El (Los) sur : campos de lo imaginario. Mi Norte es el Sur
Le(s) Sud(s) : champs de l'imaginaire.
Le Sud c'est notre Nord
Mabel Franzone, Alejandro Ruidrejo (dir.)
M@gm@ vol.8 n.3 Septembre-Décembre 2010
L’IMAGINAL ET LA DIMENSION APOPHATIQUE DE LA MODERNITÉ
Jawad Mejjad
jawad.mejjad@orange.fr
Docteur en Sociologie- Paris V-
Sorbonne, D.E.A. en Physique Nucléaire, DESS en Gestion, Ingénieur
en Electronique.
Souvent, en première
analyse, les rapports Nord - Sud sont analysés à travers le
pillage des matières premières du Sud par le Nord, et par
l’imposition des valeurs du Nord au Sud. Cette imposition
trouvant sa justification dans les fondements mêmes de la
modernité et de sa mission universaliste : apporter la civilisation
aux barbares. Bien sûr ceci a existé et a permis notamment
toutes les campagnes de colonisation et de mise sous tutelle
du 19è et d’une bonne partie du 20è siècle, et continue d’exister
avec des formes plus subtiles et aussi plus efficaces de contamination
des cultures et des civilisations du Sud. Toutefois à côté
de cet état de fait, ou peut remarquer que la modernité perdant
de son évidence se trouve elle-même, et en retour, contaminée
par des valeurs du Sud. Il y a notamment l’attrait de plus
en plus marqué pour les religions d’extrême Orient, la sympathie
de plus en plus affichée pour le Dalaï Lama, le succès chaque
année croissant des arts martiaux. Autrement dit, une entrée
en force de la spiritualité sous une autre forme, spiritualité
que la modernité a cru avoir totalement vaincue. Or cette
spiritualité a contaminé les valeurs de la modernité de l’intérieur,
et à travers une forme encore plus discrète : l’imaginal.
Dont l’origine n’est pas la Chine ou le Japon, mais l’Iran
et plus particulièrement l’islam chiîte. La fascination pour
l’Orient a toujours existé, notamment à travers la peinture
(les Orientalistes) ou la littérature (notamment Flaubert),
mais c’est une fascination reconnue et dès lors maîtrisée,
et de fait ne remet pas en cause les fondamentaux de la civilisation.
C’est un complément ludique, où après s’être bien amusé on
revient à l’essentiel, à l’instar de ce tourisme de masse
allant chercher ailleurs de quoi oublier le quotidien mais
pour mieux y revenir. Il n’y pas de remise en cause de l’essentiel,
les valeurs fondatrices restant identiques et les convictions
intactes. L’imaginal, lui, agit plus subrepticement et son
efficacité est autrement plus redoutable. Cette valeur fondamentale
du Sud se trouve se trouve dès lors être, et sans que l’on
s’en rende compte, être dans le cœur même du système. Elle
s’est en fait installée là où la modernité a créé un vide
: la place du spirituel. Et à travers l’imaginal, comme un
retour du refoulé, c’est le spirituel, valeur du Sud, qui
contamine la modernité du Nord.
Divers travaux ont montré l’importance pour l’homme de ce
que l’on pourrait appeler le spirituel, la croyance en des
mondes autres : l’homme a besoin de moyens pour vivre, mais
aussi de raisons pour vivre. Ces travaux ont touché divers
domaines : paléontologique (avec notamment Henry de Lumley
qui montre dans “ L’homme premier ”, que l’apparition du religieux
est concomitante au développement du cortex cérébral, et principalement
du globe frontal [1]) ;
psychologique (avec notamment la pyramide de Maslow, qui montre
la hiérarchie des besoins aboutissant en fin de compte au
spirituel, ce qui pourrait expliquer l’importance des sectes
dans les milieux favorisés et chez les gens, non pas désespérés
socialement mais au contraire totalement comblés de ce point
de vue) ; sociologique (avec entre autres les travaux de M.
Maffesoli, dont l’ensemble de l’œuvre est marquée par l’importance
d’un savoir dionysiaque, intégrant les sens, l’animalité,
et les mondes obscurs); sans parler de phrases dans l’air
du temps que les gens se répètent plus facilement que d’autres
(notamment celle attribuée à Malraux “ le XXIè siècle sera
religieux ou ne sera pas ”).
Justement, qu’en est-il de la société occidentale aujourd’hui
? A priori, ce mode imaginal est incompatible avec notre vision
cartésienne et scientifique de la réalité du monde. Dans imaginal,
on entend image, et donc on s’éloigne d’autant de la matérialité
des choses, caractéristique de la modernité. En effet la modernité
privilégie une connaissance directe des choses, une description
directe des phénomènes, une mise en équation précise de la
nature. A priori, la modernité se veut positive et donc évacuerait
toute approche apophatique, qui rappelons le, se dit d’une
connaissance en partant de ce qui n’est pas plutôt que de
ce qui est. En effet, apophatique se dit d’une théologie qui
nie qu’on puisse définir Dieu par des termes positifs et qui
les remplace par des termes négatifs : infini, invisible,
incréé, inaccessible, … Pour reprendre la distinction opérée
par Denys L’Aéropagite au VIè siècle de notre ère, il y a
deux modalités pour aborder un objet de connaissance (Dieu
en l’occurrence) : la voie cataphatique qui consiste en des
affirmations positives, et la voie apophatique qui se fonde
sur la négation. Opter pour la voie positive, c’est croire
en la pleine puissance de l’intellect, or ce n’est pas par
l’intelligence et le raisonnement qu’il est possible de circonscrire
Dieu, mais uniquement par une voie qui privilégie le sens
du symbole.
Ce sens du symbole, nous le retrouvons dans l’imaginal, et
nous allons donc détailler les caractéristiques du monde imaginal,
tel que l’a défini H. Corbin, puis nous intéresserons à son
rapport avec la modernité.
Caractéristiques du monde imaginal
Donc l’homme aurait besoin de ces mondes, non pas imaginaires
ou irréels, mais plutôt fantastiques ou merveilleux dans l’acceptation
du Moyen Age. Autrement dit, l’homme a besoin d’un monde imaginal,
tel que l’a décrit H.Corbin à propos du shîisme duodécimain,
caractérisé par une exaltation de l’image, et une connaissance
symbolique de la réalité [2].
Ce monde imaginal n’est ni le monde connu par les sens, ni
celui connu par l’intellect. Précisons tout de suite qu’imaginal
est à différencier d’imaginaire : celui qui est dans l’imaginaire
sait qu’il est dans le rêve, dans l’affabulation, ou même
dans le délire, et est en réaction contre le monde réel. Le
monde imaginal est totalement intégré dans le monde réel,
et il en fait partie en quelque sorte : par une sorte d’interaction,
il alimente le monde réel, en orientant concrètement la geste
quotidienne. Il s’agit en fait du tiers exclu : aux côtés
du monde physique et du monde psychique, il y a ce monde imaginal
qui justement fait la jonction et permet la continuité.
Le terme d’imaginal a été forgé par H. Corbin pour exprimer
un au-delà de l’imaginaire et du symbolique. Il a commencé
à le faire dans « Corps spirituel et terre céleste » : « Peut-être
sommes nous plus à même aujourd’hui qu’on ne l’était au siècle
dernier d’apprécier les philosophies qui n’ont pas confondu
ce qu’il nous faut appeler désormais l’Imaginal, la Réalité
correspondant à la perception imaginative, avec l’imaginaire,
l’irréel. Entre un univers constitué en une pure physique
et une subjectivité se frappant elle-même d’isolement, nous
pressentons la nécessité d’un monde intermédiaire qui conjoigne
l’une et l’autre, quelque chose comme un royaume spirituel
des corps subtils. C’est un tel monde intermédiaire que n’ont
cessé de méditer, nommément en Iran islamisé, outre les maîtres
du soufisme, les adeptes de la philosophie sohravardienne
de la Lumière et ceux de la gnose shiïte. Ce monde intermédiaire
n’est pas seulement le centre du monde comme Erân-Vêj, mais
le centre des mondes. Le mundus imaginalis, monde des Formes
et réalités imaginales, est instauré comme médiateur entre
le monde des pures essences intelligibles et l’univers sensible
[3] ». Cette notion reste
essentielle dans toute son œuvre, et il estime nécessaire
de la préciser dans son prélude à la deuxième édition (en
1978, alors que la première édition date de 1960) : « L’Imagination
active ou agente n’est donc nullement ici un outil à secréter
de l’imaginaire, de l’irréel, du mythique, de la fiction.
Et c’est pourquoi il nous fallait absolument trouver un terme
qui différenciât radicalement de l’imaginaire l’intermonde
de l’Imagination, tel qu’il se présente à nos métaphysiciens
iraniens. La langue latine est venue à notre secours, et l’expression
mundus imaginalis est l’équivalent littéral de l’arabe ’âlam
al-mithal, al-’âlam al-mithâli, en français « le monde imaginal
», terme clef sur lequel nous hésitions lors de la première
édition de ce livre » [4].
Ce monde imaginal a donc d’emblée été rattaché au religieux,
et de plus au shîisme iranien, c’est-à-dire une société totalement
marquée par la religion, et où c’est la vision mystique qui
est le préalable à l’organisation sociale. Il n’est pas concevable
d’imaginer la société shîite sans son monde imaginal.
Toutefois, ce monde imaginal existe aussi dans la tradition
sunnite, bouddhiste, chamaniste ... C’est ainsi aussi qu’était
vécue la Chrétienté au Moyen Age. C’est le 5è empire pour
les Portugais, c’est l’Afrique dans le candomblé brésilien,
....
Comme nous le disions plus haut, ce terme d’imaginal a été
forgé par H. Corbin pour traduire le terme arabe Alam al’mithal
(littéralement, le monde de l’exemple) de la tradition islamique
qui distingue trois réalités : le monde sensible (Alam hissi),
le monde intelligible (Alam ‘aqli), et le monde imaginal (Alam
mithali). Donc ce monde imaginal n’est ni celui connu par
les sens, ni celui connu par l’intellect, mais il répond à
sa propre logique, fondée sur une connaissance par les symboles.
« Nos auteurs nous répètent inlassablement qu’il y a trois
mondes. Le monde intelligible pur (‘alam ‘aqlî), désigné théosophiquement
comme la Jabarût ou monde des pures Intelligences chérubiniques.
Le second est le monde imaginal (‘alam mithâlî) désigné théosophiquement
aussi comme le Malakût, le monde de l’Ame et des âmes. Et
le troisième est le monde sensible (‘alam hissî) qui est le
domaine (molk) des choses matérielles » [5].
Pour mettre en place cette terminologie, Henri Corbin a étudié
les mystiques et philosophes musulmans tels que Avicenne et
Ibn Arabi de la tradition sunnite, mais surtout Sohrawardi
dont l’influence fut primordiale dans l’édification du shîisme,
et du commentateur de ce dernier, Molla Sadra Shirazi [6].
Sohrawardi distingue les choses entre ce qui est lumière et
ce qui est ténèbre, et notre monde est le théâtre du conflit
entre ces deux pôles. La lumière, dont le symbole le plus
évident est le soleil, trouve son origine dans l’Orient (le
levant : Ishraq), à comprendre comme l’origine, la naissance.
A ce moment, les choses ne sont que lumière. A l’opposé, en
Occident (le couchant), les choses ne sont que ténèbres, et
pure matière. Le monde imaginal se situe entre ces deux pôles
: à un instant où les formes matérielles sont à peine esquissées,
mais où les lumières spirituelles sont perceptibles. C’est
un monde intermédiaire entre le monde matériel et le monde
spirituel. Ce monde imaginal permet de relier le monde matériel
au monde spirituel, par le principe de souveraineté. Les choses
matérielles ont alors une aura. Toutefois, le lien n’est pas
direct mais tortueux : c’est à force de réverbérations, de
distorsions, et de réflections, que la lumière première arrive
au monde matériel. Ces lumières de l’Ishraq prennent donc
des chemins détournés, pour éclairer les diverses réalités
quotidiennes. Elles sont en quelque sorte codées, lors de
leur passage dans le monde imaginal, et le codage est dépendant
de la personne qui perçoit la réalité.
Ce dernier point est un point essentiel de l’apport de Sohrawardi
par rapport à la tradition islamique (qui elle-même trouve
sa source dans le néo-platonisme). En effet, Sohrawardi rejette
un monde où les Idées sont en nombre stabilisé, mais opte
pour une vision pluraliste où toute son importance est donnée
à l’imagination. Ainsi, dans le monde imaginal, prennent forme
et corps sous des formes diverses, les anges personnels des
hommes, mais aussi les objets de leurs désirs.
Par la suite, Molla Sadra Shirazi a commenté la pensée de
Sohrawardi en expliquant que chacun d’entre nous façonne sa
vie durant, par ses actes et ses pensées, ce monde imaginal,
qui sera en fin de compte, notre paradis ou notre enfer, selon
la qualité de nos désirs.
Donc, pour résumer notre propos jusqu'à présent, le monde
imaginal est un monde qui se situe entre celui des lumières
et celui des ténèbres. Il permet de relier la réalité à sa
source lumineuse : le chemin entre une chose et son aura est
tortueux, et dépend des désirs et de l’imagination de la personne
qui perçoit la réalité.
La matière, la réalité tangible, est donc dans les ténèbres.
Et il s’agit de la “ désenténébrer ” pour reprendre l’expression
utilisée par H. Corbin. Et c’est cet effort individuel, qui
en fin de compte, sauve toute la communauté. Toutefois, si
l’effort est individuel, il ne peut se faire isolément. En
effet, comme nous l’avons vu, le cheminement vers la lumière
est tortueux, et il s’agit de l’interpréter, car c’est un
monde symbolique, dont le sens est seul accessible à l’initié.
C’est “ le sage qui possède un haut degré d’expérience spirituelle
” qui a autorité pour comprendre le symbolisme du monde imaginal.
Ainsi le monde imaginal est individuel, mais sa compréhension
est l’apanage des “ justes ”, et pour la tradition shîite,
de l’Imam, le légataire spirituel du Prophète. Donc plus on
est initié, et plus on peut communiquer avec le monde imaginal,
réservoir de sens d’où découle la réalité quotidienne. Il
s’agit de dévoiler, de “ désocculter ” ce qui est caché (bâtin)
sous ce qui est apparent (zâhir).
Pour bien comprendre ce qui détermine et fonde le monde imaginal,
il nous faut insister sur un point essentiel, qui est le retour
aux sources. En effet, il faut noter que pour la tradition
mystique, la matière est tombée dans l’obscurité, elle est
un dévoiement de la lumière. Et le monde imaginal lui permet
d’être reliée à la lumière initiale. Désenténébrer est revenir
à la source. Pour la gnose islamique, l’homme n’expie pas
de péché originel, c’est un exilé (gharîb) sur terre, et il
lui faut prendre conscience des raisons de cet exil afin d’adopter
l’attitude adéquate pour revenir chez lui.
Nous arrivons donc à un monde qui existe tout en n’existant
pas, qui est un espace de médiation entre la matérialité obscure
et les idées pures, où les hommes sont représentés par des
anges et les désirs par des images, et dont la compréhension
est réservée aux Initiés, seuls capables de comprendre le
symbolisme des représentations. De plus, c’est un monde vécu
au présent, et qui oriente effectivement la vie quotidienne.
Arrivé dans ce monde, on atteint ce point de suspension et
de réversibilité, où les choses redeviennent possibles.
Le monde imaginal, tels que nous l’avons présenté, se présente
comme étant invisible, indéfini, connu seulement par la voie
symbolique, et donc appréhendable uniquement par la voie apophatique.
Monde imaginal et modernité
Voyons maintenant s’il est possible d’exister sans monde imaginal,
autrement dit, la modernité, en tuant Dieu, a-t-elle aussi
supprimé l’apophatique ? A-t-elle réellement évacué toute
négativité, et se réalise-t-elle uniquement sur le mode positif
? Nous allons étudier ce point en confrontant l’imaginal à
des éléments caractéristiques de la modernité, à savoir l’économie,
la science et la psychanalyse. En effet, ces trois concepts
ont été créés par la modernité et sont porteurs de l’idée
de sa positivité fondatrice.
Monde imaginal et économie
Rappelons d’abord, comme l’a bien montré A.Schütz, qu’un fait
social n’existe que parce qu’un groupe social s’accorde pour
y croire. Prenons par exemple tel bout de papier rectangulaire
que nous manipulons tous les jours : il ne vaudra “ 20 euros
” que par convention, c’est-à-dire parce que nous croyons
qu’il y a quelque part (à la Banque Européenne ou ailleurs)
quelqu’un qui a le pouvoir de définir les conditions auxquelles
il peut être considéré comme équivalent à une quantité déterminée
d’argent. L’économique, figure emblématique de la modernité,
devrait a priori être de la matérialité pure et dure. Or il
n’en est rien. N’oublions pas la formule d’Adam Smith, qui
dit que le marché est régi par “ une main invisible ”. On
n’est pas loin d’un monde imaginal. Bien sûr, il suffirait
de plonger dans les traités d’économie et les formules monétaristes
pour expliquer pourquoi le billet de 20 euros a cette valeur
de 20 euros. Le propos ici n’est pas de définir la réalité
matérielle ou logique de tel ou tel monde, mais plutôt d’adopter
une démarche phénoménologique et compréhensive. Si l’on se
place du côté de l’économie comme expérience vécue, chacun
la vit en fonction de sa croyance : libérale, marxiste, centriste,
etc. C’est ainsi, pour que la croissance soit au rendez-vous,
qu’il est très important de tenir compte du moral des consommateurs,
qu’il faut faire attention à la confiance des investisseurs,
qu’il faut sacrifier à la sérénité du marché.
Un autre exemple nous est donné par les centres commerciaux.
M. Maffesoli dans “ La contemplation du monde ”, développe
l’idée pour les supermarchés et les shoppings centers, en
mettant en avant le rôle de communion avec les autres. Il
souligne « le rôle symbolique que ne manque pas de jouer la
profusion d’objets, et surtout leur mise en valeur, la réclame
dont on les pare […] Il n’est d’ailleurs pas neutre que l’on
baptise ces centres avec des noms qui fleurent bon l’Antique
: Agora, Forum, Polygones, etc » [7].
Ce que l’on retrouve aussi dans une campagne publicitaire
pour un grand magasin rive gauche, quand elle affiche ce slogan
qui parle de lui-même: “ Il existe un endroit où tout se passe
comme vous l’avez toujours rêvé ”. On dirait une accroche
créée par Dieu pour le Paradis !
Mais l’idée n’est pas nouvelle, on la retrouve déjà chez Zola.
Rappelons nous Denise, qui arrive de sa province, et va au
“ Bonheur des Dames ”. C’est l’extase, l’émerveillement. Elle
entre dans une sorte de transe devant la diversité et la richesse
des soieries et étoffes exposées : « cette maison énorme pour
elle lui gonflait le cœur, la retenait émue, intéressée, oublieuse
du reste », et « dans la grande ville noire et muette, le
Bonheur des Dames flambait comme un phare, et semblait à lui
seul la lumière de la vie et de la cité ». L’intuition de
Zola dans ce roman, est que la production industrielle n’est
pas seulement rigueur et domination de la nature, mais aussi
enchantement et merveilleux. En tout cas, l’expérience vécue
par Denise l’est bien en tant qu’enchantement.
Et comme le dit Pascal Bruckner dans “ La tentation de l’innocence
” (tout un programme) : on se rend dans ces lieux d’opulence
« pour vérifier que le dieu de la richesse existe, qu’on peut
la toucher du doigt, la frôler, la renifler. On hume ici un
arôme de Terre Promise où le miel et le lait coulent en abondance,
où l’humanité est enfin rachetée de ses faiblesses », et il
fait cette remarque si ironique, et donc si juste : « pendant
la guerre du Golfe, en Arabie saoudite, les troupes américaines
protégeaient l’accès aux puits de pétrole, les forces arabes
(Egyptiens, Saoudiens, Marocains) l’accès à la Mecque. Chacun
ses lieux saints ! » [8].
S’il est un terme à retenir pour définir l’économie, ce serait
la main invisible du marché, terme on ne peut plus apophatique,
tant dans sa dimension négative que dans son contenu symbolique.
Monde imaginal et science
Un autre exemple est donné par la science. Croire en la science,
c’est d’abord croire à l’ordre du monde. Un ordre à découvrir,
et à mettre en équation. C’est la formule d’Einstein : “ Dieu
ne joue pas avec les dés ”. Ce monde n’existe pas, tout en
existant. D’ailleurs P. Solié parle de révélation scientifique,
pour bien montrer la composante mystique de la Science, en
notant que « les mystiques, qui, pourtant, fondent science
et grandes religions, se diversifient paradoxalement en sectes,
en écoles, quand ce n’est pas en individus particuliers »
[9] .
On entre dans la Science comme on entre dans les Ordres. Là
aussi, le monde scientifique est vécu de manière imaginale
: personne (à part les spécialistes, et encore !) n’a vu un
atome, un quark, ou 10 GEV. Bien sûr, nous voyons des manifestations,
mais par là nous ne faisons qu’adopter une attitude apophatique.
Il y a peu de différences entre une croyance scientifique
et un autre type de croyance. C’est ce qu’exprime M. Maffesoli,
en faisant référence à l’espace vécu symboliquement, quand
il dit : « ce pourra être la représentation mythique du monde
antique, ou la représentation scientifique qui prévaut, la
différence est de peu d’importance » [10].
D’autre part, rappelons nous le besoin des physiciens au début
du siècle, notamment W.Paüli un des fondateurs de la mécanique
quantique, de s’appuyer sur les conceptions orientalistes
du monde, hindouistes en l’occurrence, afin de se placer dans
un monde imaginal, où l’indivision et le non déterminisme
sont possibles.
L’objectif de la Science est de tout mettre en équations,
en fait de schématiser le monde à travers des formules qui
le décrivent. Or ce qui caractérise le plus une équation c’est
la lettre x. Quoi de plus indéfini, de plus symbolique, donc
de plus apophatique donc que cette lettre x, si représentative
de la Science ?
Monde imaginal et psychanalyse
Adoptons ici aussi une démarche phénoménologique. Quelqu’un
se fait psychanalyser. Quel est le sens visé ? Si on posait
la question, la réponse du patient serait pour supprimer son
angoisse. Ce qui ne serait pas éloigné de la réponse que ferait
un adepte du Temple Solaire ou du Bouddhisme. Pour cela, il
s’adresse à un psychanalyste, qui par la technique de la talking-cure
(en fait, le récit de vie) va l’emmener vers son inconscient.
Puis en appliquant la méthode fondamentale, et en en interprétant
tous les symbolismes, va l’emmener finalement vers son origine
des choses, et lui permettre ainsi un nouveau départ dans
la vie.
Sohrawardi n’aurait pas mieux dit !
Reprenons les différents éléments plus en détail. Et d’abord
l’inconscient. C’est un pays imaginaire, et pourtant qui existe
puisque nous y croyons. Tout le monde semble oublier que ce
n’est qu’une hypothèse que Freud a émise. Dans son fameux
article de 1915 sur l’inconscient, Freud dit et répète que
l’inconscient est une hypothèse, hypothèse nécessaire pour
rendre compte de certains faits qui échappent à la conscience.
Ce que résume F. Roustang en disant qu’ « on devrait une fois
pour toutes rayer de notre vocabulaire l’expression : Freud
a découvert l’inconscient. En réalité, ce qui n’est pas du
tout la même chose, Freud, pour rendre compte de certains
faits, a inventé l’inconscient » [11].
Si on croit en l’inconscient, le reste en découle. De même,
si on croit en Dieu le reste en découle. L’Islam ne s’y est
pas trompé, en mettant la profession de foi comme premier
des cinq préceptes. F. Roustang, psychanalyste de son état,
le dit clairement : « Si les dieux n’étaient au fond que des
hypothèses imposées aux Anciens pour surmonter leur sentiment
d’étrangeté, nous ne devons pas craindre de penser que l’hypothèse
de l’inconscient, qui répond aux mêmes angoisses, est le nouveau
nom, apparemment scientifique, des dieux d’autrefois. Le succès
de Freud ou de certains de ses successeurs est sans doute
à chercher dans le fait qu’ils ne nous ont pas fourni un seul
petit dieu, mais un véritable panthéon où chacun peut venir
puiser à sa guise » [12].
Donc pour le patient - adepte, il s’agit d’atteindre ce monde.
Pour cela, il lui faut un psychanalyste -guide, imam. A travers
le récit de vie, les fantasmes, les rêves, les lapsus, etc,
le guide va montrer le chemin. Pour cela, en tant que légataire
spirituel, il va utiliser ce que le Prophète a dit (c’est-à-dire
Freud pour la ligne orthodoxe, Lacan, Klein ou d’autres pour
les divers schismes). Pour comprendre la démarche, appuyons
nous encore sur ce que dit F. Roustang : « Vous est-il arrivé
de suivre le sens d’un terme freudien en vous aidant du Vocabulaire
de psychanalyse de Laplanche et Pontalis ? L’expérience est
toujours la même. Chaque terme, à travers toute une série
de transformations, reçoit des sens variés qui, à la fin,
font apparaître une contradiction. Autrement dit, chaque terme
signifie une chose et son contraire » [13].
En fait, cela est cohérent avec la théorie de l’inconscient
qui suppose la cohabitation de termes opposés : elle ne connaît
pas la négation. On arrive donc au fait que tout est alors
possible, nous arrivons à ce point de suspension, le milieu,
où les choses redeviennent possibles, “ la promesse de l’aube
” pour reprendre le titre d’un roman de Romain Gary. Donc
le gourou permet au fidèle d’arriver à la source des choses.
Le fidèle doit alors faire des sacrifices dont le meilleur
symbole dans notre culture est l’argent.
Nous voyons donc bien que la psychanalyse est vécue sur le
mode imaginal : elle fait référence à un espace qui existe
sans exister (l’inconscient), pour y accéder il faut un guide
car le chemin est truffé de symboles, et le but est métanoïque
: un retour au moment de l’unité, afin de rendre un nouveau
départ possible.
De plus, les choses sont encore plus claires si on adopte
non plus le point de vue freudien mais jungien. En effet,
si pour Freud, le fondement des psychoses est somme toute
dans le complexe d’Œdipe et de l’interdit de l’inceste qui
représente une castration symbolique avec la mère, pour Jung
il en va autrement : le retour à la mère a pour fonction d’activer
les archétypes fondateurs : Puer, Senex, Anima, Animus, …Pierre
Solié, un des meilleurs spécialistes de Jung, a bien montré
la différence avec Freud et la proximité avec H. Corbin. Il
n’hésite pas à qualifier « l’expérience psychanalytique comme
une expérience gnostique (mystique, au sens le plus large)
», et remarque que pour cela, « il faudra d’abord nous rendre
compte que cette conjonction ne nous est pas fournie par l’expérience
psychanalytique freudienne, victime encore de la dualité radicale
de la res cogitans et de la res extensa » [14].
Autrement dit, Freud n’a pas pu dépasser l’épistémè de son
temps et sa logique dualiste et du tiers exclu : soit oui
soit non. Or ce dualisme n’est plus de mise, comme le dit
aussi P. Solié : « Le système symbolique patriarcal (androcratique)
occidental – helléno-judéo-chrétien – craque de toutes parts
depuis le cri déchirant de Nietzsche, que prolongent la Première
Guerre Mondiale et la saga marxiste, la Deuxième Guerre Mondiale
et la bacchanale hitlérienne. Et celle-ci se poursuit sous
nos yeux lorsque Polpot signe péremptoirement l’unanimité
violente de la crise sacrificielle généralisée planétairement.
[…] Personne ne devrait garder les yeux fermés – telle l’autruche
- devant ce naufrage culturel. Il est dans le couple où l’on
ne distingue plus le masculin du féminin. Il est dans la famille
où l’on ne distingue plus le père de la mère. Il est dans
les groupes sociaux où l’on ne distingue plus le maître de
l’esclave. Il est dans les groupes religieux où l’on ne distingue
plus le sacré du profane. Il est dans les groupes politiques
où l’on ne distingue plus la droite de la gauche. Il est dans
les groupes internationaux où l’on ne distingue plus l’exploitation
capitaliste de l’exploitation communiste de l’homme par l’homme.
Il est partout, même dans l’Orient désormais contaminé. Il
est dans la dislocation des hiérarchies. Il est dans la volonté
de morcellement des Etats par ses provinces étouffées. Il
est – et je parle en clinicien, non en moraliste – dans la
dissolution des mœurs, dans le sexe infernalisé sous le fallacieux
prétexte de le libérer » [15].
Et ce délitement des valeurs de la modernité, le freudisme
ne peut totalement le penser, tant la psychanalyse freudienne
est fille de son temps. Et c’est vers Jung qui permet de faire
le lien entre psychanalyse et imaginal : « La psychologie
freudienne – et lacanienne- est restée dans le dilemme Désir
(pulsionnel) – Loi (symbolique). Elle court-circuite radicalement,
ou presque, l’Eros, le dieu Eros, l’imaginal Eros, le daimon
Eros. Pour elle, il n’existe que le démon éros (pulsionnel,
imaginaire). Elle ignore l’intermédiaire – le métaxu, disent
les Grecs – entre Désir et Loi » [16].
Et le freudisme particulièrement n’arrive pas à dépasser ce
dualisme, ce qui n’est pas le cas de l’approche jungienne.
En effet, pour Jung, il y a une conjonction entre le psychique
et le physique, fondée notamment sur la synchronicité, concept
qui permet à Jung de lier les événements non pas selon la
relation matérielle et logique de cause à effet, mais par
une relation immatérielle basée sur le sens. Et comme le précise
M. Leterrier dans l’article sur la synchronicité : « Jung
appelle synchronicité la survenue fortuite et concomitante
de deux événements sans lien de cause à effet, cette coïncidence
prenant un sens pour la personne qui en est le sujet ou le
témoin » [17], en précisant
que la synchronicité suppose l’idée d’Unus Mundus, c'est-à-dire
un monde où l’esprit et le corps forment une unité. « C’est
là, proprement parler, le monde propre de l’âme et du déploiement
de l’imagination créative : le monde structuré par les archétypes
en tant que formes vides mais causatrices » [18].
Nous retrouvons l’idée de forme chère à Simmel, mais surtout
le monde imaginal de H. Corbin. D’ailleurs pour P. Solié,
il y a plus qu’une analogie entre l’imaginaire de Jung et
l’imaginal de Corbin : « L’imaginaire (au sens de Lacan, fusionnel)
ne se distingue guère de l’imaginal (au sens de Corbin, conjonctionnel)
» [19] et il précise dans
sa définition de l’imaginal, que celui est « défini [par H.
Corbin] à partir du vieux mundus imaginalis néo platonicien,
qui se rapproche du monde des archétypes de Jung » [20].
Là aussi, si nous voulons retenir un terme caractéristique
de la psychanalyse, celui d’inconscient s’imposerait aisément,
terme là encore on ne peut plus apophatique.
En définitive
Il y a 100 000 ans, l’homme a commencé à enterrer ses morts,
et les rites funéraires traduisent alors la naissance du sentiment
religieux et spirituel. C’était l’Homo sapiens neandertalensis.
Ce n’est qu’avec l’Homo sapiens sapiens, soit 30 000 ans plus
tard, qu’il il inventa l’art, et encore quelques millénaires
plus tard qu’il a commencé à produire sa propre nourriture
[21]. D’abord la pensée
spirituelle, avant toute autre caractéristique, et les situations
qui se présentent à lui, l’homme les vit de manière transcendantale,
à travers un monde imaginal, indéfini et vécu sur le mode
symbolique, et appréhende la connaissance à travers la voie
apophatique. On a cru que la modernité et son cortège rationnel,
scientifique et industriel ont détruit cette forme de connaissance
en privilégiant une voie positiviste et cataphatique. En fait,
il n’en est rien, et nous avons vu que même dans les domaines
les plus emblématiques de la modernité, la dimension apophatique
subsiste et est même fondamentale : l’économie par la main
invisible, la science par la lettre x dans les équations,
et la psychanalyse par l’inconscient. Tous termes sont non
seulement indéfinis et négatifs, mais aussi chargés de symbolisme.
On cherche toujours le génie de l’homme : on le place parfois
dans le rire, dans le langage, ou encore dans le sens esthétique.
Peut-être serait-il tout bonnement dans la spiritualité et
cette faculté de créer l’image entre le percept et l’intellect,
et d’aborder la connaissance par l’apophatique.
Notes
1] H. de Lumley, L’homme
premier, Editions Odile Jacob, 1998.
2] H. Corbin En islam iranien,
aspects spirituels et philosophiques, Tel Gallimard, 1971.
3] H. Corbin Corps spirituel
et Terre céleste, Buchet Chastel, 1979, p.69.
4] H. Corbin, ibid, p. 9.
5] H. Corbin, Corps spirituel
et Terre céleste, Buchet Chastel, 1979, p. 10.
6] Encyclopaedia Universalis,
article Imaginal.
7] M. Maffesoli, ibid, p.
113.
8] P. Bruckner La tentation
de l’innocence, Grasset, 1995.
9] P. Solié Psychanalyse
et imaginal, Imago, 1980, p. 15.
10] M. Maffesoli, La contemplation
du monde, Le Livre de poche, 1996, p. 104.
11] F. Roustang Comment
faire rire un paranoïaque ? Odile Jacob, 1996, p. 83.
12] F. Roustang, ibid, p.
82.
13] F. Roustang, ibid, p.
84.
14] P. Solié, Psychanalyse
et imaginal, Imago, 1980, p. 18.
15] P. Solié, ibid, p. 19.
16] P. Solié, ibid, p. 33.
17] Article Synchronicité
par M. Leterrier in A. Aignel Le vocabulaire de Carl Gustav
Jung, Ellipses, 2005, p. 87.
18] M. Leterrier, ibid,
p. 89.
19] P. Solié Psychanalyse
et imaginal, Imago, 1980, p. 18.
20] P. Solié, ibid, p. 197.
21] H. de Lumley L’homme
premier, Ed. Odile Jacob, 1998, p.11.
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