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  • Mémoire Autobiographie Imaginaire
    Maria Immacolata Macioti - Orazio Maria Valastro (sous la direction de)

    M@gm@ vol.10 n.2 Mai-Août 2012

    LE FRACTIONNEMENT ET LA CONTINUITÉ DU MOI DANS L’ÉCRITURE OULIPIENNE


    Olga Amarie

    oamarie@georgiasouthern.edu
    Thèse de doctorat en littérature française intitulée : « Image, son et texte dans Un homme qui dort de Georges Perec » à l’Université Indiana de Bloomington aux États-Unis, sous la direction de Margaret Gray. Elle a publié des articles sur Juliette Adam, Octave Mirbeau et Remy de Gourmont : Octave Mirbeau et Juliette Adam: Le Calvaire censuré dans les Cahiers Octave Mirbeau #17 et « Mon amitié n’est pas d’occasion, elle est de toujours » (Remy de Gourmont à Octave Mirbeau) dans les Cahiers Octave Mirbeau #13. Elle a également publié et traduit en collaboration avec Rosemary Helen Lloyd : Juliette Adam à Lilly Library de Bloomington et The Word (The ABC of the Young Creator) de Ion Gaina.

    La critique a posé avec pertinence un certain nombre de questions propres à l’écriture autobiographique : question de la mémoire, du partage entre la fiction et le récit de vie, de la subjectivité narrative, des avatars du « je » et de l’autoportrait. Selon Philippe Lejeune, le récit autobiographique traditionnel choisit comme structure principale l’ordre chronologique, réduisant l’ordre thématique au rôle de structure secondaire (Lire Leiris Autobiographie et Langage 16). Pourtant, en dépit des écrits de Philippe Lejeune, Rachid Boudjedra, Anne Roche, Afifa Bererhi, Jacques Roubaud, Michel Beaujour, Georges Gusdorf et d’autres, le statut du genre est toujours un rébus enveloppé de mystère. Il existe beaucoup de formes dites « autobiographiques » (journal intime, mémoires, souvenirs d’enfance, autoportrait, communication indirecte, autofiction, récit de vie, récit de rêve, psychanalyse, témoignage, confessions, pensées, histoire des idées, essai, carnets, correspondance intime) qui exploitent la ruse de cette écriture et que l’on a du mal à répertorier. Il y a aussi la confusion, inhérente à ce genre littéraire, entre la mémoire et l’imaginaire, problème à la fois philosophique et psychanalytique. En fin de compte, la présence même du sujet parlant dans son propre récit est mise en doute, étant donné que tout discours littéraire est une « fiction », une métamorphose de l’auteur en personnage de papier. Dès que l’autobiographe commence à s’exprimer, il devient « autre ». Le seul sujet parlant est le texte lui-même. Le texte dépossède l’auteur de sa durée narrative. Pour Benoîte Groult, l’autobiographie est une évasion. La vie passée apparaît comme une longue marche vers une autonomie et une indépendance d’esprit (Mon évasion 11). Les écrivains littéraires sont presque tous d’accord sur l’impuissance de traduire la vie en texte, de franchir la barrière entre la réalité extérieure et l’inconscient insondable. Sous prétexte de véracité confessionnelle, tous les autobiographes parlent d’autre chose. La seule façon de faire son autoportrait est d’avoir recours à une référence textuelle, de découvrir son identité dans le littéraire, de penser à des expériences livresques de son être, historique, allégorique, imaginaire ou onirique. L’autobiographie est par définition un récit ambigu, ironique, indirect. L’enjeu de cet article consiste à examiner, dans les récits oulipiens, le fractionnement de la mémoire et de la pensée selon les modèles du fragment, genre autobiographique et artistique très ancien, mais toujours incertain, même problématique. Selon cette forme littéraire fragmentaire, utilisée par Michel de Montaigne, Blaise Pascale, Roland Barthes, Hervé Le Tellier, Georges Perec, Jacques Roubaud, qui décrit le fonctionnement et la philosophie de la mémoire, les pensées se manifestent à l’aide de réseaux d’unités simples interconnectées [1].

    La lecture mise en jeu

    Le « pacte autobiographique » commence au premier contact avec la lecture, source de savoir pour tout écrivain et chaîne interconnectée engendrant des idées. Comme Rousseau, Proust et Sartre, Le Tellier vit l’expérience, mémorable ou regrettable, de la lecture des autres : « À quoi tu penses ? Je pense qu’à raison d’un livre par semaine, on finit par en lire trois mille en une vie, et que ce ne sont sans doute pas les bons » (Les amnésiques n’ont rien vécu d’inoubliable 48). Anne Garréta dans l’Ante Scriptum de son roman Pas un jour prend un autre point de départ : « Car la vie est trop courte pour se résigner à lire des livres mal écrits ». L’importance de ce patrimoine livresque est que l’écrivain se crée à travers ses lectures, et c’est grâce aux modèles d’identité lus qu’il est capable de tracer son autoportrait. Tout acte créatif dépend de ces modèles fragmentaires imposés par la lecture. La lecture, mise ne jeu, assume la fonction reproductrice en créant de nouveaux ouvrages littéraires. Ce faisant, le fragment autobiographique doit sa naissance aux lectures et transcende la mort dans l’écriture. À travers ce nouvel essai de définition, la narrativité du vécu se mêle à la citation des autres, où une autre identité commence à surgir, grâce à la puissance des mots.

    L’auteur oulipien adhère au pacte personnel dans des recherches apparemment les plus impersonnelles. Il est fabriqué de clichés, de citations, d’emprunts, mais son écriture relève de plus d’une liberté de style. Écrire pour lui, c’est découper, puis assembler, se remembrer. S’écrire, c’est à la fois se débiter en morceaux et se recueillir comme somme, se disperser et se retrouver. Une lecture-réécriture se fait style. Être autobiographe, c’est simultanément réfléchir sur ce qu’est une autobiographie en tant que mécanisme littéraire et philosophique. L’autobiographie contient nécessairement un métadiscours sur l’autobiographie. Le geste littéraire devient indissociablement un acte critique. Jacques Roubaud, dans sa prose du sixième repos ou sa première aventure céleste, affirme que le monde l’incite au commentaire (Autobiographie, chapitre dix 20). Or une telle démarche réflexive de l’écriture représente justement l’une des caractéristiques essentielles de la postmodernité dans le domaine littéraire, peut-être même sa principale stratégie pour autoriser un retour à la communication. La postmodernité, éminemment culturelle, incorpore le passé littéraire et critique dans ses écritures. Le texte-réécriture est massivement présent sur la scène de la postmodernité : le texte comme réélaboration du texte antérieur. Dans ces conditions l’écriture autobiographique est aussi une constante exploration, une incessante réactivation des annales de la mémoire collective. La citation obsèdera chaque nouvelle création. Fondamentalement cette autobiographie potentielle est très conservatrice. Elle accumule trop de strates de textes. Elle archive le vécu du sujet et des autres. C’est son mouvement même qui assure sa perpétuation. Sans cette accumulation stylistique qui est la sienne, le sujet disparaîtrait. Question de rythme autant que de contenu. Il existe une dimension proprement performative de cette écriture qui autorise la survie du sujet.

    Georges Gusdorf propose le terme schématique « Auto-Bio-Graphie » pour désigner la conscience de soi :

    Autos, c’est l’identité, le moi conscient de lui-même et principe d’une existence autonome ; Bios affirme la continuité vitale de cette identité, son déploiement historique, variations sur le thème fondamental […]. La Graphie, enfin, introduit le moyen technique propre aux écritures du moi. La vie personnelle simplement vécue, Bios d’un Autos, bénéficie d’une nouvelle naissance par la médiation de la Graphie. (Auto-Bio-Graphie 10)

    Il paraît ainsi que le jeu des syllabes ne s’amorce et ne se poursuit que s’il met en cause les autres offices de la rhétorique. Car l’autobiographe, face à l’apparente absence de règles et à l’angoissante liberté dont il croit jouir lorsqu’il se décrit ou pour dire à quoi il pense, est rapidement conduit à formuler explicitement dans le récit une problématique de l’écriture et de la lecture. Gusdorf commence son premier chapitre du livre Auto-Bio-Graphie par des préalables à l’écriture, par la Graphie. Le premier pas coûte plus que les autres. Il inaugure un terrain d’aventure pour la pensée. Graphie concerne l’écriture en tant qu’acte. De l’invisible on passe au visible où se produit l’évidence du souvenir et de la pensée.

    Souvenir et imagination

    Perec signale dans Je me souviens une distinction importante entre la conscience imageante et le souvenir. Cette différence entre mémoire et imagination mesure la distance entre le récit de vie et la fiction. Il n’imagine pas les événements de sa vie, il s’en souvient. Perec renferme son passé qui constitue son identité pour naître dans son écriture autobiographique. On voit la dimension parodique de son autobiographie oblique [2]. La distance, l’abstraction du contexte, l’opacité des mots-signes, conspirent à empêcher toute identification entre écrivain et personnage. L’autobiographe ne peut pas jouer son propre rôle, il invente un sosie dans Un homme qui dort, il se jette dans l’imaginaire dans W ou le souvenir d’enfance et il s’engouffre tout entier. Même dans un texte autobiographique à la première personne, l’autobiographe oulipien se perd et se crée simultanément. L’acte créatif est à la fois constituant et engloutissant. C’est le cas du néant qui gît au centre de l’être et mène à l’impossibilité de s’écrire. Naturellement, en général, l’œuvre d’art échappe au vécu, en se donnant donc comme une perpétuelle absence. L’essentiel de la dimension autobiographique de Perec tourne autour de l’impossibilité de le dire. Les souvenirs ne se ressemblent pas, ils engendrent des discours différents, selon l’intensité émotive qu’ils mobilisent. Perec parle peu, ou pas du tout. Ce n’est une autobiographie déclarée, mais indirecte, oblique. On pourra juger ce critère de biais parfaitement contingent. Perec n’écrit pas contre l’autobiographie traditionnelle, chronologique, mais en marge de celle-là. La liste des souvenirs, chez Perec et Roubaud, confirme le vécu plutôt que le descriptif de l’analogon. L’autobiographe confond l’imaginaire avec la mémoire. Il rêve de ses mots, de ses contraintes : « je suppose que j’ai rêvé d’une lettre » (Autobiographie, chapitre dix 125). Les rêves sont comme des écrits où chaque traduction à un sens. L’autobiographe demande au lecteur de faire sienne sa vie pour enrichir la signification de ce projet. Le cerveau a peur de tout avouer. Il arrive alors qu’on se décourage parce qu’on ne sait plus quoi dire. « JE N’AI RIEN À VOUS DIRE » est le titre d’un poème de l’autobiographie de Roubaud. La finalité de l’écriture est obscure : « les cloches sonnent sans raison et moi aussi » (Autobiographie, chapitre dix 100).

    Les amnésiques n’ont rien vécu d’inoubliable est un recueil de pensées d’Hervé Le Tellier, publié en 1997, qui présente mille réponses différentes à la question « A quoi tu penses ? ». Le titre comporte une trivialité sur la mémoire et ses méandres. Le vécu n’est pas toujours digne d’être reproduit en mémoire. Les événements vécus sont d’une part sans intérêt et d’une évidence banale, d’autre part ils sont homériques ou mémorables. Chaque fragment de ce texte commence par le syntagme « Je pense que », hommage rendu au texte de Georges Perec Je me souviens. Le Tellier aime bien ce style pascalien double, de fractionnement et de continuation. À grands traits, l’homme est dans l’incapacité de tout garder d’un évènement : il oublie, par exemple, certains états d’âme liés aux événements ou aux choses au fur et à mesure de leur déroulement. Ainsi, Le Tellier met en valeur une approche alternative à la fuite de la mémoire dans le trop plein d’information, qui assaille aujourd’hui toute société. L’aveu a ici sa véritable dimension : l’autobiographe propose de réfléchir, d’examiner longuement, de contester, de tourner en ridicule, d’analyser tous les aspects d’une chose avant de prendre une décision. Et chose importante, de noter ses idées : « A quoi tu penses ? Je pense à toutes ces bonnes idées que j’ai eues et que je n’ai pas notées, alors évidemment, je les ai oubliées » (Les amnésiques n’ont rien vécu d’inoubliable 30). L’intérêt qu’on a pour ces pensées est leur confrontation, leur dialogue interculturel, leur rapport avec l’autobiographe : « A quoi tu penses ? Je pense que mes idées sont un cocktail des idées de mon époque, de celles de mon âge, et de celles de mon adolescence, mais je ne connais pas les proportions » (Les amnésiques n’ont rien vécu d’inoubliable 75). La mise de ce projet fragmentaire consiste à trouver l’impensé de la pensée selon les modèles des sciences de cognition. Juxtaposées ensemble les milles pensées forment un réseau, où chaque mot ou groupe de mots forme une unité, et chaque connexion est un indicateur sémantique. Certains mots créent des ponts de sens entre des pensées totalement différentes. En même temps chaque pensée peut être lue sans le recours à une autre pensée. Par ailleurs, le sens de la pensée est susceptible à s’enrichir par effet de résonnance et de composition. Les termes « vie », « mort », « lecture », « imagination » reviennent comme des leitmotive dans cette liste de pensées. Très vite, les idées reviennent sans cesse pour former un discours. Le Tellier pense qu’il ne saurait pas dire la durée exacte d’une pensée. Cela veut dire que la pensée n’a pas de début et elle n’a pas de fin, elle est fluide comme l’eau. Le terrain ainsi préparée et le fragmentaire potentiel conduit à son comble, la cohérence de la collection est renforcée par une grande unité de ton, humoristique, ironique ou sarcastique, et par des renvois intertextuels à des écrivains participant de la même famille oulipienne, tels Queneau, Roubaud, Perec, Jouet. Marc Lapprand, dans son ouvrage Poétique de l’Oulipo, affirme que l’ « humour, sous les diverses formes qui le caractérisent à l’Oulipo, suppose une bonne dose de liberté, qu’elle nourrit en retour » (Poétique de l’Oulipo 124). Le Tellier aborde ici le problème du raisonnement logique, en autonomisant par là même l’étude de l’intelligence humaine. Le jeu sur l’ambiguïté des mots n’est plus, comme précédemment, le moyen implicite des ruses de l’autobiographie potentielle, mais le soulagement de l’écrivain d’avoir réussi à faire le plus gros de son aveu humoristique. Gêné d’entamer son aveu et fier d’avoir désarmé le lecteur par son humour, Le Tellier voit l’esprit comme une machine manipulant, à l’aide de contraintes formelles, des ensembles complexes de symboles.

    Selon l’approche connexionniste ascendante, qui décrit le fonctionnement et la philosophie du cerveau, les pensées se manifestent à l’aide de réseaux d’unités simples interconnectées. Le récit autobiographique décrit ce que le sujet fait et dit comment il pense. Mais l’autobiographie ne présente pas le penseur en tant que penseur dans l’exercice de la pensée, affirme Michel Beaujour (Individualisme et Autobiographie en Occident 265). L’autobiographie raconte ce que le sujet fait lorsqu’il n’écrit pas. Le processus, par lequel les idées s’enchaînent, est d’ailleurs obscur, à moins qu’il ne soit réduit en morceaux de souvenirs et d’imagination. Hervé Le Tellier utilise souvent le terme « cerveau » et le traite d’instrument de traitement d’information capable de faire des connexions entre les faits et les évènements vécus : «A quoi tu penses ? Je pense que le cerveau est un outil bien conçu, étant donné que depuis quarante mille ans, il accumule les connaissances sans avoir ressenti le besoin de grossir d’un gramme » (Les amnésiques n’ont rien vécu d’inoubliable 71-72). L’auteur approche la question de l’intelligence sous la forme d’outil qui médie un stimulus et la réponse appropriée. Il met l’accent sur les processus qui sous-tendent les comportements intelligents : «A quoi tu penses ? Je pense que quelque part dans mon cerveau, l’alliance de forces électriques et de molécules compliquées me permet de me souvenir de ton visage et de ta voix. » (Les amnésiques n’ont rien vécu d’inoubliable 115). L’intelligence est alors pensée comme étant constituée par un ensemble de processus de traitement d’une information initiale permettant de définir une réponse adéquate : stimulus et réponse, « A quoi tu penses ? » et « Je pense que ». Conçue en termes d’entrées et sorties, le cerveau est censé être le lieu de ces processus élémentaires de traitement qui coopèrent pour produire une sortie. Sur cet exemple, on voit que, le cerveau apparaît ici comme un épanouissement lyrique du progrès. L’écrivain n’écrit plus à la main ou à la machine, mais à l’ordinateur. La machine peut garder toutes les étapes de ce processus compliqué, qui est l’écriture : «A quoi tu penses ? Je pense que je n’écrirais pas les mêmes livres si je n’avais pas d’ordinateur. Peut-être même que je n’en écrirais pas » (Les amnésiques n’ont rien vécu d’inoubliable 41). La machine organise la mémoire de l’autobiographe, elle fait des calculs compliqués à l’infini. On peut citer notamment La Dissolution de Jacques Roubaud, où l’ordinateur devient personnage de papier. L’écrivain et son ordinateur sont ensemble depuis longtemps, mais ils n’ont pas encore fait véritablement connaissance. Le traitement de texte reste encore mystérieux et agaçant.

    La narratrice de Pas un jour d’Anne Garréta se met sous contrainte pour écrire de mémoire. Elle veut activer sa mémoire photographique. Il s’agit d’écrire un souvenir de façon plate cinq heures par jour, et de ne rien corriger. L’écriture au risque de la mémoire est sinueuse, elle comprend des retours en arrière et des incertitudes. La finalité de ce projet insensé, ignoble et imbécile est de guérir l’autobiographe, qui veut apaiser sa souffrance en se confessant, se purifier par ses aveux. De plus tout est ici miroir, la confession doit être exacte. Pourtant, il est des choses sur lesquelles on ne peut pas tout dire. Le catalogue des souvenirs n’est qu’un résumé malaisé, imprudent, hâtif et inexact des choses, tandis que le plaisir du texte est sans nul doute ce qu’on y trouve de plus agréable dans ce projet. Anne Garréta emploi « tu » dans ce roman pour mettre le lecteur dans le coup. Le décalage de genre est délibéré, la voix masculine ou féminine s’adresse à la fois au personnage et au lecteur en utilisant la deuxième personne du singulier « tu ». Anne Garréta analyse minutieusement la signification du tutoiement, le « je » des souvenirs devient « tu ». C’est une forme de journal intime distancé, une relation étroite entre l’auteur, le personnage et le lecteur :

    Tu aurais pu faire mieux et tenir un journal. Au jour le jour, tu n’aurais rien eu à rapporter : il ne t’arrive jamais rien qu’en mémoire. Tu ne saisis l’instant que dans le souvenir lointain, qu’après que l’oubli a donné aux choses, aux êtres, aux événements la densité qu’au jour, évanescents, ils n’ont jamais. (Pas un jour 14)

    Anne Garréta ne veut pas de « moi » dans son roman. Ce n’est pas « moi » qui écrit, ce n’est pas « moi » qui lit, mais le double « tu », le sosie, l’autre. C’est ce double personnage de Magritte, qui se regarde dans la glace et ne voit pas son visage, mais son dos. L’écriture s’enchaîne avec le dévidage de la mémoire. Si intéressante qu’elle soit, l’exactitude des choses dépend de la mémoire et pas de la réalité des événements. En effet, l’écriture des souvenirs décimés est incertaine comme le désir, jamais assuré de sa fin ni de son objet. L’oubli efface la mémoire pour faire place à l’imaginaire. De même que le souvenir est fantôme, il ne reste que l’image de l’image, le cliché, la caricature. Pas un jour symbolise la prise de conscience de l’impuissance de la mémoire à faire revivre des images qui ne reviendront jamais.

    Cet emploi du « tu » emprunte beaucoup à l’autobiographie en situation d’interculturalité telle qu’Afifa Bererhi la définit. Elle considère en effet que le roman est un espace polyphonique dans lequel viennent se confronter divers composants linguistiques, stylistiques et culturels. La littérarité naît de la transformation de différents éléments culturels et linguistiques en un texte particulier. Le récit de soi est considéré du point de vue des critères formels et dans la double dimension de subjectivation et de socialisation. L’identification du sujet repose sur l’observation de la position qu’il occupe dans l’espace d’entre le même et l’autre. Le même paraît étrange à l’autre. Cette étrangeté n’est pas nécessairement négative. Elle est alors perçue comme moyen d’affirmation de soi et de créativité. C’est dans ce cadre théorique que s’inscrit l’autobiographie potentielle, où la formation du sujet se manifeste dans la représentation de l’espace personnel. L’écriture de soi signifie la conscience libératrice. L’OULIPO déplace les frontières du genre et du point de vue, en empruntant une démarche transgénérique et transdisciplinaire. Leurs récits se placent entre la littérature, la sociologie, la philosophie, la rhétorique, la linguistique, les sciences cognitives et constituent une nouvelle forme d’expression autobiographique : l’OUAUPO (Ouvroir d’Autobiographie Potentielle) où est tenté un usage intertextuel de la démarche littéraire. Réaliser un souvenir ou une pensée, c’est créer à l’intérieur de ce fait deux axes chronologiques opposés, l’un par lequel l’autobiographe se tourne vers le passé pour l’immortaliser, l’autre par lequel il vise l’avenir pour l’anticiper. Beaucoup de récits autobiographiques potentiels se mesurent par l’absence de cette temporalité. L’œuvre potentielle, comme l’œuvre picturale ou musicale, est entièrement hors du réel. Elle possède un temps interne qui n’est pas du tout le temps qui coule.

    Du mot de soi à l’image et au son

    Naturellement, au centre de l’écriture fragmentaire autobiographique on trouve les rapports entre l’écrivain et son langage, question philosophique et linguistique qui traverse cette étude. Le discours singulier de l’autobiographe est nécessairement en même temps le produit de la langue, de l’ensemble d’un groupe, des images, des sons. Jacques Jouet trouve « une sorte de réconciliation, d’égalisation des données sonores et visuelles du poème ». (Esthétique de l’Oulipo 266). Pour l’OULIPO, l’autobiographie se compose des rapports entre le langage, l’image et le son. Tous les membres de ce groupe sont affectés de cette préoccupation qui consiste à voir et à écouter le langage [3]. Le texte potentiel [4] a une forme plastique, modulée. D’un côté, l’écrivain échappe à la contingence du hasard, du vécu, par le signe linguistique fabriqué. De l’autre, le mot « image acoustique », dépossèdent celui qui écrit, celui qui lit, celui qui écoute, de son entité autobiographique. D’illustres oulipiens, tels que Georges Perec, Hervé Le Tellier, Jacques Roubaud, Anne Garréta, reconnaissent le pouvoir imageant et sonore du signe linguistique. La fonction du mot phénomène acoustique ou optique, ressemble au tableau, à la photographie, au film. C’est ce paradoxe du mot silencieux ou bavard, noir et blanc ou en couleurs qui fascine les oulipiens. L’absence au centre de cette présence frustre autant qu’elle attire le destinataire.

    L’autobiographie potentielle est faite de listes de mots, d’images et de sons, ce n’est pas le genre d’autobiographie explicative ou narrative employée dans les descriptions. Jacques Roubaud, dans son recueil de poèmes avec des moments de prose [5] Autobiographie, chapitre dix, pense que la vie serait un véritable bonheur, si elle n’était pas si crasse et pleine d’imprécisions et d’incongruité. Il ne faut pas croire au spectre, tout est illusion. L’homme ne peut pas seulement voir les couleurs, l’ultraviolet, l’infrarouge, il peut les entendre. Les couleurs forment un cercle en devenir. Les mots sont mis en marche de façon automatique et circulaire comme le rythme de la vie. L’autobiographe dit ce qu’il ou elle pense, au milieu de la chambre, entouré de papiers blancs :

    3
    la substance colorée
    compte le temps
    cependant que je vis
    créant des sons
    qui disent
    ce qui vaut d’être dit
    (onze saints)
    (Autobiographie, chapitre dix 11)

    Ces mots-images n’illustrent pas la vie de l’écrivain ; plutôt ils révèlent la naissance du texte sur l’ordinateur ou la machine à écrire. L’écrivain crée des sons, des échos, il travaille avec la substance colorée des pensées. Il chante l’amour, la poésie, la contrainte libératrice : « soudain je fus amoureux : l’amour la poésie l’amour lamour lapoésie lamour lamourlapoésielamour la poésie l’amour » (Autobiographie, chapitre dix 22). Le mot « poésie » est entouré par le mot « amour », car le poète vit de ses mots, sons et images dans la solitude de l’encre. Le pacte référentiel est en même temps suscité et contraint par la présence d’une image concrète, d’un son inattendu. L’autobiographie potentielle est une émanation de la vie sans code, elle possède une force de constat. On réalise alors que la certitude de la contrainte l’emporte sur la perception ou l’interprétation. Roubaud porte dans son œil une syllabe et dans l’autre la table de multiplication, formation à la fois littéraire et scientifique du poète. En effet la poésie devient science et la science devient poésie. Tous ces jeux de la contrainte montrent clairement que les poèmes et les moments de repos en prose composent cette autobiographie visuelle et sonore qui a des difficultés à séparer les genres. L’autobiographe devient texte :

    J’ai écrit mon avant-dernier –
    – poème ma vie a bien changé –
    – depuis ébullition –
    – cris
    c’est moi
    journal.
    (elastic-poems, 1)
    (Autobiographie, chapitre dix 163)

    Pour Roubaud, la poésie est une continuation de la prose, mais par d’autres moyens [6]. Elle peut être pensée libre ou venue de la mémoire. Les deux genres littéraires composent cette biographie modeste, cette vie-matière. C’est à ce niveau global que se définit l’autobiographie potentielle : l’autobiographe est matière, « c’est moi journal ». On dirait, avec Anne Roche, que son autobiographie est la matrice de tous ses textes (Autobiographie, journal intime et psychanalyse 180). Le monde des lettres, tel que l’autobiographe le connaît, est chaotique et lacunaire, une sorte de soupe. Il laisse les mots couler comme une rivière, au présent, car sa mémoire se brouille souvent. Il n’a pas le courage de penser souvent au lendemain. Comme Orphée, il ne regardera pas en arrière car tout sera perdu définitivement. Il fait des poèmes ou plutôt des pensées : « je fais des poèmes pour ne pas penser à autre chose » (Autobiographie, chapitre dix 78). Mais peut-on exprimer tout ce qui est pensé ? L’autobiographie de Roubaud rassemble la totalité d’impressions, d’expériences, de pensées et d’aventures. Sa méthode d’écriture est un art des improvisations qui préfigurent la « Renaissance Oulipogrammatique ».

    L’autobiographie potentielle écrase la chronologie du vécu en offrant une ressemblance à l’identité imaginaire. Elle suscite une synthèse imageante chez l’observateur, une folie admirative devant ce sujet réel et illusoire en même temps. Barthes classe les photos de lui comme créatrices de quatre personnages différents : « celui que je me crois, celui que je voudrais qu’on me croie, celui que le photographe me croit, et celui dont il se sert pour exhiber son art » (La Chambre claire : note sur la photographie 29). Cette identité à multiples facettes ressemble au phénomène éprouvé par l’autobiographe dans son texte. Il se crée des masques, des rôles à interpréter. De même, les arts visuels ou sonores ne sont pas loin de l’acte de s’écrire. Dès qu’on se sent visé par l’œil de l’appareil ou le microphone, tout change. On se fabrique à l’avance en image ou en son. Cette attitude répond au contexte idéologique collectif en transformant la personne en personnage. On ne peut faire son autoportrait qu’en prenant un masque. L’autobiographe oulipien est le produit d’une société et de son histoire. L’autobiographie potentielle est un travail d’artisan conscient, et ne saurait révéler l’expression immédiate de l’être. Il semble que l’écrivain oulipien ne peut s’offrir qu’en personnage masqué. Le problème principal, dans le récit de soi potentiel, c’est donc la détermination de s’écrire en se prenant pour un autre. Ce que l’autobiographe écrit de soi n’est jamais le dernier mot. L’ambivalence du mot persona, à la fois identité et absence (masque), résume le paradoxe de cette écriture et le théâtralise en même temps.

    Conclusion : autobiographie ou méditation fragmentaire ?

    Dans ce contexte autobiographique et oulipien, on peut se demander si les fragments d’une œuvre achevée ou inachevée peuvent également passer pour une modalité d’écriture sur soi-même, pour une variante d’autobiographie. Admettre une telle possibilité, c’est simplement élargir l’idée admise que des pensées (Les Amnésiques n’ont rien vécu d’inoubliable d’Hervé Le Tellier) et des poèmes avec des moments de repos en prose (Autobiographie, chapitre dix de Jacques Roubaud), des souvenirs de Pas un jour constituent un autoportrait et un questionnement langagier où il s’agit à la fois du sujet et de l’objet. La question « qui suis-je ? » comprend d’autres questions, « que sais-je ? », « à quoi tu penses ? ». Le Tellier, Roubaud, Garréta, Perec cherchent dans la division en pensées, souvenirs ou poèmes un modèle d’organisation architectonique, une macro-structure, plutôt que le modèle d’une micro-structure relativement fragmentée et susceptibles de remaniements à l’infini. Ce qui sépare l’autobiographie potentielle d’autres autobiographies, c’est le souci de la forme, c’est-à-dire du rapport structurel entre les fragments, et du style, humoristique ou pseudo-scientifique. Beaucoup de pensées, souvenirs et poèmes le constatent, faisant de cette disparate même un procédé essentiel de la conscience du sujet. Les mille pensées, souvenirs et poèmes ressemblent à l’auteur parce qu’ils le rassemblent. Tout est là, dans un état de semi-organisation, avec des redites, des fragments en suspension. L’écrivain vide son sac en s’écrivant ; il écrit pour se parcourir ; il cultive ses pensées, souvenirs et poèmes comme il cultive les plantes dans son jardin. La liste des pensées, souvenirs et poèmes loin de se compléter, ne parvient pas à s’harmoniser : elle tourne autour des événements, structures et des rapports langagiers. On dirait une méditation, jamais définie comme genre littéraire, qui éclate en fragments au moment où le texte la thématise. L’autobiographe oulipien entreprend cette méditation pour retrouver son essentiel. Mais, il semble que cet essentiel soit très dispersé. L’écrivain n’arrive pas à une image littéraire cohérente. Il transforme cette méditation fragmentaire en encyclopédie qui prend souvent la forme aphoristique et dont le trop-plein provoque un désir de dédoublement à l’infini.

    Notes

    1] Le connexionnisme compte de nombreux théoriciens importants qui partant de disciplines très différentes, défendent des conceptions assez diverses de leur cause commune. Au nombre de chercheurs les plus notoires qui ont fait apparaître l’intérêt du connexionnisme, il faut citer David Rumelhart, James McClelland, Geoffrey Hinton, James Anderson, Gerald Edelman, Stephen Grossberg, John Hopfield, Teuvo Kohonen, Jerome Feldman, et Terrence Sejnowski.
    2] Philippe Lejeune, dans son ouvrage La Mémoire et l’oblique, distingue quatre axes dans l’écriture de Perec, sociologique, autobiographique, ludique et romanesque.
    3] La contrainte des Alphabets de Georges Perec est rendue visible par la juxtaposition à chaque poème, sur la même page, de sa grille hétérogramatique. C’est encore le cas avec ? de Jacques Roubaud, où la composition littéraire est liée au jeu de go, comme l’explique le « Mode d’emploi de ce livre ».
    4] Les écrivains oulipiens déclarent qu’il n’y a pas de texte oulipien, mais des textes potentiels. La littérature n’est pas oulipienne, mais potentielle.
    5] À la même époque où Jacques Roubaud écrivait son autobiographie, Emile Syder publie La troisième voix, une autobiographie coupée de poèmes en prose ou en vers libres, pour dérouler successivement la quête de soi.
    6] Les textes de Jacques Roubaud appartiennent tous au même tronc, le sonnet : sonnet court, interrompu, en prose, etc.

    Bibliographie

    Andler D. Introduction aux sciences cognitives. Paris, Gallimard : 1992.
    Barthes, Roland. Roland Barthes par Roland Barthes. Paris, Seuil: 1975.
    Barthes, Roland. « La Chambre claire : note sur la photographie ». Cahiers du Cinéma. Paris, Gallimard-Seuil : 1980.
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