El (Los) sur : campos de lo imaginario. Mi Norte es el Sur
Le(s) Sud(s) : champs de l'imaginaire. Le Sud c'est notre Nord
Mabel Franzone, Alejandro Ruidrejo (dir.)
M@gm@ vol.8 n.3 Settembre-Dicembre 2010
LA PLACE DE LA VIOLENCE DANS L’AMÉRIQUE DU SUD : LE BRÉSIL
Vanderlan Silva
vanderlansilva@uol.com.br
Docteur en Sciences Sociales
à la Sorbonne, Professeur et chercheur à l'Université Fédérale
de Campina Grande - Brésil.
La société brésilienne
est profondément marquée par la diversité culturelle. Elle
s’est formée à partir de peuples d’origines diverses, parmi
lesquels les Portugais, les Indiens et les Africains ont été
les principaux contributeurs du processus de formation de
la nation brésilienne. Le pays est composé de cinq régions
géographiques qui gardent entre elles des différences culturelles
telles qu’elles pourraient former des pays différents. Conjonction
dont il faut dire qu’elle n’est jamais finie, mais qu’elle
est bien au contraire toujours en train de se configurer,
réactualisant de vieux éléments, et profitant des nouveaux
pour recomposer une trame sociale, dont la consistance ressemble
à celle de la neige, parfois dure et parfois fluide. Comment
faut-il comprendre la violence dans un pays comme le Brésil,
où les gens parlent souvent de leurs allégresses, fêtent l’esprit
pacifique du pays, célèbrent l’absence de grandes guerres
dans son processus historique, exaltent la grâce de ne pas
connaître de catastrophes naturelles, comme les tremblements
de terre ou les éruptions volcaniques?
Y aurait-t-il des contradictions entre ce que les brésiliens
affirment d’eux mêmes et la présence marquante de conflits
au sein de cette société sud-américaine?
Mais d’abord, qu’est-ce que la violence? Quels sont les éléments
à partir desquels elle peut se produire? Quels sont les objectifs
de ce phénomène? A-t-il d´ailleurs des objectifs? Ici, on
travaille avec une notion selon laquelle la violence exprime
une sorte de structure anthropologique [1]
pénétrée par plusieurs éléments, comme par exemple «des désirs,
des passions, des besoins» [2].
En effet, le conflit, la violence, n’est pas un phénomène
exogène à la vie sociale. Bien au contraire, sa manifestation
aide en quelque sorte à édifier la vie sociale elle-même.
Comme l’a affirmé Maffesoli, «la violence est un élément essentiel
de la construction symbolique du social» [3].
En tant que structure anthropologique, la violence se configure
aussi comme une expression des rapports sociaux entre les
individus. Par conséquent, l’utilisation d’une raison utilitaire,
qui essaie d’exclure les sentiments, et perçue par certains
dans la modernité comme élixir contre la violence, en arrive
paradoxalement à servir à produire d’autres formes de violence.
Insistons sur le fait qu’en choisissant d’étudier la violence
dans la société brésilienne, on ne cherche pas à canoniser
un tel phénomène. Il ne s’agit pas pour autant de «le stigmatiser
à priori» [4]. On part ici
de la perspective « que l’anomique est dans l’air du temps
» [5] et bien sûr, dans
les rapports sociaux quotidiens au Brésil.
Des images de la violence fondatrice
Les images de la violence jalonnent l’imaginaire brésilien.
Dès l’aube des temps du Brésil, ordre et désordre se mélangent
dans le ciel tropical du «pays de la samba, du carnaval et
du football et des belles femmes», que les habitants du Brésil
aiment à se figurer en utilisant de puissants clichés. Et
tous les jours, les images et les mots symboliques circulent
et sont à la disposition des groupes et des individus qui
les utilisent comme des fils à partir desquels ils se constituent
en maillons de la dynamique sociale brésilienne. En effet,
l’ensemble de ces éléments symboliques varie en consonance
avec la disposition que chaque époque aide à créer. En même
temps, il y a des images qui opèrent dans des sens différents
et qui révèlent et expriment à leur manière les configurations
conflictuelles présentes au cœur de la société même. Cela
se produit par exemple pour les conflits, les violences et
leurs diverses formes d’expression.
Les différentes époques historiques que le Brésil a connues
portent chacune leur dénomination : Colonisation, Esclavage,
Premier et Second Empires, Vieille République, l’Etat Neuf,
Dictature Militaire, (re) Démocratisation etc. Évidement,
certaines se chevauchent dans le temps. Si l’on fait référence
à ces époques brésiliennes, c’est pour montrer quelques-unes
des grandes scènes sociales, où pour ainsi dire les conflits
se sont faits et se font toujours présents, tout comme les
représentations des violences. Il est indéniable que les conflits,
les pratiques de violences changent avec l’«air du temps »
de chaque époque, et que leurs représentations trouvent en
conséquence elles aussi de nouvelles formes d’expressions.
Ainsi, il s’agit, avant tout, de comprendre ce qu’étaient
les configurations sociales de chaque période, tout comme
d’appréhender comment les violences y ont été vues et traitées.
En même temps, il s’agit de savoir s’il y a eu des continuités,
des ruptures, des configurations nouvelles dans la pratique
des violences et dans leurs images respectives entre des périodes
différentes. Dans quelle mesure des figures dévoreuses, comme
c’est le cas de celle du monstre, sont-elles utilisées à chaque
moment pour se référer aux conflits et aux violences?
Cet enracinement dynamique est rempli de forces positives
et de forces négatives, ou, autrement dit, d’éléments de construction
et de désordre. En effet, cette «perdurance» d’éléments paradoxaux
n’a rien d’étrange dans les rapports sociaux quotidiens au
Brésil. Principes pathologiques et normes se mélangent, se
confrontent et vivent dans un processus permanent de combat
et d’intégration dans divers domaines de la vie sociale.
L’expansion portugaise, l’imaginaire chrétien et la
découverte du paradis
La découverte du Brésil reste une question polémique chez
les historiens. Pour les uns, ceux qui défendent l’hypothèse
de l’intentionnalité, la mission de la flotte commandée par
Cabral avait parmi ses objectifs, celle de partir à la rechercher
du Brésil [6]. Pour les
autres, ceux qui défendent la force du hasard, la découverte
du Brésil (s’est produite au cours d’un détour de la route
vers l’Inde) a été la conséquence d’un détournement de la
route principale qui conduirait à l’Inde qui a été faite par
Cabral. En tout cas, ce qui nous intéresse est qu’avec l’arrivée
des Portugais au Brésil, commence à se construire une longue
histoire de contacts, d’échanges, de conflits, d’amitié, de
domination, de soumission, de violence, de circulation des
images et de changements socioculturel entre ceux qui arrivent
(conquérants) et ceux qui étaient déjà là (les autochtones).
Un de ces écrivains, officier de l’armée portugaise, en écrivant
au Roi portugais pour lui raconter la découverte d’une nouvelle
Terre, a écrit une lettre dans laquelle il décrit la présence
des autochtones, et ses impressions sur leurs vies. Des images
qui sont restées dans l’Histoire Brésilienne comme des images
contestées, acceptées, niées, soupçonnées, louvées, revisitées,
utilisées. Mais qui sont restées quand même comme des images
référentielles, toujours remarquées, pour le bien et pour
le pire, et qui ont servi, au fur et à mesure que le temps
passe, comme des images du patrimoine imaginaire (culturel)
brésilien. Grâce à tout ça, aujourd’hui la «Carta do Achamento
do Brasil » est célèbre au Brésil comme la lettre fondatrice
du pays.
En admirant et en prenant des notes sur la terre que la flotte
du capitaine Cabral venait de rencontrer, Caminha écrivait
aussi sur les premiers autochtones qu’ils ont rencontrés sur
cette terre.
“Ils sont bruns, un peu rouges, de jolis visages et beaux
nez, bien faits. Ils marchent nus, sans aucune couverture.
Ils ne se posent pas la question de couvrir ou laisser de
couvrir leurs pudeurs. A ce sujet ils sont de grande innocence
.” [7]
Le regard de l’auteur dans la lettre fondatrice du Brésil,
et sur ses rencontres exprime bien la vision originelle d’un
homme d’un continent marqué par plusieurs guerres, famines
et par une période d’une crise transitoire entre une ère qui
venait de fermer le rideau, le Moyen Âge et l’autre que commençait
à voir la lumière du jour, l’ère des grandes conquêtes coloniales.
La réalité était tellement différente que le lusitanien semble
avoir été beaucoup impressionné en rencontrant les gens du
nouveau continent, au cœur des tropiques. Cet écrivain chrétien
semble trouver ailleurs la pureté, la nature comme si elle
était au début du temps chrétien et des gens comme s’ils étaient
en état présocial, ainsi le manifesteront plus tard les philosophes
contractualistes [8].
Il faut remarquer que jusqu’au moment du débarquement du 22
avril 1500, les Portugais pensaient que la terre trouvée était
une île et grâce à ça, ils l’avaient nommée Île de Vraie Croix.
Un an plus tard, la Nouvelle Terre du Roi Portugais deviendrait
Terre de Sainte Croix, toujours en rendant hommage à la croix
catholique. En 1503, la propriété royale est devenue définitivement
le Brésil, grâce à l’arbre qui ressemblait à la braise et
qui servait à colorer des tissus en Europe. Arbre de grande
valeur commerciale en Europe, cela explique pourquoi le bois
brésil a été la principale source de l’exploitation portugaise
au Brésil pendant les premières décennies du XVIème siècle,
puis cet arbre constitua une des principales raisons de conflits
entre les portugais et les autochtones.
Au fur et à mesure que les Européens avançaient dans leur
connaissance du Nouveau Monde, cela représentait une forme
ouverture du paysage vieux monde et leurs problèmes. L’ouverture
des nouveaux rideaux naturels et sociaux révélait nouveaux
airs, autres formes possibles d’existence. La paix, enfin,
semblait avoir été retrouvée dans un monde distant, dans lequel,
apparemment, le conflit n’existait pas. Tout semblait être
en harmonie. Le scénario de beauté naturelle et ‘d’ingénuité’
des peuples indigènes confirmaient que le rideau du paradis
venait de s’ouvrir. Comment explique-t-il un tel monde ?
“Emprisonnés comme se trouvent ces hommes-là, dans leur généralité,
leur conception nettement médiéval, on peut supposer, devant
les terres récentes trouvées, ils ont fait la connaissance,
avec leurs propres yeux, ce que dans leur mémoire s’est fixé
des paysages et de rêves décrits en tellement de livres, et
que par la constante réaffirmation des moindres détails, devraient
appartenir déjà à une fantaisie collective » [9].
Les aventuriers ont contribué, chacun à leur façon et ensemble,
à réactualiser l’imaginaire européen. C’était le temps de
l’éternel printemps qui arrivait, avec leurs températures
douces, différemment de la variation tellement présente en
Europe.
La question à se poser est de savoir pourquoi au début de
la colonisation les portugais ont mis l’accent sur les images
qu’on peut considérer comme des images plutôt positives, même
si l’on sait bien, qu’il y avait aussi chez les portugais
des images qui ont été perçues comme négatives? Les images
qui ont été utilisées comme référence au diable ont servi
comme des preuves d’une telle affirmation de l’existence du
Mal. Peut-être on a déjà une réponse à une telle question,
en disant que les terres découvertes du Nouveau Monde représentaient
en toute sorte une certaine projection/confirmation d’un paradis
sur Terre.
Un peu plus tard, cet imaginaire européen sur le Brésil et
leurs habitants a beaucoup influencé l’ensemble de l’imaginaire
que la société brésilienne allait elle-même se faire au fil
des siècles de sa construction.
Il est clair que la majorité de ce qui nous arrive aujourd’hui
comme des images d’échantillons de l’aube du Brésil, c’était
surtout des images des Portugais qui ont laissé comme héritage,
parce que c’était eux qui parlaient, qui exprimaient leur
imaginaire, qui écrivaient et transmettaient leurs visions
et pratiques de monde.
De cette source imaginaire commune sur le pays tropical, on
voit sortir plusieurs images sur les habitants du nouveau
monde. Images parfois contradictoires et complémentaires,
qui glissaient à tort en accord avec l’utilisation que les
gens ont faite; des images qui présentaient les gens récemment
rencontrés au nouveau monde comme des barbares ou comme des
anges qui avaient beaucoup de choses à apprendre aux gens
du vieux continent.
Nous pouvons toujours souligner l’importance de telles images
pour la construction d’un imaginaire proprement brésilien.
Et ce, dans la mesure où elles parlent des peuples indigènes
brésiliens dans un premier moment et dans la mesure où de
telles images vont être réappropriés par l’ensemble de la
société brésilienne, qui va les réutiliser, autant que des
images référentielles auxquelles vont être mélangées des autres
images qui viendraient de plusieurs origines, africaines et
indigènes pour former un imaginaire proprement brésilien.
Et, pour bien mettre l’accent sur l’importance de ces images
dans le quotidien actuel de la société brésilienne, il faut
qu’on entende ce qu’a dit Claude Lévi-Strauss: '' La recherche
des commencements l’intéressait dans la mesure où elle pouvait
éclairer les problèmes de notre temps'' [10].
Nature et culture dans l’imaginaire de la violence
au Brésil
Aussi loin que l’on remonte dans l’histoire du Brésil, la
nature a toujours été un thème présent dans les discussions
et les représentations faites de ce pays. Les premiers aventuriers
portugais ont d’abord été marqués par la majesté de ce paysage
naturel, où la beauté flamboyante des forêts et la grande
diversité des espèces animales et végétales semblaient si
distinctes de celles qu’ils étaient habitués à voir. La nature
reste encore aujourd’hui gravée dans l’imaginaire brésilien
comment étant l’une des plus grandes qualités du pays. L’abondante
présence de grandes rivières qui parcourent le pays et l’existence
de nombre de minéraux précieux, alliées au fait que le pays
ne connaît quasiment pas d’accidents naturels importants,
ont largement conduit les habitants du Brésil à élaborer des
visions selon lesquelles leurs pays est un espace de paix.
Ceci se révélera ensuite dans l’imaginaire brésilien comme
l’image d’une bénédiction divine.
Les images d’un lieu sacré et béni, plein de beauté, se trouvent
représentées dans les domaines de la vie sociale les plus
variés. Dès les débuts de la colonisation, le religieux jésuite
José de Anchieta comparait les aspects naturels du Brésil
à ceux du Paradis Céleste. Les images d’un paradis naturel
aux beautés éclatantes se feront toujours présentes dans l’imaginaire
brésilien. C’est l’icône « d’un pays tropical, béni par Dieu
et beau par nature…» [11].
Ce sont des images comme celles-ci qui vont produire auprès
des habitants du pays la sensation de vivre dans un endroit
tout à fait singulier, choisi par sa beauté.
On peut surtout remarquer ceci dans les régions du littoral.
C’était d’ailleurs sur la côte que furent conçues les premières
images positives de la nature brésilienne. Ce n’est pas par
hasard que ces représentations sont toujours présentées sous
un jour lumineux. C’est tout un ensemble de processus de réactualisation
et de (re) signification des images qui s’est fait au fil
du temps. De nos jours, les plages sont devenues de grands
théâtres où l’on exhibe et contemple les corps. Avec toute
la mythologie de la mer, le littoral au Brésil fut au début
de la colonisation la porte d’entrée pour tous ceux (aventuriers
et esclaves) qui venaient d’ailleurs. Aujourd’hui encore,
ces images bercent encore l’imaginaire tropical.
Il existe en revanche, au-delà de cette représentation douce
et agréable de la nature, des forces perçues comme presque
totalement sauvages, et qui se présentent sous la forme d’espaces
inhabités par l’homme ou dans lesquels l’être humain survit
au mieux avec difficulté. L’imaginaire brésilien est aussi
rempli de ces images d’un environnement naturel que les forces
humaines ne contrôlent pas, où les règles à suivre sont des
règles dictées par des forces sauvages, celles d’animaux dangereux
et d’un milieu naturel aride paraissant exiger des hommes
qui y vivent tant de bravoure. Ces images vont bien sûr connaître
des variations sous l’influence des référentiels de valeurs
socioculturelles de chaque génération, mais cette espèce de
dichotomie complémentaire sera, d’une manière ou d’une autre,
toujours présente dans l’imaginaire brésilien. Nous voyons
ainsi que la nature exprime ce grand modèle, arborant soit
le visage de l’harmonie et de la tranquillité, soit la face
de l’aridité et des forces intrépides.
Dans ce dernier cas, la nature se distancie des grands événements
humains ; elle reste éloignée des agglomérations humaines
et fuit le contrôle des hommes. Cette nature se replie sur
elle-même et se dévoile comme un univers quasiment impénétrable.
C’est un environnement qui attise de grands cauchemars, et
laisse transparaître de vrais défis à ceux qui veulent le
pénétrer. C’est l’image de l’obscurité d’un ventre inconnu,
rempli de possibilités et débordant de périls, qui apparaît
comme la représentation incisive d’un monde distant et intrépide,
et qui est, en même temps, source de fascination.
Au fil du temps, au Brésil, cette image d’un univers aventureux
se matérialisera sous les traits de l’intérieur brave, de
la vaillante campagne, du sertão avec ses terres arides où
la vie se déploie avec difficulté, la caatinga, les forêts
et les jungles, entre autres, qui vont mobiliser tout l’imaginaire
d’un monde qui apparaît quasiment étanche. Dans l’imaginaire,
chacun de ces éléments va mobiliser l’image de cette nature
indomptable. C’est l’intérieur des terres, au-delà de la côte,
qui fut pénétré par les aventuriers bandeirantes à la chasse
des « êtres sauvages » qui le peuplaient, les Indigènes. Ce
sont aussi les sertões de jadis occupés par les sertanistas
avec leurs projets humanistes, apportant le pacifisme et la
civilisation aux peuples autochtones, ou encore les hautes
terres vues comme lieux de toutes sortes de malheurs : «esse
sertão sofredor/ sertão das mulher séria/ dos homens trabalhador»
[12]; sertão des cangaceiros
et des justiciers ; terres où la violence permanente donne
le ton des rapports sociaux. Ce sont aussi les favelas, espace
urbain perçu comme sauvage, où l’imaginaire de la barbarie
se cristallise dans la ville et d’où toutes les vagues de
violence semblent partir pour se briser sur la vie des citadins.
Voilà, les images des environnements naturel et social qui
nous accompagnent et nous modèlent. On voit bien la forte
présence d’un équilibre qui oscille entre la solidité et la
fluidité des figures du bien et du mal dans l’imaginaire et
la manière dont ces figures vont partager et occuper le monde
réel à partir de l’espace géographique. Des mondes qui dans
leurs côtés positif et négatif restent toujours à la fois
distants et étrangement proches. En effet, c’est le mélange
de ces deux figures qui donne un visage aux rapports sociaux
au Brésil, ceux de la campagne vis-à-vis des grandes villes,
des favelas vis-à-vis des centres-villes. Ces figures sont
omniprésentes.
Tout au long de ce processus de construction du mythe de la
paix, les artistes et les intellectuels joueront entre autres
un rôle très important, dans la mesure où ils utilisent, reproduisent
et diffusent à travers leurs œuvres et leurs discours des
images qui sont dispersées dans l’ensemble de la société.
Ceci révèle en même temps, sur un plan secondaire, l’existence
de conflits, de violences, qui aide à créer une sorte d’invisibilité
sociale des antagonismes et de leurs manifestations, présents
même de manière diffuse dans la société.
Dans ce tableau de paix et harmonie, le sertão fait figure
d’exception : cet endroit symbolise le mal, la discordance,
les conflits, les désordres et les conditions si difficiles
d’existence. Il s’oppose au littoral, où l’harmonie crée un
univers propice à la reproduction de la vie, favorable à la
civilisation. L’intérieur, le sertão, est devenu le lieu de
tous les maux, une terre n’appartenant à personne. Et dans
un univers où il ne semblait pas y avoir de lois civilisées,
paradoxalement et complémentairement, les lois seraient la
force du plus fort. «Le Sertão, c´est là où celui qui donne
les ordres c´est le plus fort, le plus astucieux. Dieu, lui-même,
quand il va venir, qu’il porte des armes» [13].
Cela est, en effet, une empreinte et une expression présentes
depuis toujours dans l’imaginaire brésilien et qui se font
remarquer dans plusieurs domaines de la vie, notamment dans
les expressions artistiques comme dans la littérature de cordel,
dans les peintures, dans les traditions dites populaires,
à la télévision, etc. Ces manifestations en même temps qu’elles
reproduisent des images, les font aussi circuler dans un cadre
«qui a fait du sertão le centre d'une constellation symbolique
essentielle pour la compréhension de l'imaginaire collectif
brésilien'' [14].
En même temps, les visions selon lesquelles les grandes villes,
surtout celles qui se situent dans les régions Sud et Sud
-Ouest du pays, seraient des endroits marqués exclusivement
par l’ordre et par l’harmonie ont commencé à être repensées
au cours des dernières décennies. Les grandes agglomérations
urbaines aux infrastructures urbaines précaires, combinées
avec des difficultés commence petit à petit à changer. Il
est vrai que l’on ne peut pas considérer la ville, quelle
qu’elle soit, comme un espace unique. Et dans les cas des
grandes villes brésiliennes, il s’agit plutôt de villes brisées,
divisées en des quartiers si différents qu’on a la sensation
d’être situé dans des mondes complètement distincts et intouchables.
Ces quelques échantillons des violences qui jalonnent le trajet
anthropologique de l’imaginaire brésilien permettent de démarquer
une des caractéristiques essentielles des relations sociétales
au Brésil. Mais la violence n’apparaît pas pour autant dans
l’idéologie comme un élément constant. Tout au contraire,
cet ensemble d’idées et valeurs qui ont cours dans un milieu
social donné [15] essaye
parfois de déguiser ou de masquer des éléments présents dans
les rapports sociaux, dont la violence, pour mettre l’accent
sur des préceptes plus positifs.
Et c’est bien le cas d’un pays comme le Brésil, qui est toujours
empreint du mythe du paradis et de l’harmonie. Mais on peut
penser que cette image d’un équilibre éternel est dans le
fond une extension (et une actualisation) de la vision chrétienne
du monde, qui tente de séparer le bien du mal, comme si ces
deux forces étaient incompatibles. Cette perspective reste
pourtant un paradoxe, puisque ces forces se contrebalancent
et que l’une ne peut pas exister sans l’autre. Au niveau des
représentations, il s’agit de survaloriser un ensemble d’images
considéré plutôt positivement par rapport à celles qui sont
désignées comme négatives.
Modernité et violence au Brésil
Dans le contexte de construction de la modernité et de la
postmodernité, et avec toutes ses conséquences, on peut se
demander si un pays comme le Brésil, plein de contradictions
socioéconomiques (qui font qu’une partie de sa population
a une qualité de vie semblable à celle de gens les plus riches
d’Europe, tandis que d’autres vivent dans des conditions similaires
à celles des pays les plus pauvres d’Afrique), de différences
régionales et d’altérités culturelles si remarquables, peut
être pensé à partir des concepts qui ont été construits à
la base pour concevoir la réalité européenne.
Les changements des expressions violentes, soit dans le champ
analytique, soit dans celui des manifestations empiriques,
se présentent au Brésil à partir de nouvelles configurations
perceptives qui se produisent avec l’arrivée de ce processus
de la modernité civilisatrice. Il faut remarquer que c’est
seulement au cours des dernières décennies du XXième siècle
que le Brésil s’est transformé en un pays à prédominance urbaine.
L’absence de l’Etat dans les communautés les plus pauvres
est notable, mais avant d’être un manque, une telle absence
exprime une option politique de ceux qui, dans les jeux politiques,
ont plus de pouvoir. La même police dont les patrouilles désertent
la périphérie de São Paulo sert à contrôler le trafic des
automobiles à l’entrée et à la sortie des classes des écoles
où vont les enfants des catégories sociales moyennes [16].
Pour ceux qui appartiennent aux classes moyennes, les rues
des villes tout comme les plages sont une sorte d’extension
de leurs maisons, mais parfois ces mêmes espaces se transforment.
Lorsque ces lieux sont occupés par quelques personnes appartenant
à d´autres groupes sociétaux et qui d’une façon ou d´une autre
passent d’une démarche pacifique à une posture active et parfois
violente, alors la sensation d’insécurité est générée au sein
d´un segment important de la population. Soudain, un monde
beau et harmonieux se transforme en un lieu triste, violent,
marqué par la destruction. Au fond, la violence est le patrimoine
collectif de tous, mais en superficie, tout se passe comme
si elle était l’attribut de quelques-uns, ceux qui sont, pour
cette raison, à la fois menaçants et fascinants.
Tout comme le monde carcéral crée la figure du délinquant
[17], la logique sociale
de l’univers brésilien crée les figures responsables des actes
de violence. Paradoxalement, ils sont localisés dans cet ordre
violent pour aider à équilibrer l’ordre sociétal majeur. Comme
le disait Foucault, localiser, classifier, réduire à un rôle,
c’est déjà contrôler ceux sur qui les regards sociaux se posent.
Mais il faut rester attentif au fait que, si d’un côté on
peut voir la violence comme un patrimoine collectif dont les
groupes sociaux font usage de différentes manières, il y a
d’un autre côté des auteurs qui pensent la violence, surtout
celles qui sont commises par les groupes plus pauvres, comme
des réactions aux violences qui viennent d’en haut, c’est-à-dire
aux violences commises par les classes dominantes. Il s’agirait
de la violence structurelle constante, comme l’a nommée Martuccelli
[18]. Le sociologue français
n’est pas le seul à avoir cette réflexion. Un autre auteur
[19] parle même des violences
des classes démunies comme d’une sorte d’auto réglementation
de ces populations palliant la faiblesse de l’Etat brésilien
dans la tentative de contrôle des conflits qui donnent naissance
aux différentes formes de violences.
En effet, attribuer à l’usage de la violence physique par
les individus les plus dominés la fonction de contre-réponse
aux groupes dominants revient à réduire la violence à un seul
rôle. Cela constitue en même temps une tentative de donner
à ces groupes l’image d’éternelles victimes de l’ordre établi,
dans la mesure où les violences qu’ils commettent se voient
dénuées d’un quelconque mal originel. Si les conditions matérielles
peuvent expliquer l’incidence de la violence au Brésil, une
telle explication est partielle parce qu’elle est incapable
de comprendre pourquoi des groupes également démunis peuvent
être moins violents que d’autres.
La perplexité causée dans la contemporanéité par la présence
des conflits n’arrive pas avec n’importe quel type de violence,
bien sûr, mais précisément avec celui qui utilise principalement
les attributs de la force physique et qui est de ce fait vu
comme la marque d’un passé ancien et révolu. Par conséquent,
le regard moderne qui voit la violence physique comme provenant
d’autrefois est semblable au regard des évolutionnistes de
l’époque Victorienne observant les sociétés dites primitives.
Toutefois, les conflits et les jonctions entre les valeurs
(et les pratiques) du modèle parfois stérilisant de la modernité
et les différentes voies de la vie sociétale provoquent le
rejaillissement de formes archaïques d’expression, incluant
la violence. C’est l’arrivée d’un temps marqué par la «synergie
de l’archaïsme et du développement technologique» [20].
Ce qui est donc vraiment en question, ce sont les représentations
de la modernité. Il ne s’agit pas de penser que les « conséquences
non prévues » puissent compromettre le modèle élaboré. Avant
tout ces conséquences sont considérées comme indésirables.
Et de ce fait, au fur et à mesure qu’elles se montrent récurrentes
et menaçantes dans les grandes villes, elles provoquent la
perplexité qui touche symboliquement ou physiquement chacun
des habitants des grandes villes brésiliennes. C’est grâce
à ce pouvoir qu’elle a de fasciner et de terroriser en même
temps que la violence semble être présente partout, dans chaque
recoin de la ville. Et le fait que la violence alimente souvent
les conversations des Brésiliens, dénote des tentatives de
la dégager et de s’en protéger. Au Brésil, le phénomène de
la violence est un peu de nos jours comme celui de la sexualité
à l’époque moderne, d’après Foucault [21].
C’est un secret bien partagé que l’on garde au milieu des
images d’harmonie et dont tout le monde parle.
Conclusions
La violence est située dans les marais des rapports sociaux
que les Brésiliens établissent quotidiennement. Des rapports
qui, comme nous l’avons vu tout au long de ce travail, sont
jalonnés d’éléments de dissonance et d’harmonie. Et à partir
de ces mélanges, la société essaie toujours de construire
des situations faisant de l’équilibre atteint un équilibre
instable. Ainsi, des éléments perturbateurs persistent toujours
au milieu de l’ordre et des périodes de paix. Et pourtant,
ils n’expriment pas des situations étrangères à l’ordre social
brésilien. Bien au contraire, ils sont là depuis toujours,
et ils sont vus et interprétés de manière très distincte,
ce qui fait que certaines expressions de violences sont valorisées
tandis que d’autres sont dévalorisées, au point d’amener certains
à penser que les premières ne constituent pas des pratiques
violentes alors que les secondes le sont.
Au Brésil, on ne trouve que peu de représentations dans lesquelles
les habitants apparaissent comme des guerriers affrontant
les maux qui les accablent. À la différence d’autres peuples,
ce qui singularise « l’âme » brésilienne, c’est qu’elle ne
semble pas être configurée à partir des rapports sociaux qui
ont eu lieu au cours de son existence. Elle semble avoir directement
jailli de la nature, avec une prédilection pour des éléments
qui tendent à reproduire l’harmonie et la beauté présentes
dans la nature. Il est évident d’une part qu’au sens symbolique
et sociologique, l’âme n’est qu’une construction sociale.
D’autre part, les éléments naturels ne se résument pas aux
préceptes de l’harmonie et de l’ordre. Cette emphase sur de
tels éléments d’assemblage démontre la dynamique construite
par les configurations de l’imaginaire au Brésil.
Et pourtant, même si les manifestations des Brésiliens, surtout
les plus institutionnalisées, distinguent plutôt les aspects
positifs de la vie sociale et ‘marginalisent’ les éléments
vus comme dissonants, il est certain qu’il ne s’agit pas d’un
hasard ou des mouvements spontanés de la façon d’être brésilienne.
Ce que certains croient être l’essence des Brésiliens, c’est-à-dire
la gaieté, l’harmonie au sein de la société avec la nature,
le culte du corps, l’esprit pacifique, la cordialité, est
le résultat des constructions permanentes de la société brésilienne.
Des configurations dont il faut bien noter qu’elles se font
depuis toujours, et qui comme les monuments que l’on édifie
sur des piliers, dispose d’éléments plus visibles et à la
fonction nécessaire ; il y en a d’autres qui sont restés dans
des emplacements moins visibles et dont la fonctionnalité
est parfois perçue comme secondaire.
En fait, entre les zones que les rayons lumineux éclaircissent,
il y a des zones d’ombre qui sont évidemment moins visibles
et par conséquent perçues comme des lieux vides. Mais dans
la boue obscure de la vie sociale, il y a beaucoup plus à
relever que l’absence de lumière. Dans cette boue sociale
où se mélangent divers éléments, reposent des éléments qui
peuvent aider à construire de nouveaux chemins.
Les conflits et les violences sont partout dans la société
brésilienne, quelles que soient leurs formes d’expression.
Et si l’on observe que des grands efforts sont déployés pour
faire croire que quelques-unes de leurs formes sont destinées
à l’usage presque exclusif de quelques groupes, comme c’est
le cas des violences physique et létale que l’on attribue
communément aux individus considérés comme brutaux, ceci ne
représente que l’extension des conflits aux champs des représentations
et des idéologies.
En effet, la violence touche de façon de plus en plus marquante
le quotidien des habitants du pays. Elle semble être omniprésente,
et même quand les statistiques relevant le nombre de victimes
directes de violences ne semblent pas très élevées, ces conversations
emportées ayant pour thème la violence quotidienne, que l’on
peut relever partout lorsqu’on tend l’oreille, surprennent,
tout comme les tourments dont semblent souffrir ces personnes
à l’idée de subir ces violences.
Enfin, ce sont des représentations attachées au Régime Diurne
et au Régime Nocturne de l’image qui opèrent à partir des
stimulations culturelles de la société brésilienne. Dans le
fond, les préceptes de dissonance, de destruction, se lient
aux images d’obscurité, de ténèbres. Ces préceptes se situent
ainsi en quelque sorte dans les cavernes de la vie imaginaire
et sociale et leur présence sur des scènes sociales est dans
un premier moment de mauvais présage, comme si leur existence
et plus encore, leur visibilité, annonçaient un changement
de rythme de la vie sociale. Pour cette raison, ces préceptes
sont synonymes d’angoisse et de dérangement pour les groupes
et la société qui essaient toujours de contrôler la situation,
en déviant de leurs sens initiaux les éléments de destruction.
Nous, nous sommes demandé pourquoi on parle perpétuellement
au Brésil de l’esprit pacifique qui caractérise ses habitants,
alors qu’en même temps, et dans une semblable mesure, on parle
autant de ces conflits qui dérangent, qui provoquent des dégâts,
qui menacent la vie. Nous pouvons supposer qu’il s’agit de
s’occuper des éléments positifs de la vie sociale, comme si
les principes de dissonance, dont les conflits et la violence,
étaient sans grande importance, surtout aux niveaux des actions
où la conscience reste toujours en veille, en évitant ainsi,
jusqu´à un certain point, les marques des discordances. Nous
pouvons également supposer que les Brésiliens parlent positivement
des principes de l’harmonie en proportion inverse de l’intensité
avec laquelle ils sont dérangés directement ou indirectement
par les éléments de dissonance et plus particulièrement par
la violence. Ce qui indiquerait que le fait de beaucoup parler
de la violence servirait d’antidote aux éléments de perturbation.
Notes
1] MAFFESOLI, Michel. La
Part du Diable. Précis de subversion postmoderne. Paris :
Flammarion, 2002, p. 75.
2] HERITIER, Françoise. De
la Violence I. Paris : Editions Odile Jacob, 1996, p. 24 (Collection
Opus : 37).
3] MAFFESOLI, Michel. La
part du diable...Op. cit., p. 85.
4] MAFFESOLI, Michel. La
part du...Op. cit. p. 17.
5] Ibidem, p. 17.
6] Pour ceux qui revendiquent
cette vision, le fait que Portugal avait proposé un traité
à l’Espagne, après la bulle papal d’Alexandre IV en 1493 établit
que toutes les terres qui se trouvaient à 100 lieues a l’est
du Cap Vert appartiendraient à l’Espagne sert comme indice.
Ce traité a été signé en 1494 à la ville de Tordesillas en
Espagne. Il a augmenté la distance de 100 lieues pour 370
lieues. Notamment Cristovão Colombo qui travaillait pour les
Espagnols avait découvert l’Île de Saint Salvador en Amérique
Central en 1492.
7] Ibidem. p. 6.
8] Parmi d’autres nous pouvons
citer Rousseau et Hobbes.
9] Ibidem. p. 176.
10] Entretien dont les propos
ont été recueillis par Dominique-Antoine Grisoni et qui fit
notamment publié ensemble avec la réimpression de l’ouvrage
de LERY, Jean. Histoire d’un...Op. cit. p. 12.
11] Paroles de la chanson
« Pais Tropical » de Jorge Ben Jor.
12] Paroles de la Chanson
« A Volta da Asa Branca », de Luiz Gonzaga et Zé Dantas, composée
en 1950. La traduction en français donnerait « Ce sertão soufrant/
De femme sérieuse/Des hommes travailleurs ».
13] ROSA, Guimarães. Grande
Sertão : Veredas. 19ª ed. Rio de Janeiro : Nova Fronteira,
2001.
14] Ibidem. p. 2.
15] Sur la notion d’idéologie
voir DUMONT, Louis. O Individualismo. Uma perspectiva antropológica
da ideologia moderna. Rio de Janeiro: Editora Rocco, Page
19.
16] Cette pratique policière
de contrôler le trafic devant les écoles peut être notée dans
des différents pays. Mais dans le cas brésilien, elle est
pratiquement restreinte aux écoles privées, où étudient les
fils des segments privilégiés.
17] Voir à ce propos, FOUCAULT,
Michel. Surveiller et Punir. Naissance de la Prison, Paris
: Editions Gallimard, 2006 (collection Tell, 225).
18] MARTUCCELLI, Danilo.
Reflexões Sobre a Violência na Condição Moderna in Revista
Tempo Social, Revista de Sociologia da USP, 1999, n° 11, vol.
1. p. 159.
19] MACE, MACE, Eric. As
Formas da Violência Urbana. Uma comparação entre França e
Brasil in Tempo Social, Revista de Sociologia da USP, 1999,
n° 11, vol. 1. pp. 177-188.
20] MAFFESOLI, Michel. L’Instant
Eternel. Le retour du tragique dans les sociétés postmodernes.
Paris : La Table Ronde, 2003. p. 13.
21] FOUCAULT, Histoire de
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