Mémoire Autobiographie Imaginaire
Maria Immacolata Macioti - Orazio Maria Valastro (sous la direction de)
M@gm@ vol.10 n.2 Mai-Août 2012
APPROCHE COMPARATIVE DU NATIONALISME ET DE L’IDENTITE AFRICAINE DANS DEUX RECITS AUTOBIOGRAPHIQUES : BLAME ME ON HISTORY DE BLOKE MODISANE ET THE ELOQUENCE OF THE SCRIBES D’AYI KWEI ARMAH
Kouamé Adou
kouame.adou@sfr.fr
Enseigne les littératures et civilisations de l’Afrique subsaharienne
au département d’anglais de l’Université de Bouaké-La-Neuve en Côte d’Ivoire.
Il est membre associé du laboratoire IDEA (Théorie et pratique de l’Interdisciplinarité
Dans les Etudes Anglophones) de l’université Nancy 2 en France. Il a récemment
publié un ouvrage intitulé La Problématique du genre dans les romans d’Ayi
Kwei Armah (P.U. Nancy, 2011).
Introduction
Dans le contexte de l’évolution des sociétés africaines, l’utilisation du mot « nationalisme » requiert une attention particulière. En effet, en prenant en compte l’histoire générale du continent africain, on se rend compte qu’il peut être ambigu s’il n’est pas défini avec clarté. Sans proposer une définition exhaustive et détaillée de ce concept, on peut le définir, d’une part, comme la volonté d’un peuple de posséder un territoire autonome et d’avoir une identité nationale et, d’autre part, comme le désir d’une nation de dominer d’autres nations voisines ou éloignées. Or, il est pratiquement impossible de parler de « nationalisme » sans faire référence à la « nation » car les deux notions vont de pair. Toutefois, en tenant compte de la prégnance des conflits interethniques et des guerres civiles sur l’ensemble du continent, la question de l’existence des nations africaines peut se poser. En effet, l’identité nationale, qui est le rapport de continuité et de permanence qu’un état peut entretenir avec lui-même à travers la variation de ses conditions d’existence, implique une existence en tant que nation et l’appartenance à un territoire uni. Ainsi, de toute évidence, là où le sentiment d’appartenance à un espace commun est fort, il n’y a pas autant de déchirures que celles qui alimentent l’actualité et l’histoire africaine depuis les indépendances jusqu’à nos jours.
Il est donc difficile d’évoquer de façon pratique l’existence des « nations africaines » en tant que tel. Néanmoins, s’il y a lieu de le faire, il faut préciser que l’état a précédé la nation dans ces pays anciennement colonisés, ce qui signifie que le nationalisme des pays africains est non seulement récent mais qu’il diffère à beaucoup d’égards de celui des pays occidentaux puisqu’il est apparu et a semblé prendre ses racines pendant la lutte pour la décolonisation du continent africain. Il s’agit donc d’un nationalisme en voie de formation dans la mesure où ses contours sont pour l’instant imprécis. Accessoirement, en considérant la situation d’un autre point de vue à partir d’un regard rétrospectif de la situation sociopolitique de l’Afrique, on se rend compte qu’il est nécessaire de s’interroger sur des questions trop tôt jugées caduques depuis la balkanisation de l’Afrique à la conférence de Berlin en 1885 : doit-on souhaiter l’existence des nations africaines ou faut-il, au contraire, envisager avec détermination le projet d’une unité continentale qui serait synonyme d’une renaissance ?
S’articulant sur cette question essentielle, notre étude, qui s’appuie sur l’ambivalence entre les identités locales et nationales et l’identité globale africaine, est une analyse comparative du sentiment d’appartenance dans deux récits autobiographiques. Le premier, Blame Me on History [1] du Sud-africain William Modisane, est écrit dans le contexte de l’Apartheid tandis que le second, The Eloquence of the Scribes [2] du Ghanéen Ayi Kwei Armah, n’a été publié que récemment.
L’essentiel de la création de ces deux écrivains est plus fictionnel qu’autobiographique. Cependant, le choix de faire notre analyse à partir de leurs autobiographies s’explique par notre désir d’aborder leur vision du nationalisme et de l’identité africaine à partir d’un certain nombre d’éléments et de situations concrets plutôt que de perceptions fictives des réalités culturelles et socio-historiques. Par ailleurs, quoiqu’ayant évolué dans des conditions différentes, la vie de ces deux auteurs est marquée par deux formes d’exil dont l’incidence sur leur existence en tant qu’Africains et écrivains est facilement perceptible.
I. Sophiatown, symbole de l’identité noire dans Blame Me on History de Bloke Modisane
Né en 1923 à Sophiatown, dans la banlieue de Johannesburg, William Bloke Modisane est un écrivain sud-africain dont la vie est marquée par la lutte contre l’Apartheid. Il fait partie des hommes de lettres les plus engagés de son époque. S’il n’est pas devenu docteur comme l’avait souhaité sa mère, qu’il appelle affectueusement Ma-Bloke, son œuvre a sans doute contribué à l’éveil de la conscience noire et s’inscrit dans le processus de guérison d’une société multiraciale et multiculturelle malade de l’égoïsme de l’une de ses composantes. Pendant sa carrière, Modisane a dénoncé l’oppression des Noirs par les Blancs en Afrique du Sud et la lutte des classes qui fait des non-Blancs sud-africains non seulement des victimes du développement séparé (c’est-à-dire l’Apartheid) entre les races mais surtout des « damnés de la terre », pour employer l’expression de Frantz Fanon. Son itinéraire aide à comprendre ses écrits sur cette période douloureuse de l’Afrique du Sud qui s’étend de 1948 à 1991.
Si Bloke Modisane se distingue par sa polyvalence, il faut souligner qu’il est surtout connu grâce à ses activités liées à l’écriture et au journalisme. Il a notamment travaillé pour le fameux journal d’investigation Drum Magazine [3] où il a eu pour collègues Henry Nxumalo, Can Themba, Es’kia Mphahlele et Lewis Nkosi qui font partie des écrivains noirs sud-africains les plus doués de leur génération. En 1959, il s’exile à Londres à un moment où ses concitoyens étaient rudement mis à l’épreuve dans un pays où les autochtones n’avaient plus droit de cité. C’est de cet exil, où il mène parallèlement une carrière d’écrivain et d’acteur, qu’il publie en 1963, Blame Me on History, un récit autobiographique qui, de l’avis de Mark Mathabane, est d’une « implacable honnêteté » (Modisane xi).
Dès sa parution, il est censuré par les autorités sud-africaines car l’auteur y relate de façon poignante les conditions inhumaines dans lesquelles étaient relégués les Noirs d’Afrique du Sud dans leurs propres pays. Tout comme dans les récits autobiographiques sud-africains tels que Down Second Avenue (1959) d’Ezekiel Mphalele et Tell Freedom (1954) de Peter Abrahams dans lesquels misère galopante, animalisation croissante et racisme exacerbé sont dépeints sans concession ni complaisance, Blame Me on History fait pénétrer le lecteur dans un univers multiracial et multiculturel dépeint avec un réalisme parfois déconcertant. Mais, au-delà de cette description générale qui fait prendre conscience de l’oppression continue des Sud-africains de race noire, c’est la destruction de Sophiatown qui en est le point de central. En effet, Sophiatown, lieu de naissance de l’auteur, était l’un des quatre quartiers de Johannesburg [4] où les Noirs pouvaient être propriétaires terriens. En contraste avec la politique ségrégationniste de Johannesburg, ce township était caractérisé par son cosmopolitisme car Métis, Blancs, Noirs et Indiens y vivaient en parfaite harmonie en dépit d’une violence quasi-quotidienne. Malgré les conditions difficiles de vie et la promiscuité galopante, ce lieu pouvait être perçu comme l’embryon de la « nation arc-en-ciel » dont rêvait l’archevêque noir Desmond Tutu. Pourtant, à partir de 1953, les autorités sud-africaines imposent aux différentes races de vivre de façon séparée, ce qui implique la destruction des quartiers mixtes. En dépit de la résistance des résidents, qui fut organisée à cette époque par le Congrès National Africain (ANC) de Nelson Mandela, Sophiatown est rasée en 1963 et sur ses restes fut bâtie une cité blanche au nom ironique de Triomf (Triumph en Afrikaans) [5].
Le ressentiment, la désolation et le cri du cœur de Modisane se perçoivent dès la première phrase de son ouvrage : « Quelque chose mourut en moi, une partie de moi mourut, avec la mort de Sophiatown » [6] (Modisane 5) et vers la fin du premier chapitre, il ajoute : « Sophiatown et moi étions réduits à rien pour la même raison : nous n’étions que des tâches noires » (Modisane 14). On se rend compte que Modisane s’identifie à Sophiatown, car dans ses réminiscences, il cristallise sur sa seule personne la douleur et la frustration de milliers de personnes condamnées à errer par la faute d’un régime austère qui se moque du sentiment d’appartenance maintes fois exprimé par les non-Blancs. Mais cette identité, conjuguée dans un premier temps au singulier, prend une forme plurielle quand le récit fait le lien entre l’identité des habitants de ce ghetto et l’espace qu’ils occupaient :
Nous aimions Sophiatown parce qu’elle réunissait un si grand nombre de personnes, nous n’habitions pas Sophiatown, nous étions Sophiatown. C’était un paradoxe complexe qui attirait ses contraires; l’ambiance de fête et les rires s’entremêlaient aux insultes diffuses. Nous étions heureux de chanter nos chants tristes, nous étions emportés par nos danses érotiques, nous sifflions et criions, nous nous enivrions et nous entretuions (Modisane 9).
Comme l’indique ce passage, Sophiatown revêt une signification particulièrement émotive. A travers l’attachement et le comportement des résidents de ce quartier mythique, se perçoit le rapport entre l’identité collective et l’identité spatiale. Ainsi les Noirs, qui constituaient 75% de la population sud-africaine et qui n’occupaient que 7% des terres, avaient fini par s’accommoder à la pauvreté, la violence ou l’insalubrité comme si elles faisaient partie de leur univers naturel. Dans ce contexte, l’identité et la condition sociale du Noir ne peuvent être définies sans prendre en compte son lieu de résidence, son faible pouvoir d’achat et sa persécution continue dans un environnement devenu hostile par la force des choses.
II. De l’identité noire à l’identité nationale sud-africaine : espoir, attentes et apories
Dans le récit de Modisane, il apparaît que la coexistence entre les différents groupes est une source permanente de conflits : conflits entre Noirs et Blancs mais aussi entre individus de mêmes races et de conditions sociales identiques. Dans cette perspective, si l’auteur émet le souhait de voir un nationalisme civique (et non ethnique) fondé sur un projet de société qui prendrait en compte les aspirations collectives, il est préoccupé avant tout par l’image, le devenir et l’identité propre des Noirs et des Métis. Paradoxalement, celle-ci se construit et se forge dans les conflits qui visent à redonner au Noir sa dignité dans une atmosphère malheureusement prédominée par une altérité négative. Quand ces conflits ne sont pas physiques et violents, ils sont psychologiques ou idéologiques. Ainsi, dans le troisième chapitre de son ouvrage, Modisane remet-il en question l’interprétation colonialiste des figures historiques noires en général et en particulier celle de Tshaka. Ce dernier serait décrit dans l’histoire officielle de l’Afrique du Sud comme un « psychopathe » alors que pour Modisane, il est le grand général qui transforma les petites tribus sud-africaines en une puissante nation zouloue (Modisane 41).
Ici se confirme l’idée de Jules César selon laquelle l’histoire est écrite par les vainqueurs ou dans le contexte sud-africain par la race dominante. De fait, la vision historique ou nationale dépend de celui qui s’exprime ou de celui à travers lequel les faits sont relatés. Incidemment, le sentiment d’appartenance ou de partage est plus racial et ethnique que national. Dans ces conditions, le lecteur n’est plus surpris qu’après avoir mentionné une longue liste de prohibitions imposées aux Noirs, l’auteur ironise en affirmant, au chapitre XIII, que l’oxygène de l’air est la seule chose que les Noirs et les Blancs partagent dans cette période d’Apartheid. Cette affirmation permet de mesurer la distance et l’empathie qu’il y a entre Blancs et Noirs dans un pays qui devrait aspirer à unifier et consolider ses composantes socio-économiques, culturelles et politiques, en un mot, ses caractéristiques identitaires.
Cependant, au-delà de cette description méticuleuse empreinte d’une rancœur retenue de la population de Sophiatown et ses réalités à la fois féeriques et exécrables, il se perçoit nettement le vœu que chacun, Blanc ou Noir, reconnaisse son tort et pense à l’Afrique du Sud en tant que nation. En effet, il est évident que dans chaque pays ou nation, il y a des attributs culturels et identitaires communs qui définissent les habitants. Pour faire référence à ce caractère propre de la nation, on évoquerait, comme le suggère Salman Rushdie, la francité de la France, l’indianité de l’Inde [7] ou l’américanité des Etats-Unis.
En Afrique du Sud, Bloke Modisane pensait légitimement à l’éclosion du « sud-africanisme », ce sentiment doublé d’un mode de pensée et d’être qui ferait que les sud-africains, quels que soient la couleur de leur peau et le poids de leur histoire, se définiraient individuellement et collectivement comme sud-africains. Pour atteindre cet objectif, il y a des nombreuses concessions et remises en cause que chaque sud-africain devrait faire. Alors que l’Apartheid était loin de s’essouffler et malgré toutes les évidentes apories de cette exigence, Modisane exprime cet espoir en des termes clairs et convaincants :
Il faut se reprocher la domination d’une race par une autre et le prétexte que l’histoire l’a voulu ainsi ; il faut se reprocher le sectarisme sur l’histoire ; il faut se reprocher le nationalisme noir sur l’histoire. J’ai entendu dire que les races blanches ont eu leur période de domination et que le temps est venu pour que les hommes de couleurs puissent à leur tour dominer. Ce sera, ont-ils dit, la logique de l’histoire jusqu’à ce que nous Sud-africains, Noirs et Blancs, puissions nous mettre ensemble pour chanter, dans un esprit de pur sud-africanisme, notre emblème national : EX Unitate Vires. Blâmons-nous et reprochons-nous tous nos problèmes en nous inspirant de notre histoire (Modisane 217).
Comme un poème d’amour, ces phrases sont les plus sensées et les plus captivantes de ce récit dont la lecture nous plonge dans la période de l’Apartheid. Modisane est mort en 1986, à 63 ans, en Allemagne de l’Ouest, soit quatre ans avant la fin de l’Apartheid. Mais quiconque a suivi les audiences de la « Commission Vérité et Réconciliation » en 1995 peut reconnaître la dimension prophétique de son autobiographie et son rêve de voir l’union sud-africaine transformée en une véritable nation.
III. Au-delà des identités nationales : Armah la résurgence du rêve de l’unité africaine
A la différence de Modisane qui s’est battu inlassablement sans avoir vu la récompense de ses efforts, l’évolution d’Ayi Kwei Armah parait moins chaotique en ce sens que sa carrière ne s’est pas construite autour d’une adversité aussi liberticide que celle infligée par le régime politique oppressif de l’Apartheid aux noirs de l’Afrique du Sud. Né en 1939 au Ghana dans la ville portuaire de Sekondi-Takoradi et écrivain controversé depuis la publication de son premier roman en 1968 [8], Armah tente depuis le début de sa carrière de soustraire son œuvre des influences occidentales. Dans son rejet de l’eurocentrisme et dans sa lutte contre le colonialisme et le néocolonialisme, il est idéologiquement influencé par le l’écrivain psychiatre martiniquais Frantz Fanon et par l’anthropologue et historien sénégalais Cheikh Anta Diop. Auteur de sept romans, de plusieurs nouvelles et essais, Armah est non seulement plus prolifique que Modisane mais a également un itinéraire qui contraste avec le sien.
En effet, alors que Modisane fut obligé de s’exiler en Europe pour fuir l’oppression multiforme du régime de l’Apartheid en Afrique du Sud, Armah étudie, vit et travaille dans des pays occidentaux (notamment aux Etats-Unis, en France) avant d’opter pour l’Afrique où il a travaillé en Algérie, au Ghana, au Lesotho, en Tanzanie et depuis le début des années 80 au Sénégal. Pour des raisons idéologiques ou de convenance personnelle, cet écrivain ne se considère pas dans ces pays comme un étranger encore moins comme un exilé, car il affirme qu’il est chez lui dans n’importe quelle région d’Afrique. Il exprime cette vision de l’Afrique sans frontières dans ses romans en condamnant le morcellement du continent africain. Il écrit notamment dans Osiris Rising, son sixième roman :
Maintenant, nous vivons dans des pays néocoloniaux qu’on appelle Nigeria, Botswana, Sénégal, Rwanda, Tanzanie, Mozambique. Nous devrions lutter contre les maux qui nous empêchent de transformer notre continent démembré en une société qui s’inscrit dans un processus de guérison (Armah, 1995, 112) [9].
Cette affirmation, par laquelle il condamne les méfaits de la colonisation occidentale en Afrique, implique que si les Africains doivent avoir une identité collective, celle-ci doit aller au-delà des identités tribales et nationales auxquelles ils sont confinés depuis les indépendances. Cette idée est développée en filigrane dans presque tous ses écrits. Mais, dans son mémoire, The Eloquence of the Scribes, le discours est encore plus direct dans la mesure où il sort de l’univers fictionnel pour s’exprimer en son nom personnel. Soucieux d’éviter les malentendus qui pourraient survenir à la lecture de cet ouvrage, Armah avertit son lecteur dans l’introduction :
Ceci n’est pas une étude générale sur la littérature africaine. Ce n’est pas non plus une autobiographie. Il s’agit d’une réflexion sur l’intersection entre la conscience d’un auteur et la tradition à laquelle il appartient et qu’il assume. [Il émane d’un] désir de se comprendre et d’appréhender la société et l’univers (Armah, 2006, 11).
Cette tentative d’explicitation tend à anticiper les ambigüités qui pourraient survenir quant à la définition du genre auquel appartient cet ouvrage. Cependant, s’il s’évertue à affirmer que The Eloquence of the Scribes n’est pas une autobiographie, il l’a lui-même sous-titré « un mémoire sur les sources et ressources de la littérature africaine », ce qui signifie que nous sommes bel et bien dans le registre de l’écriture de soi. Si nous nous fondons sur la définition de Philippe Lejeune selon laquelle l’autobiographie est « un récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité » (Lejeune 14), nous pouvons classer cet ouvrage dans la catégorie des récits autobiographiques. En effet, Armah utilise dans l’ensemble de son récit le pronom personnel « je » et y justifie notamment sa vision d’un continent qu’il veut percevoir non pas comme un ensemble d’états indépendants mais comme un territoire à réunifier. Il s’étend de façon plus précise sur le rapport entre l’histoire du continent africain et l’identité africaine en insistant sur la nécessité de développer une conscience africaine :
Les Africains qui, comme moi, ont grandi dans le système éducatif colonial ont été encouragés à embrasser un type d’identité qui était soi-disant fondamentale à l’Afrique, une identité tribale (Armah, 2006, 120) [10].
Sans aucune ambiguïté, l’écrivain ghanéen rejette ce type d’identité qui développe les particularismes locaux perçus dans les pays occidentaux comme l’émanation du « nationalisme ». De ce fait, il rejoint les politologues qui définissent « le nationalisme comme un phénomène de repliement sur soi à l’échelle collective, une manifestation de l’égoïsme national, un refus de l’intégration donnant lieu à l’expression de sentiments négatifs, voire de haine, à l'endroit des autres nations » (Balthazar 33). Le nationalisme ainsi perçu engendrerait en Afrique une identité ethnique et tribale par opposition à une conscience africaine. Pour Armah, il n’y a donc pas lieu d’encourager l’essor des consciences nationales car elles n’apporteraient aucun dynamisme aux états encore moins à l’ensemble du continent. Son argumentation est d’autant plus compréhensible qu’on se rappelle que l’Allemagne s’est réunifiée en 1990, l’Europe s’organise de plus en plus autour d’un projet économique et politique commun au moment où les Etats-Unis demeurent une fédération bien soudée. Ainsi, face à ces ensembles homogènes, le développement des identités nationales ne peut pas être une priorité. C’est pour toutes ces raisons qu’il milite à travers ses ouvrages littéraires et dans ce mémoire pour la promotion d’une vision globale et non sectaire de l’Afrique. Pour ce faire, il s’en prend sans relâche à l’Occident pour avoir morcelé et affaibli l’Afrique qui, dans sa vision, était une seule entité constituant un ensemble social moins fragile avant d’avoir subi la ruée des pays occidentaux.
Dans cette perspective, le mot « national » prend une connotation négative et dévient presque synonyme de « colonial » dans ses écrits, notamment dans The Eloquence of the Scribes. Pour sortir de ce nationalisme en vase clos, synonyme de repli identitaire, Armah, tout comme Modisane, s’en remet à l’histoire et rend hommage aux promoteurs de l’unité et de la renaissance africaine (ou du panafricanisme) que sont Kwame Nkrumah, le premier président du Ghana et, quelque temps après lui, Nelson Mandela dont il salue la vision de l’émancipation africaine [11]. Il affirme :
Ce dont nous avons besoin, c’est une reconnaissance intelligente que la dépendance aux vieilles habitudes et frontières coloniales empoisonne chaque jour et chaque heure la vie des Africains. Le changement viendrait sous forme d’unité. Pour aller vers l’unité, de nombreux Africains devraient grandir en prenant activement conscience de la nouvelle identité continentale. Cette vérité semble évidente mais il est important qu’elle soit affirmée : elle conduira des Africains actifs, des individus et des groupes, à vivre constamment comme des Africains (par opposition aux Ghanéens, Nigérians, Sénégalais, Tanzaniens, Somaliens, Rwandais, Ibo, Hutus, Tutsis ou Twa, Chrétiens ou Musulmans) (Armah, 2006, 101).
Dans le même ordre d’idées, il prône un regard rétrospectif vers le passé de l’Afrique afin que les Africains puissent se réapproprier un passé que l’historiographie occidentale lui refuse, notamment les origines africaines de l’Egypte antique, des scribes et des hiéroglyphes. Dans l’ensemble, à travers The Eloquence of the Scribes, il exprime le vœu de voir émerger une identité collective africaine et non des identités rattachées à un état ou à une portion de l’Afrique. Le rêve de l’unité et de la renaissance africaine ressurgit ainsi pour contrer le développement du nationalisme africain.
Conclusion
Le fait d’analyser le sentiment d’appartenance à un territoire, à une nation et au continent dans deux mémoires publiés à des périodes et dans des contextes différents présente l’avantage de pouvoir mesurer l’évolution des mentalités et l’impact de l’histoire sur la volonté de vie commune dans un continent jadis exposé à l’impérialisme occidental et fragilisé par des influences néfastes diverses. Dans cette perspective, à travers cette étude comparative entre Blame Me on History et The Eloquence of the Scribes, nous avons pu faire état de la dialectique entre l’identité nationale et l’identité africaine, notion plus globale qui se rapproche du panafricanisme. Il apparaît que dans la perspective des états aussi affaiblis que ceux d’Afrique, l’identité locale est à promouvoir s’il y a la manifestation d’une adversité aussi complexe que l’Apartheid. Cependant, les velléités annexionnistes, la colonisation et le discours exclusif de l’Apartheid ayant pris fin, du moins dans leurs formes politiques, la définition et la promotion d’une identité apposée à l’ensemble de l’Afrique pourrait rendre le continent plus dynamique que les systèmes nationaux statiques que l’on observe de nos jours. En d’autres termes, comme l’écrit Ivan Crouzel, « l’idée de la renaissance africaine remet en cause la notion de souveraineté nationale au profit d’une souveraineté continentale » (Crouzel 179). C’est une solution alternative aux ordres politiques nationaux qui ont émergé dans la plupart des pays du continent depuis environ un demi-siècle.
Mais, il est probable que l’enracinement des identités locales et nationales n’exclue pas nécessairement l’émergence d’une identité collective africaine dont la force résiderait dans sa diversité. Il est donc important de tenir compte du cours de l’histoire afin de ne pas remettre en cause de façon perpétuelle les avancées non négligeables déjà réalisées. Dans cette perspective, l’identité continentale pourrait valablement s’enraciner sur les identités nationales en voie de consolidation. Pour cette raison, il utile de rappeler qu’au-delà des intentions affichées dans le cadre des regroupements politiques tel que l’Union Africaine, il faudra une volonté plus affirmée qui puisse faire l’interaction entre les consciences nationales et l’émergence d’une identité collective à l’échelle continentale.
Notes
1] Bloke Modisane, Blame Me on History (New York: Simon and Schuster / Touchstone, 1986). Cet ouvrage a été publié pour la première fois en 1963. Mais, toutes les citations de cet article sont de l’édition de 1986.
2] Ayi Kwei Armah, The Eloquence of the Scribes (Popenguine – Sénégal: Per Ankh, 2006). Toutes les citations de cet article sont de cette édition.
3] Drum Magazine était un magasine populaire fondé par des Sud-Africains noirs. Il était tiré à près de 240.000 copies et était vendu en Afrique du Sud et dans d’autres pays tels que le Kenya, le Ghana, le Nigéria et la Sierra Leone. Pour échapper à la censure, la plupart des journalistes utilisaient la satire et l’ironie pour décrire les conditions de vie des noirs.
4] Sophiatown, Alexandra Township, Martindale et Newclare étaient des “freehold townships”, cela signifie qu’ils n’étaient pas sous l’autorité de la Municipalité de Johannesburg.
5] Notons qu’à l’exception de l’Eglise Anglicane du Christ Roi (Anglican Church of Christ the King) ce ghetto a été entièrement détruit.
6] Ici et dans les autres extraits de Blame Me on History, c’est nous qui traduisons de l’anglais au français.
7] Salman Rushdie, « Rethinking the War on American Culture », New York Times, 5 mars 1999.
En ligne: https://pantherfile.uwm.edu/wash/www/rushdie.htm [article consulté le 11/08/2011].
8] Il s’agit de The Beautyful Ones Are Not Yet Born publié en 1968 aux Etats-Unis chez Houghton Mifflin.
9] Ayi Kwei Armah, Osiris Rising. A Novel About Africa Past, Present and Future (Popenguine : Per Ankh, 1995), p. 112. C’est nous qui traduisons.
10] Ici et dans les autres extraits de The Eloquence of the Scribes, c’est nous qui traduisons de l’anglais au français.
11] Notons que chacun de ces deux présidents est l’auteur d’une autobiographie. Kwame Nkrumah, The Autobiography of Kwame Nkrumah (Edinburgh - New York: T. Nelson, 1957) et Nelson Mandela, Long Way to Freedom: the Autobiography of Nelson Mandela (Boston: Little Brown & Co, 1994).
Bibliographie
Armah, Ayi Kwei. The Eloquence of the Scribes. A Memoir on the Sources of African Literature. Popenguine – Sénégal: Per Ankh, 2006.
Armah, Ayi Kwei. Osiris Rising. A Novel About Africa Past, Present and Future. Per Ankh: Popenguine – Sénégal, 1995.
Balthazar, Louis. « Conscience national et contexte international ». Le Québec et la restructuration du Canada, 1980-1992: enjeux et perspectives. Dir. Réjean Pelletier, Guy Laforest et Vincent Lemieux. Québec: Éditions du Septentrion, 1991. 31-48.
Crouzel, Ivan. « La ‘renaissance africaine’ : un discours sud-africain ? ». Politique africaine, n° 77, mars 2000 : 171-182.
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Mandela, Nelson. Long Way to Freedom: The Autobiography of Nelson Mandela. Boston: Little Brown & Co, 1994.
Modisane, Bloke. Blame Me on History. New York: Simon and Schuster / Touchstone, 1986. Première publication: 1963.
Nkrumah, Kwame. The Autobiography of Kwame Nkrumah. Edinburgh - New York: T. Nelson, 1957.
Rushdie, Salman. « Rethinking the War on American Culture ». New York Times, 5 mars 1999. En ligne: https://pantherfile.uwm.edu/wash/www/rushdie.htm [article consulté le 11/08/2011]
Zerbo, Yacouba. « Genèse et évolution du nationalisme ». Intellectuels, nationalisme et idéal panafricain : perspective historique. Ed. Thierno Bah. Dakar: Codesria, 2005. 13-28.
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