre en place un véritable pacte autobiographique. Nous verrons ensuite que ce pacte est un peu mis à mal par la distance qu’il instaure entre son Moi passé et son Moi présent. Enfin, le concept de co-responsabilité viendra réconcilier Imagination et Mémoire dès lors que toutes deux se mettent au service de la dénonciation du Mal.

    Le pacte autobiographique

    En écrivant son autobiographie, Günter Grass s’engage à dire la vérité, même si celle-ci n’est pas aisée à dire et qu’elle lui vaut les reproches d’une partie de son lectorat.

    Le « je » qui s’adresse au lecteur inconnu n’est pas une créature de fiction, mais un individu réel, qui signe de son nom, s’engage à dire – plus ou moins – la vérité, provoque ses contemporains et la postérité à assister au spectacle de sa vie pour les édifier, les instruire, mais aussi pour s’expliquer, se justifier devant eux et les séduire. [14]

    Pelures d’oignon constitue bien une « provocation » du lecteur, provocation qui vise à voir quel jugement celui-ci portera sur Grass et son œuvre une fois la vérité dite : l’engagement si connu de l’auteur sera-t-il nié, considéré comme un mensonge ? Ou au contraire, le lecteur comprendra-t-il que l’engagement de Grass s’explique justement par le fait qu’ayant été un « jeune nazi », s’étant fourvoyé par le passé, Grass refuse de se tromper de nouveau, de laisser des régimes totalitaires dominer certains pays sans réagir de quelque manière que ce soit ? Provoquer le lecteur revient à dire ce que ce dernier ne voudrait pas entendre, montrer qu’un homme considéré comme exemplaire et bon a pu commettre le mal « volontairement » et ainsi juger de la réaction des lecteurs. Grass aime susciter une onde de choc, réveiller les consciences. En nous appelant à réfléchir sur cette période de sa vie, il nous interroge : qu’aurions-nous fait ? C’est pourquoi Philippe Lejeune affirme que l’écriture autobiographique pousse le lecteur à réfléchir « sur sa propre identité » [15] et ainsi peut-être à remettre en question l’idée que tout lecteur se fait de lui-même, à savoir que dans ce monde en noir et blanc que décrit trop souvent la réalité romanesque, il aurait fait partie des « gentils ». L’une des fonctions de l’autobiographie consiste à redéfinir le réel, le sortir de ce bipartisme en noir et blanc auquel semble le vouer les œuvres de fiction. Pelures d’oignon nous « édifie » en nous poussant à sortir de cette vision manichéenne du monde et en nous encourageant à voir que le « Moi » est multiple dans le temps et si changeant qu’aucun adjectif ne peut vraiment le qualifier. Comme le dit Philippe Lejeune, pour l’autobiographe il s’agit aussi de « justifier » ses actes, tout en séduisant le lecteur. Ici, la séduction ne passe pas par la relation de faits qui se veulent choquants de par l’exercice de la liberté de leur acteur mais par le style sobre – ce qui est rarement le cas dans ses romans…– et métaphorique à la fois utilisé par Grass. Ce style accompagne une « justification » : qu’est-ce qui a encouragé le jeune Günter à s’engager dans la Waffen SS ? La vérité n’est pas aisée à dire. Grass file la métaphore de l’oignon qu’il pèle jusqu’à ce que les couches les plus douloureuses, les plus cachées se fassent jour, afin que le sentiment de honte trop longtemps dissimulé ressurgisse et lui donne l’occasion de se faire à lui-même son propre procès :

    Sobald ich mir den Jungen von einst, der ich als Dreizehnjähriger gewesen bin, herbeizitiere, ihn streng ins Verhör nehme und die Verlockung spüre, ihn zu richten, womöglich wie einen Fremden, dessen Nöte mich kaltlassen, abzuurteilen, sehe ich einen mittelgroßen Bengel in kurzen Hosen und Kniestrümpfen, der ständig grimassiert. Er weicht mir aus, will nicht beurteilt, verurteilt werden. Er flüchtet auf Mutters Schoß. Er ruft : »Ich war doche in Kind nur, nu rein Kind…« Ich versuche, ihn zu beruhigen, und bitte ihn, mir beim Häuten der Zwiebel zu helfen, aber er verweigert Auskünfte, will sich nicht als mein frühes Selbstbild ausbeuten lassen. Er spricht mir das Recht ab, ihn, wie er sagt, »fertigzumachen «, und zwar »von oben herab » [16] .

    Le lexique de la justice parcourt le livre, comme si Grass voulait mettre en œuvre son propre procès alors même qu’il ne reste, comme il le dit lui-même, plus aucune trace de son passé nazi. A soixante-dix-huit ans, il aurait pu choisir de se taire et de laisser enfoui sous les couches de l’oignon ce qui est, à ses yeux, resté trop longtemps un secret. « Verhör » (interrogatoire), « richten » (juger), « abzuurteilen » (condamner)…

    « Je est un autre »

    le champ lexical de la justice est bien là mais la personne qui est jugée n’est pas la même que celle qui condamne. Günter Grass se dédouble en juge et en coupable mais n’omet pas de restituer l’âge du coupable d’alors – treize ans – et d’insister – en décrivant une réaction de peur face au regard sévère qu’il porte sur le jeune garçon qu’il était alors – sur sa réaction enfantine qui le pousse à rechercher du réconfort auprès de sa mère…La proposition restrictive « Ich war doche in Kind nur, nu rein Kind » (« je ne suis qu’un enfant, qu’un enfant ») souligne l’écart entre l’enfant et l’adulte, un enfant n’étant, dans le discours de Grass, pas capable de prendre les bonnes décisions. Cet enfant se laisse séduire par le discours nazi. L’enfant qu’il était refuse d’être interrogé et surtout perçu, analysé comme un « frühes Selbstbild » (autoportrait précoce ») de l’autobiographe. Le substantif « Selbstbild » – dérivé de « bild » qui signifie « l’image, la représentation » mais aussi « l’impression », « l’idée », « le reflet » – renforce l’écart entre la réalité et sa représentation au sein d’un « Bild ». Grass semble réactiver la dimension illusoire, fausse du « Bild » en utilisant l’adjectif « frühes » : l’autoportrait qu’il propose de dresser ne peut être considéré comme valide car il renvoie à un « Moi » encore inachevé qui ne correspond plus au « Moi » présent et qui ne présente avec ce dernier que de lointaines ressemblances. Nous comprenons alors les réticences de cet enfant à se livrer, de peur d’être « démoli », déconsidéré. Cet enfant aux prises avec Grass adulte, cet enfant que l’on s’apprête à « démolir » « d’en haut » n’est autre que Grass et la personne qui s’attaque à son intégrité n’est pas seulement lui-même, ou plutôt cette personne met en abyme la figure du lecteur qui s’apprête à juger Günter Grass ou à le méjuger, en tout cas à changer de regard sur lui, ce qui ne peut que l’effrayer.

    En adoptant un regard surplombant sur son passé, Grass tente de le dominer. En se divisant en deux instances, l’une figurant son Moi d’enfant, l’autre son Moi présent, Grass instaure un écart entre son passé et son présent afin que l’un et l’autre ne puissent être confondus par le lecteur. Ce regard si particulier est celui du stylite [17] … Très vite le pronom personnel «er » laisse place à « ich » : il s’agit pour Grass d’endosser la pleine responsabilité de ses actes et de donc de se décrire comme un jeune nazi :

    Aber das Belasten, Einstufen und Abstempeln kann ich selber besorgen. Ich war ja als Hitlerjunge ein Jungnazi. Gläubig bis zum Schluß. Nicht gerade fanatisch vorneweg, aber mit reflexhaft unverrücktem Blick auf die Fahne, von der es hieß, sie sei »mehr als der Tod«, blieb ich die Reih und Glied, geübt im Gleichschritt. Kein Zweifel kränkte den Glauben, nichts Subversives, etwa die heimliche Weitergabe von Flugblättern, kann mich lasten. Kein Göringwitz machte mich verdächtig. Vielmehr sah ich der Vaterland bedroht, weil von Feinden umringt. [18]

    Grass se fait juge de lui-même. C’est à l’aide de phrases courtes qu’il nous livre une vérité crue à même de choquer certains de ses lecteurs. Grass se décrit comme un jeune nazi type et ne cherche pas à passer pour un dissident. C’est probablement grâce à ce regard qui se veut objectif que Grass parvient à circonscrire ce qui l’a poussé à s’engager : un contexte familial singulier fondé sur la haine du père – que nous ne nous attacherons pas à développer ici –, ou encore la propagande qui conduit les enfants à s’identifier aux héros de guerre.

    Grass ne peut qu’émettre des hypothèses sur les causes de son engagement tant l’écart temporel qui sépare le jeune homme qu’il était alors de l’homme qu’il est désormais lui semble grand. De même qu’il ne peut véritablement recréer le passé, il ne peut enfiler l’enveloppe corporelle et spirituelle de son Moi d’autrefois, il ne peut véritablement comprendre. Il lui faut se contenter d’émettre des hypothèses : a-t-il voulu devenir un héros ? S’est-il voulu fervent défenseur d’une Patrie qu’il admire grâce à la Propagande ? A-t-il voulu fuir un père qu’il méprise en partie parce que ce dernier a été jugé inapte à être envoyé au front ? Réfléchir aux origines du Mal, même sans trouver de véritable réponse lui permet d’assumer davantage son appartenance passée à la Jeunesse hitlérienne.

    En pelant métaphoriquement l’oignon du souvenir, Grass se souvient de ce qui l’a poussé à s’engager dans l’armée – les motifs personnels se trouvaient renforcés par la propagande – mais il se souvient aussi de sa passivité face à des événements comme la nuit de cristal ou encore face à l’effacement de sa famille cachoube : pourquoi ne parlait-on plus et ne fréquentait-on plus cette branche de la famille ? Aucune question n’a effleuré son esprit, idée qui renforce sa culpabilité :

    Der von Mutters Seite her kaschubische Teil der Verwandtschaft und deren stubenwarmes Gebrabbel schien – von wem ? – verschluckt zu sein.
    Und auch ich habe, wenngleich mit Beginn des Krieges meine Kindheit beendet war, keine sich wiederholenden Fragen gestellt.
    Oder wagte ich nicht zu fragen, weil kein Kind mehr ?
    Stellen, wie im Märchen, nur Kinder die richtigen Fragen ?
    Kann es sein, daß mich Angst vor einer alles auf den Kopf stellenden Antwort stumm gemacht hat ?
    Das ist die winzigtuende Schande, zu finden auf der sechsten oder siebten Haut jener ordinären, stets griffbereit liegenden Zwiebel, die der Erinnerung auf die Sprünge hilft. Also schreibe ich über sie Schande und die ihr nachhinkende Scham. Selten genutzte Wörter, gesetz im Nachholverfahren, derweil mein mal nachsichtiger, dann wieder strenger Blick auf einen Jungen gerichtet bleibt, der kniefreie Hosen trägt, allem, was sich verborgen hält, hinterdreinschnüffelt und dennoch versäumt hat, «warum » zu sagen. [19]

    L’indéfini « keine » – « aucune » – souligne le regard désapprobateur que Grass adulte porte sur l’attitude qu’il a pu adopter plus jeune : il n’a posé aucune question, alors même qu’il tenait initialement à cette partie disparue de la famille. Les questions, dans le présent de l’écriture, se multiplient, comme pour compenser cette absence de questionnement qui désormais mine l’auteur-narrateur. La première hypothèse formulée consiste à dire que seuls les enfants sont capables de poser des questions parce que, innocents, ils sont incapables d’en mesurer les conséquences, de voir ce qu’une question peut avoir de dangereux. La question fondamentale, « Warum ? », n’est pas une seule fois posée par le jeune homme alors même qu’elle aurait pu lui permettre de ne pas s’engager dans l’armée et ainsi de ne pas porter des années durant le poids d’une culpabilité qui a attendu soixante ans pour trouver les mots…Grass se dit coupable de nazisme et n’hésite pas à se faire un procès à lui-même, jouant ainsi le rôle du procureur :

    Aber das Belasten, Einstufen und Abstempeln kann ich selber besorgen. Ich war ja als Hitlerjunge ein Jungnazi. Gläubig bis zum Schluß. Nicht gerade fanatisch vorneweg, aber mit reflexhaft unverrücktem Blick auf die Fahne, von der es heiß, sie sei « mehr als der Tod », blieb ich in Reih und Glied, geübt im Gleichschritt. Kein Zweifel kränkte den Glauben, nichts Subversives, etwa die heimliche Weitergabe von Flugblättern, kann mich entlasten. Kein Göringwitz machte mich verdächtig. Vielmehr sah ich das Vaterland bedroht, weil von Feinden umringt. [20]

    « Hitlerjunge », « Jungnazi», telles sont les définitions que Grass propose de lui-même. Le nazisme est présenté comme une religion à laquelle croit fermement le jeune homme, comme le souligne le substantif « Gläubig». Fidèle parmi les fidèles, le jeune Grass en vient même à adopter la posture type du jeune nazi, insistant sur son regard – fixé sur le drapeau nazi, – sa posture – le garde-à-vous – et sa façon de marcher. Autant de représentations qui renvoient le lecteur aux images de l’époque et qui le laissent perplexe : comment concilier l’image du Grass engagé, du Grass symbole d’une Allemagne en proie à la culpabilité collective, mais surtout l’image de l’auteur du Tambour et cette image de jeune nazi ? Le Moi évolue au fil du temps, il est multiple, changeant et c’est sur ce point que Grass veut attirer notre attention lorsque par moments pour parler de son personnage jeune il emploie la troisième personne du singulier, comme pour le mettre à distance, comme pour montrer que si ce personnage fut lui, ce n’est désormais plus lui…Déjà, dans le Tambour, la narration était prise en charge par un personnage, Oscar, qui lui aussi alternait les pronoms « ich » et « er » pour parler de lui. Thomas Serrier y voit une façon pour le « ich » de faire endosser sa culpabilité par un « er », « Grass mime les stratégies de défense psychique observées par ses contemporains [21] », ou peut-être cherchait-il déjà à se défendre lui-même contre son passé.

    Non seulement dans le passage que nous venons de citer Grass se pose en jeune nazi mais en plus il insiste sur ce qui a pu être considéré comme une qualité à l’époque mais qui de nos jours l’accable, à savoir le fait qu’il ait pu se comporter en jeune nazi modèle au sens où pas une fois il n’a résisté, ne serait-ce qu’en utilisant la forme minimale de la résistance, à savoir la « blague »…. Grass s’est positionné du côté du Mal aux yeux de la doxa – comme le prouve la réaction offusquée du grand public – au sens où il s’est engagé dans l’armée nazie de son plein gré. Il se trouve qu’il est Allemand. Aurait-il été Français, la doxa n’aurait pas réagi de façon si virulente. Grass n’a pas tenu de propos antisémites dans ses écrits, contrairement à Céline. Il reconnaît certes avoir insulté des Juifs dans un camp de rééducation mais il semble que cette attitude soit plus la conséquence de l’effet de groupe qu’autre chose.

    La co-responsabilité face au Mal

    Le jeune Grass n’a certes pas posé de questions, a refusé de voir, de savoir, mais il se sent responsable de ce qui a eu lieu, quand bien même il n’a pas participé de façon active à la Solution finale :

    Zwar war während der Ausbildung zum Panzerschützen, die mich den Herbst und Winter lang abstumpfte, nichts von jenen Kriegsverbrechen zu hören, die später ans Licht kamen, aber behauptete Unwissenheit konnte meine Einssicht, einem System eingefügt gewesen zu sein, das die Vernichtung von Millionen Menschen geplant, organisiert und vollzogen hatte, nicht verschleiern. Selbst wenn mit tätige Mitschuld auszureden war, blieb ein bis heute nicht abgetragener Rest, der allzu geläufig Mitverantwortung genannt wird. Damit zu lebenist für die restlichen Jahre gewiß [22].

    Dès lors qu’il a participé au « système » d’extermination en entrant en guerre du côté nazi, Grass se sent responsable. Jeune, il n’a pas mesuré les implications de ses actions. L’écart entre le jeune homme irresponsable et l’auteur responsable et empli de honte ne cesse de se creuser tout au long de l’œuvre. La culpabilité va de paire avec la responsabilité et Grass ne peut qu’ouvrir le chapitre « ce qui s’est encapsulé » sur ce thème. La métaphore de l’encapsulement, de ce qui reste coincé dans la bouteille, au fin fond de la mémoire, renvoie au processus de refoulement. C’est en pelant l’oignon du souvenir, en dépliant les métaphores que Grass parvient à faire ressurgir ce refoulé, ce qui s’est encapsulé en lui et qu’il doit maintenant mettre au jour, à savoir, nous l’avons dit, son engagement volontaire dans l’armée nazie, engagement qui conduit Grass vieillissant à se poser en homme responsable, assumant ses actes et culpabilisant au possible à la fois parce que son engagement était volontaire et parce qu’il a gardé trop longtemps le secret de cet engagement volontaire:

    Ein Wort ruft das andere. Schulden und Sschuld. Zwei Wörter, son ah beieinander, so fest im Nährboden der deutschen Sprache verwurzelt, doch ist dem erstgenannten mit Abzahlung – und sei es in Raten, wie es die Pumpkundschaft meiner Mutter tat – abmildernd beizukommen ; die nachweisbare wie die verdeckte oder nur zu vermutende Schuld jedoch bleibt. Immerfort tickt sie und ist selbst auf Reisen ins Nirgendwo als Platzhalter schon da. Sie sagt ihr Sprüchlein auf, fürchtet keine Wiederholungen, läßt sich gnädig auf Zeit vergessen und überwintert in Träumen. Sie bleibt als Bodensatz, ist als Fleck nicht zu tilgen, als Pfütze nicht aufzulecken. Sie hat von früh auf gelernt, gebeichtet in einer Ohrmuschel Zuflucht zu suchen, sich als verjährt oder längst vergeben kleiner als klein, zu einem Nichts zu machen, und steht dann doch, sobald die Zwiebel Pelle nach Pelle geschrumpft ist, dauerhaft den jüngsten Häuten eingeschrieben : mal in Großbuchstaben, mal als Nebensatz oder Fußnote, mal deutlich lesbar, dann wieder in Hieroglyphen, die, wenn überhaupt, nur mühsam zu entziffern sind. Mir gilt leserlich die knappe Inschrift : Ich schwieg. Weil aber so viele geschwiegen haben, bleibt die Versuchung groß, ganz und gar von eigenen Versagen abzusehen, ersatzweise die allgemeine Schuld einzuklagen oder nur uneigentlich in dritter Person von sich zu sprechen : Er war, sah, hat, sagte, er schwieg…Und zwar in sich hinein, wo viel Plat zist für Versteckspiele. [23]

    Günter Grass associe deux mots phonétiquement et sémantiquement proches, ayant la même racine et renvoyant tous deux à ce que l’on doit à autrui. Ces mots induisent une posture d’infériorité vis-à-vis d’autrui qui se traduit pour la Schuld par la posture du débiteur et pour la Schulden par celle du coupable. C’est là que s’instaure un premier écart entre Schuld et Schulden : il est possible de rembourser la Schuld mais rien ne permet d’effacer la Schulden : le passé ne peut s’effacer, il laisse une trace, aussi minime soit-elle. C’est autour de cette trace que Grass va multiplier les métaphores. Il lui est impossible de se débarrasser de la culpabilité, comme le monte la métaphore du tic-tac, comme si la culpabilité était devenue une sorte d’horloge interne, comme si elle lui était inhérente. La culpabilité se confond bien avec le refoulé puisqu’elle tend à se faire oublier, à disparaître dans le « Nirgendwo » (« Nullepart ») pour apparaître ensuite dans les rêves. Les métaphores la caractérisant ont trait à la tache, au « Fleck » (« dépôt ») que l’on est dans l’impossibilité d’effacer : la culpabilité, bien qu’enfouie au plus profond du Moi, est appelée à resurgir. Le difficile travail de remémoration se voit désigné par la métaphore redondante de l’oignon pelé, acte qui ne va pas sans poser quelques difficultés à l’autobiographe. Trois attitudes sont alors possibles, en appeler au passé, à la distanciation temporelle et faire alors porter la faute sur le Moi d’autrefois, bien différent du Moi présent ; ou alors en appeler à la culpabilité collective, ce qui est une façon de dissoudre sa propre culpabilité ; enfin, il est possible d’endosser sa part de responsabilité en disant clairement les choses, clarté qui ne peut passer que par l’utilisation du pronom personnel « ich » en lieu et place de « er » : l’auteur s’est bien rendu coupable de silence et d’aveuglement face au Mal. Certes, la tentation est grande d’opter pour la première attitude et de poser l’écart temporel entre moi passé et moi présent comme irrémédiable, et il arrivera plusieurs fois dans l’œuvre que le « moi » passé fasse figure de personnage désigné à l’aide de «er», mais dès lors qu’il s’agit de se dire responsable, d’assumer ses actes, l’autobiographe utilise volontiers « ich », atteignant alors, à en croire Hegel, la destination de l’homme.

    Selon Paul Ricœur, la mémoire a une « ambition véritative » [24] Or, la Mémoire telle qu’elle se manifeste dans l’acte du « témoignage » remplit mal sa fonction « véritative »…Le témoignage comporte des failles. Il est, par essence, incomplet en ce qu’il témoigne d’une vérité individuée qui n’est peut-être pas LA vérité historique. Günter Grass, dans son autobiographie, poursuit cette « ambition véritative » de la Mémoire, tout en croisant cette dernière avec l’Imagination : il sait bien que sa mémoire est faillible et il lui est plus aisé, pour dire le vrai, de se faire lui-même personnage de fiction et d’utiliser le pronom personnel « er » dans les passages où il combat contre les Alliés. Ce procédé permet non seulement une mise à distance qui souligne le fait que le Moi est capable d’évoluer mais aussi une sorte de déresponsabilisation de l’auteur qui se fait narrateur en cas d’une erreur dans la trame narrative – erreur due à une faille de la Mémoire.

    Il est difficile de peler l’oignon du souvenir, celui-ci fait remonter à la surface des souvenirs douloureux, responsables de la culpabilité du « Moi » présent. Déjà, dans Le Tambour, l’oignon se faisait métaphore du souvenir enfoui, de celui que l’on cherche à oublier mais dont le récit libère. La cave aux oignons ne désemplissait pas tant le refoulé est omniprésent dans la société d’après-guerre. En pelant son oignon, Grass se fait juge de lui-même pour conclure à une culpabilité nécessaire à la mise en place du concept de co-responsabilité qu’il entend partager avec ses contemporains.

    Notes

    1] Voir, 18.08.2006, https://tf1.lci.fr/infos/monde/0,,3324172,00-nazisme-polemique-entre-prix-nobel-.html: «Les révélations de Günter Grass n'en finissent plus d'alimenter la controverse outre-Rhin. Le dirigeant historique du syndicat Solidarité et prix Nobel de la Paix, Lech Walesa, a annoncé vendredi qu'il envisageait de renoncer à sa citoyenneté d'honneur de la ville de Gdansk, afin de ne pas partager ce titre honorifique avec l'écrivain allemand. Le prix Nobel de littérature 1999 n'a en effet dévoilé que la semaine dernière avoir brièvement appartenu aux Waffen-SS en 1945. (…) La Fédération des expulsés allemands (BdV) a également appelé Günter Grass à verser la totalité des recettes issues des ventes de son autobiographie aux victimes du nazisme en Pologne, "comme geste de réconciliation", a estimé la présidente de la BdV, Erika Steinbach. L'écrivain allemand Günter Grass a évoqué longuement jeudi soir dans une interview à la télévision son "aveuglement" de très jeune Allemand pour le régime nazi et Adolf Hitler, en assurant qu'il "n'avait pris part à aucun crime" dans la Waffen SS. Cette phase honteuse "était enfouie en moi" et "m'a toujours obsédé", a-t-il dit, reconnaissant qu'il en parlait "très tard ou trop tard". Le désir d'être "un héros a peut-être joué un rôle" dans l'engagement militaire, mais aussi la volonté de fuir "l'étroitesse du logement familial", a dit l'écrivain engagé depuis soixante ans à gauche et proche du Parti social-démocrate (SPD). » Voir aussi, La république des lettres, 16.08.2006 : https://www.republique-des-lettres.fr/1275-gunter-grass.php, après avoir évoqué le désir de certains hommes politiques d’ôter à Grass son prix Nobel, l’éditorialiste nous fait part de la réponse de Grass à ses détracteurs : « « Ce que je vis en ce moment donne l'impression que l'on veut remettre a posteriori en question ce qui a fait les dernières années de ma vie. Et ces dernières années de ma vie ont été notamment marquées par cette honte", a-t-il expliqué lundi 14 août lors d'une émission littéraire sur une chaîne de télévision allemande. Il demande que les commentateurs qui le jugent aujourd'hui lisent d'abord avec attention son livre, qu'il a mis trois ans à rédiger, car la réponse se trouve dedans. Pour lui, il a fallu toutes ces années pour qu'il puisse véritablement faire son examen de conscience et trouver la forme littéraire autobiographique qui convenait pour exprimer son stupide comportement à l'âge de 16/17 ans; comportement qui précisément a ensuite dicté ses prises de position en tant qu'écrivain et en tant que citoyen, dit-il. » Nous travaillerons justement sur les spécificités de l’autobiographie de Grass. 
    2] Cité par Olivier Mannoni, Günter Grass, L’honneur d’un homme, Bayard, 2000, 556 pp. P.245.
    3] Thomas Serrier, Günter Grass, Tambour battant contre l’oubli, Belin, 2003, 213 pp. P.22.
    4] Olivier Mannoni, Günter Grass, l’honneur d’un homme, op.cit, p.26.
    5] Dans Essais de critique, « Du manque de confiance en soi de l’écrivain bouffon de cour eu égard à l’inexistance desdites cours», Günter Grass avait fait allusion à son passé de façon indirecte : « un Willy Brandt prête aujourd’hui une oreille intense et exténuée aux écrivains qui daignent lui révéler des fautes commises autrefois (…) », p.61.
    6] Ibid, op.cit, p.13.
    7] Voir Günter Grass, Essais de critique, 1957-1985, « Du manque de confiance en soi » : « (…) il y a suffisamment d’écrivains, connus ou inconnus, qui loin de prendre sur eux la prétention d’être « la conscience de la nation », savent à l’occasion renverser leur bureau et vaquer à des bricoles démocratiques. » P.68.
    8] Jacques-Pierre Amette, dans « une bien facile vengeance » in le Monde du 26 août 2006 critique ainsi les détracteurs de Grass: « Et, bien sûr, depuis son aveu du 12 août dernier, nombre de voix s’élèvent pour ôter à Grass sa couronne de lauriers et réviser à la baisse sa stature morale. Mais quelle bizarre balance a-t-on sortie pour peser Grass ? Pour la faute d’un adolescent, on condamne une œuvre hors norme. Il a menti ! Il a caché !, jubile-t-on. Quelle occasion pour certains de se débarasser de ce tonitruant écrivain. Quelle occasion de pouvoir ainsi froisser une vie entière pour la jeter à la corbeille. (…) On ne brûle plus les livres en Allemagne, mais les bûchers médiatiques fonctionnent parfaitement. Joachim Fest, excellent historien du nazisme, ne comprend pas « comment on peut s’ériger en mauvaise conscience de la nation pendant soixante ans (…) et ne reconnaître qu’aujourd’hui qu’on a soi-même été profondément impliqué ». Ce « profondément impliqué » est charmant quand on sait qu’à partir de 1938 l’adhésion aux Jeunesses hitlériennes était devenue obligatoire et que, fin 1944, on mobilisait jeunes et vieux pour les expédier au front. Quelle tartufferie ! »
    9] Günter Grass, Beim Häuten der Zwiebel, Steidl Verlag, Göttingen, 2006; Traduction : «Quand on le presse de questions, le souvenir ressemble à un oignon qui voudrait être pelé afin que soit dégagé ce qui, lettre après lettre, est là, lisible : rarement univoque, souvent dans une écriture à lire dans le miroir ou crypté d’une quelconque manière. Sous la première peau, qui produit encore un crissement sec, se trouve la suivante, laquelle, à peine détachée, en libère une autre, humide, sous laquelle attendent et chuchotent la quatrième, la cinquième. Et chacune de celle qui vient sur des mots trop longtemps évités, des signes tarabiscotés aussi, comme si quelque faiseur de mystères avait voulu depuis sa jeunesse, à l’époque où l’oignon ne faisait encore que germer, s’envelopper d’un chiffre. » 
    10] Nous apprenons donc que certains faits présents dans le Tambour, dans En Crabe, ou encore dans Les années de chien, sont directement inspirés de ce passé qui choque maintenant ceux qui longtemps avaient pris Grass pour le défenseur des opprimés. Nous apprenons ainsi que l’oncle de l’écrivain a défendu la poste polonaise, tout comme Jan Bronski dans le Tambour, ou encore que Grass a dû, à l’infirmerie, suite à un combat, vérifier que les attributs virils de son caporal étaient bien là 
    11] Günter Grass, Beim Häuten der Zwiebel, op.cit, p.27. Traduction : «Pendant les dernières années de l’Etat libre déjà – j’avais dix ans -, ce fut tout à fait volontairement que le garçon qui portait mon nom devint membre du Jungvolk, subdivision de la Jeunesse hitlérienne pour les jeunes » Günter Grass, Pelures d’oignon, op.cit, p.25.
    12] Pierre Deshusses, « Günter Grass effeuille sa mémoire », in Le Monde, 28 septembfre 2009.
    13] Voir Daniel Vernet, « la littérature, un antipoison contre l’oubli », in Le Monde, 07 octobre 2005.
    14] Dictionnaire des genres et notions littéraires, article « autobiographie », Philippe Lejeune. P.49.
    15] Ibidem.
    16] Günter Grass, op.cit, p.37. Traduction, op.cit, pp.33-34: « Dès que je cite à comparaître le garçon de treize ans que j’étais, que je le soumets à un interrogatoire sévère et que je ressens la tentation de le juger, peut-être même de le condamner comme un étranger dont les misères me laissent froid, je vois un garnement de taille moyenne en culottes courtes et chaussettes au genou qui grimace tout le temps. Il m’esquive, ne veut pas être jugé, condamné. Il se réfugie sur les genoux de sa mère ; il s’exclame : « Mais je n’étais qu’un enfant, qu’un enfant… » J’essaie de le tranquilliser, et je lui demande de m’aider à peler l’oignon, mais il refuse de me donner des renseignements, il ne veut pas se laisser exploiter comme mon autoportrait précoce. Il me dénie le droit de, comme il dit, le « démolir », et cela « d’en haut ». »
    17] Voir Échos picaresques dans le roman du XXe siècle, sous la direction de Françoise Lavocat, Neuilly, Atlande, « Clefs Concours », 2003, 190 p. « L’idée première de Grass pour le Tambour, dont témoigne un long poème épique daté de 1951, Le Stylite, avait été d’imaginer un ermite immobile perché au-dessus de l’agitation des foules, comme l’étaient les stylites des premiers temps chrétiens. » Voir également Essais de critique, op.cit, « Rétrospective du Tambour, ou l’auteur comme témoin suspect », p.93 : « Oskar Matzerath, avant de porter ce nom, apparaissait en stylite. Un jeune homme existentialiste comme le prescrivait la mode du temps. De profession : maçon. Il vivait à notre époque. Sa culture livresque était rudimentaire et fortuite, il était dégoûté du bien-être : presque amoureux de son dégoût. C’est pourquoi il maçonnait au milieu de sa petite ville (qui restait innommée) une colonne sur laquelle il prenait la pose enchaînée. »
    18] Günter Grass, op.cit, Pp.43-44. Traduction, op.cit, p.39: «Mais pour les tares, le répertoire et le pilori, je m’en charge moi-même. Membre de la jeunesse hitlérienne, j’étais un jeune nazi. Croyant jusqu’à la fin. Pas vraiment fanatique, mais le regard immuablement fixé, par réflexe, sur le drapeau, dont on disait qu’il était « plus que la mort », je restais au garde-à-vous et j’étais exercé à marcher au pas. Aucun doute ne venait blesser cette foi, rien de subversif, comme par exemple la distribution de tracts, ne peut me décharger. Aucune blague sur Goering ne me rendait suspect. Je voyais bien plutôt la patrie menacée, encerclée d’ennemis. »
    19] Günter Grass, Beim Häuten der Zwiebel, op.cit, pp.16-17. Traduction : « La partie cachoube de la famille, du côté maternel, et ses borborygmes de cuisine bien chauffée semblaient avoir été engloutis – par qui ?
    Et moi non plus, bien que mon enfance se fût terminée avec le début de la guerre, je ne posai aucune des questions qui se répétaient.
    Ou bien est-ce parce que je n’étais plus un enfant que je n’osai pas questionner ?
    Les enfants sont-ils les seuls, comme dans les contes, à poser les bonnes questions ?
    Est-il possible que j’aie été rendu muet par la peur d’une réponse qui risquait de tout mettre sens dessus dessous ?
    Voilà la honte qui se fait modeste, et que l’on trouve sur la sixième ou septième peau de ce vulgaire oignon toujours à portée de main, qui donne un coup de pouce au souvenir. J’écris donc sur la honte et le remords qui la suit clopin-clopant. Mots rarement utilisés, inscrits dans le processus de rattrapage, tandis que mon regard tantôt indulgent, tantôt sévère reste dirigé sur un jeune garçon qui porte des culottes courtes, va flairer tout ce qui se tient caché et a cependant négligé de demander « pourquoi ». »
    20] Günter Grass, Beim Häuten der Zwiebel, op.cit, traduction, p.39 : « Mais pour les tares, le répertoire et le pilori, je m’en charge moi-même. Membre de la jeunesse hitlérienne, j’étais un jeune nazi. Croyant jusqu’à la fin. Pas vraiment fanatique, mais le regard immuablement fixé, par réflexe, sur le drapeau, dont on disait qu’il était « plus que la mort », je restais au garde-à-vous et j’étais exercé à marcher au pas. Aucun doute ne venait blesser cette foi, rien de subversif, comme par exemple la distribution de tracts, ne peut me décharger. Aucune blague sur Goering ne me rendait suspect. Je voyais bien plutôt la patrie menacée, encerclée d’ennemis. »
    21] Thomas Serrier, Echos picaresques, op.cit, p. 156.
    22] Günter Grass, Beim Häuten der Zwiebel, op.cit, p.127. Traduction, op.cit, p.108. : «Il est vrai que, pendant la formation de fantassin porté qui m’a abruti tout l’automne et l’hiver, on n’entendait rien dire de ces crimes de guerre qui vinrent plus tard à la lumière, mais l’ignorance invoquée n’a pu dissimuler ma conscience d’avoir intégré à un système qui avait planifié, organisé et exécuté l’extermination de millions d’êtres humains. Même si j’ai dû me sortir de la tête l’idée d’une complicité active, il subsiste jusqu’à aujourd’hui ce résidu qui n’est toujours pas liquidé et que l’on appelle trop couramment « coresponsabilité ». Il est certain que je devrai vivre avec cela pour les années qui me restent. »
    23] Günter Grass, Beim Häuten der Zwiebel, op.cit, p.36. Traduction, op.cit, p.33 : « Un mot en appelle un autre. Dette et dettes morales, culpabilité, Schulden et Schuld. Deux mots si proches, si solidement enracinés dans le terroir nourricier de la langue allemande – mais on peut adoucir le premier en remboursant, fût-ce par petits morceaux, comme le faisait la clientèle à crédit de ma mère ; la culpabilité, celle que l’on peut prouver comme celle qui se cache, ou que l’on devine seulement, celle-là reste. Elle poursuit son tic-tac, et même en voyage, elle est déjà dans le Nullepart où elle garde la place au chaud. Elle récite sa petite maxime, ne craint pas les répétitions, se laisse gentiment oublier quelque temps et hiberne dans les rêves. Elle reste comme un dépôt, une tache qui ne se laisse pas effacer, une flaque qu’on ne peut pas lécher. Elle a appris très tôt, confessée, à trouver refuge dans le pavillon d’une oreille, prescrite ou depuis longtemps pardonnée, à se faire plus petite que petite, un néant, et cependant, dès que l’oignon s’est rabougri, pelure après pelure, elle est inscrite durablement dans les plus récentes des peaux : tantôt en majuscules, tantôt en incidente ou en note, tantôt bien lisible, tantôt en hiéroglyphes qui, même si on y arrive, ne sont déchiffrables qu’avec peine. Pour moi, je peux lire la brève inscription : Je me suis tu. Mais comme tant de gens se sont tus, la tentation reste grande de détourner complètement les yeux de sa propre incapacité, d’accuser par substitution la culpabilité générale ou de parler simplement de soi, de façon impropre, à la troisième personne : il était, il a vu, il a dit, il se tut…Et tout cela vers l’intérieur de soi, où il y a beaucoup de place pour les jeux de cache-cache. »
    24] Paul Ricœur, La Mémoire, l’Histoire, l’oubli, p .26.


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