El (Los) sur : campos de lo imaginario. Mi Norte es el Sur
Le(s) Sud(s) : champs de l'imaginaire. Le Sud c'est notre Nord
Mabel Franzone, Alejandro Ruidrejo (dir.)
M@gm@ vol.8 n.3 Settembre-Dicembre 2010
LA MONDIATERRANÉE OU LA MÉDITERRANÉISATION DU MONDE
Hervé Bonnet
hgvbonnet@hotmail.com
Master en Philosohie, Université
Toulouse-le-Mirail, Agrégation et Capes en cours.
Le salut de la Méditerranée--il
convient de le répéter avec assurance et conviction-- n’est
pas son salut propre : il est le salut de tous, et d’abord
de ceux qui spéculent sur sa mort. Interpénétration des cultures
et dialogue des valeurs, brassages des ethnies, approche mystérieuse
des langues l’une de l’autre comme amoureux et amoureuse la
nuit, déversement dans le trésor de tous des idées et des
sentiments de chacun, on n’a pas trouvé mieux jusqu’ici pour
améliorer en soi l’humanité. Améliorer en soi l’humanité,
c’est sans doute l’une des définitions possibles de l’humanisme.
Si la Méditerranée a un rôle à jouer dans le monde qui s’ouvre,
celui du troisième millénaire, c’est de rappeler inlassablement
cette leçon durement par elle apprise et devenue, par la force
des choses, l’objet central de son enseignement et de son
rayonnement, à savoir que l’homme est la question et qu’il
est, aussi bien, la réponse. Et que c’est l’homme aussi le
trajet, le difficile et dangereux trajet, mille embûches et
cent pièges à chaque pas, entre la question et la réponse.
Salah Stétié, Culture et violence en Méditerranée
La mondiaterranée c’est le devenir monde de la Terre. Cela
suppose a priori une opposition, ou en tous cas une distinction
entre monde et Terre qu’il n’est peut être pas malvenu d’expliciter
attendu que, couramment, l’on emploie indifféremment un terme
pour l’autre.
Par « Terre » il faut entendre l’espace encore neutre (sans
lequel certes nulle aventure n’est possible) faisant abstraction
de tout procès historique. Par « monde » il faut entendre
l’incarnation de l’espace, son « avoir-lieu » ou encore sa
spiritualisation au sens où dans le monde seulement s’ouvre
la possibilité de l’effectuation de l’histoire, autrement
dit l’advenue au sein du réel de l’événement et du sens. En
terme aristotélicien nous dirions que la Terre est la matière,
le support, l’upokeimenon du monde qui, lui, en est la forme
ou la hylé. Il y a, en ce sens, un devenir monde de la Terre,
comme si la Terre devait « mettre au monde » le monde.
Cet enfantement, comme il se doit, ne se fait pas sans peine,
et l’Histoire n’est rien d’autre que la narration des douleurs
de Gaïa dont le « travail » vient rider jusqu’à la surface
de « notre mer », par où nous comprenons que la Méditerranée
est sinon l’ombilic du monde du moins le ventre de la Terre.
Si Hegel, contre le décentrement galiléen, fait droit à un
géocentrisme spéculatif au travers duquel la Terre apparaît
comme « la patrie de l’esprit » [1],
nous pouvons dire de la Méditerranée qu’elle est un lieu privilégié
de l’Histoire de l’Esprit dans la mesure où les épiphanies
de l’Absolu ont souvent pris cette scène mouvante comme théâtre
de leurs manifestations.
A cet égard, et sans exagération, il est loisible de soutenir
que le pourtour méditerranéen constitue l’orbe de notre Histoire.
Cette assertion « circonvenante » [2]
pourrait être taxée d’européocentriste si ce n’était la prise
en compte de l’Orient, géographiquement compris (à défaut
d’être serti) dans l’espace méditerranéen ; pour autant elle
ne peut esquiver, semble t-il, la menace d’une qualification
ethnocentriste. Mais, pour que ces vocables de mauvaise augure,
tels de sombres nuages, obscurcissent le ciel serein de notre
discours, il faudrait que nous bornions la Méditerranée à
son acception strictement géophysique.
Dès lors, le concept de « mondiaterranée » ou l’expression
de « méditerranéisation du monde » seraient invalidées par
le fait même de l’Histoire qui semble étendre son terrain
de jeu au point de délaisser la scène méditerranéenne au profit
de la scène outre-Atlantique étasunienne et plus récemment
asiatique. En réalité, ce délaissement, cette désertion n’est
qu’un leurre. Même en supposant le conflit israélo-palestinien
réglé et, forçons le trait, l’effacement définitif de l’espace
méditerranéen dans le jeu géopolitique, l’Histoire serait
encore méditerranéenne, car elle a besoin, pour s’écrire,
et se faire, de plonger son calame dans l’encre (bleue, verte,
ou blanche selon les langues) [3]
de la mer intérieure.
Cette allégation à de quoi choquer. En effet, dire de la Méditerranée
qu’elle circonscrit l’Histoire, tous les historiens l’accorderont
à condition que le propos ne soit pas prit rigoureusement,
à la lettre, mais de façon métaphorique, et que l’on accepte
la narration des excursions de l’Histoire en dehors de l’espace
précité non comme autant de notes de bas de pages enrichissant
un seul et même texte, à l’instar de ce qui fût dit du rapport
de la Tradition philosophique à la pensée platonicienne [4],
mais comme le déploiement empirique de l’Histoire dont le
procès essentiellement événementiel interdit, a priori, tout
ancrage définitif dans un espace déterminé. Par conséquent,
dire que l’Histoire à venir est ordonnée à l’espace méditerranéen,
et plus encore qu’il n’y a d’Avenir pour l’Histoire qu’à balayer
l’aire restreinte de ce Bassin, cela constitue une aberration
patente que seul peut produire le déni de la réalité, ou le
refus de l’évidence. Pourtant, c’est bien la thèse d’une méditerranéité
foncière de l’Histoire que nous entendons défendre à travers
le concept de mondiaterranée.
Il faut donc, pour échapper aux écueils de l’ethnocentrisme
et à la critique, apparemment légitime, d’une réduction de
l’Histoire (mondiale) à une histoire (celle de la Méditerranée),
entendre le vocable « Méditerranée » autrement. L’entendre
autrement, cela veut dire appréhender, non plus la chose-objet
que le signifiant « Méditerranée » offre spontanément à notre
intuition mais, ce qui, du signifié, rayonne et brille encore
lorsque, dans notre esprit, le mot s’est éteint. Cela qui
persiste ou perexiste par delà la disparition du vocable nous
pourrions l’appeler l’aura si ce terme n’avait une connotation
ésotérique et si surtout la référence benjaminienne ne le
retenait pas puissamment dans le champ de l’esthétique [5].
Nous convoquerons donc le motif du spectre qui, tout en retenant
quelque chose du fantomatique et du spirituel, possède, pour
employer la terminologie logicienne, une « extension » beaucoup
plus large et permet d’évoquer rationnellement le champ d’action
d’un étant, sa résonnance, sa capacité à agir, là où, de fait,
il n’est pas, soit à hanter un espace ou plutôt un lieu que,
vraisemblablement, il n’occupe pas ou plus. La Méditerranée
n’est pas ce que l’on croit ni n’est là où on la croit être.
C’est pourquoi nous ne traitons pas ici de « l’espace méditerranéen
» stricto sensu, dont on peut déterminer avec exactitude le
tracé, mais bien plutôt du « spectre méditerranéen » dont
le champ d’action, nous allons le voir, décide des limites
du monde et, partant, de l’odyssée humaine. Il est temps à
présent de lever le voile sur l’identité du spectre méditerranéen.
Identités plurielles, en vérité, puisqu’un spectre est un
masque que peuvent revêtir une multiplicité de visages.
Les visages du spectre méditerranéen, ayant en partage une
même patrie, disons plutôt, un même giron maternel, ont un
air de famille. Ils ont pour noms : Homère, Socrate, Platon,
Aristote, Hérodote, Ptolémée, Virgile, Lucrèce, Averroès,
Ibn Arabi, Galilée…et la liste ne saurait être exhaustive,
dans la mesure où, selon la très profonde et judicieuse remarque
du poète Salah Stétié* : « partout où, à la surface du globe,
on continue de parler et de s’inspirer de Platon, de Maïmonide,
d’Aristote ou d’Averroès, de Jésus ou de Muhammad, de Moïse
ou de Galilée, on est encore en Méditerranée » [6].
En ce sens, il faudrait rajouter à cette constellation des
grands noms de la pensée humaine, à cette chaîne d’or de l’histoire
du sens, tous les penseurs et savants qui se réclament de
tel ou tel nom susmentionné, à savoir, rajouter alors, Saint
Thomas d’Aquin, Descartes, Montaigne, Pascal, Leibniz, Kant,
Hegel, Heidegger…et tant d’autres noms illustres, à qui nous
devons toute notre science en vérité, et que l’on retrouve
disséminés un peu partout sur la Planète, et qui doivent leurs
lumières et leur cohérence à ce spectre méditerranéen dont
ils sont des fragments, des effets, ou plutôt, pour filer
la métaphore physique, des fréquences, comme les étoiles dans
la nuit sidérale doivent leurs scintillements et leurs brillances
à la noirceur de la nuit.
On aura compris le sens de la comparaison : la Méditerranée
est aux penseurs ce que la nuit est aux étoiles, c'est-à-dire,
bien plus qu’une toile de fond, un milieu, plus exactement,
le milieu, au sens écologique du terme, de leur épanouissement
existentiel et existential (pour reprendre la dichotomie heideggerienne
partageant le plan ontique du plan ontologique). C’est la
raison pour laquelle on ne peut ni agir ni penser sans reprendre
à son compte, plus précisément, sans hériter, qu’on le veuille
ou non, qu’on le sache ou non, de cette histoire du sens,
qui est aussi le sens de l’Histoire, et qui fait que chaque
fois que nous agissons ou pensons effectivement, nous nous
situons dans le spectre du spectre de la Méditerranée qui
n’est rien d’autre que l’orbe de cette histoire, autrement
dit, de notre Histoire. Voilà pourquoi aussi nous soutenons
que le monde est une invention méditerranéenne.
C’est que le monde n’est pas un étant, ni la totalité des
étants. A l’instar de la Méditerranée, ontologiquement entendue,
on ne peut le cerner comme un territoire, ni lui assigner
un « ceci, ici et maintenant » puisqu’il est ce par quoi quelque
chose comme un territoire, ou un espace identifiable, peut
être appréhendé, traversé et vécu. Dans la mesure où, Heidegger
nous l’a appris, être-au-monde implique une appropriation
de l’histoire, fût-ce sous la forme de la dénégation ou de
l’indifférence, et où cette dernière, dans son concept même,
a pour orient la Méditerranée en sa guise ontologique, on
comprend que le monde, dans son concept et dans son effectivité,
tienne son existence et son sens d’être de ce que nous avons
appelé le spectre de la Méditerranée, et pourquoi dès lors
nous faisons usage du terme de mondiaterranée pour désigner
la forme même de ce qui s’avance ordinairement sous le nom
de mondialisation et qui n’est que la version profane et simplifiée
à outrance, autant dire la défiguration, et comme une des
déviances possibles, du devenir monde de la Terre.
On l’aura compris, la mondialisation est une mondiaterranée
qui a mal tournée, ou qui a viré, comme on le dit du temps
météorologique ou du vin. Mais les raisons de ce virage, de
cette modification ontologico-historiale, qui fait tourner
la fête en drame et qui substitue les larmes et les grincements
de dents aux sourires, ne sont pas extérieures et étrangères
à ce que nous avons identifié sous le néologisme de mondiaterranée.
C’est pourquoi, à la faveur d’une révolution spéculative,
un autre tour est toujours possible, si toutefois on daigne
prendre soin des spectres de la Méditerranée pour qu’une chance
soit donnée à l’avenir, pour qu’une planche de salut apparaisse
au monde en déshérence, sans quoi nous serions alors inéluctablement
livrés à la globalisation sauvage, à la Terre, dont nous avons
vu qu’elle est matière, et à un destin inhumain, si quelque
chose de tel a un sens.
Au risque de nous répéter, rappelons qu’il ne s’agit pas de
renvoyer à une origine (d’ailleurs positivement, c'est-à-dire,
historiquement suspecte et surtout fondamentalement minée
par le concept de spectre) ni d’indiquer la nécessité, pour
l’Histoire et pour le monde, de s’acquitter d’une dette à
l’égard d’une région du « monde », bref de garder les yeux
plantés sur le rétroviseur de la mémoire, mais au contraire
de libérer un regard inventif pour les lointains. Car ce qui
est en jeu n’est rien de moins que la parturition de l’avenir,
c'est-à-dire, pour la Terre, de mettre au monde le monde,
ce qui ne peut être accompli sans la puissance maïeutique
des spectres de la Méditerranée qu’il nous faut, comme on
le ferait pour s’attirer les grâces des esprits bénéfiques,
sans cesse invoquer et convoquer. Pas d’avenir digne de ce
nom sans cela. Simplement la morne répétition de lendemains
désespérant n’ayant pour variation qu’une restriction toujours
plus affirmée de la part du monde et de l’humain au profit
d’une Terre toujours plus aliénante et inhumaine.
C’est pourquoi nous avons besoin, plus que jamais, de Méditerranée.
Aujourd’hui, ce besoin se fait sentir mais ne trouve, naturellement,
à être satisfait que dans sa modalité économique et stratégique.
Or cela constitue une mécompréhension de ce qui est réellement
en jeu. Mais pouvait-il en être autrement ? Dès lors que l’on
prend le besoin pour motif d’évolution, c’est que l’on a déjà
trop tardé, on se situe alors, politiquement parlant, nécessairement
au niveau le plus bas, on agit dans l’urgence et on avance
en aveugle. Et le besoin, en plus de cécité, est atteint,
mal plus grave encore, de surdité. Ce besoin lui-même est
l’enfant disgracieux de la mondialisation, qui pense, par
cette ruse, pouvoir continuer son chemin, qu’elle ne sait
pas être un calvaire. Pour retrouver la voie d’une sérénité
mondiale, il faut écouter les voix de la Méditerranée. Or,
se mettre à l’écoute des paroles obscures ou solaires, mais
toujours profondes, des spectres de la Méditerranée exige
que nous passions du régime du besoin, aliéné à l’instant
et à l’instinct, à une attitude contemplative érotisée par
le désir d’une Renaissance historico-mondiale. Il faut donc,
non plus se soumettre au diktat du besoin, véritable antéchrist
politique, mais se laisser aimanter par le désir de « faire-monde
» autrement.
Espérons que les hommes, soucieux du sens de l’existence,
sachent se déprendre du chant des Sirènes de la mondialisation
et des mirages de la surconsommation, et prêtent attention
aux sages paroles des chantres de la mondiaterranée. Alors,
le cauchemar dissipé ne sera plus qu’un mauvais rêve dont
nous nous réveillerons, et le « pas d’ombre » [7]
qui vient, selon le poète, doubler chacun des pas des hommes
de la méditerranée, entendons de tous les hommes, ne sera
plus rien d’autre que « l’ombre d’un pas », signe d’une marche
sereine toute promise à l’avenir, ou d’une danse légère et
enjouée comme l’est la chorégraphie sans âge des vagues immémoriales
et sans cesse nouvelles de la Méditerranée.
Notes
1] G.W.F Hegel, Encyclopédie
des sciences philosophiques, tome 2, Philosophie de la Nature,
ad § 280, trad. Bernard Bourgeois, Paris, Vrin, 2004, p 406.
2] Concernant ce très léger
néologisme, loin d’être l’expression d’une licence poétique,
il s’agit du désir de rétablir une parité orthographique à
l’endroit de ce terme que la langue française avait injustement
condamné au régime masculin.
3] La palette des couleurs
de la méditerranée, dans sa dénomination au moins, est fonction
des langues. Ainsi les égyptiens de l'antiquité la nommaient
« Grand-vert », en turc, c'est Akdeniz « la Mer blanche »,
en arabe on l’appelle Al-Bahr Al-Abyad Al-Muttawasit « la
mer blanche du milieu ».
4] Selon une célèbre formule
de North Whitehead : « la philosophie occidentale n'est qu'une
suite de notes en bas de page aux dialogues de Platon ». A.
N. Whitehead, Process and Reality, 1929, p. 63.
5] Nous renvoyons ici au
célèbre ouvrage de Walter Benjamin, l’œuvre d’art à l’époque
de sa reproductibilité technique, dans lequel l’auteur montre
que ce qui disparaît avec la reproductibilité technique de
l’œuvre d’art n’est rien d’autre que son aura c’est-à-dire
la singularité de sa présence au monde, le fait qu’il ait
lieu hic et nunc, ici et maintenant.
*Qu’on nous permette, ici, de témoigner notre dette à l’égard
de Salah Stétié dont la pensée et la parole ont inspirées
l’écriture de ce texte qui n’a d’autre ambition que de suivre,
humblement et à sa façon, la veine stétienne et de faire sien
ce discours généreux auquel le poète, par sa vie et par son
œuvre, a su donner corps en transformant, au sens alchimique
et rugbalistique, l’essai des mots en réalité et le plomb
des caractères typographiques en or du sens.
6] Salah Stétié, Une tache
bleue sur la mappemonde, in Culture et Violence en Méditerranée,
Acte Sud, 2008, p. 104.
7] Salah Stétié, La Méditerranée
entre les deux consciences in Culture et Violence en Méditerranée,
Acte Sud, 2008, p. 52.
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