El (Los) sur : campos de lo imaginario. Mi Norte es el Sur
Le(s) Sud(s) : champs de l'imaginaire.
Le Sud c'est notre Nord
Mabel Franzone, Alejandro Ruidrejo (dir.)
M@gm@ vol.8 n.3 Septembre-Décembre 2010
TOURISME INTERNATIONAL ET PROSTITUTION FÉMININE : LE CAS DE NOSY BÉ (MADAGASCAR)
Fabien Brial
fabien.brial@wanadoo.fr
Agrégé de Géographie, Docteur
en Droit CREGUR - Université de La Réunion.
Le tourisme durable
est-il un instrument d’aide à la lutte contre la pauvreté
? Cette question débattue maintenant depuis plusieurs années
au sein des instances internationales, au premier rang desquelles
l’organisation mondiale du tourisme (OMT), n’a été que trop
peu envisagée du côté de l’économie informelle, et par exemple
de la prostitution. En effet, de nombreux rapports permettent
de constater, au fil des décennies, l’essor continu du tourisme
qui s’est diversifié de plus en plus, au point de devenir
un des secteurs économiques dont la croissance est l’une des
plus rapides du monde [1].
Le tourisme contemporain est ainsi étroitement lié au développement
économique, et il concerne un nombre grandissant de nouvelles
destinations [2]. Cette
dynamique en fait un moteur essentiel du progrès socioéconomique
et le volume d’affaires du secteur touristique dépasse celui
des industries pétrolières, agroalimentaires ou automobiles.
Le tourisme constitue ainsi une des principales sources de
revenus pour beaucoup de pays en développement, comme la Thaïlande
ou l’Egypte par exemple. L’OMT peut ainsi affirmer que « la
réduction de la pauvreté est devenue une condition essentielle
du développement durable. Plus le tourisme se développe et
est géré de façon durable, plus il peut grandement contribuer
à soulager la misère » [3].
Pour autant, les contacts des touristes des pays du Nord avec
la population des pays du Sud ne se réduisent pas seulement
aux transferts financiers recensés dans les sept mécanismes
qui permettraient de procurer aux pauvres des avantages tangibles
[4]. En effet, l’arrivée
croissante de touristes de pays du Nord amène aussi au développement
d’économies parallèles, par exemple le marché de la drogue
ou celui de la prostitution. Au-delà de l’aspect financier,
ce sont les populations qui sont directement concernées :
des femmes, des hommes et quelquefois des enfants participent,
de façon le plus souvent forcée, à la satisfaction des plaisirs
sexuels du touriste pour de l’argent. Se développe ainsi le
tourisme sexuel dans le monde, défini comme un voyage à motif
d’ordre sexuel, voyage dont le but est d’avoir des relations
sexuelles avec des autochtones [5].
La difficulté principale de ce champ d’étude réside dans son
aspect informel : peu d’études ont été menées pour prendre
au niveau international la mesure de ce phénomène, à l’exception
de celles de quelques organisations non-gouvernementales.
La quantification est donc difficile, d’autant plus que certains
Etats, tirant un grand bénéfice financier du développement
de ce type de tourisme, ont plutôt tendance à ne pas intervenir
pour réprimer les aspects criminels inhérents à certaines
formes de prostitution, et sont donc peu enclins à les mesurer.
Ce dont on est certain aujourd’hui est que l’essor planétaire
de l’industrie du commerce sexuel représente un marché de
plusieurs milliards de dollars, et emploie des millions de
personnes. Et parmi les multiples conséquences de cette évolution,
des femmes sont à vendre et la traite d’êtres humains n’a
jamais été aussi prospère [6].
D’après l'Unicef, rien qu’en Thaïlande, deux millions de femmes
se livrent à la prostitution, et un million d’enfants entrent
chaque année dans l’industrie mondiale du commerce sexuel.
Une cartographie du tourisme sexuel est cependant possible
: elle rend ainsi compte, sans en mesurer quantitativement
l’importance, des flux mondiaux de touristes et permet d’identifier
les principaux lieux. La majorité des touristes sont bien
évidemment originaires de l’ensemble des pays développés à
fort pouvoir d’achat, et ce sont les pays du Sud, mais aussi
certains Etats de l’ancienne Europe de l’Est, qui sont cités
comme destinations privilégiées pour le tourisme sexuel [7].
A une plus grande échelle, ce sont plus précisément les lieux
récepteurs de ce type de tourisme que l’on peut identifier
: des capitales, des grands sites touristiques, notamment
balnéaires.
Illustration 1 Le tourisme sexuel dans le monde |
Se déplacer dans le but d’avoir des relations
sexuelles avec des autochtones est donc une réalité dans le
monde contemporain, et trois raisons principales peuvent être
recensées comme étant à l’origine de l’essor du tourisme sexuel
de masse, au point que certains pensent aujourd’hui qu’il
existe des tourismes sexuels, tant les formes et les impacts
sont variables [8]. Tout
d’abord, l’explosion du tourisme international, et des flux
de migrants de manière générale, explique l’augmentation de
ce type de tourisme [9].
Ensuite, la paupérisation d’une partie croissante de la population
mondiale contraint de plus en plus d’individus à se prostituer
pour pouvoir survivre [10].
Enfin, la libéralisation des marchés sexuels et les réponses
limitées des organisations interétatiques, comme celles des
Etats, pour lutter contre ces pratiques quelquefois criminelles,
participent à ce phénomène. Si elle est ancienne, cette rencontre
entre le touriste et l’autochtone est rencontre de la misère
et de la beauté : misère affective au Nord, beauté des femmes
et des paysages au Sud et à l’Est ; misère économique au Sud
et à l’Est, beauté de l’attrait d’une richesse facile, des
biens matériels de consommation au Nord [11].
L’absence de données fiables rend difficiles la mesure comme
l’impact de ce phénomène. L’étude de terrain devient donc
nécessaire. Il s’agit, dans un espace défini et identifié
comme l’une des destinations privilégiées du tourisme sexuel,
de montrer les interactions entre le développement touristique
d’un espace et la prostitution féminine, d’envisager l’interpénétration
des deux phénomènes. La mise en tourisme transforme-t-elle
la nature et les modalités de la prostitution féminine, celle-ci
transforme-t-elle la nature du tourisme ?
L’île de Madagascar, au sud-ouest de l’océan Indien, connaît
depuis peu une forte croissance du tourisme et Nosy-Bé en
est l’un des lieux les plus prisés [12].
Pour autant, cette île est-elle mise en tourisme… du point
de vue sexuel ? Si aujourd’hui elle participe à cette beauté
du monde, recherchée par les touristes internationaux, la
prostitution féminine y occupe une place singulière.
1. A la rencontre d’une beauté du monde : nosy-bé,
une île mise en tourisme
Madagascar est la plus grande île du sud-ouest de l’océan
Indien. Séparée de l’Afrique par le canal du Mozambique et
traversée par le tropique du Capricorne, elle est peuplée
d’un peu moins de vingt millions d’habitants, inégalement
répartis sur un immense territoire de 587 000 km2. Du nord
au sud s’étirent sur près de 1 500 km de hauts plateaux volcaniques
et granitiques, et plus de 5 000 km de côtes offrent une grande
variété de paysages. Avec un climat tropical tempéré à deux
saisons bien différenciées, chaudes toutes l’année sur les
zones côtières, et avec un des plus hauts degrés d'endémisme
au monde (80 % pour la faune et 90 % pour la flore), qui font
de la diversité biologique un centre d'intérêt touristique
et scientifique exceptionnel, Madagascar possède des ressources
déterminantes sur le plan touristique de l’imaginaire tropical.
Le tourisme a pris ainsi récemment de plus en plus d’ampleur
: il s’accroît de 10% chaque année, et a atteint plus de 300
000 personnes en 2007 (soit + 50% en quatre ans). Au point
que les recettes apportées par ce secteur constituent actuellement
la deuxième source de rentrée de devises du pays après l’agriculture,
et dans ce pays en développement, elles deviennent plus qu’indispensables
à certains individus pour vivre. Madagascar s’insère désormais
dans la mise en tourisme à l’échelle mondiale des îles tropicales,
et bien qu’éloignée des centres émetteurs, donc avec un coût
d’accessibilité qui reste élevé, les données les plus récentes
n’infléchissent pas la tendance actuelle.
Illustration 2 Carte de Nosy-Bé |
Au nord-ouest de Madagascar, par 13°20 de
latitude Sud, soumise à un climat tropical humide et à une
température annuelle moyenne de 26°C, éloignée d’une dizaine
de kilomètres de la grande terre, Nosy-Bé (en malgache : «
grande île » ou « belle île ») est la plus vaste des îles
malgaches. Longue de 30 km et large de 20 km au maximum, son
point culminant, le Mont Passot, culmine à 329 m. D’origine
volcanique, elle possède plusieurs récifs coralliens frangeants
qui délimitent des lagons souvent étroits. L’intérieur de
l’île est couvert en partie par la forêt tropicale ; localisée
dans le sud-est, la réserve nationale intégrale de Lokobe
constitue la seule zone forestière originelle [13].
Il est par ailleurs propice aux randonnées, au milieu des
plantations d’ylang-ylang, de poivrier et de canne à sucre.
Par décision du chef de l’Etat en 2007, l'usine sucrière de
la SIRAMA à Dzamandzar a cessé ses activités, entraînant la
perte de revenus de 500 familles pour une population totale
de 70 000 personnes. Les emplois liés au tourisme sont donc
devenus primordiaux à Nosy-Bé.
Cette île est également entourée de petites îles rapidement
accessibles mais peu fréquentées. La nature y est préservée
et les fonds marins participent grandement à l’image séduisante
de cet espace : ainsi de ce chapelet d'îlots, Nosy Tanikely,
Nosy Komba, Nosy Sakatia ou encore Nosy Iranja, plus au nord
l’archipel des Mitsio et plus au sud celui des Radama.
Illustration 3 photographie de Nosy Iranja, cliché de l’auteur |
Jusqu’au début des années 2000, le tourisme
n’est qu’embryonnaire ; depuis, grâce à une plus grande diffusion
en France et en Italie de ces « paradis insulaires », Nosy-Bé
accueille des touristes de plus en plus nombreux. La fréquentation
mesurée entre 2002 et 2006 passe de 12 000 à 52 000 touristes,
soit plus de 400 % en quatre ans, ce qui est très largement
supérieur à la croissance observée dans le monde comme dans
les autres îles de l’océan Indien ! Aujourd’hui première destination
touristique du pays, Nosy-Bé devrait encore renforcer sa position
puisque la prévision est de 60 000 touristes pour 2008. Ancienne
colonie française, Madagascar a été, depuis son indépendance,
une destination touristique plus ou moins prisée, en fonction
de la mise en tourisme de certains sites et de l’instabilité
politique du pays. Le développement des liaisons aériennes
assurées par des compagnies européennes a permis à cette destination
de connaître un engouement particulier. Nosy-Bé, désormais
révélée et dévoilée aux touristes européens, est directement
desservie depuis Milan deux fois par semaine (soit 500 sièges)
depuis 2004, et depuis Paris une fois (350 sièges) par Corsair
depuis 2007. Depuis la Réunion, quatre vols hebdomadaires
assurent la liaison entre Saint-Denis et Fascène (480 sièges).
S’il n’est pas possible actuellement de mesurer exactement
le taux de masculinité des touristes, on peut estimer à environ
plus des deux-tiers le pourcentage d’hommes qui choisissent
cette destination. Ce qui peut signifier que les femmes ne
sont pas attirées par celle-ci ou que les hommes préfèrent
s’y rendre seuls ou en groupe d’amis.
L’arrivée de ces flux touristiques toujours plus importants
ces dernières années a généré des transformations plus ou
moins profondes dans l’économie et les infrastructures de
l’île. L’offre en matière d’hébergement reste en effet relativement
limitée. Si une quarantaine d’hôtels, toutes catégories confondues,
peuvent être recensés, ils sont le plus souvent dotés d’une
quinzaine de chambres au maximum, à l’exception du Venta club
Andilana beach, resort de plus de deux cents chambres isolé
au milieu de 15 ha au nord-ouest de l’île ; des structures
de quatre ou cinq bungalows, quelques lodges et plusieurs
chambres d’hôtes complètent cette offre. De même, les activités
proposées aux touristes sont elles aussi restreintes et presque
exclusivement tournées vers la mer : cinq clubs de plongée,
trois croisiéristes et cinq bateaux pour la pêche au gros
seulement proposent leurs services. La mise en tourisme de
l’île reste pour l'instant limitée, notamment parce que les
grands groupes internationaux craignent de s'implanter dans
ce pays où la propriété foncière, comme les investissements,
ne sont pas totalement sécurisés. A Nosy-Bé, comme ailleurs
à Madagascar, le développement se fait au rythme des difficultés
économiques et sociales, et au gré des aléas de la vie politique.
La grande majorité des personnes interrogées trouvent bénéfiques
les effets du développement du tourisme à Nosy-Bé, notamment
parce qu’une partie de la population vit mieux grâce à l’affluence
des touristes : de nombreux petits boulots permettent d’être
rémunéré en devises, les structures hôtelières embauchent
du personnel, de nouveaux commerces se développent et des
emplois induits se créent. Beaucoup de Malgaches venus d’ailleurs
travaillent aujourd’hui à Nosy-Bé, notamment dans son chef-lieu,
Hell-Ville, vieille ville coloniale peuplée de plus de 30
000 habitants.
Par ailleurs, l’administration a obtenu en 2006 de la Banque
mondiale le financement de son projet « pôle intégré de croissance
» (PIC), qui a pour ambition de susciter une croissance économique
à base sociale élargie dans des pôles identifiés en appuyant
des secteurs porteurs, dont l'activité touristique. Depuis,
les travaux sont en cours pour rendre la destination encore
plus attractive : l’infrastructure routière s’est modernisée
(30 km de bitume permettent maintenant la desserte convenable
d’Hell-Ville et d’Andilana depuis l’aéroport), l’adduction
d’eau depuis Farihy Bé et Amparihibe devrait permettre à la
fois de subvenir aux besoins de toute l’île, tant pour la
population résidente que pour les besoins des touristes. Par
ailleurs, Hell-Ville a engagé sous l’impulsion du maire Yves
Ernest la rénovation de la ville. La population voit l’île
se transformer, se doter de nouvelles infrastructures, et
elle tente de tirer quelque bénéfice de cette manne financière
et des nouvelles conditions de vie. Tout comme l’administration,
puisque le prix du visa est passé de 20 euros en 2005 à 60
euros aujourd’hui.
Le tourisme devient donc le levier que le gouvernement comme
l’administration locale veulent utiliser pour développer l’économie
locale. Avec la fermeture récente de l’usine sucrière, ce
secteur devient aujourd’hui encore plus nécessaire, et l’île
se tourne résolument vers une mise en tourisme accélérée.
Cette beauté du monde désormais exploitée reste cependant
d’une grande pauvreté. Si la tentation est grande de se prosterner
sur l'autel du tourisme, cette île est-elle pour autant prête
à aller jusqu’à se prostituer sur celui-ci, proposant une
mise en tourisme… sexuel ?
2. Quand misère et beauté se rencontrent : la prostitution
à nosy-bé
Si l’analyse de la dynamique touristique permet de comprendre
les modalités des mutations des lieux touristiques, elle ne
peut pas bien évidemment s’exonérer de recenser aussi les
effets négatifs qu’elle produit. Dans cette île pauvre, l’arrivée
toujours plus importante de touristes pose également des problèmes
d’ordre économique et humain.
Même si certains Malgaches ont vu leur niveau de vie s’accroître,
derrière les clichés de carte postale et le mythe de l'île
paradisiaque, se cache une autre réalité : Madagascar demeure
l'un des pays les plus pauvres de la planète. Il est classé
au 143e rang selon l’IDH, entre le Népal et le Cameroun, et
l’espérance de vie à la naissance n’y est que de 57 ans. Sur
une population totale estimée à 19 millions, le PNUD évalue
à 15 millions les Malgaches ne disposant pas d’électricité
; le quart du pays n’est toujours pas desservi, et 85 % de
la population vit avec moins de 2 US$ / jour. La population
est donc largement confrontée aux difficultés matérielles
du quotidien : plus du tiers est sous-alimentée. Nombreux
sont ceux qui pensent que l’effet de cette « invasion » de
« vazaha » (homme blanc), de pair avec le développement des
structures touristiques de l’île, a accru la corruption et
la prostitution. En ce domaine, comme dans beaucoup d’autres,
l’intervention de l’Etat et des autorités territoriales reste
limitée, car les ressources dont ils disposent demeurent finalement
très faibles [14].
De façon concrète, à Nosy-Bé comme dans les autres espaces
mis en tourisme, l’expansion constante du secteur touristique
entraîne un développement de l’infrastructure hôtelière et
d’autres constructions. Le prix du foncier s’est ainsi considérablement
accru, rendant aujourd’hui certains terrains impossibles à
acquérir pour les populations locales. La hausse des prix
des denrées alimentaires, due à l’affluence des touristes
à Nosy-Bé, rend également les conditions de vie de la population
locale plus difficiles qu’auparavant. Par ailleurs, même si
elle est relativement limitée pour l’instant, force est de
constater la dégradation de l’environnement, due à la gestion
mal contrôlée des déchets, et l’exploitation abusive des ressources
disponibles, notamment de la pêche. Enfin, et c’est le principal
souci, la production énergétique ne suffit plus aux besoins
domestiques. Elle engendre des coûts supplémentaires aux opérateurs
touristiques pour garantir une qualité de service que les
touristes des pays du Nord exigent, et surtout elle devient
si onéreuse que le prix de sa fourniture aux usagers ne la
rend plus accessible à de nombreux habitants.
Dans ce contexte inflationniste, les enfants sont souvent
mis à contribution pour augmenter les revenus du ménage :
ils abandonnent quelquefois l’école pour des petites ventes
de café, de vanille ou d’objets souvenirs pour les touristes…
voire se prostituent. On estime ainsi que sept cents enfants
entre dix et dix-sept ans, notamment des jeunes filles, se
livrent à la prostitution à Nosy-Bé. Certaines jeunes femmes,
handicapées par une maternité précoce, deviennent ensuite
particulièrement vulnérables et se prostituent pour pouvoir
survivre. En effet, l’image du luxe et de la vie facile, véhiculée
par les touristes, séduit de nombreuses jeunes malgaches et
les amène, par la prostitution, à pouvoir toucher une partie
du rêve. Elles peuvent gagner en une nuit jusqu’à 50 €, soit
le salaire mensuel d’une réceptionniste ou d’une institutrice
[15].
De nombreux Malgaches, hommes et femmes, ne condamnent pas
le comportement de ces femmes, et ce pour plusieurs raisons.
Qualifiées de « TS » (travailleuse du sexe) ou de « correspondantes
» lorsqu’elles ont une liaison « durable » avec un étranger,
celles qui acceptent les relations sexuelles avec des touristes
le font d’abord pour des motifs économiques. Comme cette misère
est bien présente, les Malgaches comprennent bien la nécessité
de tenter de sortir d’une situation très difficile, voire
simplement de survivre. La majeure partie des jeunes femmes
rencontrées sont peu allées à l’école, ce qui est fréquent
dans un pays où moins de la moitié des enfants seulement atteint
la classe de la cinquième année d’études primaires ; mais
d’autres, diplômées d’études supérieures et ne trouvant pas
de travail salarié se résignent à se prostituer pour vivre
un peu plus décemment. Quelques femmes mariées se prostituent
également avec l’accord de leur mari, montrant ainsi le niveau
de besoin auquel est réduite une partie de la population :
la vie est devenue si difficile que toute source de revenus
est acceptée. D’autant plus que le touriste est là temporairement
: il repartira ensuite, et donc « sortir avec un vazaha pour
avoir un peu d'argent, pour survivre ou vivre plus décemment
ne pose pas problème, ce n'est pas immoral, c’est amoral ».
Exposées elles aussi aux médias qui leur proposent des standards
de consommation, les jeunes femmes voient autour d’elles des
étrangers à la vie apparemment facile : se déplacer, manger
dans les restaurants à tous les repas, dormir dans des hôtels
luxueux et fréquenter les bars et les discothèques, tout cela
ne pose visiblement aucune difficulté aux touristes. Possédant
lecteurs MP3, appareils photographiques ou caméras vidéos,
habillés quelquefois de vêtements et de chaussures à la mode,
ces étrangers fascinent. Enfin, l’un d’eux pourrait être celui
qui changera sa vie, en l’emmenant avec lui dans les « pays
faciles », lui permettant d’envoyer régulièrement de l’argent
à toute sa famille et de la sortir définitivement de la misère.
Illustration 4 publicité de Corsairfly à Hell-Ville, cliché de l’auteur |
Voilà aussi à quoi rêvent certaines de ces
jeunes femmes lorsque, poussées par la misère des campagnes
ou quelquefois par leur père ou leur mari, elles décident
de se prostituer. Si certains parents disent ne pas approuver
que leurs filles se rendent dans des boîtes de nuit ou des
hôtels avec des étrangers ou des inconnus, beaucoup changent
d’avis à partir du moment où l’on envisage, par ces actes,
que leurs filles gagnent ainsi de l’argent et apportent à
la famille des ressources supplémentaires.
Se choisir des partenaires sexuels, même parmi des inconnus,
et en accepter argent et cadeaux, est aussi accepté par la
population car il n’y a pas d’intermédiaire ni de réseau comme
dans d’autres espaces connus pour être de hauts-lieux du tourisme
sexuel. Il s’agit ici d’un rapport personnel, un lien d’individu
à individu qui se crée. L’espoir perdure ensuite de voir cette
relation financière se poursuivre : touché par la misère de
la famille, ou plus fréquemment par le désir de continuer
à distance une relation qui n’était au départ que sexuelle,
le touriste de retour dans son pays d’origine peut continuer
à envoyer de l’argent. Une prostituée peut ainsi recevoir
des virements mensuels de quatre ou cinq étrangers, de l’ordre
de cinquante à cent euros, en assurant à chacun son amour
exclusif et son entière disponibilité lors de sa prochaine
visite.
Comme à Diégo-Suarez plus au nord, Nosy-Bé a longtemps été
sous domination française. L’histoire de la population est
ainsi marquée par de nombreux mariages avec des étrangers.
Il y a de ce fait peu de réticence à l’idée de se promener
avec des étrangers, et d’accepter de leur part de l’argent
et des cadeaux. Cette prostitution à la forme finalement bien
particulière semble aujourd’hui admise, d’autant plus qu’il
existe déjà dans la famille une parente proche (soeur, cousine,
tante) qui en vit ou en vivait par le passé (grand-mère «
au temps des Français »). La légitimation de ce phénomène
par la population ne peut pas se comprendre sans la prise
en compte de cet héritage : il s’agit de pratiques anciennes
de fréquentation de l’étranger, pratiques connues et reconnues.
Si la prostitution à Nosy-Bé est donc, comme ailleurs, le
résultat d’un rapport de pouvoir asymétrique fondé sur le
financier, il se comprend également, dans la situation postcoloniale
contemporaine, comme le prolongement de la colonisation par
d’autres moyens . Force est de constater que les lieux de
la prostitution sont finalement très concentrés dans l’île.
En s’intéressant à la nuit nosybéenne, on mesure que l’instrumentalisation
par la mise en place de lieux spécifiques au tourisme sexuel
est peu marquée. L’île recèle en effet peu de bars et de dancings,
à l’exception d’Ambatoloaka. Dans la rue principale de ce
faubourg d’Hell-Ville, longue de deux cents mètres, il existe
par contre une réelle mise en scène de la nuit, avec l’émergence
d’une sociabilité nocturne. Cinq bars, où sont installés des
billards, s’ouvrent vers vingt-et-une heures ; très vite fréquentés
par des prostituées, ils sont le premier lieu de rencontre.
Trois boîtes de nuit, le Jembé, la Sirène et le Moulin Rouge
accueillent ensuite gratuitement ces femmes, qui abordent
très facilement les touristes dans leur langue natale, français
ou italien, ce qui surprend et séduit nombre d’Occidentaux
habitués à des échanges plus policés. Rencontrées dans ces
établissements, qui ne prélèvent pas de « commission » sur
leur commerce, contrairement au « bar fly » perçu à Bangkok
par exemple, elles partent ensuite avec les hommes à leur
hôtel.
Illustration 5 |
Dans ces conditions, la prostitution est
peu combattue. Certes, dès le voyage en avion, le touriste
est averti des interdits sexuels : la brochure contenant la
demande de visa, distribuée dans l’avion, rappelle que la
pédophilie est un crime poursuivi à Madagascar comme dans
le pays d’origine. Mais avec une prévalence du sida officiellement
estimée à 0,5 % (contre 16 % au Mozambique), et même si l’Etat
malgache a ratifié des conventions internationales et a amendé
le code pénal pour renforcer les sanctions en cas d’agression
sexuelle contre un mineur (plusieurs étrangers sont aujourd’hui
incarcérés sur le sol malgache, et plusieurs Français sur
le territoire français), l’interdiction de la prostitution
ne semble pas être une priorité. Certes, l’accès aux bars,
discothèques et boîtes de nuit est officiellement interdit
aux moins de 18 ans. Mais à quelques exceptions près, les
gérants de ces établissements sont hostiles à des restrictions
d’entrée dans leurs établissements qui pourraient nuire à
leurs affaires. D’autres professionnels du tourisme au contraire,
comme certains hôteliers, ont décidé de mettre un frein à
ces pratiques en interdisant l’accès à leur établissement
aux femmes non enregistrées lors de la réservation dans leur
établissement. Il s’agit aussi de ne pas devenir au regard
du monde une destination uniquement sexuelle, porteuse de
toutes sortes de peurs ou de fantasmes, risquant par ce fait
de limiter une activité lucrative à un certain type de tourisme
et de touristes voyageant alors uniquement pour des raisons
sexuelles, et ainsi de ne plus pouvoir séduire certains segments
de la clientèle potentielle [17].
Mise en tourisme de façon accélérée, Nosy-Bé reste encore
aujourd’hui une île où la prostitution féminine possède une
forme très particulière, sans commune mesure avec ce qui peut
être observé ailleurs. Les statistiques et les rapports des
organisations internationales n’indiquent d’ailleurs pas que
Madagascar constitue, à un degré significatif, un pays d’origine,
de transit ou de destination pour des hommes, femmes ou enfants
victimes du trafic.
Le développement touristique, à Nosy-Bé comme ailleurs, a
des incidences certaines sur la croissance économique du territoire,
et il en va de la prostitution comme des autres activités
économiques : le tourisme permet une augmentation des revenus
possibles et une diminution de la pauvreté. Interface entre
Nord et Sud, cette île est un espace de contacts et d’échanges,
et l’on peut y observer des faits originaux relevant à la
fois de l’interpénétration et du clivage : échanges de toute
nature, modifications d’un ensemble par l’autre, mais aussi
phénomènes de rupture, voire de fermeture. Si Nosy-Bé sait
tirer profit de l’exploitation de ses richesses, la prostitution
féminine s’y réalise dans des cadres anciens ; force est de
constater qu’il y a bien une mise en tourisme du territoire,
mais il n’y a pas de mise en tourisme sexuel par le biais
d’une prostitution qui serait organisée, ni une identification
unique de ce lieu à ce type d’activité.
Le tourisme durable peut contribuer à soulager la misère des
populations des pays du Sud, sous des formes différentes,
même si il transforme quelquefois les économies locales. Cette
question d’un point de vue économique est mesurable, et c’est
bien ainsi que les institutions internationales tentent de
quantifier le phénomène et parfois de justifier son développement,
ainsi des avantages « tangibles » pour les populations selon
l’OMT ; par contre, la mesure de l’humainement durable semble
absente de nombreuses réflexions, peut-être parce que beaucoup
plus difficile à définir, à identifier et à évaluer.
Notes
1] De 1950 à 2005, les arrivées
du tourisme international ont progressé à un rythme annuel
de 6,5 %, passant de 25 à 806 millions de voyageurs. Pendant
la même période, les recettes rapportées par ces arrivées
ont augmenté d’un taux encore plus élevé (11 %), dépassant
la croissance de l’économie mondiale, pour atteindre quelque
680 milliards de $EU en 2005 (source : OMT).
2] Alors qu’en 1950, les
quinze premières destinations représentaient 88 % des arrivées
internationales, en 1970 cette proportion était de 75 % et
en 2005 elle ne représente plus que 57 %, ce qui reflète l’apparition
de nouvelles destinations, dont beaucoup se situent dans les
pays en développement (source : OMT).
3] Cf. OMT, Le tourisme et
la réduction de la pauvreté, 2004 ; OMT, La réduction de la
pauvreté par le tourisme, 2006.
4] Les sept mécanismes (initiative
ST-EP) peuvent être résumés ainsi : embauche de personnes
pauvres par des entreprises touristiques ; fournitures de
biens et de services aux entreprises touristiques par les
pauvres ou par des entreprises employant des pauvres ; ventes
directes de biens et de services aux visiteurs par des pauvres
(fruits, productions artisanales ou circuits guidés) ; création
et gestion d’entreprises touristiques par des pauvres ; taxe
ou impôt sur les revenus ou les bénéfices tirés du tourisme
dont le produit bénéficie aux pauvres ; dons et aide volontaire
des entreprises touristiques ; investissements d’infrastructures
stimulés par le tourisme et dont les pauvres peuvent bénéficier
là où ils vivent.
5] Paola Monzini, Sex Traffic.
Prostitution, crime and exploitation, Zed Books, Londres,
2005.
6] Cf. U.S. Department of
State, 2007 Country Reports on Human Rights Practices. Certains
Etats n’ont d’ailleurs toujours pas ratifié la convention
internationale pour la prévention et la lutte contre le trafic
d’êtres humains, par exemple la Thaïlande.
7] A Riga par exemple, les
charters d’Européens de l’Ouest (Français, Britanniques ou
Belges) se sont multipliés ces dernières années.
8] Cf. par exemple Franck
Michel, Voyage au bout du sexe. Trafics et tourismes sexuels
en Asie et ailleurs, Presses universitaires de Laval, 2006.
9] Pour 2007, l’OMT prévoit
une augmentation de 4 % des arrivées de touristes internationaux,
correspondant à sa prévision d’un taux de croissance annuel
de 4,1 % ; en 2020 au plus tard, on s’attend à ce que les
arrivées internationales dépassent 1,5 milliard.
10] Près d’un milliard d’individus
sont aujourd’hui sous-alimentés, et ce chiffre ne cesse de
croître selon la FAO.
11] Cf. par exemple Michel
Houellebecq, Plateforme, Flammarion, 2001.
12] L’Afrique subsaharienne
est l’un des sous-continents, avec l’Amérique centrale et
l’Amérique latine, qui a connu ces dernières années le taux
de croissance des arrivées de touristes le plus élevé (source
OMT).
13] Trois autres réserves
viennent récemment d’être créées par le gouvernement afin
de dynamiser le secteur touristique : celle d’Ampasindava
Befotaka, celle d’Amoraha et celle de Nosy Sakatia, chacune
d’une superficie d’environ 15 ha.
14] L’Etat malgache a un
budget d’environ 1 MM€ (il reçoit plus de 900 MUS$ au titre
de l’aide publique au développement). A titre de comparaison,
le budget de la France est de 355 MM€, et celui du Conseil
général de la Réunion dépasse 1,3 MM€.
15] Pour nourrir une famille
de quatre personnes pendant un mois, il faut environ 50kg
de riz : actuellement, cela coûte 30 €…
16] Cf. Giorgia Ceriani,
Vincent Coëffé, Jean-Christophe Gay, Rémy Knafou, Mathis Stock
et Philippe Violier, "Conditions géographiques de l’individu
contemporain", EspacesTemps.net, Textuel, 13.03.2008.
17] Récemment, on pouvait
lire sur un forum de voyageurs internationaux :
Q : Nosy Be: lieu de prostitution?
Que pensez-vous de Nosy be ? est ce que c’est vraiment un
lieu de prostitution? J’ai peur d’y aller avec ma famille….
Re: Nosy Be : lieu de prostitution?
Que pensez-vous de Paris avec la rue St-Denis ? Est-ce que
c’est vraiment un lieu de prostitution ? »
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