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    Le(s) Sud(s) : champs de l'imaginaire. Le Sud c'est notre Nord
    Mabel Franzone, Alejandro Ruidrejo (dir.)

    M@gm@ vol.8 n.3 Settembre-Dicembre 2010

    LA PLACE DE LA VIOLENCE DANS L’AMÉRIQUE DU SUD : LE BRÉSIL

    Vanderlan Silva

    vanderlansilva@uol.com.br
    Docteur en Sciences Sociales à la Sorbonne, Professeur et chercheur à l'Université Fédérale de Campina Grande - Brésil.

    La société brésilienne est profondément marquée par la diversité culturelle. Elle s’est formée à partir de peuples d’origines diverses, parmi lesquels les Portugais, les Indiens et les Africains ont été les principaux contributeurs du processus de formation de la nation brésilienne. Le pays est composé de cinq régions géographiques qui gardent entre elles des différences culturelles telles qu’elles pourraient former des pays différents. Conjonction dont il faut dire qu’elle n’est jamais finie, mais qu’elle est bien au contraire toujours en train de se configurer, réactualisant de vieux éléments, et profitant des nouveaux pour recomposer une trame sociale, dont la consistance ressemble à celle de la neige, parfois dure et parfois fluide. Comment faut-il comprendre la violence dans un pays comme le Brésil, où les gens parlent souvent de leurs allégresses, fêtent l’esprit pacifique du pays, célèbrent l’absence de grandes guerres dans son processus historique, exaltent la grâce de ne pas connaître de catastrophes naturelles, comme les tremblements de terre ou les éruptions volcaniques?

    Y aurait-t-il des contradictions entre ce que les brésiliens affirment d’eux mêmes et la présence marquante de conflits au sein de cette société sud-américaine?

    Mais d’abord, qu’est-ce que la violence? Quels sont les éléments à partir desquels elle peut se produire? Quels sont les objectifs de ce phénomène? A-t-il d´ailleurs des objectifs? Ici, on travaille avec une notion selon laquelle la violence exprime une sorte de structure anthropologique [1] pénétrée par plusieurs éléments, comme par exemple «des désirs, des passions, des besoins» [2]. En effet, le conflit, la violence, n’est pas un phénomène exogène à la vie sociale. Bien au contraire, sa manifestation aide en quelque sorte à édifier la vie sociale elle-même. Comme l’a affirmé Maffesoli, «la violence est un élément essentiel de la construction symbolique du social» [3].

    En tant que structure anthropologique, la violence se configure aussi comme une expression des rapports sociaux entre les individus. Par conséquent, l’utilisation d’une raison utilitaire, qui essaie d’exclure les sentiments, et perçue par certains dans la modernité comme élixir contre la violence, en arrive paradoxalement à servir à produire d’autres formes de violence.

    Insistons sur le fait qu’en choisissant d’étudier la violence dans la société brésilienne, on ne cherche pas à canoniser un tel phénomène. Il ne s’agit pas pour autant de «le stigmatiser à priori» [4]. On part ici de la perspective « que l’anomique est dans l’air du temps » [5] et bien sûr, dans les rapports sociaux quotidiens au Brésil.

    Des images de la violence fondatrice

    Les images de la violence jalonnent l’imaginaire brésilien. Dès l’aube des temps du Brésil, ordre et désordre se mélangent dans le ciel tropical du «pays de la samba, du carnaval et du football et des belles femmes», que les habitants du Brésil aiment à se figurer en utilisant de puissants clichés. Et tous les jours, les images et les mots symboliques circulent et sont à la disposition des groupes et des individus qui les utilisent comme des fils à partir desquels ils se constituent en maillons de la dynamique sociale brésilienne. En effet, l’ensemble de ces éléments symboliques varie en consonance avec la disposition que chaque époque aide à créer. En même temps, il y a des images qui opèrent dans des sens différents et qui révèlent et expriment à leur manière les configurations conflictuelles présentes au cœur de la société même. Cela se produit par exemple pour les conflits, les violences et leurs diverses formes d’expression.

    Les différentes époques historiques que le Brésil a connues portent chacune leur dénomination : Colonisation, Esclavage, Premier et Second Empires, Vieille République, l’Etat Neuf, Dictature Militaire, (re) Démocratisation etc. Évidement, certaines se chevauchent dans le temps. Si l’on fait référence à ces époques brésiliennes, c’est pour montrer quelques-unes des grandes scènes sociales, où pour ainsi dire les conflits se sont faits et se font toujours présents, tout comme les représentations des violences. Il est indéniable que les conflits, les pratiques de violences changent avec l’«air du temps » de chaque époque, et que leurs représentations trouvent en conséquence elles aussi de nouvelles formes d’expressions.

    Ainsi, il s’agit, avant tout, de comprendre ce qu’étaient les configurations sociales de chaque période, tout comme d’appréhender comment les violences y ont été vues et traitées. En même temps, il s’agit de savoir s’il y a eu des continuités, des ruptures, des configurations nouvelles dans la pratique des violences et dans leurs images respectives entre des périodes différentes. Dans quelle mesure des figures dévoreuses, comme c’est le cas de celle du monstre, sont-elles utilisées à chaque moment pour se référer aux conflits et aux violences?

    Cet enracinement dynamique est rempli de forces positives et de forces négatives, ou, autrement dit, d’éléments de construction et de désordre. En effet, cette «perdurance» d’éléments paradoxaux n’a rien d’étrange dans les rapports sociaux quotidiens au Brésil. Principes pathologiques et normes se mélangent, se confrontent et vivent dans un processus permanent de combat et d’intégration dans divers domaines de la vie sociale.

    L’expansion portugaise, l’imaginaire chrétien et la découverte du paradis

    La découverte du Brésil reste une question polémique chez les historiens. Pour les uns, ceux qui défendent l’hypothèse de l’intentionnalité, la mission de la flotte commandée par Cabral avait parmi ses objectifs, celle de partir à la rechercher du Brésil [6]. Pour les autres, ceux qui défendent la force du hasard, la découverte du Brésil (s’est produite au cours d’un détour de la route vers l’Inde) a été la conséquence d’un détournement de la route principale qui conduirait à l’Inde qui a été faite par Cabral. En tout cas, ce qui nous intéresse est qu’avec l’arrivée des Portugais au Brésil, commence à se construire une longue histoire de contacts, d’échanges, de conflits, d’amitié, de domination, de soumission, de violence, de circulation des images et de changements socioculturel entre ceux qui arrivent (conquérants) et ceux qui étaient déjà là (les autochtones).

    Un de ces écrivains, officier de l’armée portugaise, en écrivant au Roi portugais pour lui raconter la découverte d’une nouvelle Terre, a écrit une lettre dans laquelle il décrit la présence des autochtones, et ses impressions sur leurs vies. Des images qui sont restées dans l’Histoire Brésilienne comme des images contestées, acceptées, niées, soupçonnées, louvées, revisitées, utilisées. Mais qui sont restées quand même comme des images référentielles, toujours remarquées, pour le bien et pour le pire, et qui ont servi, au fur et à mesure que le temps passe, comme des images du patrimoine imaginaire (culturel) brésilien. Grâce à tout ça, aujourd’hui la «Carta do Achamento do Brasil » est célèbre au Brésil comme la lettre fondatrice du pays.

    En admirant et en prenant des notes sur la terre que la flotte du capitaine Cabral venait de rencontrer, Caminha écrivait aussi sur les premiers autochtones qu’ils ont rencontrés sur cette terre.

    “Ils sont bruns, un peu rouges, de jolis visages et beaux nez, bien faits. Ils marchent nus, sans aucune couverture. Ils ne se posent pas la question de couvrir ou laisser de couvrir leurs pudeurs. A ce sujet ils sont de grande innocence .” [7]

    Le regard de l’auteur dans la lettre fondatrice du Brésil, et sur ses rencontres exprime bien la vision originelle d’un homme d’un continent marqué par plusieurs guerres, famines et par une période d’une crise transitoire entre une ère qui venait de fermer le rideau, le Moyen Âge et l’autre que commençait à voir la lumière du jour, l’ère des grandes conquêtes coloniales. La réalité était tellement différente que le lusitanien semble avoir été beaucoup impressionné en rencontrant les gens du nouveau continent, au cœur des tropiques. Cet écrivain chrétien semble trouver ailleurs la pureté, la nature comme si elle était au début du temps chrétien et des gens comme s’ils étaient en état présocial, ainsi le manifesteront plus tard les philosophes contractualistes [8].

    Il faut remarquer que jusqu’au moment du débarquement du 22 avril 1500, les Portugais pensaient que la terre trouvée était une île et grâce à ça, ils l’avaient nommée Île de Vraie Croix. Un an plus tard, la Nouvelle Terre du Roi Portugais deviendrait Terre de Sainte Croix, toujours en rendant hommage à la croix catholique. En 1503, la propriété royale est devenue définitivement le Brésil, grâce à l’arbre qui ressemblait à la braise et qui servait à colorer des tissus en Europe. Arbre de grande valeur commerciale en Europe, cela explique pourquoi le bois brésil a été la principale source de l’exploitation portugaise au Brésil pendant les premières décennies du XVIème siècle, puis cet arbre constitua une des principales raisons de conflits entre les portugais et les autochtones.

    Au fur et à mesure que les Européens avançaient dans leur connaissance du Nouveau Monde, cela représentait une forme ouverture du paysage vieux monde et leurs problèmes. L’ouverture des nouveaux rideaux naturels et sociaux révélait nouveaux airs, autres formes possibles d’existence. La paix, enfin, semblait avoir été retrouvée dans un monde distant, dans lequel, apparemment, le conflit n’existait pas. Tout semblait être en harmonie. Le scénario de beauté naturelle et ‘d’ingénuité’ des peuples indigènes confirmaient que le rideau du paradis venait de s’ouvrir. Comment explique-t-il un tel monde ?

    “Emprisonnés comme se trouvent ces hommes-là, dans leur généralité, leur conception nettement médiéval, on peut supposer, devant les terres récentes trouvées, ils ont fait la connaissance, avec leurs propres yeux, ce que dans leur mémoire s’est fixé des paysages et de rêves décrits en tellement de livres, et que par la constante réaffirmation des moindres détails, devraient appartenir déjà à une fantaisie collective » [9].

    Les aventuriers ont contribué, chacun à leur façon et ensemble, à réactualiser l’imaginaire européen. C’était le temps de l’éternel printemps qui arrivait, avec leurs températures douces, différemment de la variation tellement présente en Europe.

    La question à se poser est de savoir pourquoi au début de la colonisation les portugais ont mis l’accent sur les images qu’on peut considérer comme des images plutôt positives, même si l’on sait bien, qu’il y avait aussi chez les portugais des images qui ont été perçues comme négatives? Les images qui ont été utilisées comme référence au diable ont servi comme des preuves d’une telle affirmation de l’existence du Mal. Peut-être on a déjà une réponse à une telle question, en disant que les terres découvertes du Nouveau Monde représentaient en toute sorte une certaine projection/confirmation d’un paradis sur Terre.

    Un peu plus tard, cet imaginaire européen sur le Brésil et leurs habitants a beaucoup influencé l’ensemble de l’imaginaire que la société brésilienne allait elle-même se faire au fil des siècles de sa construction.

    Il est clair que la majorité de ce qui nous arrive aujourd’hui comme des images d’échantillons de l’aube du Brésil, c’était surtout des images des Portugais qui ont laissé comme héritage, parce que c’était eux qui parlaient, qui exprimaient leur imaginaire, qui écrivaient et transmettaient leurs visions et pratiques de monde.

    De cette source imaginaire commune sur le pays tropical, on voit sortir plusieurs images sur les habitants du nouveau monde. Images parfois contradictoires et complémentaires, qui glissaient à tort en accord avec l’utilisation que les gens ont faite; des images qui présentaient les gens récemment rencontrés au nouveau monde comme des barbares ou comme des anges qui avaient beaucoup de choses à apprendre aux gens du vieux continent.

    Nous pouvons toujours souligner l’importance de telles images pour la construction d’un imaginaire proprement brésilien. Et ce, dans la mesure où elles parlent des peuples indigènes brésiliens dans un premier moment et dans la mesure où de telles images vont être réappropriés par l’ensemble de la société brésilienne, qui va les réutiliser, autant que des images référentielles auxquelles vont être mélangées des autres images qui viendraient de plusieurs origines, africaines et indigènes pour former un imaginaire proprement brésilien. Et, pour bien mettre l’accent sur l’importance de ces images dans le quotidien actuel de la société brésilienne, il faut qu’on entende ce qu’a dit Claude Lévi-Strauss: '' La recherche des commencements l’intéressait dans la mesure où elle pouvait éclairer les problèmes de notre temps'' [10].

    Nature et culture dans l’imaginaire de la violence au Brésil

    Aussi loin que l’on remonte dans l’histoire du Brésil, la nature a toujours été un thème présent dans les discussions et les représentations faites de ce pays. Les premiers aventuriers portugais ont d’abord été marqués par la majesté de ce paysage naturel, où la beauté flamboyante des forêts et la grande diversité des espèces animales et végétales semblaient si distinctes de celles qu’ils étaient habitués à voir. La nature reste encore aujourd’hui gravée dans l’imaginaire brésilien comment étant l’une des plus grandes qualités du pays. L’abondante présence de grandes rivières qui parcourent le pays et l’existence de nombre de minéraux précieux, alliées au fait que le pays ne connaît quasiment pas d’accidents naturels importants, ont largement conduit les habitants du Brésil à élaborer des visions selon lesquelles leurs pays est un espace de paix. Ceci se révélera ensuite dans l’imaginaire brésilien comme l’image d’une bénédiction divine.

    Les images d’un lieu sacré et béni, plein de beauté, se trouvent représentées dans les domaines de la vie sociale les plus variés. Dès les débuts de la colonisation, le religieux jésuite José de Anchieta comparait les aspects naturels du Brésil à ceux du Paradis Céleste. Les images d’un paradis naturel aux beautés éclatantes se feront toujours présentes dans l’imaginaire brésilien. C’est l’icône « d’un pays tropical, béni par Dieu et beau par nature…» [11]. Ce sont des images comme celles-ci qui vont produire auprès des habitants du pays la sensation de vivre dans un endroit tout à fait singulier, choisi par sa beauté.

    On peut surtout remarquer ceci dans les régions du littoral. C’était d’ailleurs sur la côte que furent conçues les premières images positives de la nature brésilienne. Ce n’est pas par hasard que ces représentations sont toujours présentées sous un jour lumineux. C’est tout un ensemble de processus de réactualisation et de (re) signification des images qui s’est fait au fil du temps. De nos jours, les plages sont devenues de grands théâtres où l’on exhibe et contemple les corps. Avec toute la mythologie de la mer, le littoral au Brésil fut au début de la colonisation la porte d’entrée pour tous ceux (aventuriers et esclaves) qui venaient d’ailleurs. Aujourd’hui encore, ces images bercent encore l’imaginaire tropical.

    Il existe en revanche, au-delà de cette représentation douce et agréable de la nature, des forces perçues comme presque totalement sauvages, et qui se présentent sous la forme d’espaces inhabités par l’homme ou dans lesquels l’être humain survit au mieux avec difficulté. L’imaginaire brésilien est aussi rempli de ces images d’un environnement naturel que les forces humaines ne contrôlent pas, où les règles à suivre sont des règles dictées par des forces sauvages, celles d’animaux dangereux et d’un milieu naturel aride paraissant exiger des hommes qui y vivent tant de bravoure. Ces images vont bien sûr connaître des variations sous l’influence des référentiels de valeurs socioculturelles de chaque génération, mais cette espèce de dichotomie complémentaire sera, d’une manière ou d’une autre, toujours présente dans l’imaginaire brésilien. Nous voyons ainsi que la nature exprime ce grand modèle, arborant soit le visage de l’harmonie et de la tranquillité, soit la face de l’aridité et des forces intrépides.

    Dans ce dernier cas, la nature se distancie des grands événements humains ; elle reste éloignée des agglomérations humaines et fuit le contrôle des hommes. Cette nature se replie sur elle-même et se dévoile comme un univers quasiment impénétrable. C’est un environnement qui attise de grands cauchemars, et laisse transparaître de vrais défis à ceux qui veulent le pénétrer. C’est l’image de l’obscurité d’un ventre inconnu, rempli de possibilités et débordant de périls, qui apparaît comme la représentation incisive d’un monde distant et intrépide, et qui est, en même temps, source de fascination.

    Au fil du temps, au Brésil, cette image d’un univers aventureux se matérialisera sous les traits de l’intérieur brave, de la vaillante campagne, du sertão avec ses terres arides où la vie se déploie avec difficulté, la caatinga, les forêts et les jungles, entre autres, qui vont mobiliser tout l’imaginaire d’un monde qui apparaît quasiment étanche. Dans l’imaginaire, chacun de ces éléments va mobiliser l’image de cette nature indomptable. C’est l’intérieur des terres, au-delà de la côte, qui fut pénétré par les aventuriers bandeirantes à la chasse des « êtres sauvages » qui le peuplaient, les Indigènes. Ce sont aussi les sertões de jadis occupés par les sertanistas avec leurs projets humanistes, apportant le pacifisme et la civilisation aux peuples autochtones, ou encore les hautes terres vues comme lieux de toutes sortes de malheurs : «esse sertão sofredor/ sertão das mulher séria/ dos homens trabalhador» [12]; sertão des cangaceiros et des justiciers ; terres où la violence permanente donne le ton des rapports sociaux. Ce sont aussi les favelas, espace urbain perçu comme sauvage, où l’imaginaire de la barbarie se cristallise dans la ville et d’où toutes les vagues de violence semblent partir pour se briser sur la vie des citadins.

    Voilà, les images des environnements naturel et social qui nous accompagnent et nous modèlent. On voit bien la forte présence d’un équilibre qui oscille entre la solidité et la fluidité des figures du bien et du mal dans l’imaginaire et la manière dont ces figures vont partager et occuper le monde réel à partir de l’espace géographique. Des mondes qui dans leurs côtés positif et négatif restent toujours à la fois distants et étrangement proches. En effet, c’est le mélange de ces deux figures qui donne un visage aux rapports sociaux au Brésil, ceux de la campagne vis-à-vis des grandes villes, des favelas vis-à-vis des centres-villes. Ces figures sont omniprésentes.

    Tout au long de ce processus de construction du mythe de la paix, les artistes et les intellectuels joueront entre autres un rôle très important, dans la mesure où ils utilisent, reproduisent et diffusent à travers leurs œuvres et leurs discours des images qui sont dispersées dans l’ensemble de la société. Ceci révèle en même temps, sur un plan secondaire, l’existence de conflits, de violences, qui aide à créer une sorte d’invisibilité sociale des antagonismes et de leurs manifestations, présents même de manière diffuse dans la société.

    Dans ce tableau de paix et harmonie, le sertão fait figure d’exception : cet endroit symbolise le mal, la discordance, les conflits, les désordres et les conditions si difficiles d’existence. Il s’oppose au littoral, où l’harmonie crée un univers propice à la reproduction de la vie, favorable à la civilisation. L’intérieur, le sertão, est devenu le lieu de tous les maux, une terre n’appartenant à personne. Et dans un univers où il ne semblait pas y avoir de lois civilisées, paradoxalement et complémentairement, les lois seraient la force du plus fort. «Le Sertão, c´est là où celui qui donne les ordres c´est le plus fort, le plus astucieux. Dieu, lui-même, quand il va venir, qu’il porte des armes» [13].

    Cela est, en effet, une empreinte et une expression présentes depuis toujours dans l’imaginaire brésilien et qui se font remarquer dans plusieurs domaines de la vie, notamment dans les expressions artistiques comme dans la littérature de cordel, dans les peintures, dans les traditions dites populaires, à la télévision, etc. Ces manifestations en même temps qu’elles reproduisent des images, les font aussi circuler dans un cadre «qui a fait du sertão le centre d'une constellation symbolique essentielle pour la compréhension de l'imaginaire collectif brésilien'' [14].

    En même temps, les visions selon lesquelles les grandes villes, surtout celles qui se situent dans les régions Sud et Sud -Ouest du pays, seraient des endroits marqués exclusivement par l’ordre et par l’harmonie ont commencé à être repensées au cours des dernières décennies. Les grandes agglomérations urbaines aux infrastructures urbaines précaires, combinées avec des difficultés commence petit à petit à changer. Il est vrai que l’on ne peut pas considérer la ville, quelle qu’elle soit, comme un espace unique. Et dans les cas des grandes villes brésiliennes, il s’agit plutôt de villes brisées, divisées en des quartiers si différents qu’on a la sensation d’être situé dans des mondes complètement distincts et intouchables.

    Ces quelques échantillons des violences qui jalonnent le trajet anthropologique de l’imaginaire brésilien permettent de démarquer une des caractéristiques essentielles des relations sociétales au Brésil. Mais la violence n’apparaît pas pour autant dans l’idéologie comme un élément constant. Tout au contraire, cet ensemble d’idées et valeurs qui ont cours dans un milieu social donné [15] essaye parfois de déguiser ou de masquer des éléments présents dans les rapports sociaux, dont la violence, pour mettre l’accent sur des préceptes plus positifs.

    Et c’est bien le cas d’un pays comme le Brésil, qui est toujours empreint du mythe du paradis et de l’harmonie. Mais on peut penser que cette image d’un équilibre éternel est dans le fond une extension (et une actualisation) de la vision chrétienne du monde, qui tente de séparer le bien du mal, comme si ces deux forces étaient incompatibles. Cette perspective reste pourtant un paradoxe, puisque ces forces se contrebalancent et que l’une ne peut pas exister sans l’autre. Au niveau des représentations, il s’agit de survaloriser un ensemble d’images considéré plutôt positivement par rapport à celles qui sont désignées comme négatives.

    Modernité et violence au Brésil

    Dans le contexte de construction de la modernité et de la postmodernité, et avec toutes ses conséquences, on peut se demander si un pays comme le Brésil, plein de contradictions socioéconomiques (qui font qu’une partie de sa population a une qualité de vie semblable à celle de gens les plus riches d’Europe, tandis que d’autres vivent dans des conditions similaires à celles des pays les plus pauvres d’Afrique), de différences régionales et d’altérités culturelles si remarquables, peut être pensé à partir des concepts qui ont été construits à la base pour concevoir la réalité européenne.

    Les changements des expressions violentes, soit dans le champ analytique, soit dans celui des manifestations empiriques, se présentent au Brésil à partir de nouvelles configurations perceptives qui se produisent avec l’arrivée de ce processus de la modernité civilisatrice. Il faut remarquer que c’est seulement au cours des dernières décennies du XXième siècle que le Brésil s’est transformé en un pays à prédominance urbaine.

    L’absence de l’Etat dans les communautés les plus pauvres est notable, mais avant d’être un manque, une telle absence exprime une option politique de ceux qui, dans les jeux politiques, ont plus de pouvoir. La même police dont les patrouilles désertent la périphérie de São Paulo sert à contrôler le trafic des automobiles à l’entrée et à la sortie des classes des écoles où vont les enfants des catégories sociales moyennes [16].

    Pour ceux qui appartiennent aux classes moyennes, les rues des villes tout comme les plages sont une sorte d’extension de leurs maisons, mais parfois ces mêmes espaces se transforment. Lorsque ces lieux sont occupés par quelques personnes appartenant à d´autres groupes sociétaux et qui d’une façon ou d´une autre passent d’une démarche pacifique à une posture active et parfois violente, alors la sensation d’insécurité est générée au sein d´un segment important de la population. Soudain, un monde beau et harmonieux se transforme en un lieu triste, violent, marqué par la destruction. Au fond, la violence est le patrimoine collectif de tous, mais en superficie, tout se passe comme si elle était l’attribut de quelques-uns, ceux qui sont, pour cette raison, à la fois menaçants et fascinants.

    Tout comme le monde carcéral crée la figure du délinquant [17], la logique sociale de l’univers brésilien crée les figures responsables des actes de violence. Paradoxalement, ils sont localisés dans cet ordre violent pour aider à équilibrer l’ordre sociétal majeur. Comme le disait Foucault, localiser, classifier, réduire à un rôle, c’est déjà contrôler ceux sur qui les regards sociaux se posent.

    Mais il faut rester attentif au fait que, si d’un côté on peut voir la violence comme un patrimoine collectif dont les groupes sociaux font usage de différentes manières, il y a d’un autre côté des auteurs qui pensent la violence, surtout celles qui sont commises par les groupes plus pauvres, comme des réactions aux violences qui viennent d’en haut, c’est-à-dire aux violences commises par les classes dominantes. Il s’agirait de la violence structurelle constante, comme l’a nommée Martuccelli [18]. Le sociologue français n’est pas le seul à avoir cette réflexion. Un autre auteur [19] parle même des violences des classes démunies comme d’une sorte d’auto réglementation de ces populations palliant la faiblesse de l’Etat brésilien dans la tentative de contrôle des conflits qui donnent naissance aux différentes formes de violences.

    En effet, attribuer à l’usage de la violence physique par les individus les plus dominés la fonction de contre-réponse aux groupes dominants revient à réduire la violence à un seul rôle. Cela constitue en même temps une tentative de donner à ces groupes l’image d’éternelles victimes de l’ordre établi, dans la mesure où les violences qu’ils commettent se voient dénuées d’un quelconque mal originel. Si les conditions matérielles peuvent expliquer l’incidence de la violence au Brésil, une telle explication est partielle parce qu’elle est incapable de comprendre pourquoi des groupes également démunis peuvent être moins violents que d’autres.

    La perplexité causée dans la contemporanéité par la présence des conflits n’arrive pas avec n’importe quel type de violence, bien sûr, mais précisément avec celui qui utilise principalement les attributs de la force physique et qui est de ce fait vu comme la marque d’un passé ancien et révolu. Par conséquent, le regard moderne qui voit la violence physique comme provenant d’autrefois est semblable au regard des évolutionnistes de l’époque Victorienne observant les sociétés dites primitives. Toutefois, les conflits et les jonctions entre les valeurs (et les pratiques) du modèle parfois stérilisant de la modernité et les différentes voies de la vie sociétale provoquent le rejaillissement de formes archaïques d’expression, incluant la violence. C’est l’arrivée d’un temps marqué par la «synergie de l’archaïsme et du développement technologique» [20].

    Ce qui est donc vraiment en question, ce sont les représentations de la modernité. Il ne s’agit pas de penser que les « conséquences non prévues » puissent compromettre le modèle élaboré. Avant tout ces conséquences sont considérées comme indésirables. Et de ce fait, au fur et à mesure qu’elles se montrent récurrentes et menaçantes dans les grandes villes, elles provoquent la perplexité qui touche symboliquement ou physiquement chacun des habitants des grandes villes brésiliennes. C’est grâce à ce pouvoir qu’elle a de fasciner et de terroriser en même temps que la violence semble être présente partout, dans chaque recoin de la ville. Et le fait que la violence alimente souvent les conversations des Brésiliens, dénote des tentatives de la dégager et de s’en protéger. Au Brésil, le phénomène de la violence est un peu de nos jours comme celui de la sexualité à l’époque moderne, d’après Foucault [21]. C’est un secret bien partagé que l’on garde au milieu des images d’harmonie et dont tout le monde parle.

    Conclusions

    La violence est située dans les marais des rapports sociaux que les Brésiliens établissent quotidiennement. Des rapports qui, comme nous l’avons vu tout au long de ce travail, sont jalonnés d’éléments de dissonance et d’harmonie. Et à partir de ces mélanges, la société essaie toujours de construire des situations faisant de l’équilibre atteint un équilibre instable. Ainsi, des éléments perturbateurs persistent toujours au milieu de l’ordre et des périodes de paix. Et pourtant, ils n’expriment pas des situations étrangères à l’ordre social brésilien. Bien au contraire, ils sont là depuis toujours, et ils sont vus et interprétés de manière très distincte, ce qui fait que certaines expressions de violences sont valorisées tandis que d’autres sont dévalorisées, au point d’amener certains à penser que les premières ne constituent pas des pratiques violentes alors que les secondes le sont.

    Au Brésil, on ne trouve que peu de représentations dans lesquelles les habitants apparaissent comme des guerriers affrontant les maux qui les accablent. À la différence d’autres peuples, ce qui singularise « l’âme » brésilienne, c’est qu’elle ne semble pas être configurée à partir des rapports sociaux qui ont eu lieu au cours de son existence. Elle semble avoir directement jailli de la nature, avec une prédilection pour des éléments qui tendent à reproduire l’harmonie et la beauté présentes dans la nature. Il est évident d’une part qu’au sens symbolique et sociologique, l’âme n’est qu’une construction sociale. D’autre part, les éléments naturels ne se résument pas aux préceptes de l’harmonie et de l’ordre. Cette emphase sur de tels éléments d’assemblage démontre la dynamique construite par les configurations de l’imaginaire au Brésil.

    Et pourtant, même si les manifestations des Brésiliens, surtout les plus institutionnalisées, distinguent plutôt les aspects positifs de la vie sociale et ‘marginalisent’ les éléments vus comme dissonants, il est certain qu’il ne s’agit pas d’un hasard ou des mouvements spontanés de la façon d’être brésilienne. Ce que certains croient être l’essence des Brésiliens, c’est-à-dire la gaieté, l’harmonie au sein de la société avec la nature, le culte du corps, l’esprit pacifique, la cordialité, est le résultat des constructions permanentes de la société brésilienne. Des configurations dont il faut bien noter qu’elles se font depuis toujours, et qui comme les monuments que l’on édifie sur des piliers, dispose d’éléments plus visibles et à la fonction nécessaire ; il y en a d’autres qui sont restés dans des emplacements moins visibles et dont la fonctionnalité est parfois perçue comme secondaire.

    En fait, entre les zones que les rayons lumineux éclaircissent, il y a des zones d’ombre qui sont évidemment moins visibles et par conséquent perçues comme des lieux vides. Mais dans la boue obscure de la vie sociale, il y a beaucoup plus à relever que l’absence de lumière. Dans cette boue sociale où se mélangent divers éléments, reposent des éléments qui peuvent aider à construire de nouveaux chemins.

    Les conflits et les violences sont partout dans la société brésilienne, quelles que soient leurs formes d’expression. Et si l’on observe que des grands efforts sont déployés pour faire croire que quelques-unes de leurs formes sont destinées à l’usage presque exclusif de quelques groupes, comme c’est le cas des violences physique et létale que l’on attribue communément aux individus considérés comme brutaux, ceci ne représente que l’extension des conflits aux champs des représentations et des idéologies.

    En effet, la violence touche de façon de plus en plus marquante le quotidien des habitants du pays. Elle semble être omniprésente, et même quand les statistiques relevant le nombre de victimes directes de violences ne semblent pas très élevées, ces conversations emportées ayant pour thème la violence quotidienne, que l’on peut relever partout lorsqu’on tend l’oreille, surprennent, tout comme les tourments dont semblent souffrir ces personnes à l’idée de subir ces violences.

    Enfin, ce sont des représentations attachées au Régime Diurne et au Régime Nocturne de l’image qui opèrent à partir des stimulations culturelles de la société brésilienne. Dans le fond, les préceptes de dissonance, de destruction, se lient aux images d’obscurité, de ténèbres. Ces préceptes se situent ainsi en quelque sorte dans les cavernes de la vie imaginaire et sociale et leur présence sur des scènes sociales est dans un premier moment de mauvais présage, comme si leur existence et plus encore, leur visibilité, annonçaient un changement de rythme de la vie sociale. Pour cette raison, ces préceptes sont synonymes d’angoisse et de dérangement pour les groupes et la société qui essaient toujours de contrôler la situation, en déviant de leurs sens initiaux les éléments de destruction.

    Nous, nous sommes demandé pourquoi on parle perpétuellement au Brésil de l’esprit pacifique qui caractérise ses habitants, alors qu’en même temps, et dans une semblable mesure, on parle autant de ces conflits qui dérangent, qui provoquent des dégâts, qui menacent la vie. Nous pouvons supposer qu’il s’agit de s’occuper des éléments positifs de la vie sociale, comme si les principes de dissonance, dont les conflits et la violence, étaient sans grande importance, surtout aux niveaux des actions où la conscience reste toujours en veille, en évitant ainsi, jusqu´à un certain point, les marques des discordances. Nous pouvons également supposer que les Brésiliens parlent positivement des principes de l’harmonie en proportion inverse de l’intensité avec laquelle ils sont dérangés directement ou indirectement par les éléments de dissonance et plus particulièrement par la violence. Ce qui indiquerait que le fait de beaucoup parler de la violence servirait d’antidote aux éléments de perturbation.

    Notes

    1] MAFFESOLI, Michel. La Part du Diable. Précis de subversion postmoderne. Paris : Flammarion, 2002, p. 75.
    2] HERITIER, Françoise. De la Violence I. Paris : Editions Odile Jacob, 1996, p. 24 (Collection Opus : 37).
    3] MAFFESOLI, Michel. La part du diable...Op. cit., p. 85.
    4] MAFFESOLI, Michel. La part du...Op. cit. p. 17.
    5] Ibidem, p. 17.
    6] Pour ceux qui revendiquent cette vision, le fait que Portugal avait proposé un traité à l’Espagne, après la bulle papal d’Alexandre IV en 1493 établit que toutes les terres qui se trouvaient à 100 lieues a l’est du Cap Vert appartiendraient à l’Espagne sert comme indice. Ce traité a été signé en 1494 à la ville de Tordesillas en Espagne. Il a augmenté la distance de 100 lieues pour 370 lieues. Notamment Cristovão Colombo qui travaillait pour les Espagnols avait découvert l’Île de Saint Salvador en Amérique Central en 1492.
    7] Ibidem. p. 6.
    8] Parmi d’autres nous pouvons citer Rousseau et Hobbes.
    9] Ibidem. p. 176.
    10] Entretien dont les propos ont été recueillis par Dominique-Antoine Grisoni et qui fit notamment publié ensemble avec la réimpression de l’ouvrage de LERY, Jean. Histoire d’un...Op. cit. p. 12.
    11] Paroles de la chanson « Pais Tropical » de Jorge Ben Jor.
    12] Paroles de la Chanson « A Volta da Asa Branca », de Luiz Gonzaga et Zé Dantas, composée en 1950. La traduction en français donnerait « Ce sertão soufrant/ De femme sérieuse/Des hommes travailleurs ».
    13] ROSA, Guimarães. Grande Sertão : Veredas. 19ª ed. Rio de Janeiro : Nova Fronteira, 2001.
    14] Ibidem. p. 2.
    15] Sur la notion d’idéologie voir DUMONT, Louis. O Individualismo. Uma perspectiva antropológica da ideologia moderna. Rio de Janeiro: Editora Rocco, Page 19.
    16] Cette pratique policière de contrôler le trafic devant les écoles peut être notée dans des différents pays. Mais dans le cas brésilien, elle est pratiquement restreinte aux écoles privées, où étudient les fils des segments privilégiés.
    17] Voir à ce propos, FOUCAULT, Michel. Surveiller et Punir. Naissance de la Prison, Paris : Editions Gallimard, 2006 (collection Tell, 225).
    18] MARTUCCELLI, Danilo. Reflexões Sobre a Violência na Condição Moderna in Revista Tempo Social, Revista de Sociologia da USP, 1999, n° 11, vol. 1. p. 159.
    19] MACE, MACE, Eric. As Formas da Violência Urbana. Uma comparação entre França e Brasil in Tempo Social, Revista de Sociologia da USP, 1999, n° 11, vol. 1. pp. 177-188.
    20] MAFFESOLI, Michel. L’Instant Eternel. Le retour du tragique dans les sociétés postmodernes. Paris : La Table Ronde, 2003. p. 13.
    21] FOUCAULT, Histoire de la Sexualité. La volonté de savoir. Paris : Gallimard, 1990.

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