La lettura di sé e dell'altro
Orazio Maria Valastro (a cura di)
M@gm@ vol.9 n.1 Gennaio-Aprile 2011
LECTURE DE L’AUTRE, ÉCRITURE DE SOI
Une lecture de Maïs en Grégorien d’Arnaldo Calveyra
Mabel Franzone
mabel.franzone@gmail.com
Docteur en Lettres Sorbonne; CEAQ - Paris V/ CRICCAL Paris III;
Professeur Univ. Nacional de Salta/ Argentine; Municipalité de Salta Service
de Presse.
El ojo que ves no es
ojo porque tú lo veas;
es ojo porque te ve.
(Antonio Machado)
Il s’agit dans cet écrit de rendre compte d’un étrange et beau livre qui,
tout comme beaucoup d’autres œuvres de la littérature mondiale, ouvre
chez le lecteur des espaces infinis où surgissent nos propres interrogations,
en tant qu’êtres dans un Monde. En parcourant ses lignes nous-nous sommes
sentis interpellés, aussi conduits en quelque sorte, à nous poser des
questions sur les frontières, le temps, sur notre place dans l’histoire,
sur nos vécus et nos perceptions à l’intérieur de toute la beauté du monde
et de toute l’horreur du monde.
Ce livre a comme titre Maïs en Grégorien. Récit Lyrique [1].
L’auteur est un Argentin, Arnaldo Calveyra, écrivain, poète, dramaturge,
pianiste, homme à l’âme aussi belle que ses propres créations, plus connu
dans son Argentine natale comme « Arnaldo Calveyra, le Poète ». Homme
de la ville d’Entre Ríos (entre fleuves), il est bien l’homme entre deux
fleuves. Il réside à Paris, depuis quelque 50 ans et porte toujours le
souvenir de sa terre, de sa chère petite patrie. Ce livre est, quelque
part, le récit et le témoignage d’un voyageur, dont le chemin est jalonné
d’art, de lettres et de musique ; chemin aussi marqué de sa profonde inquiétude
pour l’Amérique du Sud, des cruelles guerres vécues dans le monde et du
besoin de la prise de conscience de l’humanité de l’homme. Quand Arnaldo
Calveyra aborde la situation passée et actuelle de l'Argentine, transparaît
chez lui une certaine tristesse. L'homme est heureux cependant : "peut-être
[grâce à] cette quatrième dimension qui est la mienne. D'être là-bas et
d'être ici, parce que j'ai deux continents à ma disposition". Peut-être
aussi parce que sa vie tend vers cette "justice poétique" qui doit être
selon lui le rôle de la poésie. Chez Arnaldo Calveyra, le poète se devine
aux gestes et au regard. "Il y a des gens qui vivent d'absolu", dit-il,
et il est sûrement l'un d'eux.
Dans quel genre se registre ce livre ? Entre la prose et la poésie, inclassable
pour les uns, pour les autres c’est un récit poétique autobiographique,
pour Calveyra lui-même c’est un point d’arrivée, de réunion. Ici confluent
le théâtre, la narration, la poésie, toutes les lignes parcourues par
la littérature, amalgamés par une prose entrecoupée, presque des versets.
Ces versets fonctionnent par des paragraphes indépendants, en tirés- à-
part : un rythme andante qui ne sera jamais discursif, dont la texture
reproduit les litanies enfantines des jeux de ronde, des expressions du
langage colloquiale, un parler menu et intime qui n’entre jamais dans
la parodie [2].
Un catalogue de livres présente Maïs en Grégorien avec ces jolis mots :
« Dans ce « recueil de poèmes », A. Calveyra suit le rituel de la nuit
à l'abbaye de Solesmes, habite le chant grégorien et pénètre les lieux
de sa mémoire. L'écriture, entre récit biblique et prose poétique, devient
un état de grâce où le poète accomplit un acte rédempteur » [3].
Cette présentation synthétise notre sentiment, puisque seul un état de
grâce peut produire une création touchant les profondeurs de l’être. Nous
avons voulu savoir quel événement personnel avait déclenché un tel état
et bien que l’auteur n’en parle pas beaucoup, avons trouvé qu’en 1962,
consterné et attristé par la disparition de sa mère, Calveyra décida de
passer quelques semaines à l’Abbaye de Solesmes, une des plus antiques
de la France. Il prit des notes sur ses visions, ses rêveries, l’exutoire
de ses angoisses. Les notes s’étaient perdues et récupérées bien de temps
après, presque 30 ans. Revivant les sensations « récupérées » suite à
la lecture des lignes égarées, il commença à travailler ce qui deviendrait
l’œuvre finale.
Si nous voulons traiter ce recueil de poèmes ou récit lyrique comme une
autobiographie- à part la mort de la mère de Calveyra déjà mentionnée-
est parce qu’il raconte l’intime : Les rêves et les songes, les désirs
et les peines. Aussi parce que, d’un point de vue théorique, il y a identité
entre l’auteur et le narrateur et aussi entre le narrateur et le personnage.
C’est lui-même, c’est sa propre identité qui est mise en scène. En effet,
l’autobiographie désigne tout texte dans lequel un individu réel a parlé
de sa vie, quels que soient la fonction et le contenu du texte. Bien qu’il
n’y ait point un déroulement chronologique de la vie de l’auteur dans
l’œuvre, il y a des « champs autobiographiques » particuliers d’ouverts,
comme la recherche des mots justes pour exprimer la densité de la rêverie,
quête propre à l’auteur, expression de sa profession et de sa personnalité :
"...Mettre en jeu les mots (...) c'est la seule chose qui m'intéresse"
: Arnaldo Calveyra est un poète. Les mots, il les "met au travail", il
les "réveille", il les aime : ce sont "des objets qui prennent vie" et
qui viennent le visiter le jour, tandis qu'il marche dans les jardins
publics, et la nuit, quand il dort : "les rêves, pour moi, et heureusement
dit-il, sont des pédagogues, ils viennent pour me donner des mots meilleurs
que ceux que j'ai trouvés la veille" [4].
Il y a aussi une multiplication de temporalités à mesure, non de la nature,
sinon de l’homme. Le tout se réfère à un temps passé et l’auteur présente
comme successifs des états de simultanéité confuse. Ce passé se présente
en « trompe l’œil » pour faire participer le lecteur au présent de l’écrivain,
à ce présent qu’est une toute simple retraite de quelques jours dans une
abbaye, mais que se déplie et se plie au rythme du grégorien. La particularité
de ce récit est d’ouvrir des champs autobiographiques inhérents à la vie
de l’auteur (son enfance à la ville argentine d’Entre Ríos, les souvenirs
de champs de maïs) unis aux champs d’une biographie commune aux Hommes :
des guerres, des injustices, la sempiternelle et cruelle chasse aux animaux.
Autrement dès le début du livre s’établit ce qu’on appelle « le pacte
autobiographique », l’accord passé entre l’auteur et le lecteur, pacte
de sincérité et de confiance. Le lecteur sait que l’auteur ne mentira
pas, et le lecteur se propose de l’écouter, de d?F?ialoguer avec, de
le comprendre.
De ce beau livre, on ne peut pas faire un résumé, peut-être seulement
raconter les débuts : un homme d’Entre Ríos, assis à l’Abbaye de Solesmes
écoute avec ses yeux le chant grégorien. Ce chuchotement laisse échapper
des vagues de souvenirs d’ordre personnel et aussi de la mémoire collective,
des vagues qui, elles, vont trouver asile dans l’oreille. L’oeuvre est
attrayante et envahissante, mais de difficile compréhension. Et pourtant
s’avère être un outil pour l’écriture de soi, dans un sens littéral comme
dans un sens figuré, c’est-à-dire l’écriture qui nous emmène à notre propre
création écrite ou encore celle qui n’a pas besoin d’une plume et qui
fonctionne comme mise en question, nous obligeant à nous penser, à nous
créer, à la réflexion sur le destin de l’humanité. On ne sort pas indemne
de sa lecture. Maïs en Grégorien aura la vertu de nous faire voyager traversant
espaces et temps depuis un seul point, l’Abbaye de Solesmes. L’intitulé
de cet article « Lecture de l’autre écriture de soi » fut choisi d’abord
parce que l’œuvre présente deux paramètres fondamentaux : la moralité
et la beauté. Tous deux agissent comme un système de comportement qui
tend à la connaissance de soi et du monde. En second lieu, parce que le
seul fait de lire convoque en nous une série de phénomènes, d’ordre physique
et psychique qui forcément vont déclencher d’autres processus, de vision,
de réflexion. Troisièmement, parce que les poèmes font des poèmes. Des
écrivains trouvent parfois l’inspiration en lisant d’autres écrivains.
Ceux qui ne sont pas d’écrivains vont laisser l’œuvre les toucher jusqu’au
plus profond de leur corps et de leur être. Un exemple qui nous émeut
toujours est celui du beau poème écrit par Joseph Brodsky, « Définition
de la Poésie », s’inspirant d’une seule phrase dite par Federico Garcia
Lorca. Au chemin de sa mort - Garcia Lorca allait être fusillé- le poète
avait prononcé seulement ces mots : « et pourtant le soleil se lève ».
Ces simples paroles étaient de la poésie, ces simples paroles dictaient
de la poésie. Brodsky écrivait : « Revoir un instant des paysages derrière
les fenêtres où se penchent nos femmes, nos semblables, les poètes...
/ Revoir les paysages derrière les tombes de nos camarades et la neige
lente qui vole quand la mort nous défie/ Une nuit de lune revoir l’ombre
longue que jettent les arbres et les hommes/ Puis à l’aube voir encore
la route blanche où surgit le peloton d’exécution/ Revoir enfin le soleil
se lever entre les lignes étrangères des soldats. » Les vies et les morts
des autres inspirent et soufflent aussi des mots, faisant sortir de nos
coeurs les meilleurs poèmes.
Nous avons voulu justifier le choix du titre de cet écrit tenant compte
de notre propre expérience de la lecture de l’œuvre de Calveyra. Celle-ci
est complexe, son analyse donc, s’avère complexe. Pour rendre cette lecture,
-disons- « ordonnée » nous allons nous servir de l’herméneutique d’Hans
Georg Gadamer, de quelques notions de Bachelard (résonance et retentissement)
pour illustrer nos propos. Nous allons mettre en oeuvre la notion d’imaginal,
notion introduite par Henry Corbin, pour traiter les espaces infinis,
tout comme les symboles et ses structures seront analysées à la lumière
des structures anthropologiques de l’imaginaire de Gilbert Durand.
Dans un premier temps, nous allons nous référer, en toile de fond, aux
notions de l’herméneutique de Gadamer pour bien expliquer ce que signifie
une « rencontre » d’inconscients, phénomène auquel nous avons eu accès
en lisant l’œuvre en question. Nous référons ensuite quelques théories
sur la lecture, évoquées par Alberto Manguel. Après nous allons commencer
l’analyse de l’œuvre en soi, analyse où nous avons choisi d’entremêler
les outils pris de Bachelard, Gilbert Durand ou Corbin et de les intégrer
dans d’une structure faite pour ordonner l’analyse (La Nuit Magnifiée,
Le Sacrifice, Les Répétitions et Le Lecteur Interpellé), pour finir avec
des conclusions dressées en deux niveaux, celles d’ordre esthétique et
celles d’ordre esthétique et celles d’ordre éthique.
1. L’herméneutique / La lecture
Maïs en Grégorien montre la particularité d’effacer les frontières entre
le monde réel et le monde de la rêverie, entre les souvenirs de la ville
argentine d’Entre Ríos et la réalité de l’Abbaye de Solesmes, entre différentes
périodes de l’histoire où se déroulèrent les plus grands drames de l’humanité
moderne. L’effacement des limites prétend provoquer l’ouverture de portes
et l’accès à un monde plein, sans frontières, un monde où l’homme peut
se contempler et contempler l’humanité, les animaux, l’art, la beauté
de la Terre. Il agit d’un vol, un survol fait depuis une grande hauteur
d’où nous pouvons regarder le monde d’ici, du bas et le balayer à l’aide
des événements. Non seulement avec un regard critique sinon avec la panoplie
de sentiments et de perceptions que les faits des hommes et surtout les
grands drames de l’histoire réveillent dans nos têtes et dans nos coeurs.
Car, tout ce qui est « montré » dans le livre en question, correspond-t-il
à des grandes guerres ou d’autres événements tragiques ayant marqué la
vie de cette humanité qui est la nôtre.
Si nous parlons de frontières, nous voulons nous référer d’abord au terrain
de l’herméneutique. En effet, la philosophie des images présuppose que
l’homme se met en relation avec des images ou des représentations aux
sens multiples dont le sens excède les données fournies par l’expérience.
Ces images sont l’objet d’une intelligence interprétative qui, élevée
à une méthode spécifique de compréhension de l’homme, revêtira le nom
d’herméneutique. « Frontière » suggère aussi l’idée de mouvement, car
le paradigme herméneutique repose sur le double déplacement du modèle
présenté et de l’interprétation, se frayant un véritable « trajet anthropologique »,
terme de Gilbert Durand défini comme l’échange constant existant au niveau
de l’imaginaire entre les pulsions subjectives et assimilatrices et les
intimations objectives émanant du milieu cosmique et social [5].
La frontière ou espace vide devrait se remplir avec la résultante de ce
trajet anthropologique, de ce va et vient qui fait le lien entre le moi
interprétatif et les images à élucider.
L’identification avec une œuvre ou avec un auteur éveille deux concepts
clés de l’herméneutique : le dialogue et la compréhension. L’âme de cette
science réside justement en comprendre l’autre qu’est l’auteur et lui
donner raison jusqu’à un certain point. Une telle attitude nous transformera
à notre tour [6]. Et là siège l’âme
de la lecture, l’âme de ce qui n’est pas définitif.
L’acte de lire « des siècles et des mers » [7]
a fait l’objet des diverses théories. Rien ne bouge quand on lit, à part
les yeux et les mains tournant les pages, et pourtant quelque chose que
le mot « texte » ne définit pas exactement se déploie, progresse, croît
et s’enracine tandis qu’on lit. Au V siècle avant J.-C, Empédocle décrivait
l’œil comme né de la déesse Aphrodite, qui « enveloppa un feu de membranes
et d’étoffes délicates ; celles-ci le protégeaient des eaux profondes
courant alentour, mais laissaient passer vers le dehors les flammes intérieures »
[8]. Plus d’un siècle plus tard, Epicure
imagina que ces flammes étaient faites d’atomes qui jaillissaient de la
surface de tous les objets et pénétraient nos yeux et nos esprits, telle
une pluie continuelle et ascendante, pour nous imprégner des qualités
de chaque objet [9]. Euclide avançait
la théorie contraire, selon laquelle des rayons issus de l’œil de l’observateur
appréhendent les objets observés [10].
Quelques décennies plus tôt, Aristote affirmait que l’œil humain tel un
caméléon, absorbait la couleur et même la forme de l’objet observé et
transmettait cette information, via les humeurs oculaires, sur les toutes-puissantes
entrailles, un conglomérat d’organes comprenant le cœur, le foie, les
poumons, la vessie et les vaisseaux sanguins, qui exerçait son empire
sur le geste et les sens [11]. Six
siècles plus tard, le médecin grec Galien suggérait qu’un « esprit visuel »
né dans le cerveau traversait l’œil en parcourant le nerf optique et s’en
allait dans l’atmosphère. Celle-ci, dès lors capable de perception, appréhendait
les qualités des objets perçus quelque fût la distance à laquelle ils
pouvaient se trouver. Ces qualités étaient retransmises par l’œil jusqu’au
cerveau et, par le cordon médullaire, aux nerfs commandant les sens et
le mouvement. Sauf Aristote, les autres philosophes rendaient à l’observateur
(lecteur) un rôle actif et la capacité de voir se trouvait profondément
enracinée dans le cerveau. Au XIV siècle, le médecin italien Gentile da
Foligno décréta que comprendre le fonctionnement de l’œil et de la perception
était aussi essentielle à la médecine que l’apprentissage de l’alphabet
l’est à la lecture [12].
Quoi qu’il en soit la question qui demeurait irrésolue était si nous,
lecteurs, nous portions le regard sur les lettres à saisir sur la page
ou si c’étaient les lettres qui atteignaient nos sens ? Jusqu’aujourd’hui
nous ne le savons pas avec certitude, certes il y a un ou plusieurs mécanismes
physiologiques qui entrent en jeu et beaucoup estiment que la complexité
de la lecture peut être aussi grande que celle de la pensée. Lire ne consiste
donc pas en un processus automatique d’appréhension du texte comparable
à la manière dont un papier photosensible est impressionné par la lumière,
mais en un étonnant processus labyrinthique de reconstruction, commun
à tous et néanmoins personnel, d’un processus génératif qui reflète la
tentative disciplinée du lecteur d’élaborer un ou plusieurs sens dans
le cadre des règles du langage [13].
Processus qui engage le corps entier dans la lecture « des siècles et
des mers ».
Une fois ouverts les espaces proportionnés par la lecture, qui à son tour
engage tout le corps, l’herméneutique de Gadamer, c’est- à- dire une herméneutique
amplificatrice du symbole [14], nous
donne encore deux concepts clés qui entrent dans ce processus de lire
l’autre, dans le cas présent l’autobiographie de quelqu’un. Ces concepts
sont le dialogue et la compréhension. Dialogue signifie placer l’autre
à son propre niveau, le traiter comme un digne interlocuteur. Pour comprendre,
nous utiliserons toutes les disciplines à notre portée : linguistique,
sémiotique et même une méta-philosophie, c’est- à- dire les modalités
de compréhension propres à la philosophie. Il y aura alors une transdisciplinarité,
mot évoquant quelque chose qui traverse et transcende, quelque chose produisant
une véritable élévation de la conscience. A la lumière de ces éléments,
nous pouvons tenter une relation nouvelle et différente avec les grandes
voix de la tradition littéraire, philosophique et religieuse qui ont mené
notre mémoire culturelle. L’attitude herméneutique devient une attitude
philosophique, un choix pour analyser le monde d’une manière déterminée.
Pour Gadamer, d’abord doivent intervenir dialogue et compréhension, avant
de passer à une explication, c’est- à- dire, à la découverte des mots
justes pour ordonner cette expérience. Cela fait, un « quelque chose »,
un principium ou arché apparaît intégré dans une structure, doté véritablement
d’une consistance et qui peut nous servir de point de départ pour la découverte
d’autres orientations. Ce processus se répète sans cesse, y compris au
niveau du quotidien le plus familier. Ainsi le monde dans lequel notre
expérience intervient comme un élément nouveau ébranlant ce que nous connaissions
et qui se réorganise au milieu de cette commotion, devient-il un autre
monde ordonné selon les lignes prédominantes d’une telle expérience. Et
comme ce qui nous intéresse est ce qui est familier, il nous intéresse
de « reconnaître » pour « connaître », nous pouvons nous intéresser à
l’autre, le recevoir, recevoir ce qui nous est étranger, étendre et enrichir
notre propre expérience avec des paramètres d’universalité et de transcendance.
2. L’imaginaire et l'imaginal
Si l’universalité de l’herméneutique implique d’arriver à ce qui est au
début, au principium ou arché, c’est-à-dire aux fondements ou plates-formes
de l’Imaginaire, il est nécessaire de couvrir la zone vide qui se présente
entre l’expérience herméneutique – dont la caractéristique est la quête
de sens – et le langage qui exprimera cette expérience, avec une théorie
appropriée à l’Imaginaire. En fonction de la théorie choisie, cette herméneutique
sera réductrice ou amplificatrice du symbole. La première tend à une démythologisation
du discours ou du récit en s’efforçant de ne trouver qu’un seul sens littéral
sous la forme de multiples sens secondaires. Ceux-ci sont traités comme
des simples allégories, réduisant le multiple à l’unique et le sens figuré
au sens propre. La deuxième, pour sa part, reconstruit les sens dénivelés
et cachés d’un texte dans leur multiplicité et leur richesse pour l’actualiser
dans différents domaines et moments de l’expérience humaine [15].
Ainsi agit en revalorisant la fonction médiatrice de la pensée, la vision
théophanique de la Nature-Ange, l’individuation spirituelle de l’homme
et la hiérohistoire de l’âme [16].
Avec ce deuxième procédé, les textes sont comparés à des êtres vivants
dont on peut percevoir le corps, l’esprit et l’âme. Cette herméneutique
amplificatrice suppose l’existence d’une structure complexe du sens dans
les signes (langages et formes visuelles) faisant une différence entre
ordre sémiotique et ordre symbolique et organisant un système de représentations
adapté à un monde d’images. Celles-ci sont à leur tour mises en relation
avec de complexes processus mentaux. L’ensemble de relations existant
entre le Moi et ces images apparaît éclairci et lié à la vie spirituelle,
ce qui en fin de compte est beaucoup plus riche que les réseaux de connexions
uniquement conceptuels.
Si l’espace imaginaire apparaît balisé de symboles, il est nécessaire
de les ordonner dans une structure en facilitant l’utilisation. C’est
ce que permettent les structures anthropologiques de l’imaginaire créées
par Gilbert Durand. Pour ce penseur, la grammaire ou la rhétorique du
discours humain est l’univers de l’image symbolique, qui condense toutes
les pulsions, les désirs, les nostalgies et les projections de toute réalisation
humaine, individuelle ou culturelle [17].
Cet imaginaire suit règles et configurations précises d’où surgit un structuralisme
figuratif qui organise les contenus affectivo-représentatifs, par le biais
de constellations, archétypes, mythes et symboles et des schémas qui dynamisent
le récit ou le discours.
Aux confins de l’image et dans l’absolu du symbole, nous trouvons l’homo
religiosus. Car à la fin du chemin, tous ces problèmes de connaissance,
d’herméneutiques, de symboles et d’images qui constituent l’espace imaginaire,
nous les retrouverons dans les manifestations religieuses inhérentes depuis
toujours à l’homo sapiens, comme preuve de l’éminente faculté de symbolisation
de l’espèce. L’intelligence spirituelle découvre sa noblesse, comme l’imagination
créatrice, car celle-ci permet à l’homme contemplatif d’accéder à un mundus
imaginalis, au mésocosmos de l’image, monde intermédiaire où se spiritualisent
les corps et où se matérialisent les esprits. Avec cette double fonction
de symbolisation et de mise en espace, l’âme trouve un moyen terme, l’Ange,
une image créée par l’intellect qui fait que l’être humain peut être face
à face avec lui-même, son Moi, son éternel archétype. Une rencontre avec
son propre inconscient.
Si nous avons insisté en donnant des concepts clés sur l’herméneutique
et sur la théorie de l’imaginaire c’est justement parce que ce petit livre
nous conduit à penser à un terrain de communion auteur-lecteur, terrain
agissant sur des hauteurs infinies, que nous trouvons nous appartenant
aussi. Ce terrain est ce qu’un Henry Corbin ou un Gilbert Durand appellent
l’Imaginal. Ce terrain est le terrain où se développe l’oeuvre de Calveyra,
auteur qui touche le destin de l’Homme, l’histoire de l’Homme.
3. Maïs en Grégorien
3.1 La Nuit Magnifiée
L’auteur déplie dans ce livre une profonde capacité à concilier un travail
d’écriture dépouillé et la recréation la plus déconcertante qu’elle soit
de la langue orale. La grammaire nous réserve bien de surprises, mais
ni la raison ni le cœur perçoivent un quelconque subterfuge, au contraire,
il surgit l’évidente vérité d’une langue qui est au même temps celle des
rêves et aussi celle de la veille la plus attentive. La langue est audacieuse
et les rêves le sont plus encore. Entre ces deux il y a un viscéral combat
pour trouver les mots justes, ceux qui ne trahiront point le rêveur. Ce
rêveur en question, Arnaldo Calveyra, raconte son vécu à l’Abbaye de Solesmes,
là où les notes du chant grégorien vont lui permettre d’éprouver une magnifique
ouverture, une nuit durant. Dans cet espace et cette nuit, l’auteur a
des visions, des visions aussi belles qu’affreuses, venant-elles du fond
des hommes, du fond de l’univers. Ainsi, depuis le premier paragraphe
s’annonce déjà la teneur du récit lyrique :
« Deux heures du matin. J’écoute la chanson inventée par un bègue. A cause
de ce qu’elle est, de l’air, la chanson se raréfie, s’absorbe dans des
voyelles tout juste venues à l’esprit, glisse entre les saintes qui s’inclinent
doucement dans leurs niches en offrant le nard serré par sa main délicate.
Sur toute sa longueur, sa largeur, sa hauteur, la nef de l’église est
parcourue par des murmures de noms : elle murmure, écho du murmure des
nouvelles. Et voici la chanson soudain intéressée, elle commence à désirer
que quelque chose, quelqu’un dans l’enceinte, reste trésor caché, un jardin
secret. » ( Calveyra, 2003, p. 7)
Calveyra inverse le sens naturel des choses, du monde. C’est la chanson
qui prie pour lui, c’est la chanson qui désire que l’homme, lui en occurrence,
ne se dévoile point, c’est la chanson qui voudra l’homme comme un tout,
comme un jardin secret. Les plans s’entrecroisent, l’espace n’a point
de contours précis. Et tout commence par des vagues d’émotion qui montent
et descendent, respirent et flamboient, emplissant tout le champ de vision.
La voûte de l’église contient toute chose, ce tout qui, pour l’heure,
deux heures du matin, nous indique un temps nocturne, un régime d’image
appartenant à la Nuit magnifiée. Nous soulignons ceci, car cette nuit
n’est pas l’obscurité des ténèbres du Régime diurne de Gilbert Durand,
mais au contraire, une nuit peuplée de monde, de musique, des couleurs,
ce qui se présente avec une viscosité du thème [18].
Le temps en soi semble suspendu, c’est un espace second, un état extraordinaire,
capital, auquel l’homme est capable d’accéder et qui est plus ancien que
n’importe quelle religion. Ainsi la « chanson inventée par un bègue »
est le chant grégorien, terre de personne, « comment le grégorien fabrique-t-il
la terre vaine grégorienne?, terre grégorienne sans âme qui vive ? Cette
terre vaine, frontière, vide qui se remplira peu à peu de visions qui
viennent à lui, à Arnaldo Calveyra, homme qui, conscient aussi des pulsions
universelles, essaiera de gommer sa présence : « Dans cette obscurité
doivent tenir toute la terre et tout le ciel »... « Petit homme enfant,
petit homme pirouette- cacahuète, pour que tu puisses devenir un recoin
de l’église, s’il te plaît, reste dans le recoin de l’église. » (Calveyra,
2003, p. 17).
L’homme de l’Abbaye restera donc en retraite, nous livrant par le biais
du grégorien qui égrène les notes, un cocktail d’images, rapide et bouleversant
que nous oblige à penser à la fois à Salomé et à Jean Baptiste, aux six
millions de morts dans les champs de concentration de la Seconde Guerre
Mondiale, aux disparus de la dernière dictature militaire argentine et
à ceux qui furent jetés vivants dans l’estuaire de Río de la Plata ; à
Colomb et à son arrivée par erreur en Amérique, à la présence du moine
Notker, grand artisan du grégorien ; à la lutte pour découvrir les mots,
concrétiser les voyelles capables d’exprimer la profondeur du rêve ; aux
visions des hommes du Néolithique chassant le renne ; aux bûcherons de
la Mésopotamie argentine, au paysage de la province d’Entre Ríos ; aux
champs de maïs qui s’étendent comme le grégorien transportant tout un
cosmos, et toujours, la lutte de l’écrivain face à la naissance de son
oeuvre qui commence par des brassées, des rafales de sentiments mêlés
à d’étranges visions. Mais bientôt il nous prévient « ce récit est une
vérité offerte à qui voudra se regarder en elle. Elle se succède à elle-même.
Epi après épi les champs montent. » Ce miroir annoncé est l’histoire de
l’homme. Histoire jalonnée de crimes, de sacrifices et d’expiations.
« Nous venons assister au spectacle autour d’un plat incandescent et d’une
danse. Et moi, homme du pays d’Entre Ríos, venu chercher une retraite
silencieuse à l’abbaye de Solesmes, je m’assois dans un endroit reculé
de l’église pour écouter le grégorien qui gonfle comme un champs de maïs
de part et d’autre de la nef, pour atteindre les berceaux de la voûte
tiédis par la lumière des cierges. J’écoute le moine à ma droite, debout
contre une colonne, en quête des notes qui s’aiment. » (Calveyra, 2003,
p. 9).
Le chant grégorien égrène les notes, comme on égrène le maïs. Le rapprochement
entre le végétal et le Chant Sacré marquera le début des visions qui vont
peupler la nef sous la lumière scintillante et intime des cierges. « Un
plat incandescent et une danse » et nous évoquons Jean le Baptiste, un
des grands sacrifiés du christianisme. La première figure sacrée pénètre
une ambiance déjà sacralisée. Autour tout est devenu un champ de maïs
et l’auteur-personnage décline son identité dans toute sa grandeur et
dans toute sa petitesse : homme d’Entre Ríos, homme que se rappelle inlassablement
du maïs, végétal aimé, de « notre père le maïs », ainsi appelé par les
peuples de l’Amérique du Sud. L’homme, le chant et la plante ne font qu’un,
une communion où la figure de la colonne, apparentée à l’arbre dans sa
symbolique, annonce un imago mundi, un hiéroglyphe, symbole de totalisation
cosmique. Autant l’arbre que la colonne ou le totem figurent le devenir ;
et la colonne dans le récit annonce ce qui vient : un monde autre, un
univers régi par des lois différentes du réel. Ces symboles sont un complément
des symboles du cycle, des rythmes de la Nature. L’ensemble se complète
par la musique, puisque tout ce qui est rythmique- les répétitions suivies
par une certaine cadence- introduit un schème sexuel. En effet, sont des
modèles de rythme circulaire, structurés par un autre schème, celui de
l’éternel retour. Le rythme traîne le rythme gynécologique, les saisons,
la lune et la fécondité. Cycle lunaire et menstruel emmène une signification
messianique : la production du fils et du Fils, dont le Feu est le prototype.
Finalement la figure du Fils glisse vers le Sacrifice. Et dans ce petit
paragraphe nous trouvons ce qui sera, d’après le structuralisme figuratif,
le registre de toute l’œuvre de Calveyra : La Nuit, les enfants de la
Nuit, les symboles du régime nocturne de l’image, la belle Nuit, magnifiée,
la sacralisation de la Terre-Mère, la magnifique Nuit du monde, couronnée
par l’immense figure de synthèse du Sacrifice.
3.2 Le sacrifice
Peu à peu se dessine le thème du sacrifice, grande figure qui structurera
ce casse-tête. « Miroir avançant avec la mort, caché par Salomé qui surgit
par derrière. Instants du regard du prophète. Caché par Salomé, miroir
retourné, les yeux du prophète sont devenus aveugles, des yeux où toute
image est désormais insoutenable. » Calveyra annonce la tenue de ce qui
vient, Calveyra ne nous ment pas, nos propres yeux sont dorénavant les
yeux des sacrifiés. Ceux-ci passent à grande vitesse et ils reviennent
sans cesse.
La tête de Jean le Prophète apparaît sur le plat incandescent et se transformera
en sacrifice du maïs aux boucles blondes et à la tête ensanglantée : « Le
maïs blanc simple rafle à présent... Sur le plat. L’âme rafle... Un lieu
pour l’épi blond métissé!. La tête du prophète, boucles ensanglantées. »
Jean et le maïs se changeront dans le sacrifice de la terre américaine
unis aux « ombres… de la chasse aux morts, femmes et hommes morts entre
la nuit et le petit matin » Les sacrifices s’unissent peu à peu, bientôt
ils seront des millions, ils entreront apportés par le temps qui « se
décroche comme les wagons de bétail d’un train lancé en pleine course
…que tous les disparus, tous les gens assassinés ne sont pas tombés sous
les balles ou la torture. Certains ont été précipités dans l’estuaire
du Río del Plata des avions de l’Armée nationale argentine. Après quoi
plus de nouvelles ou si peu. Nous avons su, grâce aux oiseaux, qu’ils
avaient lavé la boue de l’estuaire avec leurs larmes » [19].
Troisième image du sacrifice et avec elle la pause selon laquelle Calveyra
ne nous laisse pas seuls avec nos morts car il nous donne l’expiation
des oiseaux, envoyés du ciel.
Les péchés se multiplient et surgit un autre sacrificateur : Colomb qui
se trompa à deux reprises « il n’arriva pas en Inde par l’Occident, et
au lieu des épices qu’on lui avait commandées, il découvrit un champ de
maïs capable de nourrir la terre entière» nous impliquant en tant que
Latino-américains dans cette longue chaîne de sacrifices et de vérités.
Ici la grande sacrifiée sera notre terre incarnée dans le maïs. « Sur
ce ils entendirent cette histoire sans fin : Pomme de terre, cacao, maïs,
manioc, patate douce, topinambour, citrouille, tomate, yapí, haricot,
cacahuète, tournesol, fraise, raisin noir, framboise, ananas, goyave,
avocat, anone, papaye, noix de cajou, noix du Brésil, vanille, piment
de Jamaïque, chocolat, maté, guarana…, fruits et racines que l’Amérique
offrit au monde. Un seul voyage suffit à Colomb [20].
La terre a été une plante coupée à la racine et personne ne le savait.»
Ce sacrifice sera lavé par le maïs qui est offert sur le plat incandescent
et élevé comme une hostie, comme le corps du Christ.
« Un seul épi en tout, en tout et pour tout, elles fusent et se poursuivent.
On le soulève – le chant glacé, le vent glacé – l’épi que l’on dispose
sur le plat un jeu d’étincelles ... » [21].
Ce plat incandescent, les mots “étincelles” et “brûler” nous parlent d’une
lumière aveuglante, d’un élément propre au Régime Diurne, le seul à sortir
de la nuit pour résider dans le jour. Gilbert Durand souligne l’équivalence
entre la lumière et la parole [22].
Cette équivalence se traduit par deux manifestations possibles du Verbe :
l’écriture et la phonétique. En élevant cette prémisse au récit,
nous voyons que la première, la parole écrite, est la lutte entreprise
par l’auteur pour faire naître un livre : « Lumière de la pierre. Ecris
la page. Tu travailles de gauche à droite, de haut en bas et la main se
rapproche. Elle ne s’éloigne pas de l’autre main. Tu sais qu’après ton
geste il n’y a rien. Après la page, qui n’a pas d’après, page sans après,
il n’y a plus rien ... Travailler la forme. Tu dois être d’accord avec
la forme. Ainsi la parole, homologue de la Force Divine, équivaut dans
de nombreuses cultures à la lumière et à la souveraineté de « la hauteur ».
Il y aurait une convergence de symboles et de signifié entre le plat incandescent,
la lumière et le verbe, le tout propulsé par une dynamique ascensionnelle
élevant l’esprit. Par ailleurs, l’unique symbole diurne nous permet d’arriver
par un autre biais à l’image du sacrifice, laquelle appartenant au Régime
Nocturne, va jouer son rôle en faisant la synthèse entre les éléments
des deux régimes. La figure est importante, puisque le sacrifice est la
négation de la mort para la mort même. C’est la mort acceptée, sacrificielle,
ritualisée, offerte, par laquelle on vainc notre destin de simples mortels.
Elle devient le pouvoir des sacrements sur la maîtrise du temps, unissant
ce sens à celui déjà référé de la valeur symbolique de la colonne. Rappelons
ici que cette dernière était annonciatrice d’un imago mundi, un symbole
de totalisation cosmique. « Le vrai sens- pour Gilbert Durand et Maria
Bonaparte- est celui de l’échange, un troque avec la divinité, un échange
d’éléments contraires : la vie contre la mort. La « vue » de tous ces
sacrifices aura le pouvoir de laver les crimes du pouvoir d’un ou plusieurs
moments de l’histoire humaine. Ces sont des immolations dont le sens est
celui de la rédemption, notre propre rédemption. Calveyra nous dresse
comme responsables de l’humanité entière mais nous donne aussi la possibilité
de nous laver de ses atrocités. Seulement il nous demande de prendre conscience.
Cela agit telle une conjuration, conjuration qui éloignera la bestialité
de l’homme.
Seront ajoutés ensuite les six millions de morts de la Seconde Guerre
et ses assassinats, les SS qui continueront leur carrière en Amérique
Latine : « qui croira d’ici cent ans qu’en Europe les nazis ont gazé environ
six millions de personnes ? « SS, ... corps aryen parfait, coup de talon
bien frappé et plus que parfait ... après quelques années d’une brillante
carrière de SS, si tout marche bien, comme ils l’espèrent lui et des millions
de personnes grâce à la loi d’obédience absolue, il poursuivra une brillante
carrière dans le Cône Sud. Continuité d’une race, continuité d’une idée,
il semblerait que rien n’est séparé et que la continuité de la folie et
de la cruauté soit le dénominateur commun au genre humain.
D’autres crimes et d’autres sacrifices se reflèteront dans ce plat, images
insinuées au début mais qui deviennent peu à peu plus concrètes et qui
s’uniront peu à peu à ceux déjà nommés. Elles reviennent des milliers
et des milliers de fois pour que nous ne les oublions pas. Et à la page
63 la grande recommandation à l’homme : «veillez, veillez sur le plat
blanc incandescent. Il ne s’agit pas du brouillon d’un procès-verbal,
ni d’un rapport de police. Il ne s’agit pas non plus du brouillon d’un
poème. Procès-verbal d’un jugement qui a des chances de durer des siècles
si l’on continue à faire traîner la procédure, si l’on obstine à affirmer :
« moi je n’ai rien vu », « moi je ne suis au courant de rien », « moi
je suis parti de chez moi pour aller travailler et puis, après, je suis
rentré chez moi ». Ce procès-verbal risque d’être sans fin, vieux comme
le monde, un jour il aura l’âge du monde.» L’inventaire des sacrifices
et des crimes prendra fin, le jour se lèvera sur l’Abbaye et sur le livre.
Mais auparavant l’appel à la conscience de l’homme pour qu’il sorte du
silence et ne se cache pas dans l’ignorance. C’est ainsi que nous découvrons
que le plat incandescent est l’élément fixe de la structure et les images
qui se succèdent unies par le fil du sacrifice sont l’élément mobile qui
actualise et active le premier. Découvrir ce qui traverse et élève est
une façon d’organiser la lecture de cette oeuvre, singulière s’il en est,
riche et complexe.
3.3 Les répétitions
Bachelard nous parle de deux mouvements que la lecture doit sensibiliser :
le mouvement de l’esprit et celui de l’âme, appelés par lui, de résonance
et de retentissement. Dans le premier, nous entendons le poème, dans le
second nous le faisons nôtre. Le retentissement a un caractère phénoménologique
simple dans les domaines de l’imagination poétique. Il s’agit en effet,
par le retentissement d’une seule image poétique, de déterminer un véritable
réveil de la création poétique jusqu’à dans l’âme du lecteur. Par sa nouveauté,
une image poétique met en branle toute l’activité linguistique. L’image
poétique nous met à l’origine de l’être parlant [23].
Par ce retentissement et, en allant tout de suite au delà de toute psychologie
ou psychanalyse, nous sentons un pouvoir poétique qui se lève naïvement
en nous-mêmes. C’est après le retentissement que nous pourrons éprouver
les résonances, des répercussions sentimentales, des rappels de notre
passé (Bachelard, 1989, ibid.).
Les répétitions de Maïs en Grégorien deviennent des litanies, nous avons
repéré deux « centres » où l’auteur veut attirer l’attention, le premier
va vers lui-même : « et moi, homme d’Entre Ríos » ; « Petit homme enfant,
petit homme pirouette cacahuète » ; Le deuxième est le centre symbolique
où tout se reflète : « Veillez, veillez sur le plat blanc incandescent.
A cet instant on le lave dans les cuisines du ciel » ; « Veillez, veillez
sur le plat incandescent ». Autant le premier nous rappelle constamment
que l’œuvre est bien une autobiographie, tant l’auteur se le rappelle
soi-même ; autant le second met en exergue ce plat blanc, objet qui garantit
la relecture de l’histoire de l’humanité. Et là son être individuel laisse
la place à un être collectif. Car toute la douleur du monde passera par
ce plat.
Nous voulons nous arrêter sur le plat incandescent et son rôle. Nous-
nous heurtons à une image redondante dont la présence nous empêche d’avancer.
Lorsque l’on travaille avec la méthode de l’imaginaire, la répétition
est le décideur du rôle clé de ladite image. Il s’agit d’un plat incandescent
qui apparaîtra avec une danseuse puis remplira le rôle de miroir-reflet,
de vide qui se remplit de tout ce qui se produit. Tout ce qui est reflet-
dit Bachelard- sert à montrer. Et en effet ce petit symbole est capable
de contenir la logique du récit, car c’est par lui que passeront tant
les figures inhérentes à notre histoire d’hommes, que les autres, ayant
trait à la vie personnelle de l’auteur. Le rôle du plat incandescent est
celui de cohésion et de tensegrité [24]
car il maintient le tout en tension et en intégrité. Avec cette figure
énigmatique, nous avons senti que, comme disait le poète français Pierre-Jean
Jouve, la poésie est « une âme qui inaugure une forme ». Et là, l’âme
du poète Calveyra, au- delà des mots, inaugure le plat blanc comme « la »
forme, l’endroit où tous les visiteurs des songes nocturnes viennent abreuver,
c’est la forme du poète et du poème, c’est la forme circulaire du récit,
et le cercle est la forme la plus achevée. Bachelard (1989, p.212) nous
parle de la « phénoménologie du rond » le signalant comme un paramètre
de concentration, qui organisera les autres images en leur donnant une
unité. Georges Poulet nous dit que ces formes circulaires servent de principe
de structure à tous les esprits. Et Gilbert Durand appelle ce type de
formes, capables d’organiser et structurer un récit, les images-archétypes,
celles où le mythe va chercher l’arsenal symbolique, le langage, le récit
[25]. Ainsi le plat revient sans arrêt,
toute l’œuvre durant, il revient, il résonne et il retentit. Le fil unissant
les figures qui se reflètent peu à peu sur l’objet archétype est bien
la grande figure de synthèse de sacrifice.
Il faut dire que déjà le chant grégorien est en soi une répétition qui
va rythmer le récit, et que le maïs se laisse égrener tout comme on compte
les perles d’un collier, comme quand on touche un chapelet pour répéter
nos oraisons nocturnes. Par les figures offertes, le maïs et le chant,
ce livre est destiné à avoir des images de répétition qui fonctionnent
comme une structure. Néanmoins il y a les autres celles qui disent beaucoup
« petit homme du pays d’entre fleuves, pour devenir un recoin de l’église,
reste dans le recoin de l’église » ; ou « ce récit est une vérité offerte
à qui voudra se regarder en elle. Elle se succède à elle-même. Epi après
épi les champs montent. » Ou cette autre encore : « C’est mourir. Mourir
à chaque fois. Tomber, être morte. Et puis toujours l’autre, cette mort
qui arrive, mort derrière cette porte qui bat. » ou celles qui traduisent
toujours l’inquiétude de la forme, la quête des mots qui s’aiment.
3.4 Le lecteur interpellé
La douleur des images « vues » effleure le lecteur, celui-ci est constamment
interpellé, sollicité, au même temps que l’auteur s’interroge : « Qui
sont ces hommes en habit de deuil, la bouche ouverte ? Que veut dire cette
image ? ... Nomme les seuils des portes que tu regardes, un sésame à la
fois. Et lorsque tu les nommes, un par un, veille à ce que ton poignet
ne tremble pas. » ... « A présent que le chuchotement de la page antérieure
semble avoir cessé, ciels errants sans feuilles ni bouquet retenez votre
souffle, personnes et personnages, allez au lit, il est tard pour tout
le monde, abandonnez cette page, sortez-en. » Travail incessant et difficile
celui de discerner le sens des images, de la présence des morts, des portes
entr’ouvertes, d’un au-delà puissant et présent qui désire se manifester
à tout prix. Un mort (la propre mère de l’auteur) est venu avec son cortège,
mais que ce cortège s’avère être la Terre entière. La douleur de la perte
de la mère se multiplie dans la douleur du monde, douleur caché dans les
plis et les replis de l’âme, de nos propres âmes qui savent si bien garder
les malheurs du monde, tous les crimes du monde.
Nous- nous demandons si la véritable interpellation faite au lecteur-individu
n’est celle du rappel de la mort, de notre propre mort. En effet, il y
a un éveil du pouvoir multiforme de la mort. Ces sacrifiés, apparus sur
le plat blanc et incandescent ces gens tués par le pouvoir en place d’un
moment historique et d’une géographie donnée, nous appellent et nous rappellent.
On tue pour conjurer sa propre mort, nous dit Louis-Vincent Thomas et
la responsabilité que nous faisons notre devant les innombrables crimes,
fait de ces morts des sacrifiés qui opèrent au niveau de fantasmes. Les
effacer de notre conscience équivaut à les tuer une seconde fois, donc,
nous le prenons en charge, et conjurons ainsi notre mort. Néanmoins l’effroi
des injustices commises, ajouté aux visions des défunts, ne peut que nous
approcher de notre fin. Le supplice potentialise l’angoisse et le sentiment
d’injustice. Le cortège de morts, de fantasmes, nous met face à l’inéluctable :
la culpabilité et la mort.
En général nous éloignons la mort, autant elle n’est pas là, n’existe
pas. Mais le poète a l’intuition que quelque chose d’extraordinaire est
en jeu. Il a l’intuition très certaine qu’il existe un facteur ineffable,
imposant en raison de sa simplicité, qui détermine notre destin. Finalement
ce plat blanc incandescent nous a obligé à regarder la mort en face, le
sacrifice en face, et les deux son des synthèses de la vie. Nous- nous
sommes penchés pour regarder dans ce plat, mais, lui aussi a regardé profondément
en nous.
4. Conclusions
Notre objectif était de pouvoir analyser cette oeuvre de Calveyra en tenant
compte de certains paramètres de l’âme de l’herméneutique, le dialogue,
la compréhension et l’explication. Le dialogue avec l’auteur s’est établi
en écoutant ses voix, toutes ses voix. La compréhension s’est faite dans
une rencontre d’inconscients, sur un chemin qui nous unit à l’écrivain
et à notre histoire d’hommes et de Latino-américains. Il est apparu une
figure qui dans l’œuvre était principale : le plat blanc incandescent.
Il s’est établi aussi en recherchant quelque chose de primordial qui unifie
son oeuvre, une image structurante. Cette image nous l’avons expliquée
en prenant en compte les prémisses de Gilbert Durand et de ses Structures
Anthropologiques de l’Imaginaire, qui traitent du sacrifice comme image
synthétisant les nombreux éléments appartenant aux régimes des images.
Nous n’avons pas voulu plonger plus avant dans l’explication de ces structures
afin de ne pas allonger de manière inconvenante l’analyse. Le lecteur
trouvera les références nécessaires dans la bibliographie s’il trouve
intérêt à aller plus loin dans cette méthode.
Calveyra nous met en question, malgré tout. Et cette expression relève
un déchirement : « tout » nous remet au pouvoir des conditions historiques,
conditions contre lesquelles nous n’arrivons pas à obtenir des réponses.
« Malgré » signifie le peu de résistance pouvant-nous opposer à ce pouvoir
par la force du singulier. C’est comme un rayon de lumière éclaircissant
le ciel quand tout nous semble perdu. Et cela mérite un hommage minimum :
Que l’on s’incline un moment à penser sur les risques du silence. De savoir
tout ce que nous savons nous supprime toute consolation, mais ne signifie
nullement ne pas considérer ces sacrifices. C’est notre héritage en tant
qu’êtres humains, même si cet héritage n’a pas été précédé par un quelconque
testament. C’est un héritage pur et simplement gratuit. Et même si des
milliers d’années nous séparent des scènes évoquées, la fonction éthique
de la littérature et le pouvoir merveilleux des images littéraires font
en sorte que les périodes de l ‘histoire viennent à nous dans une forme
spiralée, les années unies en filigrane. Certainement sont des figures
qui se sont éveillées et réveillées une et mille fois, néanmoins c’est
dans le moment de la lecture et de la compréhension qu’elles nous mettent
en question et nous interpellent.
A chaque figure analysée correspondait une rédemption : le maïs, les larmes,
les oraisons des saintes. La rédemption agit en tant que sublimation
nécessaire, sublimation où nous allons trouver les valeurs esthétiques
fondamentales à toute activité psychique normale. Ainsi le thème du sacrifice
est bien le pilier qui maintient toute une structure extrêmement compliquée,
avec beaucoup d’éléments différents, en tension et en mouvement. Cette
figure non seulement intègre le tout sinon qu’elle traverse le récit,
devenant l’image transcendantale, celle qui proportionne une structure
métaphysique à la totalité. Les images imaginées sont davantage des sublimations
des archétypes que de reproductions de la réalité. Le maïs est un archétype,
le Chant Grégorien est la première voyelle prononcée par un bègue et les
sacrifices sont toujours des immolations du Christ, même les larmes des
oiseaux sont la sublimation de l’élément eau.
Calveyra a su assembler et mêler pensées, sentiments et natures qui sont
bien éloignés les uns des autres. Il a su poser les choses à niveau égal
et se poser lui-même comme acteur sans se montrer de manière spectaculaire.
L’homme d’Entre Ríos, pays situé entre deux fleuves, utilise les métaphores
du champ de maïs et du grégorien comme éléments mobiles d’une structure,
pour se montrer lui-même à l’intérieur de notre histoire humaine. Histoire
dont il nous fait les acteurs. La construction du livre est par ailleurs
originale et novatrice. D’où sa fonction de réanimer la littérature et
le langage, tout en interpellant aussi nos consciences. Est-ce de cette
interpellation que Calveyra peut, dans un plan ultime, contribuer à l’écriture
de soi. Nous l’avons dit, cette écriture de soi pouvons la comprendre
comme de l’écriture stricto sensu, comme récréation sur papier ou comme
une prise de conscience des malheurs du monde et du silence qu’entoure
ces crimes. Où nous nous situons ? De quel côté sommes-nous ? Voilà les
questions posées par l’auteur. Les vers d’Antonio Machado mis en exergue
au début de cet article l’annonçaient bien : un œil n’est pas un œil parce
que nous le voyons, sinon il est un œil parce qu’il nous regarde.
Notes
1] Actes Sud. Paris. 2003. 122
pages. Traduit par Anne Picard.
2] Entretien avec Arnaldo Calveyra.
Réalisé par Juan Alonso. Journal El Ciudadano de Rosario, Argentine.
3] Catalogue de La Rue des Livres.
4] Ibidem.
5] Gilbert Durand. Les Structures
Anthropologiques de l’Imaginaire. Ed. Dunod. Paris. 1984. p. 38.
6] Dieter Misgeld, Grame Nicholson.
Hans George Gadamer on Education, Poetry and History Applied Hermeneutics.
Suny Press. Albany. 1991. p. 152.
7] Cette phrase appartient à Alberto
Manguel. Une Histoire de la Lecture. Actes Sud. Paris. 1988. P. 44.
8] Empédocle, fragment 84DK, cité
par Alberto Manguel. Ibidem.
9] Epicure. Lettre à Hérodote,
in Diogène Laërce, Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres.
Cité in Ibidem. p. 45.
10] Ibid.
11] Aristote. De Anima. Cité
in Ibidem.
12] Medieval and Early Renaissance
Medicine. Cité in Ibidem.
13] Dr. C. Wittrock. Merlin.
Cité in Ibidem. pp 56-57.
14] En fonction à la théorie
choisie, l’herméneutique sera réductrice ou amplificatrice du symbole.
La première tend à une démythologisation ou démythification du discours,
s’efforçant de ne trouver qu’un seul sens littéral sous la forme de multiples
sens secondaires. Ceux-ci sont traités comme des simples allégories, réduisant
le multiple à l’unique et le sens figuré au sens propre.
15] Jean-Jacques Wunenburger.
Philosophie des Images. PUF. Paris. 1997. p. 80.
16] Dariush Shayegan. “Les quatre
mouvements descendants et ascendants de l’esprit” in Les Voies de la Connaissance.
Colloque de Tsukuba. Albin Michel/ France Culture. Paris. 1986. p. 39.
17] La Galaxie de l’Imaginaire.
Berg International. Paris. 1980. p. 259.
18] Viscosité : terme utilisé
par Gilbert Durand, pour signifier ce qui se manifeste uni et réuni, sans
la séparation propre au régime diurne de l’image.
19] Ibidem. p. 20.
20] Ibidem. p. 53.
21] Ibidem. p. 45.
22] Gilbert Durand. Les Structures
Anthropologiques…Op. Cit. p. 385.
23] Gaston Bachelard. La Poétique
de l’Espace. Quadrige PUF. Paris, 1989. p. 7.
24] Tensegrité est un terme
venant de l’architecture désignant le principe capable de maintenir en
équilibre des constructions difficiles comme le dôme ou la voûte. Transposé
aux sciences sociales est une métaphore qui sert à figurer plusieurs éléments
tenus en équilibre, en tension intégrale.
25] Georges Poulet. Les Métamorphoses
du Cercle. Champs Flammarion. Paris. 1979. p. 9. Gilbert Durand. Figures
Mythiques et Visages de l’Ouvre. L’Ile Verte. Berg International. Paris.
1979. p.
Bibliographie
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2003. 122 pp.
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Arnaldo Calveyra (Entretien). Réalisé par Juan Alonso. Journal El Ciudadano
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Durand, Gilbert. Les Structures Anthropologiques de l’Imaginaire. Ed.
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Durand, Gilbert. Figures Mythiques et Visages de l’Ouvre. L’Ile Verte.
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Bachelard, Gaston. La Poétique de l’Espace. Quadrige PUF. Paris, 1989.
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Gadamer, Hans-Georg. Herméneutique et Philosophie. Ed. Beauchesne. Paris.
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Catalogue de La Rue des Livres
La Galaxie de l’Imaginaire. Dérive autour de l’œuvre de Gilbert Durand.
Sous la dir. de Michel Maffesoli. Berg International. Paris. 1980. 260
pp.
Manguel, Alberto. Une Histoire de la Lecture. Actes Sud. Paris. 1988.
428 pp.
Poulet, Georges. Les Métamorphoses du Cercle. Champs Flammarion. Paris.
1979. 528 pp.
Thomas, Louis- Vincent. Mort et pouvoir. Petite Bibliothèque Payot. Paris.
1999. 209 pp.
Shayegan, Dariush. “Les quatre mouvements descendants et ascendants de
l’esprit” in Les Voies de la Connaissance. Colloque de Tsukuba. Présenté
par Michel Cazenave. Albin Michel/ France Culture. Paris. 1986. 453 pp.
Wunenburger, Jean-Jacques. Philosophie des Images. PUF. Paris. 1997. 321
pp.
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